Nicolas Rozier
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José Luis Zumeta

5/15/2022

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Le pays basque, en Espagne, mêle les contreforts bourrus de l’Ardenne et les rivages d’une mer appelée cantabrique. Les Pyrénées finissantes y déclinent les pentes d’une Suisse nuageuse où stagnent des nuages bistrés par une invisible industrie. Jurassique, ardennais, le pays basque partage l’humidité régnante des vieux Finistères. Le secret d’Euskadi, le pays désigné par sa langue, reste muré au contact des Basques, plutôt amènes mais toujours à voix basse, à fleur d’une amabilité dispensée à vue, au dernier moment, lorsque vraiment, à un souffle du passant, les regards se croisent. Les discrétions d’un monde jalousement gardé ordonnent aux visages une origine exclusive, ni atlante, ni européenne, et d’une hispanité hasardeuse. Au détour de quelques lacets et virages en épingle, je fus confirmé dans l’impression d’un pays sans latitude stable, à forte tendance coupée du reste du monde. Perchée entre deux cols, encastrée dans les plis forts d’un maquis montagnard, une cité ouvrière, colonie de fantômes à l’air libre, ville minière reconvertie en station de ski, affichait les atours d’une zone commerciale cernée de chalets disparates, somnolents et torpides. Je ne pus réprimer l’image des habitants réunis, le soir venu, pour quelque messe locale d’obédience incertaine. Avec leurs anoraks déteints, ils me firent penser à des Boliviens sans bonnets, ou à un comptoir d’apatrides sédentarisés. En dépit de l’animation, sur le parking du supermarché, j’eus l’impression que notre départ abrégerait la mascarade civilisée et son ballet salarial, chacun retournant à l’exercice inconditionnel de sa liberté. De là, peut-être, ce désordre mal situable à l’arrière-plan des rayons, l’esprit de décor et de figuration générale qui nous entourèrent lors de nos courses brèves et décousues. Nous étions au pays basque pour l’exotisme synonyme de toute incursion dans le Sud, à l’affût des parfums et couleurs, mais la carte postale, en de multiples facettes, se compliqua de charges étranges et d'une richesse insaisissable. Visions en tête desquelles caracolaient les paysages vus par la fenêtre, en voiture, plantés d’un bétail fréquent, épanoui et multipliant les visions d’alpages surplombant la mer. San Sebastian et Bilbao furent visitées coup sur coup. San Sebastian à deux reprises car nous étions proches de la ville et de sa plage fameuse, la « Concha », hanse majestueuse qu’une lumière boudeuse nimbait d’un éclat sobre. Quand le soleil manque, en de pareils lieux, l’eau de mer, les phosphènes de beau temps suspendus dans l’air et la manière dont les façades se hèlent, pourvoient à la clarté de l’air pur.
Nous souhaitions aussi, à l’occasion du séjour, voir sur pièces des peintures et dessins de l’artiste basque Bonifacio. Ce géant, me disais-je, devait être partout, d’une manière ou d’une autre. Noms de rues, frontons d’écoles, banderoles et festivités à son nom ne manqueraient pas de scander la fierté locale, et notre parcours muséal, qui devait nous mener du Guggenheim de Bilbao et son Musée des Beaux-arts, au Musée San Telmo de Donostia, promettait un festival, un plébiscite pour ce champion impensable du trait et de la couleur. Force fut de constater que de Bilbao à San Sebastian, tous musées confondus, des plus grandes galeries aux cabinets d’arts graphiques les plus ombrageux, pas une œuvre, pas une seule pépite du grand Bonifacio ne glorifiait les murs. Mieux : pas un catalogue, pas une mention de son nom, même en annexe des barbons à l’honneur. Nous n’aurions pas vu moins de Bonifacio si nous nous étions trompés de continent. Je sais qu’au Musée de l’art abstrait, à Cuenca, en Castille, au Far West espagnol, Bonifacio doit être présent par au moins un dessin, ne serait-ce qu’une peinture car le peintre chemina quelques années avec les artistes de la ville, réunis sous le nom d’école de Cuenca, du moins ma sidération se réfugie-t-elle dans cette hypothèse. Et si le Musée à Cuenca lui-même se défaussait, je sais qu’il y aurait les vitraux de la cathédrale, à moins que les mêmes complotistes n’aient démonté les carreaux ! Mais chez lui, dans sa ville de naissance, là où Bonifacio revint finir sa vie et peindre des beautés sans rivales, le silence et le désert passent l’entendement. Même la consternation, grande habituée de l’outrage, ne sut comment s’étrangler à mesure que l’absence du peintre se confirmait d’une adresse à une autre.
L’honneur fut néanmoins sauvé, in extremis, non en dur par une œuvre originale, mais par le libraire du Musée San Telmo. Nous connaissions les grandes librairies, au rez-de-chaussée des Musées, en France, non les librairies de Musée à la mode basque. À la sortie ou presque, nous revînmes sur nos pas, cherchant les livres et les rayonnages. Piétinant le nez en l’air, nous remarquâmes autour de nous, dans un bref vestibule, de surcroît en angle, quelques éléments de bibliothèque en hauteur ainsi que quelques vitrines, d’évidence réservées à l’usage du personnel et dédiées aux archives locales. Enfoui dans un coin, s’affairant à classer ou fouiller, un préposé nous tournait le dos. D., dont le sourire, où qu’il passe déverrouille les cœurs et les anime, eut à peine à s’approcher qu’un homme charmant lui fit face. Avait-il 75 ans ou plus ? Il sortait d’un grimoire ou d’une île déserte, avec écrite sur son beau visage l’Histoire de l’Espagne, sa fierté et sa tendresse sanglante. En quelques regards autant qu’en quelques mots d’espagnol que D. est la seule à parler, l’œil noir et brillant de ce petit homme sec avait compris. Le nom de Bonifacio, que jamais l’on ne prononce devant lui, a dû faire l’effet en lui, d’un retour en arrière ou d’un malentendu. Il me semble, le temps d’un court vacillement, qu’il renonça à manifester la hauteur de sa désolation à l’égard du silence réservé en son pays de naissance à Bonifacio. Puisque nous étions là, et qu’il s’excusait de ne rien pouvoir nous offrir d’œuvre originale ou même reproduite de l’artiste, l’homme évoqua un peintre connu, du moins plus admis, à l’échelle populaire des Basques, à savoir Zumeta. Le peintre, certes, lorsque je le vis en photo, porte le béret et brandit plus explicitement l’identité basque que ne le fit Bonifacio. Notre libraire se démena ainsi à nous trouver un, puis deux catalogues d’exposition, dont l’une que lui avait donc consacrée le Musée San Telmo, Musée de la culture basque, dont nous finissions la visite. L’absence du moindre Bonifacio au Musée de la culture basque, exposé ou en réserve, me fit l’impression d’un Prado où Velázquez et Picasso eussent été inconnus au bataillon.
Ce bibliothécaire que j’imaginais dormir sur la place, gagner son alcôve par une porte dérobée à l’extinction des feux, personnage à la fois sec, élégant et hirsute, donnant l’air à chaque instant de descendre d’une litière encastrée dans les livres, manifestait à regards vifs l’arrière-plan d’un goût pour l’art entièrement résorbé dans ses prunelles. Elles dardèrent amicalement, puis l’homme, après nous avoir fait signe de l’attendre, s’écarta pour fouiller dans les étagères. Singulier spectacle que cette réserve à ciel ouvert coïncidant avec la sortie du Musée. Visiblement, l’homme gagnait habilement sa tranquillité à se laisser confondre avec un visiteur, et notre échange avec lui fut sans doute celui de la semaine ou du mois pour cet hiberné de l’encaustique. Il se démena pour nous et bientôt nous tendit deux catalogues. Il fallut décoller les pages de ces exemplaires encore récents et déjà défraîchis. L’homme était sûr que cette œuvre nous plairait et il avait raison.
Zumeta annonçait un deuxième continent de peinture au pays basque, selon mes prédilections, qui plus est en relation d’affinité picturale avec Bonifacio. Dépourvu que je suis d’informations spécifiques, j’ignore si les deux hommes se sont connus et, le cas échéant, fréquentés ou appréciés. Je sais en revanche que certaines zones fantasmatiques de la peinture leur sont communes.
Zumeta, par son nom, sonne mexicain et familier. J’imagine fort bien le peintre d’à-côté qu’il a dû être, comme pourrait l’attester, par exemple, ce projet d’exposition dans les halles du Mercado San Martín , au milieu des bouchers et des fleuristes. Mais avant tout, la peinture de Zumeta, au premier regard, révèle une frange esthétique caractéristique et fulminante. Celle d’une peinture outsider, pleine de désir impatient, aux antipodes des œuvres internationales telles que nous en vîmes à Bilbao,– ce sont les mêmes partout, elles sont exsangues et je crois que le vœu pervers des tenanciers, conservateurs, états, mécènes, historiens de l’art, critiques et reproducteurs du même à grande échelle, entretiennent et partagent l’ambition d’un sacre de ces œuvres à l’ennui, et à l’envoûtement correspondant des masses circulant dans les hautes salles faites, donc, pour impressionner au tonnage blafard –. Zumeta, lui, taille son œuvre dans un massif reconnaissable au premier coup d’œil. Ses tableaux gardent l’éclaboussure d’une émeute propre au désir de peindre. Il y va d’un saut à la rétine ou non, les tableaux dégorgent, ils suppurent, et tant mieux si leur efficacité passe aussi, parfois, par quelque bavure ; elle signe leur énergie. Il y entre toujours, de façon plus invétérée que loyale, des motifs lancinants dont les effets de reprises, masses géométriques et silhouettes, structurent vigoureusement les compositions. C’est la raison pour laquelle un commentateur de l’œuvre de Zumeta parle de l’influence de Paul Klee. Un poignet d’enfant, chez Zumeta, ne cesse d’inviter les maisons de conte et les ailes décoratives de papillon avec ou sans corps. La maille décorative des motifs, défalquée de ses supports, lévite comme autant de trames (ronds, griffes, points, tirets, treilles), télescopables à volonté avec les pièces de puzzle emboîtées, à la Matisse, en fragments d’intérieur ou d’extérieur, à perspectives redressées ou écrasées. Zumeta joue à merveille de cette atmosphère de bord à bord virulent où s’attisent les contrastes. Pris séparément, les éléments des patchworks, losanges des arlequinades du peintre, sont abrupts, naïfs à la Paul Klee, mais leur agencement, leurs imbrications, eux, sont d’un raffinement de grand compositeur. La vue d’ensemble sur les paysages de peinture (plus que de villes ou de nature morte, ce sont des plaques de couleurs au pinceau étalées/brossées à la gloire des formes et de la couleur), déclenche une énergie visuelle de peinture rêvée ; de plans de peinture, de promesses que la peinture en acte s’adresse à elle-même. Des indications fermes en direction d’une peinture de rêve. Zumeta travaille son écriture dans le sens d’un rapport limite à la figure. Le tableau naît d’une tension entre la forme identifiable, représentée, et les traits, griffures ou flaques vivaces de couleurs. Silhouettes, têtes et membres, bâtiments et éléments végétaux structurent les compositions, mais tenus à un point vibrant de schématisme. Ainsi Zumeta cabre-t-il souvent des fraîcheurs à la Basquiat, mais un Basquiat élémentaire qui l’abouche souvent, au risque parfois d’un dessin pesant, aux lignes épaisses de Karel Appel. Le dessinateur se résout souvent à heurter entre elles les couleurs. Coloriste, Zumeta trouve des accords subtils qui supplantent le dessin. Ce maniement de la couleur peut apparaître comme une spécialité d’Espagne ; une relation jamais calmée à la couleur, l’Espagne s’apparentant à une ligne de front pour les peintres, le bord du précipice africain, telle que Miquel Barcelo en lèvera l’hymne de terre cuite, dans ses carnets à demi dévorés par les termites dogons. Zumeta, comme Bonifacio, excelle dans cet art du vitrail comme déporté au papier. Le blanc du papier, par en-dessous, y prend une blancheur de phosphore, de même que les couleurs y atteignent un pic de luminosité fascinant. Zumeta, dans ses peintures sur papier, développe un art remarquable de la découpe à pans colorés. Peu de reprises, un effet de pari remporté dans l’agencement des parties, et une réjouissance à chaque fois reconduite de l’inattendu, si beau que l’on cherche, tournant autour, comment le regarder en face.
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Jackson Pollock

4/18/2022

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Le monde entier connaît les « dripping » de Pollock. La peinture, par coulures et filaments, se répand depuis un pinceau manié au-dessus d’une toile. Nul autre geste peint n’est capable d’un tel rendement. Brusque et oraculaire, la projection captive au moins un instant, car un paysage immédiat surgit de ce jet souple ou cinglé. Le dripping fut donc exploré à fond par l’artiste américain. Avant lui, l’artiste ukrainienne Janet Sobel avait pratiqué la « drip painting », pressentant l’énergie propagatrice et le grouillement cosmique des lacis dans ses tableaux folkloriques où fleurs et têtes naïves émergent d’un terroir nucléaire.
Quelle que fût la gestation du procédé chez Pollock, j’y soupçonne au départ une grande, une faramineuse lassitude, de celles réservées aux peintres quand ils ne savent plus où ils vont, pris dans les ressassements du geste et le dégoût d’une volonté en berne. Ainsi les tempes de Pollock devaient-elles gronder dans une torpeur d’atelier où rien ne se précise, où le recouvrement des images n’est plus visuel mais sonore et lancinant. Le peintre se réveille dix fois, cent fois les bras ballants, l’air concentré et soucieux, à baratter des enduits et des sauces, à négocier des miracles, en passant d’une table à un mur, à s’inquiéter d’une tache, à sortir myope des séances, embué à fond par des scrutations sans fruit. Accroupi comme un singe dans un coin de la grange, il n’est plus qu’un maçon maladroit ratant sans fin un mortier. La modernité, de son œil concurrentiel et rusé, le regarde s’épuiser. Depuis les lucarnes de sa grange-atelier, Pollock regarde le ciel et ses dessins inlassables. En 1945, pour abréger le débat, l’usure des pourparlers avec les cohortes du style, Pollock eut les bras ballants, assez ballants, étirés qu’ils furent par le leste des brosses lourdes devenus marteaux, pour s’ébrouer. Le film de Hans Namuth peut toujours imposer l’image aérienne de l’artiste, de son ballet, presque sa valse de filaments, il ne montre pas la crise préliminaire et les toiles telles qu’elles furent effectivement réalisées. Certes, cette technique à base de filaments projetés, ponctués de nodosités, là où le geste s’attarde un instant, désennuie le peintre, arrache Pollock aux négoces infernaux de la peinture de chevalet. Mais, à même le voile des lacis, il est un fantasme de tuerie où les murs aspergés de sang montrent la giclée et l’arrosage, la projection, l’écriture pulvérisée d’une violence, d’un passage à l’acte, et c’est là que je vois Pollock ; c’est ainsi que je vois le hors champ de sa légende. Un Pollock de vie ou de mort sous l’averse des giclées, en de sombres séances à appeler l’orage au-dessus du studio. J’y vois Pollock lancé, véritablement, dans le seul geste d’art qui vaille, celui d’un contre-sort où l’artiste n’attend plus ; il devance l’appel et se construit un Tombeau vivable, une fosse dynamique où le plein, justement, l’emporte sur le vide, où l’angoisse terrassée est couverte mille fois, des centaines de milliers de fois, par une kyrielle de signatures en forme de flammèches.
Pollock n’a jamais été un peintre à chapeau ni un partisan de l’art champêtre, encore moins un peintre des rues, un artiste des villes. Il semble venu d’une colonie oubliée, d’une peuplade du désert, à peine dissociée des cactus et des grands rougeoiements géologiques. Issu d’une lignée élémentaire insolée une fois pour toute, irradiée à une échelle solaire inconnue des latitudes respirables. Le souvenir perpétuel d’un gigantisme solaire et tellurique bout dans la forme même de sa silhouette, une gravité que son corps peine à contenir. Une lumière d’angle divise en oblique sa tête un peu ratatinée. Tout au plus Pollock ressemble-t-il à un peintre juif, à la peine transatlantique d’un Allemand parti à temps et qui rumine dans les ombres portées, par la fenêtre, à la nuit tombée. Mais la race de Pollock n’en résiste pas moins à l’identification. La carrure et le visage de cet homme noir et blanc, cette simultanéité de couleurs et de type se résout au front large du peintre, dans sa forme unitaire de maillet ou de bélier. À tort ou à raison, je vois en Pollock un boxeur au front proéminent, super-welter forcé de se battre, pour cogner à sa mesure, chez les poids lourds. Renfrogné non de la veille, mais d’une damnation antique, peintre d’un vieil ombrage d’Amérique, Pollock est l’indien blanc, le métissé essentiel. Migrée à New-York, sa peinture restera de désert et de canyons. Elle puisera dans cette réclusion raffinée, dans ce rabougrissement d’échelle, sur la côte Est, les complaisances d’une hargne féconde et les pâleurs inspirantes de l’inadaptation. Si l’Américain se fit un nom, il n’eut guère à se faire un visage, il l’avait déjà. Rehaussées par les photos et les films de Hans Namuth, les peintures de guerre appelées par le type noir-albinos de Pollock clignotent et refluent sur le visage du peintre. Car une note cruciale s’efface dès que l’on détourne les yeux de Pollock. On serait en peine, en voulant dresser son portrait-robot, d’en restituer la note basse, le gong. Rien mieux que les gestes de l’artiste arquebouté sur ses grands formats ne chorégraphie l’idée que l’on se forme de ses traits et de sa personne intégrale. Même quand l’objectif croise sa face, l’emblème indéchiffrable ne se laisse pas éclairer. Une tête d’indien fripée occupe ce semblant de face européenne. Des reculs effroyables dans l’immémorial et le géant roulent sous les arcades du peintre. Pollock a l’anatomie d’un génie noueux, teigneux ; la silhouette d’un muscle entier en forme d’homme, fait pour bouger sacré, se mouvoir sacral, mais sans autre totem que des visions d’aigle à refaire, sans point fixe ni fossilisation idolâtre. Pollock ne fut pas l’enferré que l’on pense dans les mailles du « all-over ». Au début des années 50, plébiscité pour sa trouvaille bien lisible et internationale, il revient à la figure, et sut, en peinture, ne jamais dormir tranquille. Pour se défaire de l’écœurement de soi-même qui toujours menace, il regardait avec envie les peintures de quelques outsiders, des amis proches de sa veine, mais des peintres plus gourds, comme Alfonso Ossorio qu’aujourd’hui on rangerait au vide-grenier de l’art brut. Ce regard de travers, tout d’envie poisseuse, tient Pollock dans sa fièvre. Sa peinture ne voulait pas s’établir et sécher au fond d’un filon. Si elle ne voulait pas tout rafler à la fois comme on serait tenté de le croire, née d’un artiste qui fut à la confluence de l’expressionnisme abstrait, du primitivisme et du surréalisme, fils de Picasso, de Masson et des muralistes mexicains, elle exigeait en revanche de ne pas se reconnaître au matin. L’intransigeance est en feu dans cet homme-juge de ses propres flamboiements. Quand je pense à Pollock, les mêmes toiles reviennent, et celles non vues et sans doute non peintes qu’elles suggèrent. Je veux parler des toiles « indiennes » de Pollock, celles où la saturation des influences n’atomise pas les images inventées par Pollock mais les révulsent, en soutirent des monstres, c’est-à-dire des beautés neuves. Les deux tableaux de "Femme-lune" ou encore "She-wolf", à ce titre exemplaires, tirent littéralement des images aussi puissantes qu'imprévisibles. Il y fallait du totem fantasmé, du totem aberrant où le surréalisme mexicain coïncide avec les totems des tribus d’Amérique du Nord. Ce ne sont là que des indications, des flèches attrapées au vol du geste et de la composition, des phénomènes plus magnétiques que clairement prémédités. Picasso, avec ses tauromachies et ses minotaures, sa ménagerie cubique de "Guernica" et son primitivisme semi-cubiste des"Demoiselles d’Avignon", n’a pas ouvert le chantier à lui seul. Il serait plus juste de dire qu’il est tombé sur une vaste clairière où les peintres n’ont pas fini de s’accrocher à l’échine angulaire de centaures à collectionner en peinture. Le bestiaire d’une aube du monde attend les peintres au détour des plus longues tracasseries d’atelier. Voilà le genre de pensées torves auxquelles devait s’adonner Pollock, quand, après les grands dripping à Musées, il en revint aux mutants, aux thorax et aux membres qui repoussent spontanément aux quatre coins de la toile. L’imaginaire macéré des peintures des années 40, évoque une peinture de l’avenir telle que la pratiquent les peintres en fin de vie, ( je pense à "Circoncision" et à "There were Seven in eight" ) lorsqu’ils atteignent à cette maturité qui ressemble à une victoire à l’usure, j’allais dire au mérite. Quand le peintre en est à la dix-millième destruction des pièges qu’il se tend à lui-même, à l’énième dynamitage de ses manies borneuses, il lui vient des valeurs de vin ancien, de vieil or suppurant des valeurs ruisselantes et inespérées. Telles m’apparaissent les sorcelleries crocheteuses de Pollock, peintes aux couleurs franches des totems, de ces couleurs faites pour le bois dressé au ciel. Un bleu et un rouge de pigments à tipi entrecroisant les droites d’une architecture hybride où toute figure avalée dans les poutres exhibe la structure, l’ossature d’appartements cavernicoles. La forme des totems ou des entités advenues dans le dessins, elles, ont la complexité et la sophistication d’un désir assouvi de haute lutte, elles représentant une excitation en équilibre, pour ainsi dire surprise en flagrant-délit de matière échauffante, encore dans les gonds de son moulage. Face à ces écheveaux de bêtes aux jambages de lettres, où la peinture, en tant que principe régnant dans l’arène du support, appelle l’étreinte perpétuelle et explosive de la courbe et de la droite, (élevant une gamme resserrée de forme en croix, notamment ces variantes en X et en Y à d’incroyables piliers d’énergies, motifs et ornements à la fois rayonnants et fermés sur leur énigme), le peintre possède un coup d’avance sur le rêveur.
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Canet-Plage

4/12/2022

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Entre 83 et 87, un principe rieur, toute saison, régnait encore sur la vie des Français. Les attentats et les catastrophes eux-mêmes n’en prenaient pas le contrepied. Intermèdes de l’excitation générale, agissant sur les nerfs par dépêches criardes, outrances sévères montrées en force, drapées dans le reportage, ils ne juraient pas dans le décorum. Prises sans filtre à la panique et la bousculade, les images interdites au grain vidéo saturant les roses, à la fois hurlantes, astringentes et maussades, lâchaient une sorte de lascivité hasardeuse et d’expérience mal contrôlée, de la famille d’un Grand-Guignol pour élite dégrisée. Récemment passée « à la couleur », la télé raflait déjà les suffrages que l’on sait, mais les programmes étaient suivis, pour ainsi dire, à fenêtres ouvertes, comme la doublure du monde populaire, son extension cathodique. La télé fonctionnait encore comme un poste radio ; un rectangle plus lourd, mais toujours l’antenne. Vous aviez vos parents, vos amis, les oncles et les tantes, et, au milieu du salon, Denise Fabre, Giscard et Roger Gicquel. Se mêle ainsi pour moi, parmi ces « flash spéciaux » qui, le temps de quelques images, détraquaient le fil des jours, l’assassinat d’Anouar el-Sadate, ou plutôt l’assaut filmé de la tribune présidentielle, au Caire, attaquée par un commando djihadiste à coups de grenades et de fusil-mitrailleur. La ruse des tueurs, déguisés et infiltrés dans la parade, atteignit par l’audace et la redite bâclée du Cheval de Troie un niveau rare dans l’horreur spectaculaire. Au milieu du carnage, un homme presque calme, le bras arraché, semblait ailleurs, assis dans les décombres. La caméra ne filmait rien d’autre, à part les débris de chaises et les éclats de toutes sortes, que le moignon du bras aux lambeaux flageolants. Dans l’ordre des noces entre le soleil et le sang sous le feu général de l’été, l’accident de bus, à Beaune, et les enfants brûlés, jetèrent à leur tour un sacrifice implacable, un traumatisme à l’antique, héliogabalesque. Paris-Match n’avait pas lésiné, outrepassant de loin son fameux slogan du « choc des photos ». Le magazine traînait, cet été-là, chez mes grands-parents paternels, dans le Var ; j’avais monté le magazine et rouvert la double page indicible dans ma soupente. Quelques années après, un autre magazine avait circulé, à l’époque où certaines publications proposaient des cahiers spéciaux réservés aux adultes. Le numéro traitait de l’affaire Sagawa, le cannibale japonais. Impossible d’imaginer aujourd’hui une pareille image reproduite dans la presse. La rédaction avait publié les photos de l’étudiante à moitié dévorée, j’avais voulu voir ce que cachait la couverture du nouveau détective exhibé en travers du « Chasseur français » et de « Marie-Claire », chez ma coiffeuse. Ce n’était pas seulement le cinéma qui était bis et spontanément interlope, à l’époque, mais l’air du temps. La couleur naissante ne jurait pas seulement sur les écrans de télévision, surgissant de sa longue nuit en noir et blanc, elle détonnait dans la rue, mettant la touche criarde aux décors préfabriqués, aux quartiers transfigurés sans effort, malgré eux, en fabrique de la modernité. Ce béton blanchâtre, ces murs très pâles, qu’on aurait cru à la chaux par beau temps, ces murs de bâtiments en chantier dont la mémoire assemble sans différence la poussière de construction et l’éboulis de destruction. Un même syncrétisme de béton estampillé Beyrouth 1982 unissait les quartiers d’habitation, dans ce même enduit mural suburbain et proche-oriental évoquant la farine ou la poudre de riz d’acteurs prêts aux cérémonies sanglantes.
À la même époque, entre 1983, 1986 et 1987, plusieurs séjours de mon passé estival se superposent pour n’en former qu’un. Des amis de la famille nous prêtaient un appartement à Canet, dans les Pyrénées-Orientales. Je dis « nous », c’est encore peu, car aucune branche de la famille, pas un rameau n’oubliait de venir une semaine ou quinze jours, quitte à cohabiter à douze dans 30 mètres carrés, comme ce fut le cas en 1983, dans une bonne humeur de l’été un ton trop haut censée chasser les lourdeurs de la promiscuité. Les propriétaires, eux, ne devaient jamais s’y rendre, ou peut-être en février ; l’adresse affichait complet du premier au dernier rayon.
Pour un enfant du Nord-Est, dans les années 70, les souvenirs de vacances à la mer, ces rares souvenirs préservés, eux-mêmes nimbés des prestiges du vague, des ajouts et déformations inévitables, sublimés par l’image cinématographique d’un grand Sud confondu au pays même du cinéma, à son perpétuel studio à ciel, ses romances, ses falaises, ses plages, ses dunes et ses drames, le Sud représente, plus qu’un pays, une récompense irréelle, l’annonce en terre ferme d’un au-delà, une avance sur l’éternité. D’ailleurs, la coutume d’une retraite au soleil, maintenant désuète et inaccessible parce qu’enrayée par la flambée des prix et l’accaparement de la côte par des criminels de tout bord, cette perspective de jadis en disait assez sur l’enchantement que des générations vinrent quérir sur les rives méditerranéennes. Rien n’épuisera les charmes évocatoires de l’arrivée, en train ou en voiture, en terre de lavande, quelque part entre Orange et Montélimar, les flammèches vertes, ifs ou cyprès, créant à elles-seules, dans l’air parfumé, l’annonce d’un pays du bonheur.
Parmi ces souvenirs dont l’éloignement dans le temps semble extrait du passé et repris par les rêves, je me rappelle Jean-Claude, mon parrain, venu nous installer dans le train, ma mère et moi, avec nos bagages, pour le retour à Reims. L’anecdote remonte aux années soixante-dix, quelque part en Languedoc, comme un préambule à Canet, extrait de limbes estivales sauvé d’une période reculée de l’enfance. Le train démarre, prend de l’allure en quelques secondes. Jean-Claude saute du train en marche, maman pousse un cri. Le nez à la vitre, d’autres passagers la rassurent : « Il s’est relevé, Madame ». Jean-Claude a fait l’Algérie, il n’en parlait jamais. Le roulé-boulé sur le quai de la gare m’a toujours fait penser à son silence sur le sujet. Le même été, je crois, fut celui de mon premier cirque itinérant, de l’agrégat sensitif où se déclina en balises l’émerveillement teinté d’ocre, de vert et de bleu. La pinède, les sentiers vers la plage, les herbes sèches de la dune, les terre-pleins sablonneux, les cahutes à paella, les paillotes et les canisses, les odeurs et les tapages festifs. Les nuits sous la tente et les odeurs de plastique, au camping et à la plage, l’odeur des matelas pneumatiques, du caoutchouc noir, des masques de plongée à grosses sangles, les tubas à extrémité orange fluorescent. D’autres souvenirs, plus lointains, n’existent plus qu’à l’état de dépôt, de paillettes sensitives intégrées à un fantasme plus sourd, celui de la roche claire et de l’eau turquoise qui toujours se dérobent.
Car Canet-Plage n’est pas Ramatuelle. Canet est un modèle perdu. La ville n’existe plus telle que je l’ai connue. Je redouterais, aujourd’hui, entrant dans cette ville rebaptisée Canet-en-Roussillon, de n’y rien retrouver, illustrant le célèbre adage baudelairien : « La forme d’une ville hélas… »
Canet se donnait à l’enfant aussi bien qu’à l’adolescent. Lorsque qu’à l’âge de seize ans, j’ai tenu à y passer une quinzaine avec un ami, c’était déjà pour revenir sur les lieux. Les lieux de mémoire d’une station balnéaire parfaite en son genre. Il serait même à propos de dire : unique en son genre. La maquette sut-elle jamais d’ailleurs, combien sa modestie spéciale fut la clé de sa perfection ?
Ni immense ni trop court, le front de mer affiche à lui seul le génie des proportions. Depuis le Nord, le « baladoir » dallé par Vasarely s’étend entre une digue pierreuse bordant le port de plaisance, et, au sud, une bande de terre mince où la côte semble diluée dans la mer, vers l’Espagne. Chorégraphiquement qualifiés à le faire, les promeneurs habillent la jetée. Quelle que soit l’heure ou le jour y défile un peuple entre deux eaux. D’un bord à l’autre de la digue, les enfants évoluent ici dans un quart d’heure perpétuel sans parents, tandis que les adultes prennent l’attitude tant soit peu scénique d’une rampe solennellement remontée. Désireux de nager jusqu’aux roches, j’ai connu les délices, me hissant entre elles, d’offrir mon pied aux épines de l’oursin.
Plantée de palmiers, la promenade oublie la France. Le motif en pointe de l’écorce et des palmes y est si accusé qu’elle suggère un coin de Caraïbes, un îlot discret du Costa Rica. Au sud, donc, le front de mer se perd vers Argelès, Collioure et les cimes pyrénéennes, dont les cônes évoquent, plutôt qu’une chaîne de montagnes, d’immenses terrils, sombres et triangulaires. Les drapeaux et enseignes : clubs nautiques, RMC et poste de secours, les bannières pour moi énigmatiques de Malardeau dont le vent à coups secs faisait claquer les toiles, parsèment le bord de mer. La promenade assez large et son parapet réfractent la grande lumière. Une lumière sans excès, acquise au beau temps. Les rayons dardent à leur aise, ils cohabitent avec des cohortes nuageuses accrochées aux Pyrénées. Quand l’orage éclate et résonne contre les flancs des montagnes, le soleil ne détale pas, il se cale en retrait et, passés les grondements, reparaît aussitôt.
Les façades en bord de mer présentent un éventail d’immeubles de six ou sept étages à la mode des années 70, aux balcons pavoisés de stores jaunes, oranges ou rouges. Les devantures de café, les terrasses des restaurants alternent avec les échoppes et les boutiques à touristes. Jouets de plage, épuisettes et présentoirs à cartes postales ébouriffent le trottoir. En progressant vers la place circulaire qui sans doute portait un nom typique, maritime et catalan, les terrasses s’allongent, les jambes s’étirent, mais les tarifs n’augmentent que très peu. Ainsi, au bout de la promenade s’ouvre une béance : peut-être le « théâtre de la mer », qu’après vérification il convient d’appeler « Place de la Méditerranée », une esplanade blanche où se groupent les estivants pour les fêtes et les spectacles. Là même où, épris de musique anglaise, brûlant de nuitée british, je dus me contenter de Rose Laurens et d’« Africa ». Un casino que j’imagine désaffecté et tourné vers la mer disparaît derrière les étals et n’accueille plus qu’une baronnie empaillée et balnéaire du temps jadis. Le glamour discret de ses revenants rejaillit pourtant dans la semaison raréfiée aux coins des rues de leurs cousins travestis et sophistiqués. Encore en retrait à l’heure des familles et des programmes en plein air, ils piétinent à l’ombre des palmiers, en avance pour l’ouverture du « Podium », discothèque dont l’entrée étroite, aux piliers de tessons argentés, lançait aux yeux trop jeunes pour la lumière noire, l’hymne argenté du fard à paupières. Cette hanse bétonnée où les soirées fourmillent et la nuit se prépare, donne sur le centre, l’artère principale aux allures de boulevard et de place. Quelques hôtels luttant pour un modeste standing y attirent les grosses cylindrées et autres parades de chrome. Il s’en faut de peu que d’anciennes Chevrolet, colorées et rétros, y mettent la touche cubaine. Un terre-plein planté d’arbres et de kiosques sépare les deux rangées d’édifices tout juste plus clinquants : hôtels, restaurants, épiceries. Un ou deux îlots indéterminés, cabines techniques ou entrées souterraines à l’aspect de postes électriques, suggèrent une avant-garde secrète, urbaine et réservée aux édiles, peut-être à un club de chefs catalans. Un cinéma, « Le Lido », orne à point nommé l’une des façades, ainsi qu’un angle d’arrondissement au pied d’un métro urbain. Ici, dans ce prolongement du théâtre de la mer, un précipité chic et urbain pousse à flanc de plage. Quoiqu’ils s’affairent en habits de ville, les passants gardent la mise déboutonnée d’une activité professionnelle immédiatement réversible en vacances, en liesse toujours un peu histrionne, en décontraction marchande et roublarde. À un signe tacite connu des autochtones, tous se rallient à la plage ou aux tables les plus choisies d’une vue sur la mer. Ville à ras-bord de la plage, ville des abords de la mer, Canet charme par un retournement sur soi. La mer n’en prend que mieux sa pleine mesure divagatrice. Canet donne à rêver de la mer comme on y pense de loin, à mille kilomètres ou plus de la Méditerranée. Elle ne se livre jamais une fois pour toutes et incite à revérifier ses teintes. Elle n’est pas bleue, pas de cette gamme bleue Bora-Bora sondée dans les James Bond. Seul le ciel pourvoit au bleu, non l’eau de mer. Jeune, j’ai dû en vouloir à son vert, à sa couleur de rivière ou de fleuve. Faire tant de kilomètres pour une eau d’étang, voilà ce que j’ai pensé, souvent, posant mes yeux déçus sur une mer du pauvre. Il doit exister, dans la gamme des eaux de mer, toute une nomenclature féminine. Si par exemple j’imagine l’eau polynésienne, j’y vois peut-être une oie blanche; différente de celle du cap d’Agde pourtant proche qui à toute force se maquille à l’azur et voudrait qu’on l’adopte, celle de Canet serait la déesse Méditerranée. La mer sauvage du Golfe du Lion, qui parle d’Espagne, d’une Catalogne atlante cachée jusqu’aux récifs des Baléares, celle qui vient et revient humecter le sable canétois. Si la transparence des mers du sud avait ses ombrages, ce seraient ceux de Canet. Jusqu’au sable où elle s’arrête, l’eau de mer, à Canet, garde quelque chose du bleu dur et presque noir qu’elle prend au large. Opaque et toutefois colorée, floue et sablonneuse, elle parle de la mer à recoins qu’est typiquement la Méditerranée. À l’inverse de l’idée reçue selon laquelle la Méditerranée représente une mer d’agrément, paisible et dressée à la villégiature, j’ai appris que nulle autre mer, sinon celle des Sargasses, ne montrait tant d’humeurs et de dangers, sinon de mystères. À Canet, les estivants se baignent dans l’eau fière, à prendre ou à laisser, celle-là même des naufrages et des tempêtes déclenchées sans préavis à l’abri des radars. Elle sent bon, et son parfum de grand large, auquel se mêle les effluves de monoï, sur la plage, ouvre une aventure quel nul milliard de roubles ne pourra jamais s’offrir. Il y faut une narine d’enfant seul qui regarde autour de soi, entre deux coups de pelle machiniques à un château de sable. Jamais eau saline ne m’a paru plus encline à aimer les triturations sans queue ni tête du sec et du mouillé pratiquées sur le sable comme un pétrissement élémentaire, une sensualité à l’ouvrage. Une dense littérature doit exister à propos des illuminations de la plage, des absences, des phases hagardes et quasiment évanouies sur le sable. Nul autre endroit n’offre ce poste terrestre où il devient dynamique de ne rien faire. L’ennui, au premier chef, devient l’allié des semaines, des mois à venir, l’homme étendu y désenfouit ses points cardinaux. Avec le soleil, c’est l’imagination qui afflue. Dans le regard qui perce au-dessus de l’épaule, quand étendu sur le ventre, l’on hésite à ouvrir ou fermer l’œil, s’entrouvre la dimension d’une répétition éternelle ; jamais nous ne sommes plus abouchés au précipice d’être né. Le soleil ne brille pas seulement, il vient d’inonder la dernière fosse à ténèbres. À Canet, il revient à la mer, à l’eau de mer que j’aime sans recul ni marée, de pratiquer ce « sur place » écumant dont le roulement, par temps mauvais, plaque ses vagues teigneuses. Les faces-à-faces avec la mer, à Canet, que l'on ait parcouru mille kilomètres ou plus, si l’on est Allemand, Hollandais ou Suédois, pour la rejoindre, se mettre en face et se confronter à l’énigme de sa beauté, ne se rend jamais. La bande de sable elle-même, plutôt étroite, forme un ruban où le simple fait de se tenir, debout, allongé ou dans la posture qui vous plaira, est un privilège intense dont la réalité scintille dans la caresse complexe du soleil marin. Muni d’un masque et d’un tuba, nageant quelques mètres sous l’eau, à vingt mètres de la plage, j’ai aimé n’y trouver qu’un sable uni, gondolé et ridé, ici et là, de quelques motifs ondoyants. Le seul regard jeté devant soi, où l’eau se brouille, contient autant de menaces, d’imminents surgissements qu’une exploration d’épave par cent mètres de fond.
À douze ans, en 1983, je sentais sourdre, de partout, des merveilles brutales. L’appartement affichait complet. Du désordre de la cohabitation, je retiens les sorties en solo, en fin de matinée ou d’après-midi. Le premier des haut-lieux de Canet, je l’avais sous les yeux, à chacun de mes mouvements. L’établissement singulier jouxtait notre appartement, – rez-de-chaussée d’un bâtiment lui-même collé au grillage haut, presque aussi haut qu’un grillage de ménagerie, d'un camping municipal dont j’aimais le fouillis deviné à travers les arbres –. La gargote dont je veux parler, située en face de notre bas-immeuble, s’appelait le Scoubidou, ou un nom équivalent, bâclé et falot. Son identité forte, elle la devait, à ce qu’on disait, à la cuisine du chef, sorte d’ogre que personne ne voyait jamais, ou rarement, quand, à ses clients, il faisait l’honneur de venir brailler à l’unisson des fumets de sa cuisine. Il s’agissait d’une sorte de taudis de bois, d’une entrée de ranch ou d’un puits de mine à l’horizontal. La structure de planches appelait, plutôt que des clients, des menus et des tables dressées, des têtes de chevaux renâclant dans leurs stalles. Personne n’y entrait sans se pencher d’un air inquiet. De la fumée sortait au loin de l’amas de planches, émanations d’une rôtissoire à défier tous les contrôles hygiénistes du globe. Je n’y entrai, par fascination, que très tard, y commandant un boudin blanc. L’on me servit un boudin noir, et l’ingestion fut indiscutable. La réputation du lieu ne faisait aucun doute, la taverne ne désemplissait pas. Le lieu devait répondre au goût du public pour le frisson préhistorique ou pour les atmosphères saucières d’un antre de l’ogre authentique. Lors de mes premiers séjours, je longeais l’endroit à tout moment de la journée. L’endroit couvait toujours, il chauffait nuit et jour comme une usine à frites ; les viandes et le reste, le personnel et la faune infigurable de la cuisine, le tout transitait par je ne sais quel invisible arrière où se tramaient d’impondérables vies privées autour du dragon à toque blanche. Toujours est-il que l’assemblage de poutre rondes, de planches et de rondins qui formait l’entrée reste à mes yeux la plus parfaite métaphore d’un maître des lieux dont je ne vis jamais la tête.
Je ne sais comment j’avais su convaincre ma mère de m’acheter un t-shirt du groupe Iron Maiden, dont je ne connaissais pas la musique, mais dont la demoiselle de métal m’effrayait et m’attirait. Au début, je peinais à l’assumer. Je l’arborais à moitié, j’hésitais à paraître avec, je n’en revendiquais qu’une partie de l’imaginaire. En vérité, la figure agressive me rappelait une figure vue en cauchemar, à l’époque où nous vivions à Croix-rouge, à Reims. Le style du dessin, sa référence aux comics d’horreur me plaisait. Ce t-shirt reste attaché pour moi à ce séjour de 83, sa face horrible au design stimulant en nouait l’intrigue. Je portais le programme des vacances à même le torse, non sans une espèce de gêne où je sentais l’écart entre ma réalité et ce symbole lourd et sans nuance. J’aurais voulu dire à tout instant ou inscrire en dessous du flocage : « c’est le dessin que j’aime et non le folklore à cuir et à clous, le signe de ralliement hard-rock ». J’éprouvais néanmoins une immunité étrange à porter ce t-shirt noir, je l’aimais comme un accessoire attirant. Une fois enfilé, je ne parvenais pas à l’oublier sur mes épaules, je promenais mon accessoire, et cherchais miroirs et vitrines pour l’admirer. Pour être plus juste vis-à-vis du hard-rock, deux copains du quartier possédaient les vinyles d’AC/DC, et la fièvre avait pris tous les jeunes de l’allée. A la maison, j’avais le live de 79 : « If you want blood » et le superbe 45 tours « Shook me all night long ». L’esthétique criarde, à commencer par la pochette du 33 tours représentant Angus Young perforé par le manche de sa Gibson, propulsait le groupe et le genre dans la famille du film d’horreur, du maquillage, des effets spéciaux, et – j’ai en tête les reflets de projecteur sur le sang dans les plis de la chemise blanche du guitariste, de la SUREXPOSITION. Intuitivement, l’Art m’attirait par-là, par les images-chocs et leur débordement visuel.
À Canet, je suivais le mouvement des adultes, bien sûr, mais à force de rester en orbite du groupe, fort occupé par ailleurs, j’allais et venais à ma guise ou tout comme, avant et après la plage. Une petite salle, face au front de mer, proposait des flippers et des jeux d’arcade dont Space invaders, je n’aimais que celui-là et son canon à déplacement latéral. J’ai détourné l’attention un instant, peut-être cinq ou dix secondes. À l’endroit où je l’avais posé, il n’y était plus. Plus de porte-monnaie. Toute ma fortune, une dizaine de francs, envolée.
Plus que le front de mer, j’aimais les rues qui menaient au dédale. Les terrasses débordaient tellement aux deux rives qu’elles semblaient piétonnes. Il n’y manquait rien, ni les guirlandes, ni les odeurs frites, ni ce mixte sonore d’une rue animée. J’ai en tête un souvenir de soirée, dans une pizzeria, où la saturation ambiante confina à l’essence d’une nuit d’été. Les petits restaurants, pressés les uns contre les autres, ressemblaient à une suite d’alcôves trapues. Des tavernes de bric et de broc à plafonds bas dont les arrière-cuisines devaient ressembler à des saunas à casseroles. Des centaines de personnes s’entassaient sous les tonnelle composites, balustrades artisanales bâchées de rouge et sponsorisées. Je n’ai gardé aucun souvenir précis de la bonne humeur, elle s’imposait, elle raflait les sceptiques. Je m’en souviens comme de l’extrait pur de cette festivité encore répandue au milieu des années 80. Le style « bon-enfant », si typique des Trente Glorieuses, et d’autant plus pressant et pathétique peut-être, dans ses derniers feux, portait une étrange intensité, style d’un groupe humain à qui la joie a longtemps manqué. Par-delà les différences, et tant mieux s’il y entre beaucoup d’un regard d’adolescent, la rue me sembla éclatante sans me paraître vulgaire. Nous avions rejoint, nous-mêmes pris dans ce mouvement, la joie qui chavirait la rue. Si je n’ai pas retenu les mots, les sujets abordés avec les adultes, les ressorts de l’humour, les manières, j’y transposais en revanche, par anticipation, et tous les signaux jubilatoires m’y encourageaient, des soirées futures, fréquentes et enlevées, dans le même genre d’atmosphère-chaudron où tout est possible, où les temps forts s’enchaînent dans une griserie établie et victorieuse. Entre douze et seize ans, la tranche d’âge de référence de mes séjours à Canet, les gens vous ignorent royalement. Vous n’êtes plus l’enfant, pas encore l’adulte, vous traînez-là, vaguement suspect, indéterminé d’âge, de condition et de mobile, un larcin toujours possible dans vos yeux indéchiffrables. Croiser des inconnus, sur la promenade faite pour se croiser dans un sens et un peu plus tard dans un autre, me plaisait. Les aventures sont maigres avec les autres enfants-adolescents car le groupe, le clan et la famille les agrègent. Ces heures limitées furent vastes par le champ qu’elles ouvrirent. J’y faisais mes premières virées en solitaire ; je rôdais vraiment, j’explorais, le cœur battant et les sens en alerte, au bord de la plage et dans les rues adjacentes. Sans doute m’a-t-on aussi, quelquefois, envoyé au tabac. J’aimais les deux ou trois rues plantées d’herbes folles et d’adresses pauvrettes qui nous séparaient des rues commerçantes. Certaines, jusqu’à la fin des années soixante, ne portaient aucun nom, et en 87, je longeais encore de ces zones sans cadastre. La mutation accélérée des rues à l’approche de la place principale, quelle reconstitution aurait pu les saisir, en rendre compte ? A hauteur des façades, des perrons, des fenêtres, le plaisir à s’imaginer les habitants, les occupants, les locataires, dépassait tous les jeux, tous les divertissements. À l’exception d’un, peut-être, qui voisinait en bonne entente avec cette pratique de la marche fouineuse et des adresses dévisagées : celui du dessin. Je ne crayonnais pas dans mon coin, en autiste graphique, mais je grandissais dans l’amour du dessin, un dessin dont je n’allais plus tarder à découvrir qu’il ne serait pas de BD mais de peinture. Et justement, dans cette artère principale, ce boulevard courtaud évasé en théâtre de la mer, j’aimais le grand tabac-presse, sobre et ventilé, plein de recoins. J’y entrais en curieux, d’autres fois pour rapporter des cigarettes aux adultes. Nous venions, la veille au soir, trichant sur mon âge, d’aller voir le film "Mad Max", projeté cet été-là, quatre ans après sa sortie, comme l’un des films coups-de-poing, une des quintessences brutales et nerveuses nées de l’âge du vidéo-clip et du genre post-apocalyptique dont il reste encore le fil-étalon avec "New-York 1997" de Carpenter. A l’époque, je n’avais rien vu de tel. Milner prenait d’une part la modernité machinique, érotisée et nihiliste, d’autre part le spectateur, et cognait le fantasmeur avec son propre fantasme. Le film attisa mon penchant pour une version métallisée du héros et pour une qualité précieuse et fuyante, le cœur secret de bon nombre d’œuvres puissantes : la cruauté. Le sens du trait accusé, du cerne, du contraste, de la mise en masque de tout ; l’espèce de maquillage guerrier à quoi ressemble tout dessin électrisé au désir. Je trouvai justement, dans ce tabac-presse, des cartes postales de l’illustrateur Melki. Des guerriers bardés de cuirasses métalliques, des combattants bio-mécaniques présentés de trois-quarts. Ces androïdes stylisés, librement copiés à partir des cartes postales de Melki et des reproductions du peintre suisse Giger, créateur aérographique de la créature du film « Alien », furent mon escale imaginaire pour Schiele et Van Gogh.


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Sylvie, Gérard de Nerval

3/20/2022

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Rares sont les textes voués de naissance, plus qu’à la lecture, à certain rendez-vous, incontournable et princier. Les caractères d’une noblesse chaleureuse y cisèlent autour du lecteur une gravure prémonitoire et les rougeoiements auguraux d’un cœur à l’ouvrage. Gérard de Nerval, entre tous, sut magnétiser ses œuvres ; s’il n’avait su le faire, ses amours terrassées l’eussent fait à sa place.
Les circonstances auraient pu enrayer le charme, je séjournais dans les Alpes. Le tableau des cimes et la violence des flancs auraient pu engloutir le paysage épanché depuis la nouvelle, ils furent discrets à ma fenêtre. Dans l’embrasure, brume matinale et nuages masquèrent les formes et les proportions. En lieu et place des sommets défilèrent des parcelles, des fragments, des trouées auxquels se mêla sans peine le supplément fictionnel. Ma chambre donnait sur la blancheur silencieuse, mes excursions sous les pins me dissimulaient les abîmes. J’évoluais ainsi, lisant Sylvie entre deux marches, entre deux regards de travers sur l’hostilité éclatante des pics, dans un ciel carrossable, un imaginaire malléable, une province de contes et légendes. Mieux qu’appropriée, ma petite chambre à lits superposés, sa moquette râpée et ses murs déteints, enroba d’une rusticité idéalement modérée ma lecture de Sylvie. Il y fallait, je l’observai sur le moment et plus encore après coup, cette fenêtre de repli, individuelle, parfaite déléguée de l’espace ouvert dans Sylvie. Du moins le contrepoint, d’asymétrique qu’il fut peut-être au départ, devint-il rapidement un allié. Au carré de ciel, je ne demandais aucune affinité avec le texte. Le ciel des Alpes n’y connaissait rien en légendes du Valois, mais la suite de merveilles, dans Sylvie, resserra la compagnie des nuages, opérant entre les Alpes et le ciel de Nerval un jumelage spontané. L’extrait de ciel montagneux adopta ses parades, régla son orchestre. En rouleaux d’une étrange ambroisie, luxueuse et humble, les gradins nuageux, par ma fenêtre, se conformèrent à l’écoute. Et quand, à pied, bourdonnant du rêve tenace, je prenais sur moi de lever la tête, de faire honneur au pays et d’y planter mes regards, j’y trouvais partout, dans les congères, au profil des souches noires et des travées sauvages, l’air rebroussé du même frisson. Exhaussant l’exotisme alpestre, Sylvie resplendissait de plus belle dans ces billots de contrée perdue et sans hommes.
La nouvelle de Gérard de Nerval commence par son titre. A la fois seuil de concentration rayonnante et prête-nom, le titre s’efface lorsqu’on s’approche. Envoûté par le poète, le prénom Sylvie, depuis la nouvelle qu’il intitule, mène deux vies distinctes. D’un côté celle d’un prénom courant, vaguement désuet, de l’autre celle d’un sortilège intouché. Les deux syllabes ne font qu’une et se prononcent moins qu’elles ne s’effacent, laissant place au seul paysage d’une idylle, lui-même indissociable du sillage vaporeux et diapré que le poète a laissé derrière lui. Au ressouvenir que Nerval laisse dans nos mémoires comme un pilier de notre passés, il n’avance ni ne recule, il revient, ne cesse de revenir sur ses pas, et les Filles du feu sont les nuées écrites de cet éternel retour. De là cette impression reconnaissable entre toutes, chavirante et atmosphérique, lisant et relisant Sylvie, que l’histoire se dissout aux deux bords à mesure qu’on la lit, qu’on l’oublie, et qu’en somme après des années, des décennies, l’oubliant, on l’étoffe. Impossible d’être en prise avec le récit sans se laisser prendre par une rêverie débordée de l’histoire, appelés que nous sommes dans la marge immédiate où Nerval s’éloigne. Car le poète lui-même, écrivant sa nouvelle, met au point des méandres, des points de fuite, des épaulements de colline, des accidents de terrain où savamment il s’égare, s’écartant d’un pas de côté et d’un trait de sentier. La nouvelle et ses sœurs de feu ouvrent sur de vastes fraîcheurs où le cœur humain trouve un territoire de pulvérisation à sa mesure. Chacune des entrées et discrets tournants du récit ne cesse d’en parfaire les bouffées, limpides et nimbées, sans début ni fin. Écrivant ses lignes, non seulement je ne sais plus de quoi parle la nouvelle, mais je présume qu’une relecture ne tapisserait mon souvenir que d’une version faussaire de celle, suspendue et lacunaire, qui lui tient lieu d’étalon. Sylvie impose une lecture de référence, ancienne, toujours déjà ancienne, et ce, dès avant la première, presque absolument fantasmée. En cette version originaire bout comme en un creuset l’un des secrets les plus attisants du mystère en approche lorsqu’on s’apprête à la plus confiante des lectures. Le dépassement des espérances a lieu avant la lecture, la lecture elle-même n’en constitue qu’une traversée fluente et renouvelée. Un exquis séisme naît de cette expérience. La reconnaissance d’un accent inespéré et fugace, surpris à la nudité de l’iris, en certains regards échangés, autrefois, quand la vie, bleue de ciel, verse à flots son mystère de grandeur. Car Nerval, dans ses nouvelles, avance sans plus être un adulte ou un enfant. Il avance, aurait dit Artaud, en séraphin. Un enfant roi qu’un long vagabondage, depuis les décombres de son royaume, aurait mené dans ces prémices nordiques, au large de Paris. Le narrateur sans contours ou si peu dans Sylvie, dresse le silence noir et droit d’un cœur orphelin. Orphelin, non de père ou de mère, mais d’amante. Avec la même sentence d’état civil.
Nerval aura formulé comme peu d’hommes dans l’Histoire, la décapitation, non du chef mais du cœur. L’on peut aller, ainsi, coupé et vivant, dit Nerval. « Que reste-t-il à donner », arrachera du fond de sa détresse combative, un siècle plus tard, le poète Jacques Prevel, « Quand on est le fantôme, qui lève sa main de brouillard » ? Une volée de nouvelles telles que les plus désespérés des âges à venir, dans un ou deux millénaires, faisant les comptes du désert, n’en croiront pas leur sang. Que finit par raconter Gérard de Nerval avant de partir, sinon un lâcher de caillots de l’album ineffable ?
À la crête des collines, l’ombre blanche de la princesse médiévale se dilate aux dimensions du paysage, un pays de vallons très verts où se cachent les plus anciennes revenantes du Valois. Des jeunes filles, des prouesses en dentelles de Calais, surnaturelles et d’opale, fleurs de serre lâchées à mi-chemin d’un manoir et d’un étang, effigies pâles aux reflets céramiques. Le printemps, en ces terres, garde une dignité de givre. A l’heure mérovingienne de l’idylle, telle qu’elle vente désolée dans les Filles du feu, Nerval se présente, seul et vêtu de noir, duelliste à l’aube. Nulle intrigue mais une blessure, béante, au ralenti de sa collection. Les arbres centenaires prennent ici l’essor d’un élan compréhensible qui voulait des siècles et des millénaires de préférence. Des racines à la pointe des feuilles, ils ne penchent, n’ondoient et ne résistent au millions de rafales, aux kyrielle d’averses, de giboulées et de tonnerre, que pour un visage. Un visage dessiné au fond du cœur et qui ne donne pas son nom. Nerval l’homme et l’amant mort-né, décrète que du moins il connaîtra son modèle. Sylvie prend le nom de ces frondaisons denses et bosselées dont l’ampleur sévère règne sur l’horizon. L’amante, fillette-femme dont les âges assemblés rutilent en transparence d’une déesse adolescente d’elle-même, portent à ses lèvres, dans l’éclat illuminateur d’un sourire à grand visage éclos, la teinte mauve des emmurées et des immortelles ; la fille dédoublée, dans ces campagnes où le vert reste d’automne et ondule grisâtre, a la consistance de feux-follets en plein jour. Des fées diurnes aux familles intangibles. Aurélia, fourvoiement auquel Nerval a donné des lettres d’or, ne devrait pas s’intituler Aurélia, mais Gérard et cette erreur d’axe et de titre a toujours déclassé, à mes yeux, ce texte où Nerval pratique sur une baudruche des acharnements de taxidermiste. Seule une autre nouvelle, une autre « Fille du feu », Adrienne, et sa ronde fameuse, - tous les scrupules épineux et brûlants de l’entrée dans la ronde -, rend justice non aux lettres de Nerval, mais à l'amour dont le poète dut se rendre justice à lui-même.
De la nouvelle Sylvie, je ne garde en mémoire qu’un face-à-face démesuré par un temps éternel. Sur les sentes du Cambrésis, d’une plaine mouvementée à une autre, figure le percepteur vagabond de toutes les têtes qui ont manqué. Ainsi l’homme, le poète et le personnage ne sont-ils qu’une seule ombre, un murmure d’hommages présentés sur le perron des demeures vénérables, bâtisses de tout temps à l’abri du vulgaire et n’entrouvrant qu’avec des scrupules inconnus, qu’avec le grincement de gonds de portes du ciel, leur porte au voyageur. En ces navigations pédestres, l’ombrageux ne s’adonne qu’à la recension des fadettes et des déesses de l’enfance grave. De toute sa délicatesse meurtrie, Gérard de Nerval, en rôdant aux abords des demoiselles et de leurs jeux, évacuant la planète et son circuit de variantes à néant, se penche comme un Dieu mort sur les carrés de verdure et de prairie où même avec les yeux, de loin et indiscrètement, l’on marche droit à l’amour.
 


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Max Beckmann

3/12/2022

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Au cours des années 40, la peinture de Beckmann se radicalise et trouve sa manière d’élection. L’Allemand ne cessera plus, jusqu’à sa mort, de peindre au noir de contour. Au trait riche, épais et raide, d’un effet d’armature, d’une trame emportée, d’un franc quadrillage parent du vitrail. Un cerne, un feston que l’on dirait peint, mieux qu’à l’huile ou au plomb, au beurre noir. Un trait dominant, qu’il se montre ou se fonde au gré de ses gammes. Bien qu’abrupte, son opacité s’effile en un prompt dégradé, posé comme un noir de gala, d’apparat ou de catafalque. Artificieux et onctueux, ce noir luit et poisse comme une pâte à recourber les cils. Mais à la différence d’un trait qui enferme ou clôture, une délivrance habite ces franges mêlées d’élan primitif, de xylogravure et de modelage.
Après les années de visions modelées obéissant à quelques vieilles lois du clair-obscur, Beckmann aura donc fait la peinture malfamée qui le hantait. À commencer, donc, par ces formes trempées aux arêtes, maculées en longueur par un noir pétroléen, un noir de gravure, sué ou dédoublé des formes, pourtour savant, subtilement crénelé, de la mise en relief et en contraste. Un scrupule d’exactitude, un secret de dessin aux prises avec la couleur se joue dans la largeur et l’épaisseur du cerne, à la fois tranchant et absorbé. Simultanément, tous les méandres du réseau noir sautent à l’œil, en bloc. Par ce geste maniaque, ce soin de dessinateur arachnéen travaillant au suc et à la sève, Beckmann invente le corset sacramentel des formes, leur parure d’incrustation dans la couleur, l’accentuation mystérieuse et sensuelle d’un nimbe serré, d’une panoplie au noir. La qualité noire du trait, les errements symboliques de la couleur noire n’y jouent d’ailleurs pas l’étendard sombre mais la maestria d’un GOÛT FONCÉ qui est le sacre du dessin, l’éternel retour du contraste.
Dans un indécidable entre-deux du modelé et de l’à-plat, les lignes entrecroisées forment un puzzle de plaques allumées au choc des contours. Des triptyques luminescents, entre miroitements, harangues pigmentaires et éclats de magnésium. Une fraternité rude opère entre, d’une part, les verts d’eau, les ocres jaunes ou autres parcelles safranées, et, d’autre part, le crénelage au noir. L’impact physique précède le regard en face. Les retables de Beckmann se jettent à l’incandescence avant la lecture des formes. Burinée à la couleur et au noir, l’émeute figée agit de loin. La bigarrure y honore la couleur attisée à l’on ne sait quel creuset. Un rêve de coulisse à mains nues, avec ses nains, ses acrobates, ses danseuses, ses machinos, ses souffleurs, ses mécènes abusifs, ses intrus sans nom, ses dandys, ses élégants incognito, ses espions, ses automates mi-hommes mi-revenants, ses intendants pâles, ses cabaretiers cireux qu’une suée mauve enduit, eux les démoulés des sarcophages du music-hall. Dans un assemblage hétéroclite et mouvementé se dresse un lieu de parade à moitié grenier, à moitié estrade, sous un jeu d’ombres croisées et de lueurs hétéroclites, éclats de vitraux et halos de soupirail. Car dès 1938, la peinture de Max Beckmann passe également à la couleur impatiente, à la rugissante, celle qu’on ne voit jamais sinon à la sortie des tubes gorgés des plus fins pigments. De l’émeraude et du cobalt dont nul paysage terrestre n’illustre la féérie immédiate, des couleurs si pressantes et saturées que leur nom nous échappe, qu’elles renvoient tous les noms qui oseraient les nommer. Ici, la couleur posée, telle qu’elle paraît à clairevoie des fonds de scène, resplendit, luminescente et d’autant plus proche qu’elle se pavane, hors de portée, jalouse de ses pouvoirs sans prise, isolée et seule à la crête de son intensité, là où deux semaines plus tard, 10 ans après, un siècle plus loin, elle n’aura pas déchu de son siège flambant.
La longue période pseudo-naturaliste du peintre a pris fin. La part dégénérée de Beckmann, selon le régime hitlérien, va dégénérer de plus belle. Le coup d’envoi est donné dans l’œuvre du peintre pour un dessin plus marqué et le champ libre à la propriété hâve ou surchauffée des couleurs. La figure concourt à cette accentuation générale et en subit le mouvement. Semi-perspectifs et semi-aplatis, les héros de Beckmann prennent une vitalité de bas-reliefs. Piliers mobiles des panneaux, panneaux eux-mêmes, les personnages s’y dressent, ébouriffés, atteints d’un brouillage hirsute, d’une raideur taxidermique, dévouée à la structure hérissée des compositions. Figures empaillées, modèles maladifs et bustes en plâtre échangent ou cumulent leurs qualités. Mais les moyens de la peinture, rués en avant, déclenchent avant tout une gerbe oculaire. D’abord l’œil s’embroche et la vue se repaît. Le peintre s’arrange, dans un assemblage d’apparence précipitée, pour grouper ses préférences de couleurs et de formes, pour en barder ses tableaux. Avant d’y voir clair dans les bric-à-brac de Beckmann, l’on écope son désir, l’une des cartouches peintes de son désir assouvi. Pour autant l’effusion et son placardage incisif n’engloutissent pas dans leur feu la part de sujet, d’atmosphère, de narration. On croirait même, dans le prolongement basculé aux peintures de sa tête bourrue et rétive, que Beckmann se multiplie dans sa faune. Le mauvais rêve de Weimar, par la main de Beckmann, équarrit des fétiches, des dignitaires virés à l’épouvantail, engoncés, pressés comme des fusées dans une soute où le feu serait mis aux poudres. Aux fonds bleus des triptyques, d’un cobalt sourd et sans correspondance, gronde l’heure d’un crépuscule inconnu. Dans ce coupe-gorge, l’éclairage détraqué prend les atours d’une heure décisive, sans lune ni autre zénith. La peinture à l’huile, brillante et véhémente, donne à toute chose un lustre de nuit mondaine ouverte sur un massacre en sous-sol. Un des artifices rusés et patients du peintre, l’une des fibres furtives de son style, repose sur le léger tremblé des contours. Le peintre y met en scène, pareil à un léger décollement holographique, le circuit de lignes repassées à la pointe du pinceau. À même le dessin très sûr et exhibé, l’huile discrètement bavée sur les rouges, les bleus et les jaunes, leur donne une finition provocante. Beckmann prend le meilleur de son dessin à l’esprit bariolé des caves et des greniers. La tombée louche des heures tardives enchante ses traits. L’artiste en soutire cette perturbation graphique qui ne modèle plus les têtes mais les chiffonne. Au croisement de l’homme et de l’animal, du travestissement et de la mythologie aztèque ou égyptienne, Beckmann mêle des créatures hybrides à ses cohortes noctambules, dans un milieu de sous-sol et de limbes où cohabitent les effigies les plus torves. Brouillant leurs traits dans un griffonnage métamorphique, Beckmann pousse certains de ses personnages au méconnaissable, à la défiguration, poussant en même temps le portrait à son dernier point d’indistinction et d’extravagance, et parvenant ainsi à quelques effets saisissant d’instantanés puisés aux limbes. Beckmann en a fini avec ses années de portraits ralentis par les lois tenaces du modelé. L’artiste s’offre les moyens de son impatience et entame une collection de têtes adaptées aux compositions. Beckmann trouve son plaisir à peindre des têtes conventionnellement peintes, ostensiblement factices, têtes hiératiques, presque naïves et géométriques, héritières des masques africains revus par le cubisme et le premier expressionnisme de Kirchner. Beckmann raidit ses personnages, se plaît à mettre des yeux, des bouches et des nez de dessin à ses personnages, et aussi des pieds grotesques, impayables, parce que cette raideur braque et élance les composants des tableaux. Les personnages-pantins rebiquent comme des mannequins en celluloïd, des poupées customisées, frottées de mauvais genre. Tout comme le peintre graisse ses contours, il fausse son dessin, pratique des gauchissements sournois, des tétanies très cintrées, des poses arquées, contorsionnistes. Le détraquement de ces rites, danse de l’apache ou carnaval, vient peut-être de leurs vibrations mesurées, monte peut-être des grimaces à la brosse où recoins et détails flageolent à nos yeux, presque à notre insu. Des raccourcis énergiques, des finitions expéditives concourent aux chaos enlevés du Beckmann dernière manière. En point d’orgue de cette dernière période, le peintre décline des tropiques de peintre, des tropiques de palette ; tropiques de costumes et de décors fondés sur des harmoniques bleues, vertes et or ; luxuriance de malles et de palmiers, dentures de feuilles, végétaux crénelés, aventures violentes aperçues entre deux huttes depuis le pont d’un navire, les sauvages invités à bord. Quelle aubaine de contrastes que ces apparats de plumes jaunes, rouges et roses tranchant sur le noir des smokings. Avant et après la chute affûte ses griffes primitives. Aztèques, océaniennes d’accent, les cérémonies de Beckmann n’en gardent pas moins la pompe européenne du déguisement, l’agressivité des simagrées ou de la pantomime. Beckmann-le-tardif ne s’en tient plus aux portraits collectifs extravagants, il retord le plomb, en quelque sorte, de sa collection d’épouvantails, pour mieux les lover et les intégrer dans un décor toujours plus unitaire, presque idéogrammatique, percé de trous noirs et de taches à fournaises. D’acrobates et saltimbanques qu’ils furent un temps, les héros de Beckmann virent au cylindre griffu. Les corps jaillissent en pétards, en bouquets de fusées, en baudruches modelées dans l’éclat. L’anatomie humaine fait allégeance aux nécessités picturales. Les membres deviennent des piques du décor, personnages et accessoires s’aiguisent, tessons d’une même brisure ou facettes d’un même prisme. Les sacrifices latents, dans les œuvres anciennes, déploient leur drame élémentaire dans les triptyques. L’ensauvagement lacère l’image d’un rut général. Le tableau approche la sphère turbulente où l’œil reçoit une volée de couleurs indissociable des corps suggestifs. Volontairement ou non, Beckmann tire un pont trop loin, mord sur les terres encore vierges ou presque pionnières d’une foule abstraite telle qu’elle montera, germinative, quelques années plus tard, dans les œuvres de Gorky, Matta et de Kooning, ou même chez le premier Pollock. Cette force d’attraction avant-coureuse ouvre un champ d’envoûtement maximal qui va du tableau regardé à distance à la scrutation des détails.
La marque noire de ses tableaux n’est pas venue d’un ajout subit, mais d’une longue gestation. L’envoûtement du peintre pour les contours accusés a pris la tournure d’une tache agrandie, d’un présage qui peu à peu a frangé les décors et tout ce dont le peintre les truffait. Beckmann voulait lui-même s’y laisser prendre, se lever dans la nuit et voir rutiler en reflets, en profondeur, toute la caisse profonde du tableau. Par ce labour au noir, obsédant, Beckmann lève une qualité royale dans l’image peinte, un privilège de l’excès que l’artiste se décerna à la longue, en des scènes toujours proches d’un couronnement barbare.

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Léon Bloy

2/7/2022

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D’une flamboyance visible à cent mètres à la ronde, Léon Bloy domine les rayonnages. Sous des titres ravageurs, nombreux et uniques, Bloy assène à pleines liasses une faconde dont nul écrivain n’a tenu la cadence. Le phénomène de puissance et de roulis confine à l’irréel. Le déchaînement de forces, plutôt que de faiblir après sa montée en puissance, s’y réengendre à la surenchère. En partie en raison de cette densité exceptionnelle, Bloy demeure attaché, dans la mémoire collective, à l’offensive littéraire. Bloy se disait lui-même « Pamphlétaire par amour ». Or les mobiles de Bloy quand ils s’attaquent à tout le monde, ne m’intéressent qu’à demi, non plus que sa foi exaltée. L’une de ses récurrences d’élection, toutefois, l’apparition mariale dite de la Salette et ses petits bergers témoins, excède le prosélytisme violent et le climat d’anathème généralisé, par une certaine flexion du cœur où Bloy transparaît au plus blessé de sa flamme. Par-delà credo et hantises, Bloy, n’en déplaise à l’auteur lui-même, se lit très bien en laissant de côté les chevaux de bataille. Ou mieux, en les oubliant pour mieux les retrouver au détour de l’énorme dépense consentie par l’écrivain. Une dépense inventive pour laquelle, si je la trouvais chez quiconque aujourd’hui, même diluée à un cinquième, je bondirais d’enthousiasme et me lancerais dans une campagne de glorification acharnée et méthodique. À l’échelle du mot, de la phrase et des unités supérieures qu’ils composent, Bloy se saigne à blanc et en boucle. Je me suis souvent fait cette réflexion que la plupart des « écrivains », sur cinquante ou cent pages, hissait à la peine un seul de ces temps forts qui légitime un texte, quand Bloy les débite à volonté, en des crescendos et gradations virtuoses où écrire devient, non plus une activité de scribes perclus, penchés sur leur table d’idées naines, esclaves de formules toutes faites, de conventions fossiles égrenées à voix aigre et grelottante, mais une race inédite de tempête dont le lecteur a le privilège d’admirer les rafales. Bloy emporte dans une catastrophe, un séisme bouleversé où la force d’attaque par les mots, la fleur d’émerveillement isolée et les conséquences immédiates de son éclosion unique n’est pas un coup de chance, un mérite, un exploit, mais le niveau basique, l’obligation minimale d’un devoir, en deçà duquel il n’est plus question d’écriture mais d’impuissance, au sens le plus inexorable.
Bloy accusait avec un panache massacreur les insuffisances de ses prétendus confrères, leurs attitudes de lâcheurs, leurs révérences distribuées sans vergogne, leurs alliances pour être édité, le brouillard de magouilles dont ils s’appliquaient à masquer leurs textes penauds, leurs copies de poussifs. Bien sûr, ils l’ont tous détesté, tous, et Bloy leur a rendu au centuple, aimerait-on se dire. Mais Bloy ne put strictement rien faire contre la loi des faibles, invincible entre toutes, collective qu’elle fut et qu’elle reste. De clubs en salons, les ennemis se réchauffaient, entretenaient sans que cela leur coûte un effort, une démarche, encore moins un risque, l’ostracisme du détesté fulminant. Lire Bloy, et le lire à l’attaque des piètres, nous les représente à leur bureau, entre deux mondanités. Agrippés à leur situation, parfaitement à l’abri des aléas pécuniaires, soudés dans une entraide frénétique, ils n’en transpirent pas moins cette honte, en couchant sur le papier des brouillons, des élans dont ils sentent, avant même qu’ils soient publiés, imprimés en revue, combien ils allumeront de mépris et de rire défiguré en celui qu’ils affament mais qui les surclasse tous. Du moins Bloy ne les aura pas laissé dormir, ces littérateurs qui ne pouvaient se venger qu’à l’argent, espérant fébrilement, très fébrilement, que l’Histoire ne ferait pas son travail, que ce Bloy serait noyé dans l’opprobre, relégué à l’oubli pur et simple. Mais Bloy, l’enterré des cénacles, leur écrivait à flot, ne laissait pas une chance au non-dit. Et les coalisés, quand venait à paraître l’une des escarmouches imparables signée Bloy, se voyaient déjà ridicules, non caricaturés, comme cela arrivait, dans une règle du jeu acceptable, presque flatteuse, mais déculottés d’un trait, le pantalon aux chevilles.
Mais si Bloy harcelait ses ennemis à un contre cent, il les achevait encore mieux, sans le vouloir, à la splendeur, quand il retrouvait l’axe premier d’une création sans conflit, dans certaines régions de son œuvre en retrait de l’arène et des règlements de compte. Je pense en particulier au conteur de « Sueurs de sang », au romancier du « Désespéré », à l’auteur des « Histoires désobligeantes » ou aux propos de l’ « Entrepreneur de travaux de démolitions » où se déploie l’une des plus hautes spécialités de l’écrivain. Le spectacle de l’espèce humaine, prodigue en abîmes d’indignités, mais aussi en prouesses isolées et remarquables, fait la matière d’élection du redoutable conteur. Trois types humains, non exclusifs l’un de l’autre d’ailleurs, y sont criblés d’anathèmes, mutilés et remutilés : le catholique, le bourgeois et l’artiste. Dans cette malédiction colossale, les trouvailles de l’écrivain haussent les faits relatés à un niveau d’excès où les mots, proliférant à l’accès de rage et l’aisance rageuse, se métamorphosent à la fureur. Trait fondamental de l’écriture bloyenne, un courant de sentence prophétique s’y double souvent d’une drôlerie explosive. Par l’entremise du personnage témoin, délégué de l’auteur, le lecteur assiste aux stupeurs de Léon Bloy. Comment qualifier le final de l’histoire édifiante du « Gendarme Dussautour » dans « Sueurs de sang », quand ce gendarme retraité, sorti de sa tanière aux premiers coups de canon des Prussiens, et parti seul au-devant du régiment, réclame à l’officier en tête du bataillon : « Tes papiers ! » ? L’héroïsme désespéré d’une France morte façonne ce guerrier bourru, un amalgame de courage réveillé dans un corps presque prêt pour la tombe. Bloy pleure sur le drapeau en y mettant le feu et en brandissant la torche le plus haut possible. Mystère du charme de ces récits, l’excès des tempéraments décrits, inspirés outrageusement de la trempe de leur inventeur, génère des attitudes d’un burlesque inimitable. Mot-pour-mot, on croirait l’aventure, chacune des aventures conformes au visage forcené de l’écrivain : ses yeux exorbités, ses sourcils buissonneux et sa moustache de hussard. Un comique extrême naît de la coïncidence entre la désarticulation colérique des protagonistes et leur langage très châtié ; entre leurs manières soldatesques et leur verbe aristocrate. Toujours dans « Sueurs de sang », Bloy invente pour les soldats en déroute de 1870 une course à l’honneur, des séances de rattrapage isolant des bravoures et prouesses, métonymies vivantes de l’honneur français dont le prélèvement et la glorification rayent la victoire allemande et fustige la bestialité des casques à pointe, ainsi le commando surprenant le viol collectif d’une Française par des Allemands dans une cabane au fond des bois. À quatre contre douze, les Français refont leur guerre en un acte et terrassent les violeurs. Burlesques, épiques et funèbres, les contes de « Sueurs de sang » tirent les coups de semonce de l’honneur, et tous ils montent de l’ombre, de la marge et d’un héroïsme aussi truculent qu’imprévisible. Dans ses « Histoires désobligeantes », Léon Bloy brocarde sans frein la vilénie ordinaire tel qu’il n’aura eu de cesse de la harceler dans les milliers de pages de son œuvre, dans ses journaux et son « Exégèse des lieux communs ». La vélocité atteinte dans la détection et l’humiliation de l’infâme, par son art des suppliciations, touche au délire, comme c’est le cas dans l’exemplaire et anthologique « Parloir des tarentules », grand prix de la Comédie en un acte. Le héros, pris en otage par un versificateur, y expose une nuit d’épouvante à écouter les œuvres entières de son bourreau, dont « un drame biblique en cinq actes » et « quinze cents sonnets, plus de vingt mille vers ! ». Le traitement de la vanité littéraire passe tout ce que l’on connait en la matière. Voici l’homme quand il se proclame écrivain, prêt à tout, au meurtre s’il le faut, pour être vu et entendu sur ce perchoir à chimères où de tout temps il se voit à sa place, rien ne l’en déboulonnera. En un seul prototype, Bloy ne soulève pas seulement les annales de la cuistrerie littéraire, les trucages sans fin de ses prestiges arrangés, il compose le portrait animé d’un épouvantail humain dont La Bruyère a sans doute rêvé, un jour, de comprimer toutes les tares. Bloy invente ici un fléau qui échappe, tant ce Damascène Chabrol, héros du récit, déjoue les pentes de notre sentiment à son égard. Car si l’écrivassier graphomane donne l’effet d’un terrassier occupé de gros œuvre, ce danger public, persécuté par ses propres mots, asphyxié ou sursitaire de son emphase, ressemble fort, aussi, à un autoportrait échevelé de l’auteur.
L’animosité et la verve, à ce point incandescence, exigent des repos. Elles finissent par lasser, saturer. Même altier, même à la splendeur, le grognement, à longueur de pages, use son lecteur. J’oublie pour un temps celui qui fut capable de dureté envers Villiers de l’Isle-Adam, et à qui, pourtant, après sa mort, il écrivit un mémorable Tombeau. Je me repose de Bloy mais ce n’est jamais l’oublier. Avec Bloy, nuls adieux, jamais. Le rendez-vous est ouvert. Et les retrouvailles, en 2022, quand j’ouvre « Le Sang du pauvre » au hasard ou relis la préface sur l’enthousiasme, en préface aux « Propos d’un entrepreneur de démolitions », font taire les réserves et considérations soupçonneuses à l’égard de cet homme irascible. Soudain en prise avec une langue précise comme un français inconnu, aux lois inaccessibles, j’y trouve unis le goût, la fermeté, l’élégance, la ferveur, la force, la poussée, les larmes intestinales, pudiques et transmutées, j’y trouve le visage foudroyé de son homme, son exact et définitif filigrane, j’y retrouve vivants certains rêves sans suite sondés dans l’enfance, les rayons purs de son soleil in extremis, j’y éprouve le phénix de l’homme relevé à la poigne des mots dans un désert irrévocable.
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Kick and Rush

1/12/2022

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La lecture de « Red or dead » de David Peace, me ramène des années en arrière. Non dans les années 60 évoquées par l’Anglais, la grande époque où le Liverpool FC, mené par Bill Shankly allait forger sa légende, ni même le début des années 70 dont, enfant à l’époque, je ne me souviens guère, mais au tout début des années 80. Les mots de Bill Shankly au journaliste Horace Yates, du Liverpool Daily Post, rapportés par David Peace : « Les portes d’Anfield, les portes de Melwood, sont grandes ouvertes. Grandes ouvertes, Horace. Il faut qu’ils viennent sans hésiter. Sans aucune timidité, Horace. Qu’ils viennent pour qu’on leur apprenne à pratiquer ce sport et à s’entraîner. Tous sans exception. Tous les gamins à cent cinquante kilomètres à la ronde qui ont un jour tapé dans un ballon. Ils sont tous les bienvenus. Tous les bienvenus, Horace. Et nous les observerons tous. Chaque gamin, chaque jeune qui montrera un certain potentiel, nous l’aiderons à développer celui-ci, Horace. Telle est ma promesse. De donner une chance à chaque gamin, à chaque jeune qui franchira nos portes. La chance, Horace. Parce que c’est à cela que je crois. Donner une chance aux gens, quels qu’ils soient, d’où qu’ils viennent, leur donner cette chance. Cette chance, Horace. Parce que si on ne leur donne pas cette chance, il n’y a aucun espoir qu’on puisse découvrir des talents. Et si un gamin, si un jeune a en lui une once de talent, nous ferons de notre mieux pour qu’il puisse l’exprimer. De notre mieux, Horace. Car c’est à cela que je crois Découvrir ce talent. Puis donner à ce talent une chance de s’épanouir. Le faire s’exprimer. Puis le développer. C’est pourquoi ils sont tous les bienvenus. Ils sont tous les bienvenus, Horace. » Ces mots de Bill Shankly, la fumée dantesque de bureau à néon, le sien, à Anfield, où il a dû les prononcer, me rappellent non un espoir mais une joie, une joie sans nom, toute sensitive, riche et gorgée, une exaltation immédiate, qui sent l’écorce d’orange et la cour de récréation. Des jambes qui courent, des bras en l’air, des gestes beaux et francs, en pleine vitesse, les têtes en profil perdu, essoufflées et à l’affût, les charges en criant, comme des vagues, les garçons qui se hèlent, la balle ou le ballon qui fuse, rebondit, accélère et aimante les regards, le but et les cris, cris de joie en l’air, vraiment purs, directement de l’asphalte au ciel, sans intermédiaire, dans l’oubli du temps et de toute pesanteur. Il faisait chaud, toujours beau et les nez rouges, et les oreilles rouges et les doigts bleus, eux aussi ils fumaient. Les manches étaient courtes l’été et l’hiver, on les retroussait. Car à chaque instant, à chaque détour de la journée, dans la rue ou à l’école, c’était l’heure de faire les équipes et le frisson d’un match à jouer. De sept à seize ans, entre 1978 et 1988, le football prit la place, la plus grande, avant les cours, avant la musique et le cinéma. Ce n’était pas un sport parmi les autres, c’était notre religion, notre luxe banalisé, l’enjeu qui chaque jour reprenait ses droits. Personne n’était footballeur, tout le monde jouait au foot. Le quartier lorsqu’il fut remis par parcelles, avec le petit jardin et le petit chez soi, fut servi avec un ballon. Le ballon, à cette époque, c’était l’emblème des quartiers. Tous les événements humains, entre copains, tout ce que nous voulions nous dire ou éprouvions les uns pour les autres, de la plus subtile amitié à l’animosité la plus brutale, se déliaient ou s’entrechoquaient dans les matches en une forme élevée, noble et physique. Le phrasé passait dans les jambes, dans le corps, de la tête au pied, en mouvement.
Parler football, aujourd’hui, ne répond plus aux réalités d’alors, celles de la fin des années 70 et des années 80. Celles de Platini et des bleus, de la nuit de Séville où les Français ont cédé, dans les prolongations, face à l’Allemagne, en demi-finale de la coupe du Monde. Epoque d’une ferveur blessée, ruinée aux centaines de défaites des clubs français en coupe d’Europe. À l’époque, je ne comprenais pas qu’il fallait acheter cher des joueurs pour se donner la chance « d’aller au bout », je m’obstinais à croire que la rage de vaincre, l’énorme poussée de ceux qui ont du cœur pouvait tout renverser. Mais il y eut des victoires, l’Euro 84, et la deuxième performance de l’équipe de France en demi-finale de la coupe du monde, surtout cette victoire embrumée d’irréalité, dans l’air vibrant, caniculaire du stade Aztèque, à Mexico, quand la France élimine le Brésil, aux pénalties. Il y eut aussi les magazines, les posters, les vignettes Panini, les dégaines de bagnards en short court tels qu’Oswaldo Piazza, Jean-François Larios, des olibrius talentueux comme le Portugais Chalana, des jeunes prodiges comme Norman Whiteside, des buteurs aériens comme Zico, des buteurs à sang froid comme Rummenigge, des têtes brûlées comme Ian Rush ou Paolo Rossi, l’escamoteur, je cite de mémoire, au hasard, dans une collection de géants.
Dire quoi que ce soit du ballon rond, aujourd’hui, hérisse à l’avance celles et ceux qui ne voient plus, dans ce sport, qu’un crétinisme de milliardaires à têtes de simplets, autour desquels, séparés par des grilles, des hordes aboient comme des chiens enragés dans une espèce de concours lâche à la haine. Sans parler des affiches, des publicités, partout, pour les paris, dans un fantastique amalgame de pauvreté infectée, d’argent violent, poussé à son paroxysme vulgaire, et de richesse cynique.
Le feu dont parle « Red or dead », je l’ai connu à ma porte, dans l’allée. Juste au bas des trois marches. A trois, à quatre, à cinq, parfois six ou sept, nous disputions des matches, des matches par centaines, par milliers. Les voisins n’aimaient pas. En dépit de nos précautions, nos écrasions leurs platebandes d’un mètre sur deux ; nous étions surtout là, sans arrêt, le long du parking où tenait une dizaine de voitures quand il affichait complet, le soir. Le tournant de l’allée en arc de cercle n’était pas un tournant mais une droite, un terrain de bitume de douze mètres sur deux, peut-être deux mètres cinquante, maximum. A droite le petit parking buttait contre une haie de tuyas ; à gauche, s’alignaient les deux massifs étroits d’une maison divisée en deux adresses mitoyennes, deux portes dont la mienne, au 15. Parfois, nous décampions quand le voisin sortait en grognant après s’être contenu. Son fils jouait avec nous, le père se retenait. « Vous ne pouvez pas aller jouer plus loin ? ». Eh non, on ne pouvait pas, du moins pas vraiment. L’espace vert devant chez D. et C., les premiers voisins de l’allée, ne convenait pas. Ce carré de verdure planté d’arbres maigres, les pépiniéristes l’avaient bien pensé. Pas moyen d’y jouer sans casser une branche ou frapper contre un arbre. Toutefois, avec un peu d’imagination, on pouvait en faire une cage pour un gardien et simuler des actions, des coups francs, travailler nos centres et nos têtes, mais les tirs de loin (ici les tirs de loin commençaient à partir de 5 mètres) promettaient de la casse. Lever le ballon, jouer en hauteur écourtait à coup sûr la partie. Soit l’objet tapait dans une porte, un volet, un pot de fleurs, un rebord de fenêtre, un carreau, une gouttière, et l’on attendait le ruffian, soit le ballon s’envolait, disparu derrière une haie ou derrière un grillage. L’un de nous se dévouait par aller sonner ou enjamber vite fait le grillage. Que faisions-nous entre deux parties ? Les uns crachaient par terre, les autres parlaient d’outrances stupides, les frères s’engueulaient, toujours au détriment de l’aîné. Nous piétinions en retrait quand vraiment, les voisins n’en pouvaient plus. Pour faire un petit match, nous attendions qu’ils partent en course ou ailleurs. À l’école et au collège, le foot était roi et les adultes en limitaient la pratique. Une espèce d’anarchie footballistique débordait l’encadrement et la direction faisait la chasse aux ballons, ils ne passaient plus la grille. Mais à la pause de 10h00, à midi, et vers 15h00, la cour de récréation finissait toujours en terrain de foot ; la balle de tennis tenait lieu de ballon, parfois une boule de beach-ball. Le ballon de cuir, dès lors qu’il passait l’enceinte, finissait donc confisqué, interdit ou roulé dans une friche après un vol par-dessus la grille. Il ne durait jamais. Je ne parle même pas, quand nous étions dehors, des différents ballons dans lesquels nous frappions. Les ballons neufs ne servaient pas longtemps. Trop neufs, ils payaient leur lustre d’une vie écourtée. Les plus vieilles carnes, elles, à moitié dégonflées, tenaient plus longtemps. La peinture s’écaillait en très fins éclats, en ridules et craquelures, jusqu’à la mise à nu du cuir pelucheux des pentagones cousus. Parfois un ballon « tango » nous arrivait entre les jambes. Quand l’un d’entre nous se voyait offrir un ballon, flambant neuf et en cuir, il le gardait, le plus souvent, à domicile, dans sa chambre, craignant que le cuir soit trop vite râpé par l’asphalte. À la rigueur, en le tenant bien contre soi, le propriétaire du ballon l’emmenait avec nous sur les grands terrains, à un quart d’heure à pied. À cette époque, l’AS Murigny ne possédait ni vestiaire ni autres baraques ou toilettes, mais deux grands terrains, le long d’un talus de voie ferrée. Nous entrions à un endroit discret, sous le grillage. Ceux de Châtillons entraient par une autre ouverture, de l’autre côté du stade, non loin du pont qui séparait les quartiers. Sur place, nous occupions la largeur du terrain derrière les buts. Insuffisamment nombreux pour jouer à onze contre onze, nous disputions des parties contre des bandes venues de l’autre côté des rails. Le contact verbal se limitait à deux mots. « Vous jouez » ? Deux vestes ou maillots tenaient lieu de but. L’herbe élargissait les possibilités mais, comme nous étions habitués au bitume, presque personne parmi nous, ne taclait. Je ne m’y suis d’ailleurs jamais fait lorsque j’ai joué en club. La plupart de mes copains de foot ne jouait pas en club, avec licence, adhésion et rencontres officielles. Ni Philippe, ni Cédric, ni Stéphane, ni Loïc, ni Sylvain. Et pourtant, j’en suis témoin, tous jouaient chaque jour et chacun montrait des qualités spécifiques ; de passe, de dribble, de style, de diableries techniques, et plus encore de roublardise et de ruse. Quand j’ai voulu, pour ma part, connaître le frisson du maillot, et plus tard, celui de la victoire (je me suis lassé des petits clubs où l’important c’est de participer), ils me chahutaient un peu sur mon inscription au « Stade ». Le stade de Reims, même si entre 85 et 87, le passé glorieux était loin, restait un club prestigieux. Jouer avec les rouges et blancs, entre 14 et 16 ans, fut une merveilleuse aventure. J’aurais aimé que ceux de l’allée me rejoignent, que l’on se retrouve à l’entraînement, en semaine, et surtout, que l’on garde en ligne de mire, du lundi au vendredi, le match à venir, que l’on partage ce frisson, cette attente, jusqu’au coup d’envoi sur le rond central, le samedi. J’ignore s’ils y pensaient, si leurs parents auraient accepté ou non qu’ils s’inscrivent, qu’ils fassent la démarche, mais je sentais bien qu’ils posaient un regard mélangé sur ma période en rouge et blanc.
Nous aimions tous des joueurs, des styles de jeu différents. À l’époque, la télévision ne diffusait pas les championnats étrangers, juste des extraits, le week-end, dans la fameuse émission téléfoot (que même  à l’époque, je l’admets, je trouvais, sans avoir les mots, terriblement franchouillarde et même caserneuse aux entournures). Rapportées d’outre-Manche ou d’outre-Rhin, les images sauvaient l’émission de ses teintes de studio nauséeuses et des terribles vestes aux couleurs passées, surmontées de visages aux verres fumés. Des buts spectaculaires, des actions incroyables éclaboussaient cette torpeur. Sortis de leur contexte, ces prouesses allemandes (les fameux boulets de canon de Augenthaler, les têtes du buffle Rubesch), les tricotages espagnols et italiens, les chevauchées anglaises nourrissaient notre passion pour le BEAU JEU. La fascination d’époque pour Maradona par exemple, donne bien l’idée d’une sorcellerie des jambes et des pieds, sorcellerie passablement artiste, à quoi rêvaient les jeunes gens. Lob, petit pont, grand pont ou coup du sombrero ne valaient peut-être pas des buts, mais presque. Sur un geste, un rush, une cavalcade, un tir, un débordement, nos héros renversaient les stades. Cédric admirait Littbarski, l’ailier allemand aux jambes terriblement arquées ; pour ma part, Tigana représentait le fléau, l’exemple-type du joueur dévastateur, cauchemar des défenses adverses. Un infatigable arpenteur de terrain, un marathonien-récupérateur de légende, le plus grand des numéros 8. Son débordement dans les prolongations de la demi-finale de l’euro 84, à 2-2, reste dans les mémoires. Je garde l’image d’un homme qui disparaît littéralement hors des limites du terrain pour aller achever une bonne fois, plus loin, dans le noir, son adversaire. La course de Tigana au fin fond des prolongations, son centre en retrait, Platini n’a plus qu’à pousser la balle au fond, reste à mes yeux l’image d’un assaut inédit semblable, dans la boxe, au KO obtenu à la toute fin du quinzième round, sur une accélération irréelle.
Quant à l’alliage de camaraderie, de ferveur, de liesse soulevée par ce jeu à 22 joueurs au centre d’un stade, j’en trouvai l’exemple idéal dans la saison du Everton FC, durant la saison 84/85 où le club remporta Championnat, Coupe d’Europe des vainqueurs de coupe, en pratiquant avec un panache extraordinaire le football caractéristique du jeu anglais : le célèbre « Kick and Rush ». Du résumé de leur saison ravageuse, des extraits diffusés de leurs déferlements sur les défenses du Bayern, du Rapid de Vienne et des clubs anglais, demeure l’image d’un enthousiasme de plein fouet, des visages exaltés et souriants fonçant sur le but adverse comme dans une caricature de hordes barbares à l’instant d’un massacre. Les « Tofees » emportés par Reid et férocement galvanisés par leur manager Kendall, inscrivaient en lettres de feu l’énorme fraternité que le plus haut football porte à incandescence. Ils ne gagnaient pas seulement, ils faisaient sauter la victoire à grands coups, à grands ballons centrés en l’air, toujours plus haut. La menace d’Everton grondait toujours du milieu pour finir sur les ailes, et alors, quels centres... Soudain, presque sur la ligne de touche, Gray ou Sharp piquaient des ballons qui montaient à une hauteur anormale, presque inutilement haute, sinon que les joueurs d’Everton signaient là, par cette outrance dans le jeu d’altitude, par des ballons aériens que nulle tête d’attaquant ne pouvait atteindre, une barbarie artilleuse comme un grand dessin de victoire tracée dans l’air avec le ballon. Lorsqu’ils marquaient un but, ils le fêtaient de la même manière, en formant à deux, à trois, à sept, des statues sauvages et victorieuses. J’aimais tant Everton, cette saison-là, car ce n’était pas un club anglais mais l’équipe type de la victoire même, de la jeunesse de la victoire et la plus fraternelle, la plus chaleureuse, la plus fière, la plus explosive, la plus joyeuse, la meilleure des meilleures.


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Albert Londres

1/2/2022

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Forgé en trois syllabes de grand chemin, pleines d’échos incorruptibles, le nom d’Albert Londres ne saurait mieux convenir à la probité vivante d’un homme qui entrait dans le Malheur des autres, non en fouinant ou en grattant dans les marges, ni même en voyeur accrédité, mais par la grande porte.
Longtemps, l’auteur évoqua pour moi une aura humaniste, une figure tutélaire, un père de la nation, un scientifique, un humanitaire, un voyageur, un docteur Schweitzer des lettres, mais aussi un auteur passé de mode que ses multiples talents auraient cantonné à une postérité sourde et stationnaire.
Puis, après des bribes d’émissions, de brefs témoignages et allusions, toujours couverts d’un voile tacite, – la renommée de l’auteur supposé incontournable –, ses contours se précisèrent. Londres entrait dans la catégorie de ceux dont la vie et l’œuvre font bloc, les mots paraissant la continuité imprimée de quelque buste en marbre du grand homme. Avant d’en avoir lu une ligne, je m’étais fait une idée assez précise du pourfendeur, de sa colère appliquée, – j’allais dire sobre mais Londres ne s’interdit pas le débordement, le coup de poing sur la table et la table renversée – ; seulement, il garde une tonalité de rapport officiel pour taper dur. Car Albert Londres s’attaquait à des fléaux, des détresses organisées, des misères décrétées, brevetées. Le reporter affrontait cette chose dont le mot, de nos jours, a fini de signifier – dans une, peut-être deux décades, il tombera du dictionnaire – : l’injustice. Mais ce dénonciateur d’aberrations officielles se doublait d’un véritable écrivain. Rien de mieux qu’Albert Londres pour remettre les compteurs à zéro dans ce continuum inébranlable qu’est la banalisation de l’immonde. Il sait ruer, alors, à sa manière d’homme en habit, missionné par son journal et surtout par un inflexible sens de l’honneur.
Que vient faire, un siècle après entre les mains du lecteur, un expert des turpitudes des années 1920, ou, pour le dire mieux, un véritable truffier de la saleté humaine ? Que les phobiques des moralistes se rassurent ; nous sommes, en compagnie d’Albert Londres beaucoup trop au ras de la catastrophe, pour que l’auteur ait seulement le luxe de s’accoutrer en donneur de leçons. Plus simplement et efficacement, moins thématiquement, l’auteur tombe à point nommé lorsque, fatigué des styles et surtout de leur absence, le lecteur s’en remet à l’étage discret des bibliothèques où les écrits de Londres patientent à l’écart des embouteillages. En guise de journaliste, voilà un écrivain bien corsé. On dira que sa matière, celle des preux, des défenseurs de la veuve et de l’orphelin, lève à elle seule des flammes de dix mètres, la hauteur de celles que Londres vit coiffer Notre-Dame de Reims bombardée par l’Allemand. Mais encore faut-il aborder ces sujets avec un feu, lui, tout personnel, et Albert Londres se révéla, dès avant ce reportage rémois qui le lança sur le devant de la scène journalistique, un cas assez unique de poète de la catastrophe. Autre écueil que le détracteur ne manquera pas de pointer : les facilités pathétiques de l’indignation. Sinon que l’indignation, en sa fureur si porteuse, ne gronde jamais si bien que portée par la peine, un fond de peine spéciale, proprement singulière et unique, où les mots dans les lignes ressemblent aux dents serrées. Or l’écriture d’Albert Londres possède au plus haut point cette coupe nette et spontanée d’une langue très inséparable de son cœur. Un étranglement, une émotion du type de l’étranglement quand le bouleversement n’est pas loin, anime l’écriture de Londres en un flot continu. Cette voix dans les mots, qui empoigne, met dans ses inflexions une strate de revendication qui échappe à son sujet en le débordant, en l’enveloppant d’une chaleur où les causes claires et précises, bien délimitées, ne rendent plus compte de grand-chose. Il y va d’un bouleversement suprême qui l’emporte sur la somme et l’articulation des faits. C’est ici que le journaliste Albert Londres œuvre en très grand poète, en se tenant au langage concis de la dépêche, en la grevant juste ce qu’il faut pour lui donner son cinglant et sa fraîcheur inimitable.
Pour saluer cette course à l’honneur que furent les missions et reportages de Londres, il suffit de noter que personne n’aura réussi à lui trouer la peau. L’intrépide collectionneur de bourbiers où il ne fait pas bon s’enliser, Londres étant d’ailleurs dérivé de la forme altérée de Loundrès signifiant « endroit humide et marécageux », mettait un calme suicidaire, un aplomb de gentilhomme à y évoluer jusqu’au cou. Il aura fallu un bateau en flammes suivi des requins du golfe d’Aden pour mettre un terme à un procès-verbal que rien ne semblait devoir contenir. Albert Londres ne donnait pas dans la petite spécialité, au point que les crimes d’état paraissent avoir été sa passion : Guerre mondiale, boucherie coloniale, bagne à Cayenne, asiles-pandémonium, traite des blanches en Argentine, antisémitisme larvaire et européen, je n’ai pas tout lu, loin de là, mais l’album des crimes à grande échelle y paraît exhaustif. Quant au degré d’engagement de l’auteur, je sais, entre autres hauts-faits, qu’Albert Londres, a obtenu la réhabilitation d’Eugène Dieudonné, bagnard pour rien, si tant est que les autres l’eussent été pour quelque chose.
Entre deux reportages, enquêtes ou chroniques sur la façon dont vivent les Chinois et les Japonais, avant de revenir vers eux quand ils s’entretueront, Albert Londres donne l’idée d’une nouvelle espèce humaine. Moustachu et bien mis, homme de lettres, il paraît doté d’un appareil physiologique le propulsant aux quatre coins de l’ignominie, sans rien pouvoir y faire ou presque, mais en prenant acte, pour plus tard ou pour quelque prétoire de l’Absolu où les dossiers, en attente d’être traités, s’entassent. Un pouvoir étrange, surhumain, d’infatigable ponction de l’abject, anime cet homme dont le palmarès, dans l’ordre de l’horreur débusquée et poussée à toutes forces, (et faute de pouvoir l’y hisser sans délai à la table des juges), ressemble à une collection du pire : l’exaction de masse et le crime contre l’humanité. Albert Londres, vu de notre époque, pourrait passer pour un noble guerrier et un grand cœur. Cela, qui est probable, serait déjà beau. Mais l’artiste Albert Londres enflamme à la hausse la magnificence de ses combats perdus. En l’occurrence, ses phrases courtes, de dépêche et de compte-rendu, pourraient déjà à elles seules nous suffire. Une distinction trouve là sa cadence. Elle assène sans gifler, elle observe et consigne avec des patiences de géomètre. Mais cette concision n’est pas tout ; elle prend son ampleur dans l’excès, l’outrance de ce qui a été donné à voir à l’enquêteur et qui retentit dans son verbe dans une sorte d’envol froid au délire. Les exemples abondent, ils s’enchaînent, et leurs enchères constituent un reportage sans pareil sur la jouissance d’état, sadisme impersonnel dont les plaisirs reposent sur la souffrance à faire endurer, et sur le malheur à entretenir, sous des prétextes inabordables par l’ironie humaine. Je ne prendrai que deux épisodes, deux volets, deux tranches de saga.
La première correspond à un titre de chapitre : « Le repas des furies », que par distorsion ou orthopédie mémorielle j’avais jusqu’alors rebaptisé « Le Jour des macaronis ». Albert Londres débarque, au sens strict, chez les fous où l’une des sœurs ou le médecin-chef lui fait la visite. Les conditions d’internement bestiales, l’abandon sophistiqué dont les patients font l’objet, forment un ensemble sans âge et sans territoire ; les pages concernées paraissent détachées d’un grimoire médiéval où un esprit malade aurait inventé une ère des sévices et l’exercice millimétré du mauvais traitement. L’Asile, tel qu’Albert Londres l’infiltre, outre les internés, compte un mobilier pâle et leurs habituels fétus médicaux en blouse blanche, mais la saisie d’ensemble inaugure un type de lieu abusivement qualifié d’endroit où l’on soigne. Il s’agit d’une fabrique à damnés, et Albert Londres n’a pas à forcer le trait pour le faire attester. L’heure du repas, donc, plaisamment nommé « le jour des macaroni » par l’officiante ou gardienne en chef des repas, ou DU macaroni, dans une acception curieuse du macaroni personnifié dont la note manquait vraiment à l’édifice, sonne l’heure de la révélation explosive. Oui, les damnées, celles du pavillon des femmes, contenues derrière une porte comme un raz-de-marée sur la digue, à l’ouverture des portes par l’équipe des sœurs, (sont-elles trois ? Dans mon souvenir je crains qu’elles ne soient deux, à se préparer physiquement, mentalement, à l’incroyable corrida) ; se montent les unes sur les autres quand le barrage cède. Les images et les scènes s’enchaînent et se recouvrent. Ce qui pourrait n’être qu’une scène rabelaisienne un peu forte, hideuse et gluante, devient en quelques lignes, quelques images de poussée frénétique, une nef des fous cannibale, dont l’acmé immédiate et filée donne le sentiment que les femmes se dévorent les unes les autres par PÂTES INTERPOSÉES.
L’autre épisode concerne l’enquête relatée dans « Au bagne ». Après « Chez les fous », je ne doutais pas un instant que l’exploration de Cayenne, Saint-Laurent du Maroni ou des « Îles du Salut » n’atomise le compteur à cauchemars. Ma lecture a beau être récente encore, les différentes étapes de l’état des lieux, telles que je peux m’en souvenir, relèvent d’une projection dans le pur interdit, de l’inconcevable implacable, reconnaissable sans faute à la maille massacreuse de la réalité. Il y est question, notamment, du « doublage » dont je ne savais rien. Quand un bagnard prenait entre 5 et 7 années de travaux forcés, il devait, une fois sa peine effectuée, passer le même temps en Guyane, sans appui, logement ni revenu, à moins, et à quelles conditions, de prendre à un autre une place d’esclave chèrement payée de toutes les manières. Une peine de plus de 7 ans signifiait la perpétuité. Ainsi, le bagne commençait à la libération. Les faits, ici, basculent, non dans l’outrance et le sidérant, mais dans le genre fantastique ; le fantastique et le surnaturel pénitentiaire. Un cran plus loin et l’on ranime les morts pour punir les coupables en cercueil. L’effet bourdonnant, à la lecture, du sort des bagnards, la réduction à rien du domaine de l’espoir, entrouvre les portes d’un monde où le maléfice ambiant encage toute la région tout en excluant l’imagination d’un ailleurs. Cayenne devient un cadavre d’atmosphère où grouillent les bagnards. Abandon, décrépitude, et, chose folle entre toutes, le monde de ces hommes ne bouge plus que selon ce principe cardinal : la mauvaise nouvelle. On me dira : comment ? A l’infime recrudescence des espoirs minimes. Ils renaissent à partir de rien et moins que rien, et tous périssent.
Le fond du bagne, plus improbable qu’une fantaisie de science-fiction sinon que Londres y est allé, que le lecteur l’y a suivi aux confins de l’irréel, est un îlot des bien-nommées « Îles du Salut ». Sur place vit encore le survivant de toutes les souffrances. Les mots et la carne de ce héros de l’enfer sont donnés à sentir aussi nettement que le froid qui approche. Le bagnard de légende avec quelques autres fantômes placés là en récompense ou en châtiment, – les deux termes s’équivalent soudain dans le récit, tant les hommes encore en vie sont des masses rebroyées, les spectres d’eux-mêmes –, raconte au journaliste le bruit des craquements d’os, entendu sur la rive, depuis les rochers, quand tel bagnard se jette aux requins. Albert Londres y pensera-t-il au dernier moment, lorsqu’il basculera par-dessus bord, lors du naufrage du paquebot Georges Philippar, dans le golfe d’Aden, dans la nuit du 15 ou 16 mai 1932 ?

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Kaputt, Curzio Malaparte

12/16/2021

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Kaputt a le cassant des grands titres. Son bruit de craquement, de gel, d’os et de bois mort, soulève un pan d’abîme si vaste, vraiment sans bords, que Malaparte s’est rendu à ce mot, au son dur et à la qualité de détruit sans recours qui en émane. Kaputt assène également un condensé germanique en deux syllabes, une autre manière, plus directe et identitaire, de dire : Allemagne. Et justement, l’auteur/narrateur, témoin direct des événements, à l’occasion d’un tête-à-tête avec une jeune aristocrate de Postdam, éclaire tardivement le titre, qui s’enrichit alors, pour le lecteur, de son étymologie fascinante. Kaputt viendrait du yiddish Kaparôt qui signifie sacrifice, offrande, victime immolée, et ce mot invoqué auprès d’une jeune allemande, à l’aune de sa signification élargie, porterait selon Malaparte le destin de l’Allemagne. Ainsi le titre rayonne-t-il tel un biface finement significatif dont Malaparte dispense les deux miroitements en laissant un intervalle de presque 300 pages entre les deux éclats. Il nous avait préparé, d’ailleurs, à cette complexité sémantique, en qualifiant de « tristesse cruelle » l’identité profonde des Allemands, oxymore cardinal qui revient à deux ou trois reprises. Ainsi, organiquement fils de son titre, d’un titre posé comme un suaire sur 70 millions de morts, le texte de l’italien peut alors, sans en avoir le souffle coupé, entamer son errance dans les ruines, son retour dans les paysages interdits, des forêts de tournesols roumaines aux bois glacés de Carélie. Car Malaparte, gentleman de l’indicible, s’est arraché le cœur au vestiaire de ce roman pour s’en barbouiller le corps nu. Si ce n’est son propre sang, on ne sait quelle onction ou drogue raffinée lui permet de tenir la note au milieu d’une mort massive et démesurée qu’en dépit des relais de l’Histoire, des hécatombes et des souffles de forge encore proches, nous découvrons à neuf, comme des arches irréelles, des monuments d’effroi.
À cet égard, un hommage convenu, quoique justifié, porte à mettre l’accent, dans Kaputt, sur l’épisode des « Chevaux de glace », l’un des grands tableaux dont le roman propose l’anthologie frappante. La scène apparaît sur le lac Ladoga en Finlande. Cernés par un incendie, des centaines de chevaux russes se sont jetés dans l’eau glaciale. Montés les uns sur les autres dans une gigantesque ruade agglomérée, ils gelèrent et restèrent prisonniers des glaces durant les mois d’hiver. Aux soldats finlandais et à Malaparte cantonné avec eux, le drame offrait l’image d’un carrousel équestre de cauchemar, en même temps qu’une outrancière et fastueuse sculpture morte/vive nappée de glace. Je ne sais pourquoi l’image ne m’avait pas atteint, lors de ma première lecture, au niveau d’intensité présumable. Cela vient, je crois, du caractère trop spectaculaire de la vision, du foisonnement baroque des crinières blanches, d’un relent d’opéra et d’un rappel trop proche des statues équestres qui globalement me rebutent. D’autres réalités, dans la suite du récit, méritent autant sinon plus l’attention.
Le train roumain emportant les juifs de Jassy, – le lendemain d’un pogrom en représailles d’un prétendu soulèvement, hommes, femmes et enfants privés d’eau et comprimés à cent par wagon, étouffés à mort –, ce convoi à la poursuite duquel s’élance Malaparte et le Consul d’Italie, donne lieu à un dénouement qui dans la mémoire intime du lecteur le plus blasé, se gravera en profondeur. Il s’agit de l’instant où le Consul Sartori, face aux portes qu’à toutes forces lui et Malaparte tentent de faire ouvrir, reçoit tout à coup, quand la porte finit par céder, une avalanche de cadavres raides et bleus qui l’ensevelit tout à fait. La scène, une fois décrite par Malaparte, se passe de commentaires, mais l’éclat du hurlement résorbé, le souffle d’horreur que personne n’est en mesure de pousser ou d’expulser, Malaparte parvient à l’inscrire et à le rassembler dans l’image. Car à la lecture de ce passage, ce ne sont pas des cadavres qui se déversent, mais des sarcophages bleus, des quilles aux bras le long du corps, comme une floppée de pharaons, tous au même garde-à-vous de la mort. Des pharaons ou guère mieux, à savoir des cousins très sévères de la poupée russe. Malaparte n’en reste pas au constat, et à la décharge d’un pathos desservi par la neutralité du reportage, il trouve la brutalité séante, l’image de jonction entre la folie meurtrière et l’extrême alerte macabre qui la dénonce. Il met de l’honneur dans l’indescriptible.
Ces acmés funèbres que Malaparte ne risquait pas d’omettre en qualité de témoin, de ravagé à la preuve, révèlent avant tout une pitié gainée de rage froide. Elle ne tranche pas dans le flux du récit par une volte convulsive et des proclamations indignées, elle explore à rebours son choc et cherche le point d’entrée de l’immonde. D’abjections en sublimités où la glace et le sang, le soleil et la putréfaction lèvent des fastes inhumains, Malaparte aborde sa traversée du destin humain avec la même gravité. Une gravité si extrême qu’elle semble placide, que l’on pourrait, à certains détours de pages, en de fréquentes coulées esthètes, prendre pour un décrochement lunaire, une rupture par le luxe dans les nuitées d’ambassade, au clair de nuit finlandais, cette déportation de Malaparte par-delà bien et mal. Tel avance Malaparte dans l’horreur et le crime contre l’humanité, d’un ton égal de catatonique lucide. Le lecteur voit, dans Kaputt, à travers des pupilles fixes et dilatées. Amis des hommes comme celui des bêtes, Malaparte se laisse tailler à vif par les grandes passions humaines. Le capitaine italien, correspondant de guerre, proscrit du régime, provocateur funambule de la gestapo, diplomate kamikaze sévissant au culot de sa renommée littéraire, aventurier des confins, recueille la douleur sans se regarder faire. Chez l’écrivain, le réflexe, le sursaut humain, le cœur insurgé, précèdent la stratégie littéraire. Le plus fort, dans ces lignes bondées d’outrances, tient au maintien et même à l’élévation au principe maître de l’écriture de la nuance, des plus subtiles gradations de la nuance au milieu des abîmes meurtriers. Exemplaires à ce titre, les soirées palatines, en Pologne, chez le gouverneur assassin Hans Frank, produisent en dialogues hautains, politesses démones et chantages de mort, un grincement inouï. Sur fond de décor hitlérien, ameublement, architecture et pompe javelisée des hauts murs conformes au style et à la morgue glaçante du dittes reich de la Chancellerie berlinoise, l’innommable suffrage d’acier des épouses et leurs minauderies de bouchères à la table des festins, achèvent l’inflammation malsaine et l’horreur gothique de chaque milliseconde. Dans l’antre du démon, – Hans Frank avait pris possession du Wawel, le château des rois de Pologne, à Cracovie – Malaparte, au moins autant qu’il s’applique à rendre compte d’entretiens odieux et feutrés, parvient à rendre, par le biais paradoxal du tintement, du reflet et du molleton, un hurlement généralisé de la matière. Porcelaine de Meissen, étoffes rares, divans viennois et revêtements de cuir deviennent ici, entre les mains allemandes, à la flamme des candélabres, un cri prodigieux, emmuré, un cri réfugié et grondant dans cette protestation indéchiffrable de la matière, de la neige sale du ghetto à l’argenterie du dîner. Les risques suicidaires de Malaparte, pris au nez et à la barbe des Allemands, entre deux plats, aboutit à un exemple rare d’héroïsme mondain et de sombre panache. Car Malaparte, sur son élan, va plus loin. Tout en les défiant ouvertement, il rit avec les bourreaux. Les assassins et lui achoppent à des confins révulsifs dans une communion au désespoir. De véritables éclairs de purgatoires les prennent à la gorge. Ces éclats de rire où l’ennemi s’esclaffe, – et d’autant plus qu’il ignore précisément pourquoi, ayant perdu le fil et passé les bornes –, Malaparte n’en reste pas aux points de suspension, au statu quo de l’absurde nourri de sa monstruosité évasive. Non, Malaparte en presse les venins, en éclabousse ses hôtes, le lecteur, sans en savoir plus que nous sur la complexité du toxique. L’horreur ne se purge pas, suggère-t-il peut-être, elle se pulvérise… et se reforme aussitôt. Malaparte réalise ce fait indéniable qu’en se ruant sur le crime allemand, il l’aiguise, le polit. Il peut toujours débarder l’abattoir en entier sur la table ; ce faisant, il ne fait que régaler les rapaces des morceaux les plus faisandés. Il ne manque à ces rires bavarois des tablées de Hans Frank, que le rires des « rats », c’est-à-dire des juifs du Ghetto, tels qu’il les qualifie, à l’unisson des seigneurs. C’est que, dans les rangs de cette chorale universelle, d’un côté la Mort riait encore, de l’autre elle ne riait plus.
Mais puisque Malaparte fonde son texte, en dépit de tout, sur une invincible lumière, il faut rendre hommage au talent d’éclaircie déployé par l’auteur, en des contrées et circonstances à quoi nul enfer ne saurait être comparé. Si, dans son roman, document historique mêlant récit, chroniques, témoignage, et libre distorsion des faits, Malaparte se révèle un immense dépositaire de l’humanité de l’homme, il le doit à l’œuvre d’art ici composée. Je ne parle pas même de cette division en chapitres où les animaux, dont les bouleversants « chien antichars » de l’armée russe, premiers vivants dans la tourmente, se débattent, luttent et meurent, sans avoir dévié d’un chant entre les bombes, la haine atmosphérique et le gel, arborant au sol, dans la terre ou dans les airs, la dignité de jeunes Dieux, j’évoquerai les massifs, la température ambiante et la clarté des grands paysages où Malaparte a situé les limbes, le monde intermédiaire de son récit. Il s’agit du théâtre des opérations, à l’Est et au Nord, de l’immensité du front russe courant de la Roumanie au cercle polaire. Des époques et séjours brouillés de Malaparte, partagé entre une présence sur le front et des séjours de répit dans les villas diplomatiques, je retiens ce contrepoint entre le soleil nocturne finlandais et les forêts de tournesols en Roumanie et en Ukraine. L’image du miel traverse les latitudes et englobe dans un crépuscule littéraire les régions distantes. Le froid domine mais la chaleur insidieuse, la touffeur des orages qui pèsent sans éclater lui disputent le malaise, l’hostilité des grands espaces. La lumière couleur de miel éclaire le hameau de la jument mort, à Alexandrowna. La jument et son orphelin de poulain dont la puanteur de crin, frotté à la mère, réveille Malaparte dans le noir. Les forêts de tournesol, autour, omniprésentes, donnent la mesure des soleils sur tige auxquels Malaparte reviendra souvent, notamment dans une scène troublante, où, réveillé d’une nuit au milieu des fleurs, Malaparte, craignant une approche furtive, alerté par un vaste froissement, assiste au mouvement de pivot collectif des têtes à flammèches, au moment où elles se tournent vers les premiers rayons du levant. L’énormité solaire du phénomène se propage à toute l’image que Malaparte donne de la région. Mais les tournesols, les crépuscules et la couleur miel, maintiennent plus encore les lieux sous l’éclairage tamisé, torve et restreint du cauchemar. La Finlande, en d’infinies variantes descriptives, se présente chez Malaparte sous une lumière plus pâle, mais tout aussi maladive et rétive au rythme biologique des hommes. Plaines roumaines d’un côté, et forêts finlandaises de l’autre, consacrent un même divorce atmosphérique entre l’homme et un dôme qui n’est plus le ciel connu. Sous les traits que Malaparte leur donne, les plaines menaçantes, les étendues sans fin chevauchant les frontières du Grand Est, deviennent, plus qu’un champ de bataille rangée, un piège immense, un grenier de mésaventures innombrables et sans recours. L’Allemand embusqué semble lui-même, éparpillé en bataillons, harassé, l’enragé d’un surcroît bestial, un concentré de perdition. Il ne conquiert plus, il hante, atteint par le mal des lointains. Malaparte donne à sentir une région du monde envahie comme d’un principe élémentaire et respirable par la mort violente et l’angoisse macabre. Un engrenage s’est répandu qui dépasse les instigateurs. Ainsi, Malaparte, pour dire en profondeur l’effroyable, et la part inexorable de mal absolu lâché à jamais dans l’air, sous la coupole de l’atmosphère, dépeint un groupe d’officiers allemands, les vainqueurs du Nord, en Laponie, arrivés à un point de déliquescence où chacun a depuis longtemps dépassé le stade, en soi, de son automate fanatique. Incapables de tenir encore par quelque grappin que ce soit l’affaire dont ils sont les rouages, d’assumer, de sublimer, de traiter, même provisoirement, la somme traumatique, ils ne pratiquent plus la dérision, ils naviguent à l’instinct de mort, ils marchent à l’obscur. Le général et ses officiers, dont une ancienne connaissance de Malaparte, ne forment plus une délégation aryenne, mais une horde albinos de maudits lovecraftiens.


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Décor de jeunesse

12/5/2021

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Je me souviens du chantier et du sable, des routes succinctes, des bulldozers. Les travaux s’étendaient à perte de vue. Âgé de 6 ans, je n’en voyais que des bribes. Sur le sable, seuls les engins, au repos le week-end, imprimaient des travées, des ébauches de pistes. Le dimanche, nous déambulions entre les murs à clairevoie de notre future maison. En retrait, des cylindres massifs, des pièces de canalisation me donnent l’impression, à plus de quarante ans de distance, d’avoir foulé une plaine qui, en devenir, semblait composée de vestiges. Le béton et le ciment, sous le soleil, stockés ou jetés comme des bornes, en attente d’assemblage, toujours dans le dos, de côté, barrant la vue, dressait un décor à l’antique. Des vestiges de temples, de colonnes et de frontons, n’auraient pas mieux resplendis. Dans cette future banlieue rémoise, ils blanchissaient au soleil, parents lointains de Persépolis. Un soleil de nouvelle ère brillait sur nos têtes. Pour le climat, cette fin des années 70 n’enchaînait pas les saisons. Bloquée dans un ensoleillement où cagoule et t-shirt coexistaient sans transition ni climat intermédiaire, l’époque ne quittait jamais ce poudroiement cru et irisé d’une fête ambiante, d’une exaltation outrée, poussée un cran trop haut, latente et foraine. L’orange ne triomphait pas seulement dans la mode, les vêtements, les papiers-peints, les carrosseries, les salles d’attente et les MJC, l’orange colorait la lumière, celle du jour. De même que les rouges et les bleus, en super 8, refluaient sur le quotidien en donnant à toutes choses, filmées ou non, des coloris de Noël ou de vacances à la mer.
            En guise de magie suburbaine, je n’ai retrouvé le charme, la qualité ambiante qu’au début des années 90, dans la zone commerciale Reims-Cormontreuil. Je connaissais bien sûr les grands magasins qui, discrètement, avaient poussé autour de l’Hypermarché « Cora », légende de la consommation champenoise, au cours des années précédentes. Urbanistes, maires, notaires et promoteurs de l’époque, eux ou leurs successeurs, doivent posséder les archives, les dossiers, les finesses de cadastres, les petites histoires d’accords et de signatures entre l’impulsion initiale et l’agrégat progressif des commerces autour du vaisseau amiral.
L’expansion tentaculaire de telles zones ne viendra que plus tard, pour aboutir à ces recouvrements d’enseignes, villes entières de marchandises dont la dimension grégaire et abrutissante ne fait aucun doute, mais en dépit de l’espèce de rejet indigné qu’en homme civilisé et informé, je devrais leur réserver, je ne peux me départir d’un goût pour ces lieux, spécialement pour leur début de colonie vague et bannie. Aujourd’hui même, conduit par nécessités ponctuelles à m’approvisionner dans de tels centres, mon goût initial parvient à survivre à l’écrasement des enseignes en batteries.
À 20, 21 ans, titulaire du permis, fou de désir pour la peinture, n’ayant pas un kopek et peu enclin à enfiler la casquette d’un fast-food, je rôdais parfois dans la zone commerciale. Elle entrait, à cette époque, dans son âge d’or inavoué.
Depuis la place des combattants d’Indochine, prototype du rond-point que depuis mes 7 ans, je voyais en ouvrant la fenêtre de ma chambre, la route qui mène à la zone longe des bornes de choix. Depuis ce rond-point de départ, donc, l’automobiliste remonte en pente le quartier. Cette ligne droite encadrée de talus que depuis des décennies les employés municipaux ont tenté de fleurir – exaspérés par l’échec, ils ont dû y aller à l’engrais, à la vitamine du paysagiste, car depuis longtemps les habitations sont littéralement enfouies sous d’énormes massifs– est surmontée d’une passerelle ; elle relie le nord et le sud de l’ensemble pavillonnaire devenu en quarante ans une ville de maisonnettes, resserrées voire mitoyennes, marée de toits ponctuée de quelques immeubles à deux étages. Le quartier Val-de-Murigny n’a pas encore dévoré la dizaine de kilomètres de champs qui le sépare de la Montagne de Reims, mais c’est en bonne voie. En haut de cette première montée, un autre rond-point donne en léger surplomb sur le quartier voisin des Châtillons où j’allais à pied, en 82 ou 83, chercher le presque sulfureux vidéo 7. La route se poursuit par l’enjambement ferroviaire de l’ancienne ligne vers Paris. Les buissons, au pied du terrain de foot, ont connu de basses légendes associées à des « grands » de l’époque, brutes de 16 ans, taurins et ataviques, gueules de fait-divers qui ont mal fini en effet, l’un est passé à travers un pare-brise et je ne me souviens plus de lui avant l’affreuse cicatrice qui lui divisait le visage, quelques penauds furent géniteurs dès 16 ans et culbutés dans la vie dite active sans avoir dépassé la classe de cinquième), les autres ressemblent aujourd’hui, s’ils vivent encore, à leur père. Le franchissement de la voie ferrée, à droite, donnent sur une construction tardive de forme circulaire : le collège Coubertin. Adossé aux champs, le bâtiment paraît n’avoir jamais dégelé d’une inauguration que j’imagine pétrifiante et venteuse dans cette demi-steppe des Hauts-de-Murigny, à une époque, 91 ou 92, où l’accueil des adultes et adolescents, lors des premières classes, a dû être rude, pour le moins, dans cette rotonde, sorte de laboratoire de l’ennui disciplinaire où je n’ai jamais vu personne entrer ou sortir. À croire qu’une très complexe prise d’otage s’y déroule depuis 30 ans, et les habitants de Cormontreuil, de l’autre côté de la voie ferrée, n’entendent plus depuis longtemps les bruits de carreaux cassés ; ils découvrent, en face, au matin, les nouvelles brisures en forme d’étoile, et vérifient que rien ou personne n’est sur les rails, en contrebas.
Je n’ai jamais pu retenir la volée de portraits-robots suscitée par le dépassement rapide de ce collège, sans toutefois parvenir à fixer les modèles de suicidés cendreux mutés ici, hommes ou femmes dont la chambre de fonction, dans les cubes attenants livrés par un architecte pervers, devaient connaître de poignants réchauffements entre collègues, des solidarités de goulag, des renforts bâclés, des désastres mutuels, des lâchetés nocturnes, et des poignées de cheveux restées dans les mains, au moment du lever, au bord du lit.
J’ai eu beau tenter de rêver à neuf ce collège, de lui mettre une pauvre médaille en travers de sa façade en quart de rond, rien n’y a jamais fait. Exemple d’un ratage sans pitié, ce belvédère dédaigné regarde la ville et n’adresse qu’une devise depuis sa hauteur marginale : « Tourne-moi le dos autant qu’il te plaira, je suis ton avenir. »
Une fois ce monument dans le dos, la courte descente file au troisième rond-point où s’annoncent, à gauche une frontière pavillonnaire entre Cormontreuil et « Les Châtillons » repérable à la croix verte d’une pharmacie, à droite le quartier frontalier entre Murigny et Cormontreuil. Dans ce labyrinthe de maisons plus anciennes et disparates, les habitants m’ont toujours paru plus discrets, dans le but probable d’échapper à l’époque. Un communautarisme serré semble de mise pour faire passer leur chemin aux colporteurs, aux étrangers, aux joggers, aux piétons, à n’importe qui. Il faut dire que la zone commerciale frôle presque les perrons ; seul les en sépare bravement le Tennis-club où je ne peux concevoir, sur les terrains couverts, qu’un seul public d’adhérents, fossiles aérant l’endroit une fois par semaine et buvant un ricard, peut-être une coupe, en parlant impôts, Connors et McEnroe. Je passe d’ailleurs souvent par l’arrière, le long des bâches vertes, quand la circulation est trop dense.
Après un ultime virage en côte, se profile le rond-point au sommet duquel apparaît en son ensemble, dans sa cuvette, la zone commerciale. Elle présente l’avantage de s’étendre dans un creux, une sorte de vallée donnant sur la frange toujours plus mince qui, au sud de la ville, sépare Reims de son vignoble. Deux masses se distinguent ; à l’Est l’hypermarché Cora, autour duquel s’est agrégée une grappe d’enseignes en sourdine, peu accessibles, à l’ombre, et vouées plus que les autres, il me semble, au dépôt de bilan et aux changements de propriétaires ; au sud, le bassin d’entrepôts/hangars.
Cette première vague de constructions coïncida à la clôture des années 80 et au renoncement de la boutique, de ses coquetteries singulières comme modèle marchand. Les commerçants et les investisseurs osèrent, avec une impudence sacrificielle et un culot de saboteurs impunis, une architecture très austère, fonctionnelle et rectangle, aux toits plats et murs en tôles. Un vague soviétisme émane de ces blocs qui un temps, peut-être, ont joué de l’alibi du stockage, du marché en dur, et du prix de gros que la massivité de ces blocs a pu inspirer. En vérité, ces paquebots terrestres échoués sur les grèves urbaines, dans les friches aigres et boudées, correspondaient à un dégrisement de fond, au vieillissement, si l’on parle de génération, des premiers divorcés, au point final des « Trente glorieuses » et aux existences engourdies dans l’ennui, parfois les conforts d’un repli casanier. Les cibles idéales de ces grandes surfaces furent au rendez-vous. Au passage, avaient disparu ces étranges pionniers que j’apercevais jadis, à pied, poussant leur caddie le long des trottoirs, quasiment sur la route, des femmes en chaussons et fichus, poussant sur trois ou quatre kilomètres le caddie de la semaine.
Avec la nouvelle espèce de commerces, les parkings se multiplièrent, domestiquant les reliefs en terrasses. Dans la zone, ils dessinaient une colline d’asphalte déserte, le dimanche. Quand je dis que la zone de 91/92, à peu près et de mémoire, marquait la fin d’une époque, une capitulation de style et d’intensité dans « l’air du temps », ce n’est heureusement qu’à moitié vrai. J’observe, rétrospectivement un phénomène similaire à mon vécu légèrement décalé des années 80. Avoir 20 ans en 1990, c’était avoir vécu de plein fouet la fameuse décade, mais en enfant et en adolescent, non en adulte. Les grands films, et notamment les plus sulfureux, la musique punk et new-wave, je les découvrais peu à peu, avec une dizaine d’années de retard. La période culminante pour le cinéma d’horreur et le punk, – entre 1976 et 1982 – battit son plein, pour moi, en 91/92, exactement à l’époque où fleurirent les premiers bâtiments de la zone. Leur profil tassé suggérait sourdement une archive, un stockage des grandes heures, une prolongation qui grondait aux parois anthracites des hangars, monolithes couchés, cryptes tièdes des œuvre marquantes.
Ces unités de nécropole inavouée, d’un commémoratif plus vivace que lugubre, j’en prenais le frisson en sillonnant les parages, et j’aimais ce premier coup d’œil depuis le rond-point surélevé. Un quartier louche, délibérément tel, s’y étendait d’un regard. Son mélange atmosphérique m’a toujours paru prometteur, engageant ; certes jamais au point d’assurer une exaltation manifeste, une adhésion complète, mais le métissage des enseignes assurait une stimulation de fond, une basse continue où les sens et l’imagination pouvaient souvent, de façon renouvelée, trouver une pâture. D’emblée, ces adresses sombres, enveloppées de leur habit de tôle, donnaient le ton. Une fois éclairée de l’intérieur, les magasins-hangars ne parvenaient jamais à se débarrasser de cette clarté blafarde et crue de stations nocturnes. Quelle que fût la saison et l’heure de la journée, les devantures affichaient une pénombre de mi-novembre et une nuit précoce de 17h30. C’est ainsi qu’elles rutilaient, malgré elles, dissonantes officines de ferrailleurs franchisés. Les « grandes marques » comme on les appelle, ne se mêleraient à cette faune que plus tard, quand vraiment les carottes du commerce à l’ancienne furent cuites, archi-cuites, et qu’il leur fallut, à elles aussi, descendre dans ce caboulot, ce bal populaire. Le pionnier du commerce à hangar, invisible et acharné, omnipotent, assurant manutention, service-client, comptabilité, caisse, ouverture et fermeture, je l’ai vu quand même, ou j’ai cru le voir entre deux portes. Grand et pâle, en manches de chemise, dans l’exacte tenue froissée d’un retour de mariage, à l’aube, le visage verdâtre à l’image de sa décrue festive et de son bilan rauque. Un tendineux mutique jonglant avec les cartons, les traits fermés et les dents serrées. Toujours entre deux catastrophes dissimulant les suivantes. Toujours un bon mot à la caissière, fille-mère aux cheveux gras, élevée au chewing-gum ; un salut plus rude au deuxième, l’homme à tout faire, un kurde, dont le patron soupçonne qu’il dort quelque part, non loin de la réserve, dans un poste électrique ou entre les buissons derrière le compacteur. Toujours est-il qu’il le trouve à la tâche sans jamais le voir entrer. L’homme en blouse bleue ne dit jamais rien, il range pendant huit heures.
Bien sûr, autour du Dieu Cora, il y eut quelques forts en base, devenus des piliers, dont l’inexpugnable Top office, aujourd’hui flanqué d’un magasin pour adultes éclairé violemment, on le voit de loin, comme un étale de primeurs.
Quant aux princes de l’électroménager, aux entrepreneurs de province, ceux qui voyaient grands et tentèrent le coup à grandes suées avides, ils ne finirent pas millionnaires et durent baisser pavillon, surclassés par des hommes plus rudes, des rivaux venus des marchés, les adeptes du lever à 4h00, Turcs ou Chinois, les increvables du tréteau et du givre, qui font leur chiffre, le double et le triple, tant et plus que les placiers ont toujours pu les honnir, les fourrer dans les coins, ils VENDAIENT. Ceux-là, une fois leurs économies faites, installés dans la cuvette de Reims-Cormontreuil, rien ne les arrêta ; ils firent du luminaire, de la chaussure à la tonne, des brodequins à pieds-bots, des sandales à grands pieds, des pointures de géant, des péniches à trous, des semelles taillées dans les pneus, des chaussures pour dames, des collections détraquées, des nœuds de tresses, de strass et de glands où le coup de pied s’inquiète, où l’orteil se perd, des pieds-nus d’épouvante, des bottes fantaisies, manchons de perles pour éléphants, des vengeances de bottier, des prothèses sans nom, à clous et à perles. En gros, ils achetèrent l’invendable, les erreurs d’usine, les piles entières, les paires maudites dans leur boîte, les tentatives roses et vertes, et ils firent l’impossible. Ils trouvèrent des acheteurs, surtout les clientes, ils guettèrent les poissardes, les dépressives, les myopes, les chameaux, surent endurer les odeurs, les braillements, les cohortes miniatures, ne défaillirent jamais dans la neutralité effacée, celle qui sauve des bourbiers criards, des postillons, de la gouaille de rustaud, de l’hémorragie vulgaire, de l’obscène et de l’éraillée, ne tremblèrent jamais et ne reculèrent devant aucune remise. En somme, ils écoulaient à la russe. Personne, une fois entré, ne sortait vivant, pas même les plus rudes épouvantails, sans avoir au moins dans les mains, un colifichet, une babiole à vingt centimes. Ils en virent passer des modèles à paillettes, coquillages, écailles et rubans ; les plus obscurs des brocanteurs de la chausse n’arrivaient plus à fournir, ils tentaient de mettre par deux les orphelines, des horreurs en fuite, des masques vénitiens à talons, des pièges à lanières. Mais les revendeurs, les immortels, les imprenables, les quintessentiels de la vaillance, eux-mêmes, durent, pour survivre et ne pas quitter leurs murs, changer de produit. Du luminaire à la chaussure, ils passèrent à l’épicerie. Là, défilaient deux populations distinctes et parfois complices en des associations vérifiables, je veux parler des étudiants de trente ans et des femmes quinquagénaires. Les premiers ne voyaient pas la boutique, ils entraient, la tête fripée par dix heures d’absence entre quatre murs et venaient ici à l’heure de la bière, « avant que ça ferme ». Les yeux rivés sur la muraille de canettes, leur envie, en tout cas, se passait du moindre sourire, et s’ils entraient à deux, ils n’échangeaient autre chose, à un moment donné, qu’une espèce de bourrade, un grognement bref assorti d’une onomatopée, le tout noyé dans un gloussement unitaire. Des bonnets et tignasses ornaient les seigneurs de 18h00 qu’un jour, je vis donc, non béats dans leur coin, mais abordés ni plus ni moins par une femme. Celle-ci, plutôt bien mise, en imper de petit prix, trahissait l’anatomie sèche des vies âpres et de l’avanie régulière sinon constante, que cette courageuse avait toutefois jusqu’alors contenue en ses débordements trop fatals. Celle-ci, outre qu’elle montrait, surtout dans ce cadre, une tenue presque exemplaire, jetait néanmoins des regards francs et directs qu’au début je ne saisis pas tout à fait. Je naviguais à distance, hors de vue, et venais à l’instant de m’approcher de la file où patientaient les clients, quand cette femme, sans façon, s’adressa aux benêts. D’une remarque à voix haute sur les agréments de l’apéritif, et les gratifiant d’un sourire à la fois pudique et très direct, elle les invitait sur un ton de plaisanterie qui ne changeait rien à l’énormité hardie de la démarche, à boire chez elle. Les deux ne surent que répondre, ils tremblèrent vaguement et chacun, les deux garçons, la femme et moi-même, passa à la caisse en silence.
L’épicerie ne fit pas long feu, elle n’ouvrait d’ailleurs plus qu’entre 18h et 21h, et le volet se baissa définitivement.
Mais les piliers des débuts, dans la zone, et j’ignore combien de temps ils ont tenu, ne formaient à mes yeux qu’un pourtour à mon adresse favorite : le vidéo-club. Ceux du centre et des quartiers avaient fermé, les uns après les autres. Il ne s’agissait plus, à Cormontreuil, du vidéo-club au format de boutique, mais d’un magasin de taille moyenne qui hésitait encore entre la grande surface et l’alcôve à moquette. L’endroit présentait ce parfait déséquilibre entre l’assise révolue d’une époque et sa succession inconnue. Pour les retardataires ou les amateurs toujours actifs du creuset des années 80, prendre sa carte valait la peine. Edward Hopper aurait aimé, je pense, les halos diffus derrière la vitrine. Pareille au feutrage du célèbre tableau « Nighthawks » de l’Américain, une langueur énigmatique, que rien n’aurait su déchiffrer à fond, régnait le long du comptoir, où l’on servait non les cocktails, mais refilait les cassettes. Le nombre des employés, sans doute restreint, demeurait incertain. Outre un taulier ou une taulière inamovible, officiant derrière l’îlot central, mutique, boudiné d’ennui et par je ne sais quelle nausée machinale, d’autres se mêlaient aux clients, les surveillaient au prétexte de ranger les cassettes. Tobe Hopper, Lucio Fulci et William Lustig furent mes favoris dans ce grand bureau des rattrapages.
Mais par-delà sa raison d’être, le local, situé en contrehaut de la zone, en figurait la lanterne tardive, le phare souterrain. L’activité quasi-nocturne retentissait sur le périmètre de jour. Aux heures creuses, elle soufflait sur les parkings et les fragments d’esplanade une brise de drive-in et de coin louche. L’endroit ne connaissait pas encore l’embouteillage du samedi tel qu’il revient à coup sûr depuis des années. La place gardait son côté Nouveau Mexique et nuage de poussière à l’arrivée d’un voiture. Les autos espacées, sur les parkings, en gardant entre elles une distance, parvenaient à stationner de façon suspecte. Les espaces encore importants entre les clients, les bâtiments et les parkings, la résonance des pas et les claquements de portière articulaient un cinéma primitif.  Nouveauté incrustée en force dans le paysage, la zone, à ses débuts, ressemblait à un décor inachevé ou en passe d’être complété. Cet aspect lacunaire, les places vides entre les bâtiments, les terrains vagues, tout autour, qui les abouchaient avec les champs et les friches, lui donnaient un cachet artificiel, stimulant et scénique. Sans l’avoir ruminé en ces termes, à l’époque, la zone, pour moi, s’apparentait à un territoire malléable, propice aux écarts imaginaires, aux songes. Cette propriété rêveuse béait de la disponibilité que présente une frange, une suite de rues, d’impasses ou de terrains décentrés, juste avant qu’ils ne deviennent des bas-fonds reconnus. Il m’arrivait de marcher autour de la zone, d’en longer les abords. À pied, le plaisir était grand d’arriver par l’arrière. Après le dernier hameau viticole adossé aux côteaux, une ligne droite menait directement au dos des enseignes. Je les scrutais de côté, repérais les coursives mal protégées, les bricolages barbelés, les sorties de secours. L’arrière des bâtiments m’intéressait doublement. D’une part j’aimais frôler les hangars, très à découverts et cernés de vide. J’y voyais ce qu’ils sont : des coulisses pauvres dont le décor hirsute paraît en attente d’un fait-divers, d’une outrance imprévisible. Configuré pour les drames, l’espace de gravillons et d’herbes folles où se prennent les poses cigarette s’imposait comme l’une des places fortes de ce studio à ciel ouvert. D’autre part, la face cachée des magasins-entrepôts recelaient pour un peintre en mal de matériel, un stock potentiel. Je ne ponctionnais que rarement des cartons et débris de palette, mais ils me donnaient l’envie de supports récupérés. Je me souviens de fonds de palettes sur lesquels je collais du coton. Je ralentissais ainsi à hauteur des impasses où s’accumulaient les palettes, les cartons, et parfois d’autres rebuts inattendus. Adhérent du vidéo-club et patrouilleur de la zone, j’en aimais la maquette. Je faisais un tour, et si je revenais bredouille, j’en rapportais toujours une image, une promesse d’angles morts, une vue dérobée. Le paysage délavé offrait bien des facettes. Les bâtiments n’ont jamais effacé le terrain vague sur lequel ils s’alignent ; une ambiance demeure ; de palissades oubliées, de recoins d’embuscade. Entre hauts-buissons et taillis ferreux subsistent en kits et en fragments, quelque chose du New-York de Henenlotter ou de Lustig.


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Joan Eardley

11/25/2021

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© photograph Audrey Walker
Si j’excepte un voyage scolaire en sixième, où de façon anticipée j’abordais le punk alors en décrue sous l’espèce de braillards qui éructèrent à deux mètres de nous le long de la Tamise, la peinture fut au centre de mes trois séjours à Londres. Le premier pour la rétrospective Auerbach à la Royal Academy of Arts en 2001, le second pour visiter les grands Musées, en 2003, le troisième pour Kiefer à la Tate Modern, en 2008, dans l’ancienne usine électrique. L’échelle colossale des œuvres et des espaces évoquait avant tout la richesse européenne et le talent au tonnage des grands Musées. Je me souviens des coffrages titanesques, des caisses de verre où aurait pu tenir une caravelle, et du sillage invisible des responsables, retirés dans le fumoir doré où ils font les comptes, fonctionnaires spécialisés réservant, pour traitement unique à leurs milliers de visiteurs, un mépris sans faille déguisé en distinction, une morgue derrière laquelle, à leur aise, ils laissent monter à leur face ce rictus inimitable, quand ils pensent, trois ou quatre secondes par jour, à leurs « clients », autrement dit aux retraités, aux familles, et aux «étudiants », et à toutes les cliques lâchées entre les murs, avec des expressions de candidats sûrs d’être recalés à la sortie. Le meilleur d’une exposition, je l’ai souvent trouvé en bas, dans l’aquarium à beaux livres où l’établissement réalise une bonne part de son chiffre. Les livres imprimés pour les grands messes ne font pas même l’effort de soigner leur maquette, encore moins les désastreuses reproductions, absolument rédhibitoires, surtout quand les originaux vus un quart d’heure avant sont encore dans la rétine.
Le même jour de 2008, je traînais à la librairie de la Tate Britain après la visite des collections et de grands tableaux signés Kossof, Auerbach et Kitaj, quand un catalogue de format presque carré attira mon regard. Le repérage de cette pile succincte, trois ou quatre exemplaires debout sur l’un des multiples îlots, allait changer à jamais mon Musée imaginaire. Il faisait déjà nuit, au dehors, c’était l’hiver, et la clientèle commençait à se clairsemer. Le premier aperçu, en feuilletant, se déroula dans un contexte assez calme, à l’heure où chacun, spontanément, baisse d’un ton. Le ferrage eut lieu sans délai. Les reproductions, toutes, ne laissaient aucun doute sur la qualité exceptionnelle de l’œuvre. Les indices périphériques, captés à la volée, ne firent d’ailleurs qu’enrager cette première vague que plus rien, à l’avenir, ne démentirait. Le retentissement ne laissait pas de m’étonner, et je levai la tête autour de moi pour constater qu’autour, rien n’avait changé ; les gens vaquaient dans l’humeur dépassionnée des regards distraits, pré-ennuyés ou compassés, qui est la règle générale. Pourquoi vient-on ici précisément célébrer ce culte de l’affadissement, le mystère reste entier. La dose ou le taux d’intensité n’est pas atteint, c’est le moins que l’on puisse déduire de cette navrance traduite par les visages soupirant face aux œuvres, les originales et les reproduites.
De mon côté, la chance avait souri. Je commençais à tousser des interjections et à lever le livre au-dessus de la taille. Si je ne brandissais pas encore tout à fait la trouvaille, je la feuilletais un peu haut, désireux plus ou moins consciemment de la hisser et de faire remarquer à voix haute : « Dites-donc, cette femme est de chez vous ! ». De chez eux, d’ailleurs, pas tout à fait, car Joan Eardley vécut en Écosse. D’emblée, l’œuvre que je voyais défiler par extrait, avant de la scruter plus tard, bien calé sous la lampe, ne disait rien qui vaille sur la longévité de son auteure. Et en effet, je trouvais l’information sans délai. Le temps de Joan Eardley fut compté. Née en 1921, elle mourut en 1963 des suites d’un cancer.
            Artiste aimée, secrètement aimée en dépit des rétrospectives à la National Galleries of Scoltand d’Edimbourg, en 2007, et de l’exposition célébrant cette année, en 2021, le centenaire de sa naissance, Joan Eardley est une héroïne des quartiers pauvres de Glasgow. Le halo de tendresse autour du peintre dispense des pesants commentaires. Eardley portait assez haut ce sourire et cette flexion, aux yeux, où la vie comme les œuvres à peindre rutilaient, inexorables, préinscrites. Un accord presque irréel, signe l’harmonie limpide entre Eardley et le monde où elle a peint et vécu. D’abord Glasgow, pour les rues grises et l’enfance débordant de ces termitières à deux ou trois étages ; et, ensuite, telle la deuxième borne d’un arc : Catterline, le village de pêcheur. Sur les deux zones de vie et d’activité du peintre, on pourrait tirer des poèmes, des récits, d’autres peintures, un film, et de tels documents ne doivent pas manquer dans la sphère du peintre, chez ses admirateurs écossais et ses imitateurs du dimanche.
            Comment le charme peut-il opérer quand une œuvre met en scène des figures, au milieu du XXème siècle ? Comment une peinture reposant sur l’agencement de fragments d’anatomie peut-elle éclater de puissance sans incorporer à sa cuisine des éléments inconnus ou non balisés par l’histoire de la peinture, cela dépasse le compte-rendu, tant mieux et heureusement. La peinture de Eardley n’affiche pas même la faiblesse – qu’au demeurant on lui passerait volontiers – de paraître, à première vue, une peinture encrassée de suie naturaliste, complaisamment bitumeuse, plombée de bistre et pleureuse. Le tremblé du trait, les brisures subtiles du tracé, la manière dont la couleur, via la touche, est posée, le scrupule du tact en chaque intervention sur la toile est au cœur du processus créateur chez l’artiste écossaise. Entourée d’enfants, surtout de la ribambelle de tout jeunes qui posaient pour elle dans l’atelier, photographe des scènes de rue où les enfants étaient les acteurs directs d’un théâtre en plein air, Joan Eardley donne l’impression aiguë d’avoir été à la fête dans cette grisaille épique du quartier populaire. Les enfants à tignasse, les bambins sur les genoux des sœurs, les gamins en culotte, attifés, harnachés de guenilles franches et solennelles comme des uniformes de la pauvreté heureuse, sont les modèles primordiaux du peintre. Eardley était la chroniqueuse visuelle de leur épopée, celle qui en détecta la splendeur, saisissant la beauté jaillissante des jeunes têtes à la fenêtre, disponibles pour le jeu, la course et les cris, trop pressés de vivre pour glisser dans le songe noir de l’avenir adulte. Eardley voyait mieux que personne ce que les petits visages à grosses têtes et petits corps pouvaient avoir de trognes anticipées, d’atavisme ; elles n’en gommaient pas les traits rudes mais leur donnait, par le style de son dessin, une dignité de visage sans banalité, le même sursaut d’identité qui ferait dire à un enfant que l’on fixe : eh bien quoi ? Oui, c’est ma tête, je suis comme ça. Et tous, filles et garçons, reluisent comme des jeunes princes. Leurs vêtements modestes, les mises parfois crottées, signes des heures passées dehors, Joan Eardley en saisit la coupe altière sans modifier, travestir ou embellir. Eardley ne les change pas, elle leur donne leur patine, leur lustre spécifique, inaliénable. La transfiguration vient du dessin et de la couleur.  Les kids de Eardley paraissent sur les toiles dans une gloire modelée, une mise glorieuse où les gris les plus nuancés, du bleuâtre au mastic, sont les enchanteurs des rouges et des bleus. Mais à force de sertir les coups de couleur franche en nuances de gris, une bascule se fait où ce sont les notes grises qui flamboient. Il naît de ces camaïeux et de leurs accords une coïncidence rare avec la vigueur du dessin. Le trait de Eardley, prodige, ne disparaît pas dans les envahissements de la pâte ; l’artiste parvient à opérer les effets de coupes et de sabrages de transactions éclair dans la glue où les brisures décisives des contours vibrent à l’unisson des couleurs. Eardley-la-tendre se montre inséparable d’Eardley peintre. Il n’y a pas deux gestes ou deux temps entre les audaces d’écriture consistant pour Eardley à manier des perspectives redressées, du lettrisme mural, des à-plats géométriques, des raccourcis brusques, des éléments schématiques, ornementaux, du collage, des traces plus gestuelles, un modelé réaliste et le soin général de grande sœur dont elle enrobe et magnétise les moindres recoins de ses œuvres. La pointe de la prouesse est si fugitive que pour un peu, on la verrait tout en l’ignorant, à la façon d’un surcroît subliminal ; or, ce surcroît est bien visible et nous le devons à l’art dessiné du peintre, à ce jeu étroit entre les lignes où le réalisme des traits( du visage notamment) est maintenu à ce point d’équilibre par Eardley où la délicatesse des visages, en ce qu’ils ont d’unique, ne disparaît dans l’effet de déformation sculpturale que Eardley leur fait subir pour en faire des visages peints. Dans cet art de statues peintes et d’ enfants de tableau, l’artiste culmine. Elle parvient même, à la pointe extrême de l’exercice, à faire basculer ses « sujets » au statut d’une tribu picturale dont les enfants véritables seraient à la rigueur les copies. L’amour rayonnant du peintre n’est pas sous-jacent à son travail orfèvre, chaque trace et marque graphique paraît plus que jamais et sans métaphore à la petite semaine, une forme de pétrissement à la caresse. J’ignore si Eardley, outre la maladie qui l’a emportée, a souffert de solitude, de désamour, d’isolement, mais l’immense artiste était douce et les photos dont nous disposons le confirment sous tous les angles. Au regard et au sourire de l’artiste, nous assistons à une signature faciale de ses œuvres, nous entrevoyons quelle compagnie délicate et proche, peut-être quelle timidité chaleureuse, Eardley donnait autour d’elle.
Eardley excellait en cadrages parents de la photo qu’elle pratiquait également avec talent. Comme elle prisait d’ailleurs le format large ; je pense, par exemple, au très cinémascopique « Rottenrow » (94x164), peint en 1956. Avec une variante, ce tableau rappelle Artaud à propos du « Pont de Langlois » de van Gogh, lorsqu’il écrit que l’artiste avait peint un bleu où l’on a envie de tremper le doigt. Dans « Rottenrow », on a envie d’entrer dans la scène entière, de connaître plus physiquement, peau à peau, les plâtras d’huile bien finis maçonnés par le peintre. La noblesse du décor, la sensualité hybride des devantures et des entrées autour desquelles les enfants vaquent à leur jeu ou leurs rêveries, ouvrent un champ de possible excitant. Dur comme le bronze, meuble comme un sable-mouvant, les scènes de Eardley sont des passages, des porches d’aventure pour l’œil et l’imagination. Dans la série des « Children playing » et « Glasgow back street » dont Eardley réalise plusieurs variantes, l’art de composer s’impose par sa robustesse. Eardley réussit ce tour de peintre qui consiste à décentrer sans lourde manœuvre le centre de gravité des tableaux. Elle opère une occupation du tableau où chaque parcelle, par sa qualité de fragment de décor soigné, contribue à déjouer l’attraction centrale du « portrait ». Une tendance accrue, les dernières années, à bâtir ses tableaux comme des murailles où figures, inscriptions de lettres et ratures s’incrustaient dans un seul et même plan.
            Dans une continuité imparable avec les portraits d’enfants et les scènes de rue, Eardley peignait des immeubles d’habitation, des façades, des fenêtres, des étages. La série des « tenements » tient son exploit de garder indemne aux tableaux et dessins une intensité plastique qui se passe de la représentation humaine. Elle y est bien sûr, en transparence des parois, dans l’imminence indiquée des fenêtres, allumées, tamisées ou éteintes ; il n’empêche que les immeubles de Eardley réussissent cette prouesse de se suffire à eux-mêmes. Dans son tableau « Glasgow tenement blue sky », peint en 1956, Eardley, après Utrillo et avant les tours de New-York par Kokoshka, lève des façades qui égalent ou dépassent les souliers de van Gogh en sujet intrinsèquement pictural. Les exagérations fromagères des bâtisses de Soutine écrasent dans leurs bourrelets quelque chose au passage. Eardley, elle, préserve cet ingrédient très filmique du secret des alcôves. L’habitat du soir, la chaleur du foyer, les dégradés pathétiques dont la lumière du soir borde les toits. Un goût pour la maçonnerie, pour les pierres disparates, les pignons de guingois, les statures d’épaves, de future ruine, pré-éboulée. Eardley devait aussi voir, dans ces constructions, un profil trapu et vivant, personnage maudit et sans parole, cyclope anonyme, gardien des murmures et des crises, qui n’aurait eu que le dos et les épaules. Eardley trouve aussi, dans ce motif, l’occasion de déployer son goût pour la pierre et les briques, les contrastes d’enduit, les fondations pataudes, surmontées des hautes et lourdes cheminées, comme si les habitations dans les bas-fonds de Glasgow, croisaient la maison de l’ogre et l’usine.
Quant au troisième compartiment de l’œuvre, il fut pour Eardley son refuge et son vivier de paysages au grand air. Catterline, petit port de pêche aux maisons alignées sur une butte, en contre-haut du rivage, fut le théâtre choisi par Eardley pour y peindre les roches, la mer, et les prairies environnantes. Là aussi, entre la minuscule maison prêtée à l’artiste, habitat sorti d’une légende, mi-cabine, mi-chalet nain, et les séances en plein air où l’artiste peignait sur de larges panneaux tordus par le vent, une perfection hors du temps se profile où la parole n’est plus. Les pêcheurs tannés s’entendent à mots couverts avec le cœur buriné de Joan Eardley. J’espère en savoir plus, un jour, sur les rares piliers chaleureux qui permirent à l’artiste de peindre et l’aidèrent à tenir. Catterline, tel que je l’aperçois en photo, tel que j’en saisis l’adoption par Joan Eardley, femme de cœur et peintre immense, c’est un bout du monde moins géographique qu’élémentaire, un pays où croisent au ciel et à ras de terre les grandes couleurs sans hommes. C’est là qu’Eardley a peint des marines et des prairies que l’on pourrait qualifier « à bandeaux ». Le ciel en haut, les cabanes au milieu, affleurant sur une mince lisière, puis les buissons, les graminées prenant les deux tiers de la toile ou du panneau. Dans ce genre hautement classique et saturé de tradition, Eardley s’impose également, sans astuce, sûre de son goût pour le haut pigment qui suppure. Toujours sous les auspices d’un gris moyen sapé de reflets violacés, qu’on serait tenté de qualifier gris orage, s’il n’était de façon plus buté un gris d’écrin floral et la rampe de couleur d’une cinquième saison.
En France, pas un mot, pas une syllabe ou un atome de relais ne croisa jamais mon chemin pour mentionner l’Écossaise, avant ma découverte londonienne. Je n’ai pas envie que cela change, préférant un jour faire l’effort d’aller admirer les tableaux à leur place.
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Stéphane Mandelbaum

11/11/2021

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En faisant tomber le e final de son prénom, on verrait bien Stéphane Mandelbaum en artiste polonais, en peintre de l’Est. Mais le StéphanE de jeune bruxellois lui va bien aussi. On entend son père l’appeler depuis une fenêtre en étage, car Stéphane traîne et la nuit tombe. L’artiste belge a eu son temps fort parisien, en 2019, lors de l’exposition au Centre Pompidou, fielleusement cantonné au cabinet d’Art graphique, pour ne pas afficher le nom à l’échelle des peintres, en lettres trop grandes. L’occasion fut enfin donnée de voir sur pièce des dessins éparpillés dans les collections. Ma découverte remonte à mai 1990, j’avais 19 ans, à une époque où la chance de croiser les dessins de Mandelbaum étaient quasiment nulles. Le premier numéro d’une publication excitante, un fanzine-magazine truffé de sujets brûlants, méconnus ou oubliés, « L’Autre journal », dans les colonnes duquel Gérard Mordillat et Jérôme Prieur relateront leur unique rencontre avec la fille de cœur oubliée d’Antonin Artaud, Colette Thomas, venait de paraître. Il contenait notamment un article sur Mandelbaum, assorti de reproductions. Les dossiers du magazine avaient ceci de remarquable : ils élançaient leur propos de façon aguicheuse. Pour le dire autrement, les articles en donnaient largement, mais jamais assez, on en voulait encore. Je me souviens être revenu souvent sur les images de cet article, comme on le fait rarement pour les magazines de presse, car j’aimais, autant que le contenu de cet article, sa manière globale de corridor de papier, de labyrinthe et de coin louche. À partir des dessins reproduits, têtes de nazi, gangsters et autoportraits, peut-être aussi un nu criard, la composition de l’article atteignait au summum du suggestif. Le choix et le nombre limité des images tenait de la haute formule où la poignée d’œuvres, choisies et mises en scène avec soin peut-être mais surtout placardées sur la page avec un contraste de brûlot et une sorte de surmaquillage des lignes, ne semblaient pas fixes mais en expansion, bavant des doubles, des triples et des variantes. Les chaosmos bien ordonnés et archi-dynamiques des compositions imposaient des nuées, des criblures, des ratures, des biffures, des surfaces nervurées, des traits accusés dont les groupes et les amas en dents de scie rivalisaient de mordant en générant d’autres images, des projets, des dessins en chantier, ressemblants, créés selon les mêmes principes. Or, on aurait grand peine à les extraire et donc à les nommer, ces principes, car Stéphane Mandelbaum, fait rarissime, avait un style. Un style aussi invétéré qu’une malformation, que d’ailleurs l’artiste transposait dans ses portraits. Jouant des morphotypes de sa judaïté, pratiquant par là une épouvantable ironie à l’égard des propagandes antisémites des années 30 et des hideuses caricatures dont elles étaient assorties, Mandelbaum tendait par exemple à enfler le nez de ses portraits, à en faire une protubérance repérable. Ses portraits de Pasolini ou de Bacon encaissent eux-mêmes cette caractéristique faciale. Mais le style de Mandelbaum, loin de s’en tenir à l’exemple nasal, repose sur une magie, dans la forme et la fermeté du tracé, d’une très haute distinction. Impossible de le confondre. Le mot de caricature, pour qualifier les portraits, ne convient pas. On observe que la difformité pratiquée par l’artiste relève d’un soin consubstantiel accordé à ses modèles. Nous sommes au croisement d’une grande manière dessiné héritée ou non, on ne sait comment, d’une italianité caravagesque, et d’un décorum de sentine et des bas-fonds. Mandelbaum, fils du peintre Arié, était un jeune artiste, à qui il était permis et peut-être plus aisé qu’à un autre de faire atelier, d’expérimenter en grand et non seulement sur des quignons de feuille. Il n’en reste pas moins que Mandelbaum ne quittera jamais l’orbite serrée des petits papiers, même lorsqu’il s’attaquera à de grandes feuilles ou à des toiles. Le génie d’un griffonnage de luxe hantera tout ce qu’il fera de plus beau, et il n’est pas excessif de dire que rares, très rares sont les pièces qui déchoient à cette sûreté princière, précocement épanouie dans son maniérisme débauché. Car il s’agit bien d’un maniérisme paradoxal, celui d’une turbulence extrêmement tenue. Mandelbaum, on le sent physiquement à l’assaut graphique du papier, aurait bien voulu racler le fond des ténèbres, des antres sinistres ; capturer le rance et le rendre tel quel, l’ériger dans sa gloire fangeuse. Mais en dépit de cette attirance, passée par le prisme de l’artiste et le raffinement de son geste, l’engeance épousait le vénérable, en des noces hurlantes dont l’encre violacée du stylo consacre la saisie urbaine et nocturne. L’outil stylo-bille est l’instrument hypnagogique, semi-narcotique, des nuits blanches dessinées, et l’encre aux nuances bleues- violettes telles de délicates bavures du noir le plus profond, semble, plus que d’un dessin, d’une gravure dans le frais, propre à déchaîner une famille de contrastes indissociable du pâle et du blafard de la nuit violente. Si les injures employées comme des motifs, des nuées de signes à côté des figures et portraits, inaugurent l’ornement direct du sordide, Mandelbaum devait bien se douter de la part bâclée d’un tel recours, de la jeunesse pressée que trahissaient ces slogans dévergondés, mais il les utilisait en artiste, comme un punk prenait un soin maniaque à l’emplacement d’une chaîne ou d’une boutonnière. Le soin du trait franc, isolé et précis, et des gammes intermédiaires qui vont de la hachure à l’estompe, primait sur les éléments séparés, et attestait la qualité racée du dessinateur. Il y a dans l’obscénité, dans le mot ordurier comme dans les chairs surexposées d’une image porno, une teneur intense qu’en dépit du filtre moral ou de son corollaire : l’œil rompu à toutes les outrances, on ne saurait lui dénier. Mandelbaum insérait des images de revues pornos comme des notations en contrepoint de ses dessins. Il le faisait sans doute dans une fièvre ou une débâcle des sens, dans l’intuition en surchauffe de celui qui dessine, mais on ne peut ignorer le renfort réciproque des images. Une enchère à l’excitation, un goût marqué pour l’excès, une tendance à fourrager l’horreur XXème siècle, brosse un tableau sous-jacent aux kaléidoscopes graphiques des dessins, une fresque où se superposeraient dans un gigantesque sex-shop auschwitzien, une ère uniment génocide et dépravation. Sans doute un tel schéma de fond relevait-il pour beaucoup d’une convention à laquelle Mandelbaum adhérait, mais ce fond lourd le mobilisait moins que son désir exaucé en graphisme agressif. Je me fous bien, pour ma part, de voir les têtes de Pasolini, de Goebbels, Bacon ou de Goldman, que j’ai assez vues par ailleurs. Ou, pour être précis et plus juste vis-à-vis de Mandelbaum, j’aime assister au croulement de ses identités et du fatras qu’ils symbolisent sous la toute-puissance du dessin complètement affranchi à mes yeux de ces piliers de l’Art ou du crime. Je préfère les autoportraits de Mandelbaum ou les anonymes bourlingueurs croisés dans la nuit. Figures de la pègre et prostituées lui offraient une galerie de portraits sans pareil. Visages marqués, cernés, défaits, bouffis, languides, aux yeux vitreux et paupières lourdes, sans compter les clartés rudes, crues ou jaunâtres, qui ne devaient pas manquer de finir les masques expressionnistes de ses congénères. Dans cet agglomérat de manies à quoi aboutissent les caractéristiques faciales des portraits, on aurait tendance à reconnaître, d’une face à l’autre, une sorte de portrait-robot né des croisements pratiqués par l’artiste. Ce personnages-type émerge des têtes criardes de Mandelbaum, isolées dans la page ou multipliées en all-over associant des ruptures de grammaire allant d’un schématisme BD aux estompes subtiles d’un sfumato au crayon. Une sombre figure de cabaret, androgyne tenancier d’une joy division des camps nazis, travesti sadique, diva cruelle à lèvres noires. Des noircissements, semblables à des lèchements de salamandres empoisonnées, tachent d’arbitraires clair-obscur, les lascivités mortifères des portraits les plus saisissants. Lèvres noires où coïncident le maquillage hautain et cruel et l’enflure d’une tuméfiée de trottoir. Des années après l’article paru dans « L’Autre journal », j’ai croisé quatre fois Mandelbaum. La première fois, c’était au Centre culturel Jacques Franck à Bruxelles, en 2002, pour une exposition intitulée « Œuvres premières 1976-1979 ». L’espace en question, j’ignore s’il existe toujours, se trouvait au beau milieu d’un vieux quartier populaire. Le bâtiment présentait la forme et les couleurs (orange ou marron, je n’en suis plus certain) d’une MJC ; un charme à moquette râpée et aux murs de béton peint. L’exposition se tenait dans un beau rectangle, ni trop grand ni trop petit, et sans panneaux ni cloisons. Accrochées aux murs figuraient essentiellement des peintures en noir et blanc, parfois rehaussées de rouge. À la différence des dessins, nul foisonnement de signes, de figures et de lettres. Mandelbaum privilégiait l’à-plat pour les silhouettes et les fonds, et sa qualité de dessin éclatait aux visages. Je me souviens d’un autoportrait suspendu à des crochets, de criminels nazis et de papes. Venu de Reims le matin, je visitais l’exposition dans un état bourdonnant, seul au milieu des œuvres, tandis que le personnel du lieu vaquait à ses affaires dans un bureau surélevé au fond de la salle. La deuxième fois, ce fut dans le Nord, en Flandres, à Veurnes, non loin de la mer. J’avais rendez-vous avec le galeriste Hugo Godderis pour lui montrer mon travail. Je me souviens de la route et mon arrivée à proximité de la mer du nord. La galerie Godderis ressemblait à une maison d’habitation en briques rouges. J’appris ainsi du maître des lieux qu’il avait bien connu Mandelbaum, qu’il avait présenté son travail, jadis, et que le Moma de New York possédait des dessins de l’artiste. La troisième fois, je rencontrai le père de Stéphane, Arié Mandelbaum, en 2012, peintre auquel l’artiste Stéphane doit sans doute beaucoup, à commencer par ce traitement en halo des figures surlignées de contours évanescents propre à Mandelbaum senior, mais nous n’avons pas parlé du fils ce jour-là. La quatrième fois, mais celle-ci fut répétée, j’en dois le souvenir à Marcel Moreau. Aux murs de son appartement figurait un dessin de Mandelbaum dont, par le texte, l’écrivain avait accompagné les gravures érotiques. Moreau-Mandelbaum, duo belge et affiche de rêve.


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Manifeste pour une maison abandonnée

11/2/2021

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En 1961, le peintre Georg Baselitz et son compère Eugen Schönebeck exposent dans une maison abandonnée. Exposer n’étant pas forcément le mot juste, les artistes se livrant davantage au corsetage dans une ruine de leur « manifeste pandémonique ». J’ignore les détails du repérage, les circonstances de l’occupation et l'allure du bâtiment. Je l’imagine plus haut que large, pavillon bref à deux étages. Une maison de garde-barrière dont l’isolement, les mousses rampantes et les planchers crevés ne rappelaient plus même à l’entour, en 1961, les rails arrachés et le ballast dissous. Un cube à hautes croisées qui, du temps du gardien ou de la famille qui vivait là, s’allumait crument, le soir, à l’ampoule. Le seul modèle d’ampoule, d'ailleurs, de fabrication russe, spéciale gare et guérite d’entrepôt, bonne à pendre au bout des longs fils et allergique aux abat-jours comme une dame qui n’aurait jamais eu « une tête à chapeau ». La bâtisse paraît mince car ses fenêtres sont grandes. Resserrée comme de la chair froide sur de l’os, la maison entourée d’hiver et de nuit présentait le profil longiligne des paysans nordiques, du moins leur tête hâve aux joues creuses. Les retours tardifs à vélo, les maraudes louches dans la pénombre devaient longer ces vitres sans rideaux. Les rôdeurs et les tueurs impunis, eux, au large, ne ralentissaient qu’un instant ; n’attendaient pas le couchage du père, de la mère, du fils et de la fille ; ils passaient leur chemin. Une solidarité craintive, vaguement superstitieuse, les apparentait à cet extrait d’humanité planté dans la boue, entre deux poteaux et la vase. Une famille accrochée, certes, à la double barrière, mais comme à un pilori complexe où en pleine nuit, un rugissement les arrachait au sommeil, un braillement de ferraille qui, à dire vrai, leur passait dessus à heure fixe. Rien ne les avait habitués. Chaque nuit, entre le fanal vacillant et le fracas encore proche, les parents et les enfants se touchaient les jambes, les bras et le tronc, pour vérifier si tout était à sa place. Mais si les traînards et les travailleurs croisaient au large de ce phare, nul n’en connaissait les visages. Ils dînaient en ombre portée, pour toujours, à la table d’un décor de lanterne magique. Le spectacle de la famille, visible par la fenêtre, chacun penché sur sa gamelle à la Brueghel, lançait furtivement l’image d’une maison témoin où se mêlait l’impression rassurante et son contraire. Maison à l’écart et promise, de son vivant, particulièrement elle, à un abandon féroce, elle veillait à son poste avancée. Annexe du vide et clarté incongrue, tel un faisceau de lampe renversé sur le chemin, halo au milieu d’une jachère, elle ne veillait rien sinon les ténèbres. Le train, quand il frôlait la façade, ne transitait pas, il naissait de la nuit, produisait ce crissement de rabot à terroriser la famille et derechef s’abîmait dans l’opaque. Ne transportait rien, ni marchandise ni passagers, ses quatre ou cinq wagons évoquaient tout au plus des cylindres de houille tassés sur leurs essieux. Un parent ferroviaire du hollandais volant. Ainsi la maison en forme de carré anormalement sévère, en dépit de son appartenance à la maçonnerie des hommes et à l’architecture des villes, tranchait par son exception rogue, comme un relief de ciment étranger, non relié à la ville mais tourné vers la nuit comme accoudé à la mer.
A moins que l’adresse choisie par les deux peintres ne fût une loge ou un pavillon de chasse, éminence à demi ensevelie, résidu d’un domaine au cadastre englouti avec les notaires. En se dressant dans l’imagination, la maison de l’exposition s’entoure d’un territoire détrempé, d’un vaste bourbier où les paysans endurcis ont perdu plus d’une fois leurs sabots et galoches. Ce terrain vague, bien plus proche d’une berge fangeuse débordant d’une forêt que d’un champ, cette étendue où régneraient, infertiles, les vieux sangs d’un champ de bataille, me rappelle les labours littéraires, dont, par exemple, l’horizon de terre, au début du «Tambour » de Günter Grass, quand l’aïeul du personnage principal, alors jeune et fuyant les gendarmes, se réfugie sous les jupes d’une vaste paysanne et la lutine dans la foulée, sous l’auvent de tissu. Personne ne parle la même langue, ou avec de tels écarts d’accents ou de dialecte, que chacun reste pour l’autre, d’un bout à l’autre des hectares, un sauvage gesticulant des hiéroglyphes criards ; épouvantails dont Baselitz a sûrement eu du mal à se souvenir, sinon il les aurait dessinés, eux avant toutes choses, à l’époque où il eut cet élan superbe, c’est-à-dire sournoisement alléchant, de fourrer dans un cabanon sinistre son art, ses mots et son manifeste : « pandémonique ». Le plus aimable de ce vieux projet, c’est que sa violence gorgée semble toujours en cours. Une maison abandonnée, comme un vieux vin capable de se bonifier avec le temps, garde la majesté de sa parfaite inactualité. Évidemment, le contrepied d’un tel lieu, en regard des vitrines consacrées de l’art : galeries, musées et autres lieux alternatifs en dur et en propre, crée une excitation qui en outre survit peut-être encore mieux dans les mémoires de n’avoir été jamais visité. A plus d’un demi-siècle de nous, libre à quiconque d’emplir ce carré rongé de lierre et de salpêtre pour y placer le genre d’exposition explosive dont rêve tout candidat de l’intensité. Apparemment, Baselitz et Schönebeck n’eurent aucun visiteur. Je suis pourtant sûr qu’il y eut quelques bizarres, poissons-pilotes, vagabonds, fâcheux et tapeurs, une poignée d’olibrius ou d’artistes entre deux eaux pour se faire déposer dans les orties et franchir le perron de ladite maison. La brume des circonstances dessine en creux l’espèce de graphisme teigneux qui se grave à la mention de cet événement méticuleusement marginal. Marbrée par les outrages du temps, une ruine de taille modeste n’est pas un cadavre revêche mais une statue méprisée qui se donne à elle-même sa patine. Le couple que soudain elle forme avec un artiste qui lui trouve, dirait Malaparte, les airs d’un « autoportrait de pierre » fait d’elle un pavois surpuissant et instantanément dessiné, gravé, orné, ciselé, buriné, traversé par le modelé de l’artiste puisqu’il s’agissait de l’œuvre de Baselitz, peintre et futur sculpteur. La maison devient pire qu’un atelier sans avoir la tolérance d’un lieu d’exposition. Elle devient illico, dès que Baselitz et Schönebeck l’adoptent et pensent à ELLE sur le chemin du retour, le nez collé à la buée des compartiments gris de rase campagne, elle devient immédiatement, adoubée au désir, cette espèce de caisson hyperbare en quoi Baselitz, qui incantait le nom d’Artaud dans son manifeste, allait vraiment, pour le coup, le rejoindre, en tout cas partager avec Antonin Artaud ce sens aiguisé de la niche où s’accidentent et se battent « L’homme et sa douleur », du titre donné par Artaud à l’un de ses dessins. Et d’ailleurs…. Justement, cette maison est-allemande, ce quadrupède de mortier dans un trou perdu n’avait-il pas l’une de ses sœurs à Ivry, dans la maisonnette où Artaud fut ramené à la liberté civile, dans une logis implanté dans la promenade de l’asile et dont les pensionnaires en chemise de nuit hantaient les platebandes et les plants de tomates ? A l’intérieur de ce pavillon où Artaud a vécu les 17 derniers mois de sa vie et des plus denses, on aperçoit sur l’une des photos prises par Denise Colomb, deux des grands dessins à autoportraits multiples qu’Artaud avait dessinés sur place et avec lesquels il vivait, donc, après les avoir punaisés au mur. Ni atelier, ni galerie, la chambre-bureau d’Artaud, au chevet duquel tous les émissaires de la création défilèrent ou tentèrent de le faire a quelque chose de ce lieu entendu comme une extension rayonnante du créateur, chemisé comme le kevlar une balle par les murs de sa chambre. Artaud n’avait plus rien au sens de la société. Son habitat était dessiné, se démultipliait en dessins, et il leur a donné toute la vigueur d’une authentique maçonnerie de suppléance ou, mieux, de royaume, on ne peut plus réellement vivable, c’est-à-dire structuré, tavelé de rayons-traits où le carré d’espace intime est un bouquet de faisceaux imprenables, un arpent de volonté gagné à la force du trait et de la ligne, à la finesse d’une poigne électrisée, non à la manie, aux ressassements esthètes où se cache harassé l’espoir de grandeur, mais à la pure nécessité d’une Beauté-force in-extremis qui entre entière dans les gonds faciaux de la « tête armée », ainsi qu’Artaud la recuirasse depuis Nerval. A Baselitz, qui était jeune et en bonne santé, il ne fallait pas un gîte d’urgence, mais il lui fallait les mètres carrés d’une annexe ou d’une soute à munitions, un lieu d’épanouissement pour le cauchemar de luxe qu’il entendait peindre, pour y lever les revenants et les damnés d’une armée de poètes.
 

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Villiers de L’Isle-Adam

10/25/2021

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Villiers de L’Isle-Adam n’entrait pas dans l’au-delà immédiat des rêves, il y était déjà, en portrait et en pied, en titres et en textes, embué de nacre. Aborder Villiers, l’homme et l’œuvre, appelle à tort un menton levé ou un serrement de mâchoire ; il y faut un cœur nu et qui se souvient de l’avoir été davantage, dans quelques limbes héroïques où, encore en devenir, la future empreinte de nous-même nous appelle. Villiers suscite le point d’honneur. S’il ne l’invente pas, il l’arrache à sa léthargie et jamais n’y forfait. A propos de Villiers, on serait tenté de ne filer qu’un préambule orageux, lourd de gloire, et de gronder le mieux possible au souvenir de l’auteur. Mais il ne faudrait pas oublier, en ce cas, de chasser la poussière de caveau et les silences de tombeau. Ils cantonneraient le souvenir de l’écrivain au prestige restrictif d’une crypte à ciel ouvert. Car Villiers n’est pas un mort à faire un beau revenant mais un fier éternel. Confirmant à certains égards l’image qui le devance, celle d’un aristocrate empesé, pré-embaumé par les attachements de sa lignée, hissé de son vivant sur des majestés de catafalques, Villiers, pour autant, n’est certes pas un grand-père à sang bleu. L’homme serait plutôt un garçonnet de mirage, comme il en vient au monde quelquefois, par exception et parfait malentendu. Enfant gâté par la naissance, Villiers aurait pu l’être sa vie durant, mais les choses ont ainsi tourné que rien ne lui a été favorable. Je pense à la tante, détentrice de la bourse et inflexible sur un projet de carrière séante à ses yeux pour son neveu, excluant celle des lettres ; aussi au père, naufrageur fantaisiste des deniers raréfiés de la famille, abonné de la banqueroute, sombré dans la démence sur ses vieux jours. Ni l’amour ni la gloire, qu’ils portaient à l’état pur, n’ont offert leurs assises au grand Villiers. Ils sont restés à son front, perchés en diadème, en couronne, ou, plus précisément, dans une orbite de cœur séparatrice des vivants. Son biographe et exégète Allan Rait, dans un livre aujourd’hui rare, « Villiers, l’exorciste du réel », en a autopsié l’interminable crève-cœur ; la combinaison très spéciale de traits convergeant pour tenir à l’ombre le prodige. Les souvenirs abondent de situations où l’inadaptation de Villiers prend une tournure d’exclusion élective, de scoumoune caractérisée ; le mot de malédiction, ici avancé, ressemblerait au débarras en un mot d’une réalité que je ne voudrais pas atténuer. Dire que les exemples ne manquent pas est un euphémisme enragé. Ainsi, il est arrivé à Villiers, avec Marie Dantine, sa compagne, et son fils Totor, d’habiter des décombres quand la famille ne pouvait plus pourvoir au loyer. L’image ne m’a pas quitté de Villiers écrivant l’« Eve future », allongé sur le ventre, avec de l’encre diluée par économie. Je pense encore, parce qu’elle est si révélatrice, à la visite que l’écrivain, accompagné de Catulle Mendès et Judith Gautier, a rendu à Richard Wagner, et notamment à l’empressement avec lequel Villiers lut sa pièce « La Révolte » au compositeur, dont la réception fut désastreuse. Je pense à l’échec de cette démarche, que l’idolâtrie dont Wagner était l’objet vouait à la caducité, à l’écoute distraite du maître de Bayreuth. Un comble que cette situation de Villiers courant après les directeurs de théâtre ou sollicitant l’audience de Wagner. Un comble récidivant, très méchamment burlesque, où les marasmes de Villiers voué à une position de subordonné, ne se comptaient plus ; c’était un système, une routine, un marteau-pilon de l’abjection auxquels les amis rares ne purent rien changer. Pourvoyeur sans rival d’une grandeur sculptée en mots, Villiers a dû susciter cette haine fuyante, sans criminel attitré, qui est la règle banale de notre époque mondialement sanibroyeuse mais qui, à cette époque, ressemblait à une exécution publique sans procès, ni juges ni témoins, un de ces assassinats collectifs pour lesquels, puisque personne ne demande justice, rien n’arrête l’égorgement où se mêle dans le hideux baquet des sacrifices, la boucherie anonyme et désinvolte des groupes, des clans et des coteries, se hâtant de faire tomber la tête, ou, lorsque cela demande encore trop de bravoure, d’empoisonner lentement, en centaines de petites prises toxiques que Villiers ne manqua pas d’avaler. 30 ou 40 ans plus tard, un certain Antonin Artaud eût parlé de « passes d’envoûtement » ou d’une partouze à gurus où se décident les emmurements vivants de tout ce qui montre race ; une haine solidaire aussi mortelle que peu coûteuse à ses dispensateurs : la haine des concurrents. Haine imparable de la fin de non-recevoir augmentée de toutes les facilités assassines de l’ostracisme. Haine qui n’a jamais à se donner la peine du « non ». La haine du dos tourné et de l’indifférence, feinte et stratégique. Autre fait sournoisement révélateur, les amis de Villiers le considéraient comme un orateur remarquable, l’écoutant pendant des heures, là où rien ne pouvait démentir le génie, là où, sorti du cachot de l’imprimé, l’homme régnait à voix haute. Cette modalité de Villiers, le pseudo climat bon enfant de cet exercice de pure dépense où Villiers, sans y penser, se donnait sans compter et s’ouvrait littéralement à grandes vannes, laisse songeur. Dans ce contexte de déni du génie littéraire de Villiers, certes reconnu, mais tard, par accès fragiles, et dans un silence capitonné de spécialistes, les prouesses de raconteur à voix haute font l’effet d’une hémorragie, d’une générosité indécente engloutie dans l’abîme des goinfres, et pour tout dire d’une charité inouïe, suprême, consommée aux tables enfumées, et dont il ne restait rien au matin, sinon la place nette des scènes de crime, une fois récurées. L’auditoire se disperse, ravi et sidéré, mais peut-être aussi et sûrement fâché d’une impression aussi forte. Villiers se réveille le lendemain avec sa serviette pleine de textes dont Mallarmé prétend qu’il ne la quittait jamais, et Mallarmé, sinon le plus aimant du moins le plus clairvoyant, voyait à raison dans ce porte-document que Villiers tenait serré contre lui l’effort radiant d’une vie. Le monument portatif.
On remarque sans peine que la critique d’aujourd’hui, le plus souvent en tout cas, particulièrement lorsqu’il s’agit d’un auteur connu pour les soins maniaques réservés à ses lignes, concède la valeur d’une écriture de façon expéditive, en deux ou trois adjectifs. Le maniement des mots, les enjeux dont leurs combinaisons sont la place, sont traités comme un effort conventionnel, poussiéreux et daté, voire maniéré, qui ne mérite au mieux, et en passant, qu’une petite médaille, de celles remises aux besogneux. J’entends bien le fourre-tout parfois bien évasif suscité à l’emploi du mot « style », mais enfin, la marque sinon d’un style, du moins d’une langue ouvragée, reste la condition d’un grand texte. Villiers, lui, s’adonnait comme personne à l’exercice, corrigeant ses mots, ses phrases, ses textes, autant de fois qu’il le jugeait nécessaire. Il ne lâchait pas ses textes avant qu’ils n’aient atteint la maturation d’un dédoublement viril de sa peine, délégués au cordeau non d’une vengeance ou d’une revanche, mais d’une réhabilitation tombée avec toutes les duretés d’angle d’un verdict. Car voici un écrivain qui, à la tâche, ne démordait jamais, hanté par une mission de dépassement dans la flamboyance de ses timbres, arrachant des exploits avec des fièvres d’intensité voisine de la question de vie ou de mort. Rien, dans ce que Villiers a de plus singulier, n’est anticipable ou ne peut se contrefaire, il pousse la sonde assez loin pour ne jamais se laisser confondre. Ce n’est pas tout. Là où s’électrisent ses tournures, quand advient dans ses phrases ce mouvement de beauté monumentale, l’éclat n’est jamais isolé, seul et encadré dans le cadre d’une suée méritante. « Partout l’écriture d’un Dieu », dit Mallarmé des « Contes cruels ». Villiers, dans les lettres française, est le patron du grand style ; fils de Baudelaire et de Poe, contemporain et ami de Bloy et Huysmans, avec lesquels, je veux parler des deux derniers, ils s’appelèrent le « concile des gueux ». « Axël », pointe culminante et tardive du drame romantique, s’il faut catégoriser, passe pour le grand poème de Villiers, son chef-d’œuvre. Je lui préfère « L’Eve future » .
Au départ de ce projet, la déception amoureuse ne fait aucun doute, dont la fameuse calamité d’une rencontre arrangée avec une héritière anglaise, « noyée dans le lyrisme » dès la première rencontre. Elle ne donnera plus jamais de nouvelles à celui qui s’en était épris violemment. L’envergure du roman, initialement une nouvelle destinée aux « Contes cruels », dont le texte fut repris et peaufiné durant neuf années, ne sera jamais dite une fois pour toutes, c’est son pedigree surhumain, il faut le relire pour l’admettre. Villiers nous dépasse dans le souvenir de nos plus vives impressions. Les prestiges et les rehauts du souvenir, pourtant extrêmes, sont surclassés à la première relecture de quelques chapitres. Villiers y a mis des merveilles si indénombrables qu’elles semblent dotées d’un pouvoir de croissance et d’expansion autonome. Il s’agit là d’un livre continent, à tendance subaquatique et crépusculo-sépulcrale, d’une aube inconnue, réglée de lumière et de température sur une clarté de levant indécis ou de nuit polaire idéale pour accueillir ce chef-d’œuvre d’art où il entre autant de cinéma précurseur que de sculpture, de peinture, de photographies que de littérature. Cette collection de splendeurs compte des phénomènes que, jusqu’à Villiers, la poésie s’était contentée de comprimer et voiler en de nobles mais très volatiles poudres évocatoires. L’architecture de « L'Eve future », dont les chapitres courts frappés d’exergues de Baudelaire, Byron, Shakespeare ressemblent autant à une collection de foudre à la Des Esseintes qu’à la suite d’engrenages d’un mécanisme de haute précision, se présente comme un nouveau mythe. Le mythe d’une conjuration. Villiers y procède au démantèlement du hurlement à la lune de l’amant masculin. Les ensorcellements de la beauté féminine et les abus spontanés qu’ils suscitent, Villiers en déplace le centre. Les enchantements et ravissements torturants (car assujettis au bon vouloir de leur dépositaire féminin), rentrent, en quelque sorte, dans le giron de celui qui les éprouve et autant dire les génère. Villiers rend à l’amant noble, son alter ego lord Ewald dans « L'Eve future », ce qui lui revient, et la restitution passe par une science-fiction du mannequin-automate qui n’est pas sans rappeler un autre mythe, immémorial et fondateur : celui de Tristan et Iseut, notamment l’épisode de « la chambre aux images ». Séparé d’Iseut, Tristan en exil fait bâtir un temple où figurent des effigies de son malheur (dont le nain Froçin, le traître), et, au centre, aux côtés de sa servante Brangien, une représentation d’Iseut à qui Tristan exprime sa détresse et aussi ses reproches. Des sculpteurs et artisans sorciers aux entournures ont conçu pour lui ce double d’Yseut. J’y vois l’ancêtre de l’andréïde inventée par Villiers.
« L'Eve nouvelle », titre parfois concurrent, manque de peu ce que le titre organique « L'Eve future » parfait en étrave. Nous sommes ici propulsés dans l’immémorial matriciel et le métallique prototypique. L’oxymore d’un cuirassé subtil vient à l’esprit pour tenter de qualifier l’armature d’invincibilité conçue par Villiers au centre du cœur aimant. Cuirassé subtil également et au premier chef, l’andréïde Hadaly, la femme aux entrailles de cuivre, inaugure un joyau viscéral tel que nul Parnassien n’aurait osé la rêver. Un grand sentiment de pureté émane du titre, « L'Eve future », qui ressemble à une arche où les enjeux de la félicité s’annoncent d’entrée de jeu démesurés. Il semble que Villiers, à force de repentirs, d’aiguisage raffiné dans les finitions cruelles, ait répandu dans ce Menlo park imaginaire, –la propriété où Edison, l’inventeur, délivre d’une peine son ami et sauveur Lord Ewald en concevant pour lui l’Andréïde d’une maîtresse idéale, Hadaly, inspirée d’un original, Alicia Clary, dont il comble les lacunes–, un milieu ambiant où le récit suit son cours mais sans que le lecteur ne perçoive les sutures entre les poèmes en prose qui le fondent. Chacun de ces poèmes ou éclosion de fastes serait, comme d’une deuxième génération, émané des profondeurs du « Spleen de Paris ». Villiers ne s’est pas laissé débordé par l’ouragan de splendeurs, mis en ordre et presque en batterie dans « L'Eve future ». Le désarroi amoureux quitte ici les limites honteuses de son affaire personnelle, il devient une loi maudite que Villiers rebrousse patiemment, méthodiquement, en une gigantesque contre-offensive. Villiers cueille l’Amour au sommet du Mont qu’il bâtit de sa base à la pointe. Mais qu’est-ce que cet Amour ? La Beauté et les charmes féminins, emprisonnés dans le gel d’un pouvoir poétique quasiment poussé à l’illimité, ne sont plus en possession de donzelles de hasard. Villiers profondément, leur a sectionné les glandes à venin, l’ablation est faite, et il ne reste plus qu’une beauté inépuisablement subjuguante, puisée au creuset-sérail des mille et une nuits ouvertes à volonté par Villiers, à la force de son poème. L’écrivain n’oublie pas d’évaser son roman dans une profonde bouffée d’amour. Je pense aux entretiens de lord Ewald avec l’andréïde. Villiers trouve, dans ces dialogues de fin du monde ou de renaissance édénique, à la pâleur du banc de pierre sous les étoiles, les accents reconnaissables d’un cœur chaviré. Il y a chez Hadaly, dans l’inflexion noble de son inquiétude à n’être que fiction, dans le témoignage de sa détresse et la très préhensible crainte de périr qui l’anime, l’un de ces « épanchements du songe dans la réalité » dont parle Nerval dans « Aurélia ». Et plus encore la tessiture surréelle des rondes dans « Adrienne », du même Nerval.


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Marcel Moreau

10/12/2021

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Le dernier des grands écrivains français était belge. L’ancien mauvais élève, soutien de veuve à 15 ans, dans le Borinage, là où van Gogh fraternisa avec les mineurs, gardera aux yeux et au cœur, dans le tellurisme grondant de son œuvre, l’espèce de damnation fière de l’horizon noir et des puits de mine. Un paysage souterrain qu’il n’abordera en mots qu’assez tard, dans un très rauque « Tombeau des enténébrés ». L’installation de Marcel Moreau à Paris après le succès de « Quintes », paru en 1963, salué par un article d’Alain Jouffroy dans l’Express, marquait le début d’une étrange carrière. Etrange, car elle débuta sur les chapeaux de roue et ne cessa plus, ensuite, de se déployer à l’ombre, quels que furent les prix et distinctions littéraires, la démonstration de puissance confirmée dans chaque nouvel opus n’étant pas pour tranquilliser les confrères. Mis sur le devant de la scène au début des années 70, invité dans une émission peu concluante chez Bernard Pivot - Celui-ci se serait exclamé après coup : « plus jamais ça » - Marcel Moreau, aussi réservé à l’oral qu’intrépide à l’écrit, ne sut jamais embrayer à l’étage du succès public. Sans doute y avait-il erreur sur la massivité de l’audience et aussi inaptitude de l’écrivain à s’exposer publiquement avec l’aisance requise. Marcel Moreau, le plus délié des auteurs, ciseleur inépuisable de grandes laisses prodigues et de raffinements à dents serrées, se muait à l’oral en un bloc effarouché où dardaient en lieu et place des mots la braise chaude des prunelles et l’énorme débit à l’arrêt dans la gorge. Espacés et pris dans une gangue de scrupule, de gêne ou d’immédiat remords dans la formulation, les mots à voix haute de Marcel ressemblaient aux scories de sa forge. Les métamorphoses furent spectaculaires, du jeune journaliste arborant fines moustaches et lunettes, père de famille et correcteur au Figaro, au personnage que j’ai eu l’honneur de connaître, Raspoutine régnant sur l’appartement d’une île au trésor située rue Cambronne, dans le XVème arrondissement. Heureusement pour l’écrivain, les années 70 et une partie des années 80, riches en labos artistiques et en créateurs kamikazes, furent les moins hostiles du siècle à laisser faire le néo-barbare des Lettres françaises. A cette époque soixante-huitarde, post beat-génération, suivie du virage punk et new-wave, l’extravagance était de mise. Marcel Moreau, auquel sont attachés des titres tels que « Les Arts viscéraux », « Moreaumachie », « Bal dans la tête » ou encore « La Terre infestée d’hommes », roman édité par Jean Paulhan en réparation des manuscrits recalés antérieurement, annonce dès le menu une turbulence offensive et une inventivité de haut rang. Cette véhémence, toute génésique, est constitutive de l’œuvre. L’adjectif viscéral, outrageusement galvaudé pour définir tout et son contraire dans l’ordre des oeuvres excessives et de leurs auteurs, prend chez l’écrivain belge une acuité qui dépasse la métaphore à peu de frais. Il y a chez Marcel Moreau, à la manière d’une basse continue dans les méandres de son œuvre, une approche d’orfèvre-boucher qui ne se serait jamais dépris de son « Boeuf écorché ». Avec ses penchants de vivisecteur verbal, Marcel Moreau risque de poser des problèmes aux éditeurs de son entrée espérée dans la collection de la Pléiade, en l’an 3000, car il n’était pas un écrivain à programme. Travailleur inlassable d’une langue dont il éprouva toutes les plasticités émotionnelles, Moreau ne fonctionnait pas au thème ou à la thèse, mais à l’énergie, dans une dépense devenue quotidienne, de 6h00 à 12h00, depuis que les chaînes salariales avaient été rompues pour ce grand ennemi des patrons. Jamais remis de son expérience éberluée à la femme dont il but tous les philtres, Marcel Moreau lui consacra une large part de ses livres, avec l’ingénuité d’un expert charnel sans cesse repris par des effarements de jouvenceau au bord du lit-abîme des étreintes. Un Romantique donc, mais peu enclin aux diaprures. Un amant pris aux instants les plus critiques du désir, un désarmé cocasse en plein reportage de lui-même et préférant à l’objet de ses attentions, –le corps de la femme–, le corps jaloux de l’écriture, maîtresse plus loyale mais aussi intraitable. Dans cette alliance de l’écriture faite-femme gît l’absolu selon Moreau. La libération d’une écriture qui bat, demande sa charge et sa poussée. Je croyais Marcel sur parole quand il me disait que ses mots le réveillaient et l’envoyaient à la table d’écriture. Pour appuyer ses mots, il me montrait la pile compacte de feuillets comme un flot endigué à grand peine. Dans la masse impressionnante de ses écrits, « La Pensée mongole » paraît exemplaire, superbement réédité, après l’édition princeps chez Christian Bourgois, dans la collection « L’Ether vague » par le très précieux éditeur qu’était Patrice Thierry, disparu beaucoup trop tôt. En couverture, figurait une tête de cheval mort, photo d’une grande beauté signée par Jean-David Moreau, le fils de Marcel.  « La Pensée mongole » ne se lit pas mais se dévale. Le lecteur lit peut-être, mais il laisse surtout déferler et sent la parenté indivisible de cavalcade entre l’auteur, son propos, et cette faramineuse monture de ses mots à la charge. Marcel Moreau y joue à merveille de cette lancée écrite faite horde, coïncidant aux fiers cavaliers des steppes. Cette allégorie vivante de l’écriture selon Moreau s’abouche au mieux aux relents évocatoires de suint animal et de grands espaces. Ce livre, parmi d’autres concurrents bien sûr, représente une métaphore remarquable de l’aventure écrite menée tambour battant par l’écrivain.
Marcel, en homme et en texte, n’aurait su, quand bien même il l’aurait souhaité, affecter des manières d’intellectuel. Il disposait d’une qualité qui l’en dispensait catégoriquement. Perpétuellement chaviré, mal refroidi d’un choc ou encore grésillant d’une séance d’écriture, Marcel, toujours désorbité, à demi-absent ou intensément songeur au nez et à la barbe de son interlocuteur, gardait ce regard d’homme qui n’a pas le temps de mentir. Une situation d’incendie proche le cravachait dans le sens des mots à écrire, et il les martelait si bien qu’il n’en restait rien ou presque lorsque, invité rue Cambronne, vous faisiez face au monument. Dans la pièce mythique cohabitaient aux murs une tête de taureau -l’encolure énorme d’un taureau de combat espagnol- et un mur de dessins et peintures, œuvres d’artistes données à l’occasion de duos bibliographiques ou de textes d’introductions, contributions que Marcel aimait à donner aux peintres, toujours superbes et comme rehaussées d’une qualité graphique de circonstances, à la fois pétries et élancées par un sensualisme pictural refluant sur les mots. Un dessin au stylo à bille de Stéphane Mandelbaum dominait le pêle-mêle des formats. Des nombreux textes où Marcel Moreau aborde la peinture, je retiens justement son introduction aux gravures érotiques de Mandelbaum et aussi sa préface à l’œuvre de Nitkowski. Marcel admirait le travail mais faisait mieux que lui rendre hommage, il passait à travers. Les œuvres peintes et dessinées donnaient le coup de sang à son écriture. Ses textes ne tenaient pas dans le cadre légendé assigné à l’écrivain gravant le monument d’un artiste. Cheminant avec le peintre dans les premières mesures, puis catapulté par les formes et les couleurs, Moreau partait en échappée, et c’étaient bientôt les œuvres qui paraissaient la légende du texte. Attestant eux-mêmes une qualité graphique manifeste, les manuscrits de Marcel fascinent. L’impact optique des paragraphes ramifiés, disloqués, dentelés ou en zigzags, donnent l’image, le compte-rendu visuel des batailles de l’écriture en champ clos, et présentent une qualité d’écrit-dessiné où pleins et déliés ont des finesses d’ornements et d’enluminures. Marcel entretenait un tel rapport à la feuille d’écriture A4, qu’il y enregistrait des sautes rarement vues sinon jamais sur des feuillets d’écrivain. Une nervosité des jointures, des rebonds et des passerelles. Ce ne sont pas des ratures, des ajouts, mais le parcours accidenté d’un désir en mots qui ricoche en notifiant la moindre de ses pulsions-étapes. Chaque raccord, chaque rameau de la grappe ou de l’arborescence semble une fête à honorer à part entière, dans une danse de l’engrenage lexical chère à l’auteur. Une imagination motrice, un pouvoir d’engendrement lié à la force d’entraînement et d’appels réciproques des mots groupés en fusantes nodosités. Une treille d’appendices et de remarques repoussant les limites de ravines/goulots d’étranglements, dans la marge, où les mots et leurs formulations atteignent à des exploits d’émaciation comme si Marcel trouvait dans la langue des accords toujours plus pincés. Les feuilles de papier machine mettent en scène et en abyme les opérations et manœuvres d’une écriture en cours et ses processus de générations spontanées. En tutoiement ou vouvoiement, Marcel donnait d’ailleurs un pronom à cette qualité d’entraînement, parfois même un nom, le nom bicéphale d’une femme-écriture, telle la « Violencelliste ». Et comme le couple Moreau/écriture se trouvait parfois enrayé par des amoureuses de chair et d’os, l’homme de la rue Cambronne se laissait déchirer par les affres de ces triangulations. Ce vaudeville mental ne fut pas dénué de blessures et mortifications. Robuste, tout en carrure, buriné par le dégrisement lourd de plusieurs décennies terrestres, frappé du sceau « a vécu » au sens le plus fort, Marcel n’en souffrait que plus durement à cet endroit que rien ne soulage. Toutes ses capacités de souffrance étaient restées en éveil, il ne s’épargna aucun danger de l’enthousiasme aimant, et paya amplement en chagrin, à un âge où l’homme se calfeutre, cette résistance dans l’ardeur.
Je ne brandirai pas assez, en pied ou en buste, l’homme que j’ai connu. Allergique aux afféteries qu’il repoussait comme l’un des automatismes consacrant la perpétuité du maître et de l’esclave, un stigmate de l’oppression ordinaire, une politesse du dominant reprise docilement par ses proies, Marcel n’était rocailleux qu’à cet endroit. Il prodiguait la tendresse par halo ou rayonnement. Ne faisait rien pour la manifester. Sa pudeur en tenait lieu. Un respect pour le premier venu, une égalité sauvage comme je les ai rarement vus. L’œil étincelait et partait dans une toux rieuse, lorsqu’il y avait de quoi rire, et un instant, le voyant rire ou plutôt sourire, c’était soudain un éclairage, une vue sans pareille sur la chaîne d’éclosions à quoi devait se livrer Marcel chaque matin, seul, penché sur ses pages.
L’allure de Marcel, l’image immédiate de l’homme, formait un cadre farouche tassé sous une crinière. Ce fronton redoutable, surtout en société, jetait l’anomalie criante d’un écrivain à l’ancienne, un sauvage en liberté, promenant à la face de tous la grimace agressive d’un visage qui n’était qu’expressif. A côté de Marcel, et sans savoir que faire ni même que penser de cette remarque désobligeante, chacun, moi le premier, ressemblions à des représentants de commerce donnant à peu près le change, chacun selon ses aptitudes. Nous étions lisses. Je ne vois pas Marcel marcher, je le vois glisser, poussé par quelque délégation qui l’aime ou le prétend. Le voilà hissé sur une estrade pour y balbutier, l’œil apeuré par les gradins, son embarras poli d’être à l’honneur, en même temps que la joie d’y être tout de même. Place Saint-Sulpice, l’avant dernière fois que je l’ai vu, son éditrice lui donnait le bras et le soleil autant que les gens l’effarouchaient plus que jamais. Je me suis approché de lui pour lui dire quelques mots, craignant qu’il ne m’ait pas reconnu. Il me répondit, sans vraiment s’arrêter, concentré sur ses pas fébriles : « Je t’ai reconnu à l’odeur ».
Marcel est allé vite en livres, trop vite pour qu’on le suive de son vivant. Remercions-le aussi pour ceci : nous en voir réservé pour demain. Marcel Moreau a donné tant de pages qu’il reste un auteur à découvrir. Sur 70 ouvrages ou presque, qui en a lu la moitié ? L’enquête en dirait long. Marcel Moreau, hier, aujourd’hui et aussi pour demain.

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Shostakovich – 5e Symphonie par Kurt Sanderling.

9/30/2021

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Si la musique symphonique recèle des trésors innombrables, et dont les possibles renforcent allègrement, dans l’imaginaire, les œuvres répertoriées, inscrites sur partitions et dûment jouées, le grand répertoire compte des sommets vraiment à part, littéralement décollés de leur base. Ces œuvres musicales sont les colonnes de l’indicible. Or, avec les meilleurs symphonies de Gustav Mahler et de Anton Bruckner, chemine au-devant de tout ce que j’ai pu entendre la cinquième Symphonie de Shostakovich. J’ai découvert Shostakovich vers l’âge de 26 ou 27 ans sur le conseil d’un vendeur spécialisé. Je m’étais adressé à lui en parfait néophyte et je garde le souvenir, formulant ma demande, d’avoir parlé avec les mains, utilisant, faute de mots précis, un langage des signes que je possédais mal. Il y était question de romantisme, de Wagner, de Mahler et de phrases passablement sans suite où je chargeais l’expert de deviner mes penchants musicaux (je dois à la même personne le conseil de la « Symphonie des mille » de Mahler par Solti). Alors ce jeune homme sans épaules, les paupières tombantes, grommela lui-même à demi-mots en fouillant dans les bacs, après avoir médité un instant. Ce jour-là, il me tendit un petit coffret : Shostakovich par Kurt Sanderling. Je ne discutai pas le conseil et m’exécutai en me dirigeant à la caisse.
L’écoute fut une autre aventure et j’évoquerai ici la cinquième Symphonie.
Avant d’en faire l’expérience, on ne peut tout simplement pas concevoir qu’un homme ait pu mener aussi loin son cheval de bataille. Car sur son élan, celui qu’il lui a fallu pour composer la 5ème, Shostakovich, est parti sans être revenu tout à fait de ce voyage de trop où soudain, penché sur sa partition, et sous l’effet d’une poussée que dans la fièvre il reconnait, le compositeur ne se bat plus seul mais fonce, armé de quelque fusée de l’absolu.
 L’extraordinaire vient, dès lors que le disque est lancé, d’être immédiatement en présence, non d’un homme ou de sa création, mais d’un élément pur. Les premières mesures du moderato nous rivent à une intimité imposante en même temps qu’à une matière décidée ; à une pulpe de science-fiction en pleine masse qui vivrait de sonner. Une intimité composée de gestes alarmés et millimétrés. Pour la teneur ambiante, une présence géante, dans un climat d’angoisse, avance à reculons. Elle avance en feuilletant un espace dont on ne sait s’il s’agit de la perspective entrevue, au-devant, ou d’un passé abouché au futur, gigantesque et circulaire. Le souffle est stridence car là où nous emporte Shostakovich, respirer est une audace. Et nous sentons à grandes attaques de cordes le prix de chaque bouffée. La Russie reste au loin, le pur lointain vu avec les yeux de l’enfance, un mystère terrien grand comme la nuit aux étoiles ; et Shostakovich sinue dans ce paysage en des incursions désolées sur la terre divorcée de ses maîtres/bourreaux. Les aperçus de contrées sont très vite barrés par les ombres portées de la destruction. Entre les cordes et la flûte, des corridors incertains ouvrent sur la steppe, la taïga, et un folklore polaire réduit à un gouffre glacé où à perte de vue l’identité russe nous cerne. Des courses de pure célébration dans les grands espaces s’enrayent en paniques, en fuites d’hommes pourchassés. Les deux motifs s’entrelacent et Shostakovich les pilonne et les raye à coups d’exclamations hurlées ainsi que des serments de noblesse et d’immensité. Les accès contradictoires et réversibles d’un cauchemar s’entre-obsèdent, ses charmes et tentations avalent des étendues dans une course indéterminée, mélange de joie et de fuite, dans l’état d’esprit indécidable marqué d’un rictus. Une joie étrangère à l’épaisseur des marasmes carambole dans le malheur, et dans le tourbillon des affres, nous reconnaissons sa couleur. Et ce trait de joie, de puissance ou de félicité autonome, increvable, met le chaos dans l’horreur. Le premier mouvement n’assied aucune mélancolie, – celle-ci ancienne et de toujours instituée – , nous dévalons son versant sans nom. Le mouvement se clôt, si l’on peut dire, par une acmé dramatique, les cordes mimant la volte répétée d’une hydre demandant des comptes dans le vide, ne cessant plus de tourner ses mille têtes de maudits, une fois en avant, une fois en arrière, de façon toujours plus brusque, avec la montée en puissance inouïe d’une crise d’injustice telle que pour en rendre compte, il faut se représenter les damnés de la terre sortis de leurs tombes en rangs serrés. La suite sert de théâtre d’assombrissement à cette révolte si énorme qu’émanant des hommes elle semble tellurique. Jamais percussions ne furent plus sombres et menaçantes, et, qu’il s’agisse de suggérer la terreur du régime ou de promettre à Staline le foudroiement énorme en retour de ses crimes, le sentiment embrasé de la révolte ne distingue plus parmi ses flammes.
 Le deuxième mouvement se lance dans une parade massive, mêlée d’accents badins et discutailleurs. Une festivité parodique, où alternent joies officielles, fanfare et afféteries, pourrait bien grimer l’appareil d’état, ses messieurs importants en lorgnon, s’affrontant debout à la table d’un comité, cachant leurs bottes sous la table et leur grimace haineuse sous leur moustache.
 Le troisième mouvement prend le cœur au vol. Il vient le happer à son lieu, plus bas que la misère et plus haut que les astres. L’amorce du mouvement ne dit rien d’autre que cette exposition filée du cœur à nu, et la manière dont il lancine n’a rien d’autre à dire. Une ligne si pure qu’elle ressemble à une arche ou une consécration héroïque de la condition humaine. Puis vient une levée de plaine, ou quelque caveau de l’abîme par la faille duquel les hommes et les femmes reviennent. Lesquels ? Schostakovich l’a dit : « La plupart de mes symphonies sont des monuments funéraires. Trop de gens, chez nous, ont péri on ne sait où. Et nul ne sait où ils sont enterrés. Même leurs proches ne le savent pas. Où peut-on leur ériger un monument ? Seule la musique peut le faire. Je leur dédie donc toute ma musique ». L’effet de plaine ou de nécropole sautée embrasse plus large encore que ne le déclare le compositeur. La frappe universelle touche ici à ce point de sanglots réservés qui ne se pleurent pas mais nichent à la gorge et appuient contre les yeux, en une cérémonie subite proche du toucher de l’Amour même, en personne. Il y a, autour de ses notes trop fines pour laisser un sillage, un dégagement de solitude et de recueillement où l’on se réveille vivant parmi les vivants et les morts. Des seuils sont franchis avec force frictions et crécelles, halètements et effroi. Le cercle s’est élargi dans une égalité sans maître. Où sont les visages ? quels sont leurs noms ? de quel pays, de quel quartier ? ils avancent alignés, eux tous, sans exception, et il n’en manque pas un. Le propos du compositeur, qui avançait sur la pointe des pieds, dans la maison de repos pour artistes, en 1937, pour y jouer au piano l’écriture de sa partition à l’abri des regards, ce propos noble, si jamais il existât ou présentât quelque intérêt de « message » susceptible de « couvrir » son auteur, ce propos s’envole à l’accélération du véhicule grandiose et, si l’on reconnaît les instruments, leurs effets de masses entrecoupées, de vagues et d’ensevelissement nous trempent entièrement, à vif, dans une dignité mercurielle. Tout au long du mouvement se dilate en nous l’état précédant l’ultime charge héroïque humaine dont nous ne savons que la brûlure, non les actes et les acteurs. Shostakovich entoure alors avec des mains de nuit, étreint en musique l’inconnu de la douleur, le dédie aux disparus du Régime et à l’espèce humaine en entier. La colonne des morts pivote, et la face de chacun se tourne vers l’alarme. Le compositeur fait durer ce regard aveugle entre les morts et les vifs le temps d’un pont incandescent par-delà la vie et la mort. Je ne perds presque jamais de vue, me retrempant à cette extase fière, le visage de Shostakovich et l’expression de son visage invinciblement soucieux. Plus qu’un désespoir fougueux, il y a, chez lui, une peine méticuleuse, articulée, qui sacrifie tout à l’exactitude de son déchirement.
 Composé au pic de la terreur et des purges staliniennes, l’année même où Staline décima les officiers de l’Armée rouge, crime qui pèsera lourd dans la désorganisation militaire lors de l’invasion nazie, le quatrième mouvement, allegro non troppo traduit des tiraillements qui excèdent, encore une fois, les circonstances privées et collectives. Le contexte politique et la situation corsetée de Shostakovich refluent pleinement dans la partition et dans l’électricité prisonnière qui provoquera lors de la création de la symphonie une ovation légendaire, les spectateurs se levant les uns après les autres pendant le final, mais la force du créateur prend ici un essor où l’auditeur entre dans les limites même de la capacité expressive. De toutes les Russies, l’imaginaire du froid et de l’abandon au fond des solitudes immenses monte en givre à la pointe des pupitres et des archets. Nous assistons à une démonstration à peine transposée en musique d’une pulvérisation à l’intensité émotionnelle. Dans une chevauchée épique où caracole la Russie ancestrale, la patrie et la terre aimées, Shostakovich encastre l’horrible ironie des persécutions et compose la très hurlante complainte d’un malaimé extatique. Le final semble se jeter d’une série de frappes à une autre avec l’impression d’enfermement conjuré par ces cognées répétées. Des roulements guerriers le hantent. Augures de défaite ou de victoire, la matière pressante, harcelant son objet, est de haute lutte et ses éclats sont magistraux. J’entends dans ces coups de semonce, ces coups de canons, Shostakovich frapper à la porte de sa Russie natale.
 


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Ron Kitaj

9/21/2021

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 Au début je fus peu sensible aux toiles de l’Américain. Découvertes dans un catalogue d’exposition consacré à l’École de Londres où Lucian Freud, Franck Auerbach et Léo Kossof me paraissaient supérieurs (exposition de 1999 à la Fondation Dina Vierny), je survolais les peintures de Kitaj, indifférent au maniérisme bâclé qu’à l’époque je voyais dans ses toiles. Comme cela arrive parfois, un souvenir médiocre se bonifie avec le temps. Ce fut le cas pour Kitaj dont j’allais croiser de nouvelles peintures, je veux dire de nouvelles reproductions, tout en révisant à la hausse celles qui m’avaient semblé négligeables. Ces tableaux souvent carrés, plutôt de grand format, sont des compositions dynamiques et très affirmées. De nombreux peintres, depuis Picasso, s’essaient à la combinaison d’un dessin tout en courbes et arabesques avec des à-plats géométriques. Y compris Bacon et ses corps tronçonnés par des effets de déformations. Kitaj, à l’aune de cette voie ouverte par Picasso, paraît l’un de ceux qui ont poussé loin cette confrontation du sinueux et de la droite. Cet axe d’écriture, avant même d’identifier les contenus, bestiaires, et reliquaires du peintre, s’interpose entre le regardeur et les toiles comme une grammaire en avant, délibérément exhibée. L’écriture de Kitaj ne s’en tient pas, d’ailleurs, à faire contraster les à-plats bien coupés et les formes torses, il manie plusieurs styles de représentation dont les voisinages heurtés aboutissent à de très stimulants effets de collage. Il résulte de ce sens très hétérogène de l’orchestration des assemblages de motifs où Kitaj se distingue. Peintures du XXe siècle, les tableaux de Kitaj empruntent à l’illustration, au dessin enfantin et au réalisme punk des peintres qui ne sont pas passés par les Beaux-Arts, cet académisme « tremblé ». Trait hautement distinctif de son œuvre, Kitaj montre un goût pour une sorte d’architecture intérieure multicolore. Un modernisme du mur et de la paroi tracés à la règle, de préférence dans les tons vifs typiques du mobilier et plus généralement de la mode des années 60, tel qu’on l’observe dans « Portrait of Walter Lippman ».  L’étiquette « pop » plaquée sur l’œuvre de Kitaj vient sûrement de cet emploi de couleurs vives entrechoquées sous la forme de patchworks. Cette propension aux angles nets touche aussi la représentation humaine, dont les silhouettes semblent prédécoupées puis collées dans les compositions. Une mise en contraste maximale en résulte. Kitaj peint ainsi des scènes de rue où des personnages bien d’aplomb et d’autres flottant dans l’espace sans souci de vraisemblance rappellent les attroupements aléatoires de la rue. Son art de combiner les profils, en buste ou en pied, d’agencer leur occupation de l’espace et leur distance les uns vis-à-vis des autres, fait de Kitaj un très grand peintre. Son dessin aérien, économe et juste, répand une délicatesse orientale sur ses tableaux. Une tendance au fuselage et au gabarit losangé des corps. La plénitude graphique des images se double d’échos nombreux en raison des références et citations dont Kitaj sature son œuvre. Toutefois, quiconque ne connaît rien de l’attachement de Kitaj à T.S. Eliott, à son intérêt pour Walter Benjamin ou Constantin Cavafy, n’en goûtera pas moins l’efficacité plastique immédiate et la modernité généreuse des peintures. Chez Kitaj, la faculté à faire cohabiter des styles graphiques très différents et contrastés dans un même tableau, ouvre une voie de contraste dans la figuration à peu près sans précédent depuis les tableaux de Picasso tels que « Pêche de nuit à Antibes » ou les portraits de Dora Maar. Basquiat, lui, dans un vocabulaire hybride jouant du graffiti et du style primitif des masques africains, a peint des tableaux relevant de schémas directs comme s’il pensait en direct du tableau son image. Kitaj, avant Basquiat et avec une finesse sans comparaison avec la brute Picasso, a peint des scènes humaines comme inspirées de griffonnages de cahier mais luxueusement mis en scène et inspirés de modèles vivants ou photographiques. Auteur de collages au début de sa carrière, Kitaj manie à merveille le patchwork. Des lignes droites de plans, de murs ou d’immeubles, jouxtent des personnages inventés (et parfois récurrents d’un tableau à un autre tels que le juif sourd, le cow-boy, le grec de Smyrne) dans une mixité de perspectives cavalières et écrasées qui les tiennent serrés et emboîtés. Montants de lit, accessoires, gris d’asphalte, lettres d’enseigne, mobilier et voitures voisinent en fragments, dans une équivalence de puzzle avec des personnages en attente d’emploi ou placés en force, casés au croisement d’une histoire non racontée mais comprimée dans ce rassemblement d’humanoïdes. La sympathie rayonnante suscitée par l’œuvre de Kitaj est aussi à trouver du côté du peintre et de son parcours. Nouveau juif errant, artiste « diasporique » venu à Londres pour créer à l’écart du courant dominant new-yorkais, il y a un peu de Martin Eden chez celui qui fut marin sur un pétrolier et voyagea à la Havane ou encore en Catalogne. Kitaj, pour qui les livres, selon ses propres mots, valaient ce que valent les arbres pour un paysagiste, ne se départit jamais d’une littérature aimée, citée dans ses tableaux, allant jusqu’à commenter à l’excès ses œuvres dans leur relation étroite avec des strates littéraires. Mais avant même d’identifier ces passerelles verbales – explicites ou allusives –, les tableaux de l’expatrié américain affichent un tranchant littéraire, un soin aiguisé des formes, séparément et dans leur agencement ; un soin similaire, en formes et en couleurs, à l’emploi maniaque des mots chez un écrivain. Kitaj, dont le dessin est certes plus effilé et l’art de composer plus éclaté, me rappelle Max Beckmann. Les deux peintres ont en commun le remplissage et l’emboîtement, les scènes combles, mais aussi l’emploi de couleurs « sorbet », abricot ou mentholées. Sinon que Kitaj varie le traitement de ses figures et dispose d’un clavier plus étendu de manières. Des personnages brouillés se mêlent à des silhouettes tracées à la ligne claire. Certaines affichent le modelé d’un réalisme désinvolte, d’autres ressemblent à des bonshommes d’illustration ou des figurines naïves aux proportions fantaisistes. La disparité d’emprunts à des univers visuels tels que la bande-dessinée, l’illustration, le dessin d’affiche, le gribouillis d’enfant ou le monde du cinéma suscite peut-être l’estampille pop, mais Kitaj manie une écriture à styles multiples et élastiques où une élégance générale, une beauté qui lui appartient en propre rejaillit sur chaque élément. Revenant un instant au souvenir d’un premier « aperçu » des toiles de Kitaj, vues dans le catalogue de l’exposition à Paris, je remarque que Kitaj est le peintre qui est le mieux parvenu – d’autres le tentent partiellement mais jamais aussi franchement – à faire en sorte que la peinture à l’huile ou à l’acrylique frottée sur la toile ressemble au crayon de couleur. On croirait « Melancholy after Dürer » ou « Whistler vs Ruskin » réalisés à coups de crayons de couleur géants. L’effet usé/tramé sert au mieux l’éclectisme des compositions. « La plupart de mes tableaux ont plus ou moins une histoire » dit Kitaj. Je pense que l’artiste y trouve de quoi oublier les problèmes de ce qu’il devrait peindre ou non. Plutôt que d’en rester au poste tétanique de l’artiste face à sa toile, Kitaj trouve l’envie neuve qui réside dans le désir de narrer une histoire en peinture, avec les raccourcis, déformations et réseaux d’allusions qu’elle autorise. L’artiste est un champion du désennui en peinture. Juif américain originaire de Cleveland, Kitaj crée une peinture d’occidental hanté de soleil. Il appartient aux descendants des « Femmes d’Alger » de Delacroix. Il puise aussi dans une quantité d’archives visuelles et littéraires. Son utilisation d’agrandissements d’images de films retentit dans son art de composer et dans les atmosphères des scènes peintes telles que « Cécil-court London ». Un cinéma peint naît de ces imbrications. Depuis longtemps, j’ai la sensation latente d’un style de peinture qui pourrait naître du film « La Corde » d’Alfred Hitchcock, et Kitaj approche ce qu’elle pourrait être. Du studio de cinéma renversé à coups de lignes rompues et envahi par des statuettes, des personnages ou des fétiches occupant ces espaces comme des rémanences de l’imaginaire, des acteurs de séquences jamais tournées. Ron Kitaj propose des espaces de rêverie renouvelés et inventifs où le plaisir de peindre s’accorde au plaisir de voir. Face aux jubilations bricoleuses du peintre, le regardeur est séduit, autant par l’efficacité visuelle du tableau que par le genre de liberté et d’ingénieuse audace qu’il atteste. Kitaj semble réussir à se prendre au dépourvu d’une toile à l’autre si bien que l’énergie de ses œuvres, le plus souvent, véhicule un sang frais de projet où l’impulsion initiale est inscrite et devient très vite un travail abouti. L’artiste sait maintenir la tension d’un dessin « à main levée » dans des peintures pourtant soignées comme des intérieurs raffinés. La rue et les extérieurs ont des finitions de salon ou de patios fleuris. Une ambiance de maison d’architecte cohabite avec le tracé brouillon d’un croquis de gamin. Même la propension acidulée de la palette me semble venir de Delacroix ou de Matisse plus que d’un versant pop. Kitaj dresse plutôt un pont entre les compositions très élaborées d’un Velazquez et l’art du gros plan cultivé par le cinéma et les revues correspondantes. En 1994, Kitaj a suscité une campagne d’articles féroces lors d’une rétrospective anglaise. Le peintre a prétendu que cette vague d’animosité a précipité le décès de sa femme atteinte d’un cancer. Lui-même se suicidera en 2007. Il serait sans doute oiseux et indécent de rouvrir ces plaies mais il n’empêche que cette curée met en évidence une réalité implacable. D’une part, Kitaj parlait de ses œuvres comme il lui plaisait de le faire. D’autre part, admettons même, ce que je ne suis pas allé vérifier, qu’il ait commenté à outrance ses tableaux, en quoi cela pouvait-il atteindre et nuancer la vision frontale de ses peintures ? Avec le recul de quelques décennies, quels peintres, y compris parmi ceux de l’École de Londres que j’admire, dont Auerbach et Kossof, pourraient prétendre avoir fait preuve d’autant d’invention et de relance dans leur création ? A côté de Kitaj, Auerbach et Kossof dont j’aime profondément la peinture, –modelée dans cette pâte que Kitaj lui-même nommait « The human clay », « l’argile humaine », paraissent répétitifs. L’imprévisible ne saurait suffire à fonder une œuvre, mais c’est là une clef de ce qu’on peut espérer de la peinture. Le recommencement d’un charme pictural distribué à neuf dont Kitaj possède la trempe créatrice.
 


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Ebène, Ryszard Kapuściński

9/4/2021

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A la recherche des grands romans africains, désireux de flairer, parmi les ouvrages de référence ou les pépites inconnues, l’incursion la plus fouailleuse dans ce magma d’aventures, j’ai trouvé « Ebène » de Ryszard Kapuściński. Correspondant permanent en Afrique pour l’agence de presse polonaise, Kapuściński dédaignait les quartiers européens et les commodités encore en place pour les blancs du post-colonialisme. Les éditeurs jouèrent à raison de cette image d’infiltré authentique de Kapuściński. De son arrivée au Ghana, en 1958, à une certaine soirée mémorable, en 1991, qui clôt le livre « Ebène », l’écrivain et journaliste polonais, arpenteur inépuisable de l’Afrique tropicale d’ouest en est, semble s’être jeté dans l’Afrique comme un volontaire dans un ouragan. Lorsque l’envie de lire quelque chose d’intense tenaille un lecteur, je pense que beaucoup doivent rêver d’un tel livre. Il n’y est plus question d’un style et des obsessions d’un homme montés en écrin linguistique car Kapuściński a donné sa place à la matière démente qu’en trente ans il avait amassée dans la multitude de bouts de monde où il s’était perdu. La construction en chapitres d’ « Ebène » parvient à contenir un flot sombre comme les fleuves Niger ou Congo, un charroi opaque dont l’auteur est parvenu à extraire quelques réalités articulables. Je ne m’attendais pas ni ne désirais trouver au centre de pittoresques descriptions, des situations solennelles de contes tiers-mondistes découpant sur fond de crépuscules des êtres rendus mutiques par l’énormité des souffrances. Kapuściński trouve sans forcer la sobriété de croisière de souvenirs à jamais frais dans sa mémoire. Un homme ne manque pas de s’y découper à mesure qu’il s’avance en mots, mais avec un effacement complet qui surclasse la pudeur et ses poses. Rien ne m’assure que le Polonais fut aussi droit et généreux dans son comportement que ne le laissent entendre les faits relatés, il n’en reste pas moins que ce livre dessine en creux un homme attentif et courageux, particulièrement doué pour cet amour humain tout terrain qu’il faut posséder à un très haut niveau pour endurer et persister à endurer les conditions rudes des relations africaines. Partout où il arrivait, se faufilait, Kapuściński représentait le riche, le profiteur et le bourreau feutré, l’Européen blanc à détrousser et à regarder de travers. Témoin auréolé d’un danger permanent, toujours latent, émanant des hommes et du climat, Monsieur K offre à son lecteur ce kaléidoscope ultra-réaliste et dément que peut espérer le lecteur curieux d’Afrique. L’auteur admet lui-même, n’étant ni botaniste ni animalier, ses connaissances restreintes de la faune et de la flore. Ces connaissances limitées contribuent au blast énigmatique des régions africaines infiltrées et à l’impression massive qui en émane. K nous dévoile la découpe franche existant entre le Sahara, le Sahel, le verdoiement équatorial et l’impitoyable sécheresse tropicale. Au fil des pages, nous nous accoutumons, à la faveur des aller-retour effectués entre ces latitudes, aux symboles climatiques des régions respectives et aux bornes qui les emmêlent. Ainsi ai-je l’impression que l’eucalyptus est partout, que les manguiers, parfois seuls au milieu de la terre aride, sont ubiques, que de la terre rouge du Sahel aux portes sahariennes du désert, les acacias et les aubépines jettent en buissons les herses symboliques d’une tétanie montée de la terre, et ces paysages juxtaposés, coupés, quelque part entre l’Ethiopie, le Kénya et l’Ouganda, par des arches de Noé soudainement débarquées sur les pistes, en troupeaux de zèbres, d’antilopes, en groupes de lions à l’ombre, en léopard paradant, solitaire, rappellent l’Afrique rêvée depuis l’Europe hivernale ; l’Afrique de Tarzan en couleur, au-delà de la savane et de la brousse, une Afrique plus grande que le ciel, plantée de montagnes bleues et vertes comme peintes, au pied desquelles « la grande forêt » érige des arbres que l’auteur compare aux gratte-ciel de la 5ème avenue. Mais « Ebène » aborde surtout l’homme noir, expose, en une suite de rencontres et de compte-rendus de chaos politico-sociaux, la transe jamais calmée d’un continent-chaudron perclus de souffrances. Nous y apprenons, notamment, que l’image stéréotypée que l’Européen se forme du continent est une carte postale tiers-mondiste édulcorée. K dépeint abondamment, sans qu’il puisse être question d’en contester la réalité écrasante, une nature maléfique, persécutrice, à laquelle l’homme résiste dans un combat inégal. Kapuściński ne cesse de reprendre à zéro la description des fournaises spécifiques de chaque région et invente à la force de cuisson, on le sent à travers ses lignes, les mots et les images qui conviennent. Ce n’est pas une chaleur pour les hommes mais un feu contre les hommes, dont ils ne peuvent se protéger, ou de façon si dérisoire que la survie d’un grand nombre des indigènes, ou le simple fait qu’ils ne fuient pas définitivement, par exemple les Somaliens, les Ethiopiens, relève d’un mystère entier qui a partie liée à l’appartenance à une terre, qui rejette pourtant de toutes ses forces ses habitants humains. Un exemple : pris en camion au bord du désert, K et son chauffeur tombent en panne en plein Sahara et doivent pour survivre, se cacher sous le camion. A ces chaleurs brûlantes, vouant les hommes à des torpeurs dont rien ne peut donner l’idée, qui plus est à doses quotidiennes, s’ajoutent les fractures inter-ethniques donnant lieu à d’invraisemblables nids de haine et de cruauté entretenus par les rapports de force et les jeux de violence et de vengeance sans fin qu’ils engendrent. Le cas du Rwanda, ce massacre à la machette tardivement relayé par les médias et dans lequel les autorités françaises ont joué un rôle sinistre, est exemplaire de ces enclaves africaines devenues des annexes de l’enfer auxquelles le monde entier tourne le dos, Kapuściński décortique le mécanisme de haine en boucle et la fatalité sanguinaire qui frappe les Hutus et les Tutsis. Le conflit soudanais – à un million de morts – mené à huis-clos mondial, et pour cause moins connu, paraît à ce titre, tel qu’il est décrit dans « Ebène » le parangon des hécatombes secrètes en Afrique. Les phénomènes de haines claniques ou de luttes pour le pouvoir dégénèrent en sous-guerres sans fin, presque partout sur le continent. Kapuściński brosse ainsi le portrait de tyrans notoires, tels que Amin dada, le bourreau ougandais, mais aussi d’une catégorie de sous-tyrans appelées « seigneurs de guerre » exploitant et martyrisant les plus pauvres en leur volant toute nourriture, une population désarmée, de femmes et d’enfants surtout, à qui les dons alimentaires internationaux sont volés. Les mêmes finissent par s’agglutiner aux marges des grandes villes, chassés par la sécheresse, la famine et les guerres. D’autres damnés de la terre, exilés, épaves d’enfants-soldats devenus clochards ballotés, criminels sans force, bondent le pourtour des villes et hantent par hordes les rues, commettent pillages et rapines, on les appelle les « bayayes ». Il ressort des chapitres d’ « Ebène » une canicule des temps primitifs, une fournaise de préhistoire aux talus lointains de dépotoirs militaires. Et puis, là où le Polonais s’est risqué, il y a des places fortes de l’imaginaire, des hauts-lieux de l’improbable, des trous d’inhumanité incandescente qui prennent de vitesse, à la lecture, les ravalements de glotte. Soudain, nous ne sommes plus au bout du monde, mais dans l’un de ces envers inconcevables, là où l’on s’étonne que des yeux restent ouverts et que des cœurs battent encore. « Ebène » termine sur deux acmés africaines, deux sommets de l’indicible. Nous sommes loin de cette riviera de mirage aux restaurants grecs et hôtels italiens, jardins odorants et bougainvilliers, décrite depuis la fenêtre d’un train, entre Dakar et la Mauritanie, nous sommes en Afrique paludéenne qu’un soleil blanc rôtit en soudures de tôles ondulées. Car l’Afrique de Monsieur K ne compte que des bidonvilles ou des baraques isolées, cernées par des jungles inextricables. L’attirail des bidonvilles, c’est la tôle ondulée, éventuellement la marmite, et la natte, où la nuit, grouillant partout dans les trous, rampent les insectes, blattes, araignées, chenilles, scarabées, dont la noria "gratteuse et piqueuse" attend le dormeur. Voilà où le Polonais s’est rendu, ce qu’il a voulu approcher, voir et ressentir avec ces gens, dans la rue type des bidonvilles et dans les cabanes enfouies loin de tout village. Dans « Ebène », on découvre donc, au-delà de ces expériences de la misère africaine néolithique et brûlante, des « extras », des summums. Je remercie à l’avance Kapuściński de m’offrir des lieux de romans pour ainsi dire vacants que je n’écrirai peut-être pas ou ne lirai jamais ailleurs, investis par ceux en qui ils ont allumé un désir ; pour moi, quoi qu’il advienne, ils brûlent au-devant de l’imagination comme leur bas-fonds d’élite. Je repense ainsi à l’évocation de Zanzibar, lointain flou à consonance exotique maximale, du moins jusqu’au récit du Polonais rappelant le passé de l’île située au large de l’Afrique, dans l’Océan indien. Sur cette île maléfique, les esclaves transférés du continent étaient exposés et vendus au marché de Mkunazini. Une précision glaçante en dit plus que de longs développements : « Les esclaves gravement malades, pour lesquels personne n’a voulu donner même un cent, sont jetés sur la rive pierreuse à la fin du marché : là, ils sont dévorés par des hordes de chiens sauvages qui rôdent dans les parages. » L’auteur place ce rappel historique dans le feu de l’action, tandis qu’il couvre un coup d’état à Zanzibar. Clandestinement transporté en avion avec deux de ses confrères, puis échouant à quitter l’île dans un bateau refoulé sur les côtes, l’auteur tisse et noue, dans une charge documentaire mêlée d’exotisme, un genre littéraire hybride, très haut en couleurs et en danger latent, qui caractérise le livre. Un pourtour ou un prisme de catastrophe ne quitte jamais la mire du récit. Deux des derniers chapitres : « Un enfer pétrifié » et « Scènes érythréennes » s’apparentent aux confins de l’Afrique selon Ryszard. L’arrivée au Libéria, racontée par l’auteur, se déroule dans une accélération de cauchemar éveillé, quand tout bascule dans une agression violente. Monsieur K. est en effet empoigné ou tout comme dès sa sortie de l’avion où une nuée d’hommes teigneux lui volent ses papiers et disparaissent. Pris en charge par deux guides, le voilà conduit au centre de Monrovia. En quelques notations, l’auteur crée sur son lecteur un effet de réel puissant, une vision de rue où s’engouffrent air vicié et désolation brutale. Parois d’immeubles de ville évacuée, reprise par des trafiquants et des bandes, la rue de l’hôtel où descend K ne ressemble à rien de connu. Plus que les traînées noires d’anciens incendies, les parois des tours paraissent maculées de veines sombres, de marbrures et de pâleurs. On soupçonne à l’arrière des façades des cours immondes où pendent des guirlandes de poisson pourri. Mais ce voisinage immédiat est le fait, probablement, de l’espèce de cage ou de hall où s’agglutinent, en guise d’entrée de l’hôtel, ou dans une excavation adjacente, une grappe de prostituées littéralement écrasées les unes contre les autres dans un silence de mort. Que dire, quand Monsieur K. entre à l’intérieur, à demi mort de chaleur, quand assoiffé, il se rue sur deux bols d’eau sans avoir la force de s’effrayer au spectacle des deux seules présences visibles au ras du comptoir, posées comme deux têtes décapitées ! Mais ce n’est pas tout, ce n’est qu’un prélude à l’hôtel, aux étages, à la chaleur qui modèle les faces, les anime par à-coups, en grimaces lentes et irréelles, ce n’est qu’un prélude à la chambre. L’on s’attendait, après un tel préambule, après ce record absolu de coupe-gorge au mètre carré, à quelque attentat sévère. La chaleur, apparemment, dictait l’horreur en vigueur, et celle-ci se lovait entière dans une chambre d'hôtel. Kapuściński monte avec sa clef, ouvre, et nous signale une pièce noire. Or, soit que la répulsion provoque un réflexe de déni, soit que nous faisons mine de ne pas comprendre, nous ne croyons pas qu’il s’agit d’un « recouvrement » au noir de la chambre. C’est pourtant le cas de cette chambre intégralement recouverte d’un granit d’insectes. Aucune scène d’horreur ne peut rivaliser. Personne, à priori, ne peut tenir, que ce soit par défiance, habitude ou inconscience. Or, Kapuściński doit s’être gravement africanisé et endurci, dans la brousse, à de telles compagnies, car il s’installe, ni plus ni moins qu’un client dans une chambre au lit frais. S’ensuit l’une des scènes les plus ahurissantes du livre sur le peuple grouillant de la chambre et le comportement du locataire. Il semblerait que Monsieur K ait trouvé là de quoi atteindre le fin fond de l’Afrique, un pur extrait, entre quatre murs, de sa quintessence. Je n’ajouterai qu’une chose : l’auteur, passablement ému, quand même, à la vue des insectes, n’en revient pas, ils les trouve « gros comme des tortues ». Une autre scène, presque finale, une autre vision définitive donne son corollaire panoramique à la chambre de Monrovia. C’est « Debre Zeit », l’océan d’épaves militaires en Érythrée. Parvenu à passer différents postes désertiques, Monsieur K accède finalement à une petite place au-delà de laquelle Kapuściński se trouve soudain en surplomb d’un désert entier, un plateau de terre sèche sans arbres, à perte de vue. Sur l'étendue géante, une quantité de matériel militaire dépassant l’entendement couvre le sol jusqu’à l’horizon. Entrepôts, hangars, canons, lance-missiles, blindés, chars d’assaut, fuselages de migs, mitrailleuses lourdes, par centaines. Un équipement fourni par la Russie à Mentgisu le dirigeant éthiopien, du temps de Brejnev. Des moyens matériels capables d’assurer la conquête de l’Afrique entière, là, sous le regard solitaire de Ryszard Kapuściński.
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L’Échelle de Jacob, Adrian Lyne

8/27/2021

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L’affiche présente le personnage principal, Jacob Singer, la tête à la renverse et la bouche ouverte. Cette image de cri, bleuâtre, d’une tête à demi emportée, dissoute, presque banale, démonstrative, faute de trouver le ton ou la justesse allusive, suggérait une mutation ou un transfert peu paisible. En 91, nous sortions des années 80 plus que nous n’entrions dans une nouvelle décade. Nous en étions aux prolongations des années précédentes et de leur fièvre porteuse. Difficile d’innover en matière de genre, plus encore de surprendre, à l’aube du thriller érotique dont Adrian Lyne réalisera justement le film de référence : « Liaison fatale ». Si « L’Echelle de Jacob », film hors genre, est si marquant, c’est qu’il réussit un coup de nasse aussi riche que complexe. D’origine biblique, le titre est extrait de la Genèse. Avec des variantes selon l’exégèse, l’Echelle désigne la liaison entre la terre et le ciel, elle représente le Seuil, la porte du Ciel. Le Jacob biblique, quant à lui, évoque l’affrontement de l’homme et du transcendant, l’épreuve du Divin, de l’Inconnu. Un quart d’heure avant la fin du film, le spectateur découvre la double lecture impliquée par le titre, car « l’Echelle » qualifie également le nom d’une drogue violente expérimentée durant la guerre du Vietnam sur le bataillon de Jacob Singer, le personnage principal.
Par-delà les références bibliques lancées comme des sondes méditatives dans les profondeurs du film ; outre la dénonciation d’une chimie de guerre transformant les soldats en machines à tuer, – procédé utilisé dès la deuxième guerre mondiale, tant par les alliés que les ennemis –, c’est la perdition sans recours de son personnage principal qui distingue le film. « L’Echelle de Jacob », porté par l’interprétation de Tim Robbins, nous épouvante sans les conforts de l’épouvante. Certes, Lyne emprunte quelques leviers de l’effroi, trouant la ville et les galeries du métro de niches poisseuses et criardes où surgissent des entités effrayantes, mais ces créatures ne sont pas des monstres répertoriés ; ils manifestent plutôt des accrocs, une anomalie tenace dans le monde familier à Jacob. L’affiche annonce d’ailleurs une « horreur psychologique », essayant par-là d’insinuer la part dérangeante de l’œuvre, mais l’indication ne vaut guère plus qu’une bannière promotionnelle. L’expérience proposée par le film nous entraîne dans une catégorie de chaos rarissime. Une expérience de la solitude dernière telle que rarement le cinéma l’a donnée à sentir. Les personnages malmenés, au cinéma, sont nombreux, et leurs mésaventures inépuisables. Jacob Singer, lui, traverse une épreuve à quoi rien ne ressemble. Il se voit mener une vie qu’il ne reconnaît pas, pas complètement du moins, et ce décalage que rien ne résorbe donne au film sa teneur, son relent d’abîme et de réalité factice, entièrement faussée. La vie de Singer a basculé, autant que le monde qui l’entoure, mais il ne saisit pas en quoi. La rupture n’est pas franche et le monde de Singer, en proie à des mutations furtives, joue d’un cruel travestissement. Autour de Jacob, des limbes sournoises se trahissent lentement avec un raffinement dans la torture de leur « prisonnier » frôlé toujours de plus près par cet escamotage de la vie telle qu’il croyait la connaître. Pour s’arracher à cette condition, Singer ne peut s’en remettre à ce fameux réveil en sursaut qui sauve le mauvais rêveur. « L’Echelle de Jacob » expose un état sans échappatoire de la condition humaine, un état impitoyable que la délivrance finale, inspirée du songe de Jacob, dans la Bible, à qui la porte du ciel est révélée, ne dissipe pas complètement. L’épreuve de Jacob Singer n’est plus la vie ou la mort, c’est une imitation de la vie, un simulacre malade que le film interprète comme le lot de ceux qui ne savent pas se déprendre de la vie à l’heure de mourir. Or, cette vie factice aux airs de purgatoire et de châtiment sadique ressemble fort à sa sœur originale. Singer, en proie à un sentiment de séparation toujours plus béant, paraît peut-être enfermé dans un monde transitoire et aberrant, il n’empêche que cette caisse de résonance à catastrophes intimes et à rétrospections accablées fait penser au train même de la vie courante et non à l’une de ses annexes de mort imminente. Dans le film d’Adrian Lyne, cette confusion entre une version de limbes et un quotidien âpre donne l’occasion à Lyne d’accuser les traits de la vie humaine et les épreuves affectives qu’elle suppose. Le film dessine surtout la carte du cœur de Jacob. D’abord la hantise d’une femme aimée, Sara, mère des enfants de Jacob ; la rupture avant son départ au Vietnam ; la perte d’un fils dans un accident, la petite amie imaginée, avec laquelle Jacob se retrouve en couple, comme si cela avait toujours été. Les limbes dans lesquelles Jacob Singer tente de revenir à lui-même mettent en perspective les êtres aimés, dans un emboîtement de rêveries. Le cadre routinier du monde où évolue Singer aggrave ce gouffre. Ce sont les lumières basses et torves d’une Mélancolie sans amortis. Les êtres qui ont compté refont surface et leur souvenir s’impose de plein fouet, notamment le jeune garçon mort, dont une photo retrouvée, soudain sous ses yeux, bouleverse Jacob. Et le film parvient à suggérer que cette émotion excède le souvenir d’un vivant. Les êtres aimés, insuffisamment aimés, jamais assez aimés, reviennent, dans ces limbes affrontés par Singer, comme les piliers du cœur humain ; ils prennent leur démesure de géants intimes. Il est insurmontable pour Singer d’admettre qu’il vit dans ses souvenirs, qu’il en foule le parquet. Le dédale en est trop vraisemblable, trop tangible. Car tout se passe entre la chambre et la salle de bains, dans l’haleine tiède du réveil et des draps froissés, dans l’alcôve du couple rafistolé que Jacob forme avec la postière bécasse et ambiguë, émissaire lascive, vaguement orientale, du détraquement général. Compagne d’une seconde vie que Jacob peine confusément à reconnaître, partenaire d’une existence inexorablement seconde, assombrie par un gâchis, un raté initial, conjugal et parental. Singer ne cesse de se réveiller dans des fragments de la vie qui aurait été la sienne après le Vietnam. Ainsi vogue-t-il, propulsé d’une époque de sa vie à une autre, comme si elles étaient en cours, périodes révolues ou extrapolées d’un retour à la vie civile qui n’a jamais eu lieu. Le film brouille d’autant mieux les frontières du où, du quand et du quoi, qu’il suggère deux pistes d’égarement mental, exclusives ou cumulées, on ne le saura jamais : l’hallucination et le rêve. Ainsi, et pour cause dans ces limbes, Jacob Singer ne sait plus quand il est. Jacob Singer a beau s’examiner de très près, il ne souffre d’aucun problème de santé ou de troubles de la perception, et son entourage lui confirme cette possession entière de ses moyens. Or, quelque chose a sauté, une propriété malfaisante mine le roulis des apparences. Des entités hostiles font de violentes et dangereuses apparitions. Une explication, du moins une cause de secours, pendant un temps, pourrait prémunir Singer de ces hallucinations trop réelles. En effet, une drogue militaire utilisée durant la guerre du Vietnam aurait gravement altéré le bataillon de Singer, utilisé comme unité cobaye de ce produit à rendre fou furieux. Singer l’apprend d’un ancien junkie sorti de prison par l’armée, jadis, pour fabriquer cette drogue commandée par l’état-major américain. Mais la coalition de vétérans décidés à faire un procès à l’armée périclite sans raison, entérinant l’impression massive, pour Singer, d’être lâché de toutes parts.
Sous la lumière hivernale de New-York, les visages familiers, autour de Singer, prennent une consistance factice, une rigidité d’interprètes ; ils ne font pas entièrement l’effort de bien jouer. Une exception se manifeste toutefois parmi ces présences frauduleuses, en l’espèce du chiropracteur de Singer joué par Danny Aiello. Le soigneur de Jacob apparait comme le pivot temporel, spatial et dimensionnel du monde intermédiaire dont Singer voudrait se dégager. L’homme entre les mains duquel Jacob se remet, s’avère l’être à la fois le plus proche et le plus surnaturel. Être bienfaiteur, il n’en reste pas moins énigmatique en posant sur Jacob un regard doux et lointain. Lui seul donne la réplique à Jacob et lui tient lieu de guide. Bloqué en bas de l’échelle désignée dans la Bible comme un trait d’union entre la terre et le ciel, Singer se découvre ainsi interdit de trépas. Allongé sur la table de massage, comme il pourrait l’être dans une bière ouverte, Jacob contemple, en la personne de son kiné, l’ange médiateur de son accès à l’au-delà, mais l’atmosphère prégnante du film tient surtout à la vulnérabilité entière, à l’état d’abandon complet auquel Jacob Singer semble voué. L’identification à Singer joue à plein. Adrian Lyne raconte un effondrement debout ponctué de terrifiants éboulements, un emboîtement de cauchemars éveillés dont l’acmé est atteinte lorsqu’une sorte d’enfer s’ouvre dans les sous-sols d’un hôpital. Singer y est transporté après une crise violente. Il assiste à un simulacre de sa mort, s’enfonce dans des galeries souterraines peuplées d’êtres immondes dans une mixité d’univers où des créatures inhumaines, sorte d’officiants ou de dépeceurs sans visage, ne cessent de promettre une avenir sombre à Singer et lui affirment qu’il est déjà mort. La force de « L’Echelle de Jacob » tient sa force de son atmosphère irrémédiable. L’impossibilité de s’en sortir sature chaque image. Jacob Singer devient, à mesure que les parasitages traumatiques s’enchaînent, le personnages le plus perdu jamais filmé au cinéma. Perdu au sens strict et de la pire des manières : perdu dans un univers familier transformé en supercherie maléfique, en pantomime de démons vagues. Dans cette version terrifiante d’un entre-deux inhumain, Adrian Lyne et Bruce Joel Rubin, le scénariste, ont frayé la voie d’une suffocation inédite : celle d’un enterrement à ciel ouvert.


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1981

8/18/2021

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Tout part d’une carte commencée il y a deux ans. Précisément d’une frise chronologique entamée un soir, dans le souhait de recenser mes films préférés, d’en dresser le panorama. La feuille de 65x50cm serait surtout dédiée aux films de genre des années 70 et 80, du moins l’accent serait-il mis sur ces deux décades. Incité par l’ennui brutal de la vie parisienne, je m’étais remis à visionner des films de peur, les plus corsés dans le domaine de l’horreur et du fantastique, avec l’intention, également, de dénicher d’autres pépites dérangeantes de l’époque. Consignant ces films découverts ou redécouverts, j’ouvrai la Pandore sémillante. Dans cette rétrospective et ce complément d’archive, une année, par le nombre de titres, se distingua rapidement et ne cessa de caracoler au-devant de ses voisines : 1981.
1981. C’est, avant même d’ouvrir le millésime, un graphisme de quatre numéros pleins d’allure. Une armoirie chiffrée, un label d’excellence, dur comme un résultat, un calcul tombé juste, sans appel, net comme un métal, un nom de code, un logo futuriste, un modèle de luxe tiré en série limité, ultra rare, profilé, aérodynamique. Un écusson, un blason 1981 s’imagine sans peine, autrement plus coupant que le trop arrondi 1984 d’Orwell. L’alignement du un, du neuf, du huit et à nouveau du un, fond le dessin respectif des quatre chiffres dans un cryptogramme parent des sigles en éclair. Une culmination d’emblème rutile dans cette ferronnerie de kevlar. 1981 signe une apogée dont le frisson remonte à la moindre réapparition de l’année en tous chiffres. Mes romans, ceux écrits et ceux à venir, portent tous, de façon avérée ou en filigrane, le sous-titre : « 1981 ».
1981 sonna le temps des paroxysmes. Noyau dur de la fin de siècle et enjambement précurseur du nouveau millénaire, l’année en inventait le ton, la décadence saturée, les forces neuves, l’espoir béant. En 1981, les excès se donnèrent rendez-vous comme si les années précédentes l’avaient préparé et les suivantes avaient vécu sur la richesse de son séisme. Année phare, 1981 se visite à rebours. Dans la mémoire de ses « anciens », elle laisse le souvenir d’un temps dilaté, presque d’une ville composite numérotée « 1981 ». L’asphalte encore indemne du quartier pavillonnaire où je vivais, commençait sur les bords à produire ces gravillons et cailloux qui deviendront l’espèce de sable du désert réfléchissant des allées, entre les îlots de verdure. L’immense labyrinthe de pavillons crépis, de plein-pieds ou à un étage, au Val de Murigny, à la périphérie sud-ouest de Reims, était l’un des innombrables frères français de lieux aperçus dans les films et les clips : chapes fonctionnelles, calibrées pour les classes moyennes, mais d’une uniformité conjurée par des variantes aux fenêtres et aux façades. Entre les garages souterrains des petits immeubles, les parcs chétifs, et les rues à méandres, le quartier offrait un domaine d’exploration magiquement torve, une étendue parente des lieux louches, sinistres, macabres, des bouges et des bas-fonds à l’honneur dans les films de genre, les films bis au fort coefficient d’excitation.
La même année, je passe sur la victoire de Mitterrand qui ne peut masquer l’identité foncière du millésime. Je garde néanmoins, du haut de mes dix ans de l’époque, l’image de joie spectaculaire de ma mère, le soir de l’élection, et cette autre image du lendemain, lorsque le nouveau Président, en tête d’un énorme cortège, rose à la main, figure de son programme, augurait de lendemains peut-être plus doux au monde ouvrier et populaire. L’impression, en direct, d’une Libération numéro 2. Quelques maillons de la chaîne furent ôtés aux esclaves, et ce fut tout. Action directe, amnistiée la même année par le nouveau Président, créera sa base rouge à Barbès et y fomentera son programme d’attentats. Pour les plus pauvres, les espoirs fébriles périrent un à un dans le cynisme invincible de l’argent roi ; nous y sommes encore et toujours, nous y resterons jusqu’à l’effacement de l’espèce dans les incendies géants, les inondations, les tsunamis, sous la coupole d’une planète-rôtissoire à laquelle les touristes de l’espace dans leur nacelle naine, n’échapperont pas plus que les damnés du tiers-monde.
Quelle que fût la vitesse à laquelle les orages s’amassèrent, une exaltation atteignit son pic par-delà l’inexorable creusement de l’abîme social. Une intensité générale qu’en raison de mon jeune âge, j’aurais pu confondre avec la réalité ordinaire, coutumière ; or, un engouement implicite ou explicite, à feux déclarés ou non, chargeait l’air du temps d’une ferveur que n’importe qui, à n’importe quel âge, ressentait comme une fête complexe et précipitée. Celle-ci, qu’elle eût ou non les moyens de sa poussée, de sa crise, de ses pulsions mêlées, vivait à toute force de son désir et y prenait un genre de plaisir inédit, éclatant, dont les nerfs touchés n’avaient été jusqu’alors qu’approchés. Cette poussée d’adrénaline, il suffirait d’invoquer le film « Rambo » de Ted Kotcheff pour l’attester. Une nouvelle race de héros, âpres et ombrés par le futur, voit le jour avec « Rambo » qui excède son sujet par un traitement du rebelle, « seul contre tous » parfaitement ancré dans cette année auto-mythique de 1981 qui aimait à multiplier ses miroirs. Ce film, à plus d’un titre, passe la vitesse supérieure, et illustre, avant même son sujet et son héros, une urgence et un tempo où, coûte que coûte, quelque chose doit sauter. La part de talent, le gisement inventif, chez de nombreux créateurs a comme répondu à l’appel de 1981, dans un véritable festival d’exploits artistiques, comparables, sur le plan de la création, à un assaut final.
Dans les souvenirs de mes dix ans, une nappe de désir perceptible dehors, au coin de la rue, allongeait le printemps et l’été. Après vérification, je découvre que 1981 fut une année froide, marquée par des intempéries violentes. Et pourtant, dans le nord-est de la France, il me semble que nous vivions en t-shirt. Une grande lumière orangée inondait les retours d’école et l’empressement à rejoindre les autres, ceux du quartier, après un goûter expéditif. Les saisons grises ne semblèrent qu’un vivier à exciter les explorations ténébreuses du punk et de la new-wave. Tout était spectaculaire, le chaud comme le froid. Décors et figures ne défilaient pas dans une égalité impersonnelle. Chaque chose, chaque être se dessinait à traits durs, sous une lumière crue. La canicule de 1976, simultanée à l’essor du punk, continuait à chauffer 1979, 1980, 1981, 1982, les plus grandes années, dans une atmosphère de circuits grillés qui auraient continué à fonctionner, forts de cette patine de fils rompus, fondus, et ressoudés dans fonte. La radio battait les valves d’une immense marée de titres diffusés partout, de la cave au ciel. Le meilleur du punk anglais, découvert avec sept ou huit ans de retard, presque par hasard, ne risquait pas d’arriver jusqu’à Reims, les rares vinyles des Cure, de U2, Dépêche mode, New Order et Billy Idol, circulant sous les blousons des collégiens, lentement, plus tard, ouvriraient la brèche. En 1981, les albums anglais du mouvement punk ou de l’after-punk sont à l’acmé de l’inspiration. Les oreilles les plus fines ne s’étaient pas remises et ne le seraient jamais de la trilogie insurpassable des Buzzcocks : « Another Music in a Different Kitchen », « Love bites » et « A Different Kind of Tension », et de celle de Wire « Pink Flag », « Chairs Missing » et « 154 », sortis entre 1977 et 1979, au rang desquelles se place le terrible album de Magazine « Real life », sorti en 78. The Undertones sortait leur album « Positive touch » ; Jam jouait en concert les titres de « Sound affects » et préparait « The Gift » pour l’année suivante. Echo and The Bunnymen sortait « Heaven Up There ». Même privée, en France, de l’un de ses creusets les plus enragés, l’année 1981 française laissait entendre, à travers les pores d’une variété surmaquillée la frénésie créative générale. Au nombre des titres de cette variété languide et pailletée d’une audace contrefaite, empruntée à l’underground, deux morceaux me viennent parmi les centaines de concurrents surchargés d’humeur, infectés d’ambiances archi-sophistiquées, à la fois glamours et suicidaires, propres aux écoutes accablantes du fond de la nuit. D’abord : « Bette Davis eyes » de Kim Carnes, la voix éraillée de la chanteuse lancée dans une espèce de sorcellerie de velours stéréo. Le 45 tour traînait partout sur les moquettes où rôdaient un sensualisme des bas quartiers et une torpeur lascive, un énervement sexuel inassouvi. En juin 81, le Japonais Issei Sagawa, dévore partiellement une étudiante hollandaise qu’il goûte en faisant plusieurs tests culinaires. Son air de rusé lunaire, sa pâleur d’équarisseur en cave hantait un numéro du magazine « Le Nouveau détective ». Je voyais la revue de travers au milieu des autres chez les coiffeurs ou dans les salles d’attente. 1981 fut l’année d’asile type pour cet individu de petite taille à la face bridée et grêlée, complètement incorporé à son meurtre dans la mémoire collective.
Les rafales de styles surlignaient plus qu’elles ne contenaient un vice vorace, à peine voilé, sinon de sang et de sexe, du moins d’un éclatement languide. Quelque chose de kitsch, une latence porno outrait la décoration bancale des maisons et appartements envahis par les breloques agressives des modes lapidaires. Une traînée d’objets désinvoltes et d’épaves criardes jonchaient les moquettes rases ou épaisses. Durant cette charnière de 1981, les premiers divorcés goûtaient au tabac froid des célibats tardifs. Beaucoup essayèrent le divorce comme une mode, et les premiers enfants de divorcés furent à la pointe de cette mode ; en éclaireurs dans les classes, en première ligne des regards de travers. Les pionniers divorcés de 1981 célébraient un deuxième mariage, celui-là goulu, avec le néant. Divorcer était le succédané transgressif, légal, d’un refus de la condition salariale. Un attentat qui souvent, par sa multiplication mimétique, ressembla au geste triste qui rate sa cible. Peu de divorces, assurément, ne rompirent les chaînes de la réclusion salariale. Le maquillage coula. Les yeux, involontairement de circonstances, furent charbonneux, otages polyvalents du disco et de la new-wave. La première grande vague de divorces, de tendance variété, disco ou new-wave, ne donna naissance qu’à une première génération de mères courages, tandis que les pères s’adonnaient à une très fantoche deuxième jeunesse, étourdie entre obligations et vague dépravation sous des alibis d’amusements populaciers. Après celle de Kim Carnes, la voix de Marc Almond, même approximativement traduite à l’oreille du Français moyen, résonne à point nommé en touillant l’hymne cendreux de « Tainted love ». Dans les décombres de la famille et de valeurs croulantes dont finalement chacun et chacune relécha les ruines au plus profond des nuits, une atmosphère de création aimantée, elle, par un va-tout fiévreux ; excitée autant que fatiguée par une décade d’exaltation aux relents naïfs et soixante-huitards, une création teigneuse, donc, fanatique, à cran, hallucinée, proche parfois pour ses manières, de la combustion spontanée, perça à tout prix, attaqua à tout-va, puisant dans les sucs empoisonnés de cette époque sanieuse où les visages humains, filmés par la technologie vidéo de l’époque, paraissent fardés outrageusement, comme surpris à l’évacuation d’une orgie. Jamais la gamme des désespoirs n’a été si triturée, si montée en venins, sur des faces affichant, plus qu’une vague contenance, l’indicible sourire béat de l’esclave. Le soleil froid de 81 tapait dur. Ses rayons, un cran trop aveuglants entre les épisodes de neige dans le sud et les inondations parisiennes, lui donnaient des reflets de mauvaise joie dont les cinéastes, surtout eux parmi les artistes, réfracteront la violence. Pour beaucoup, leur film de 1981 sera leur prouesse, leur sommet, leur stridence ; le rejeton d’élite, le damné de leur carrière. Un record d’intensité, en 81, va anaboliser les arts ; et surtout, donc, dans le cinéma et la musique. Le livre semble écrasé, relégué, et la peinture, à l’époque, n’est plus qu’un dédoublement visuel du punk. Les arts plastiques s’encanaillent dans la valeur marchande, les expositions à cocaïne blasée et prix records. Dans ce monde criard de millionnaires défoncés, les peintres ne travaillent plus, ils se préparent pour la nuit et dorment tout le jour. Ils servent de pâture à un vaste décorum à la new-yorkaise dont les arts agressifs du cinéma et de la musique sont les maîtres.
Emportée dans la machinerie à contrastes de l’année, une gigantesque enchère à la cruauté artistique va donner lieu à une avalanche de chefs-d’œuvres enchaînés comme les cordes vibrantes et éraillés d’un seul et même cri nommé 1981. Six mois avant venaient de retentir, en guise d’annonce lugubre, les cloches sombres, très sombres de Hell’s bells, les cloches de l’enfer, introduisant l’album Back in black de ACDC. Les coups espacés, sourds comme le glas, restent associés pour moi à la séquence d’un film très dérangeant, dont le titre m’a toujours échappé. L’action se déroule en Grèce, la facture du film évoque plutôt un téléfilm, il fait une chaleur poisseuse et un homme se précipite dans l’escalier de pierre d’une maison grecque typique, blanchie à la chaux. Arrivé à l’étage, l’homme ouvre avec fracas la porte d’une chambre ou d’un grenier où se dresse les voiles d’un landau. La caméra suit l’homme éperdu qui va, qui doit se pencher sur le berceau, et ces quelques mètres sont d’une horreur suffocante car l’on sait qu’il va découvrir, dans une vision odieuse d’expression et de couleur, un bébé mort. Dans un décor similaire, Anthropophagous de Joe d’Amato, accompagnée par un Sirtaki habilement détraqué et porteur de la même intensité angoissante, me rappellera des années après cette séquence. Ce film sorti aux USA en 1981, porte la marque de l’époque.
Les déplacements entre maisons, dans le quartier, l’air tiède et lourd des retours solitaires dans les rues d’été, offrait par une suite de visions sur les bas-côtés, un générique syncrétique annonçant tous les films de l’époque. Les enclaves, les recoins, les niches du quartier, les voisinages proches mais invisibles ouvraient sur le taudis à rôdeurs du film Nightmare aka Cauchemars à Daytona beach de Romano Scavolini. L’aire sableuse où finissait le quartier, semée de maisons espacées, aux murs encore sans fenêtres, évoquait la colo en ruine, son béton à ciel ouvert, semi-tropical, dans « The Burning » de Tony Maylam ; quant aux broussailles derrière les murets, elles abritaient en puissance le train-fantôme du Funny house de Tobe Hooper, ou encore les gravats du bronx en ruine de « Wolfen », de Michael Wadleigh. Plus loin, derrière la voie rocade, les bâtiments sévères de deux ou trois étages, d’une fantaisie rustre, d’une originalité sournoise, allumaient aux fenêtres des extraits de vie pâle dignes du salon de l’héroïne violée, dans « MS45 » aka « L’Ange de la vengeance » de Abel Ferrara. Vers les champs et la campagne noyés dans l’ombre, les arrières inconnus, les friches et les terrains vagues, comme protégés par un invisible corridor sinistre, ménageaient dans leurs ombres, leurs excavations, des trouées semi-archéologiques pareilles à la galerie de mine ou aux vestiaires des mineurs dans « Massacre à la saint-Valentin » de Georges Mihalka. Le quartier semblait couver, dans ses périmètres en chantier et ses talus arrière donnant sur des collines, des repaires plus glaçants encore, des demeures sans âge aperçues sous les herbes hautes tressées aux clôtures défoncées, des cottages  abritant des caves tombales hantées par un Docteur Feuerstein de « La Maison près du cimetière » de Lucio Fulci. Aussi, cet étrange urbanisme dont les promoteurs et les ouvriers semblent toujours avoir déserté le chantier, laissant en l’état un quartier de béton, une dalle irrégulière, une suite d’esplanades reliées par des coudes, des passages, des chaufferies, des bornes électriques, séparées des clairières hirsutes auxquelles ne manquent que la taule pour en faire l’entrée d’un bidonville. Le béton crénelé cachant la vue des terrains à bâtir grondait dans le lotissement d’ex RDA dont Zulawski a capté les radiances dans « Possession ». Plus loin, en remontant des yeux la voie rapide derrière le talus d’un plan d’eau, en suivant des yeux les phares, c’est la ville, le grouillement électrique et les lieux de nuits, les artères chaudes, les adresses de perdition telle que la cabine de peep-show dans « Hurlements », de Joe Dante.
Avoir dix ans, en 1981, m’offrit le poste le plus électif et le plus impressionnable qui soit. L’agressive, l’outrancière 81 avait de quoi intimider, mais pour un enfant des quartiers suburbains, cette année où ne cessait de filtrer au-dehors, dans la rue, à l’école, en ville, à la radio, à la télévision, sur les affiches, de nouveaux enthousiasmes, cette abondance de filons traçait des perspectives, tirait en l’air des manières de rêves à capter de plein fouet, inoculait, même à petites doses, le sens de l'inoubliable. Et c’était comme si 1981, l’alliée effrayante, vous musclait l’émotion pour toujours.

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« The 15th », Wire

8/14/2021

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Mon premier Wire fut le titre : Ex lion tamer, l’un de ces brandons punks qui, surgis des entrailles d’un radio Londres rêvant tout haut le meilleur, se placent d’emblée, par l’énergie, au rang des champions rageurs, et par le style, au panthéon des joyaux inusables. Des années plus tard, entre 2018 et 2019, Wire et son chanteur Colin Newman furent les compagnons de mon roman d’Asphalte et de nuée. Un titre, en particulier, fut le générique des séances d’écriture : The 15th.  Extrait de l’album  154 (le nombre de concerts à l’actif du groupe en 1979), le titre possédait l’énergie et la facture en puissance de l’aventure cabrée vers laquelle tiraient mes phrases. L’accointance se jouait dans un sas émotionnel où le morceau cinglant et mélodieux ne relâchait jamais sa pression subtile, entre assaut désenchanté et harangue interloquée. Une interprétation datée du 1979, à la télévision allemande, dans l’émission Rockpalast, surligne ce climat de nerfs débridés sur fond de briques éclairées aux spots. Plus qu’un titre, le gang déclinait par son jeu, sa mise, son application et sa nervosité percussive, un milieu homogène, un quartier, une zone de haute tension et sa catégorie de personnages typés portant haut leur fierté insaisissable. The 15th scande les décharges d’une fiction elliptique inspirée d’un domaine où auraient sévi tempêtes électriques et rayons ionisant des centrales nucléaires.  Les membres de Wire ont choisi leur tenue de scène sans savoir peut-être, par ce soin apporté à la dégaine, à quel point ils portaient l’uniforme de cette fiction inédite. Tenues de guérilla urbaine, dira-t-on, gravures de mode punk ; plutôt arty et mods chez Colin Newman, « rock rebell » et banane dégrisée chez Graham Lewis ; en débardeur et poignets éponge pour un Robert Gotobed jamais remonté d’un concert en cave ; en chemise sombre faussement impersonnelle, celle du maniaque timide pour Bruce Gilbert. Mais à l’habit étudié que la guitare de forme extravagante, mi glam-rock mi hard-rock de Colin Newman, déphase déjà sérieusement, se mêle une espèce de grésil latent dans les coiffures, un reflet de crâne passé à l’électricité statique. L’impression de disparate, le cheveu ras de Newman et la quasi banane rock de Lewis, renversent les codes et les effets de reconnaissance, quelles que furent les modes houleuses de l’époque. Les quatre musiciens évoquent une délégation poétique venue d’une enclave nordique sans étendard reconnaissable. Non un poste avancé de l’underground mais un studio à parfaire, à inventer des profils de héros bien coupés. On pense carrosserie et finition vernis, du moins à une part métallique, ne serait-ce que dans l’affirmation vocale bien plaquée au microphone. En des gestes raides réduits aux poses retreintes de figurines articulées, ils se contorsionnent, ces héros sur la ligne de départ, à quérir un parcours, une mission élancée. Il y aussi, peut-être, tramant ce chant tressé de parties miaulées, de murmures aigus et d’envolées rauques, une oscillation, un détraquement tels qu’ils flottent dans l’accalmie d’une crise de nerf ou un songe d’androïde se rêvant humain. Mais Wire ne perle pas ainsi qu’une buée d’étage dans Blade Runner ; la bascule imminente dans l’abstraction ne se départit jamais d’une prise directe, très physique, rechargeant des batteries planeuses à la recherche d’un couloir aérien plus clair et tintant.
 Autour d’un air discrètement cruel, - que pour un peu on pourrait fredonner -, le chant noueux de Colin Newman rend un claqué de transistor admirablement fondu aux guitares, la même netteté de câbles giflés.
L’air de The 15th  planant sur d’Asphalte et de nuée lancine un modèle global, non strictement musical. Un programme dont la ligne mélodique préfigure de plein fouet les temps forts, les aérolithes de pur style. Ils sont encore amorphes, mais leur moule d’écho, sillages et esquisses au noir, les précède et les annonce de façon très prégnante. Ces poches et sillons d’aventure à venir n’ont rien de péripéties délimitées et circonstanciées, assorties de causes et de conséquences, ils s’apparentent à une technique de jaillissement appuyé, concentré sur des canaux très ciblés. Le live du Rockpalast met en évidence la touche excessive, épileptoïde, et le scrupule de netteté tranchante en chaque geste. The 15th, titre joué à la batterie, à la guitare, à la basse et au chant, donne l’exemple d’une existence rivée sur l’essai de cris, de détonations, de cognées, sans que le moindre de ces essais jetés soit livré à lui-même sur un mode d’improvisation. Dans ce titre extrêmement composé, chaque membre du groupe paraît rattraper et sauver au vol le coup de hasard tenté par son frère, et j’entends par coups de hasard ces effets de filins rompus convulsant en lanières et fouets de métal.
Le morceau pratique une forme de décollage en rase motte, il est dur mais il vogue. L’on dirait une extase plus belle d’être empêchée et reprise en boucle à son point d’élan. Le groupe, sur le fil du rasoir de son interprétation en direct de The 15th, au Rockpalast, confine à cette démonstration des zones sensibles en action appelée de ses vœux par Antonin Artaud dans Le Théâtre et son double. La carcasse musicienne du quatuor s’ébranle méthodiquement, comme si chaque musicien, jouant sa partie, s’appliquait à faire sonner tout son corps, pris comme une colonnes de vertèbres à l’acoustique véhémente. Sous les projecteurs et les spots de couleurs criardes, le découpage lumineux attise cette orchestration tout en fractions successives, comme si les faisceaux en pistaient les points de ruades anatomiques.
Le résultat superbe, moiré de lueurs, prospère au moins autant des notes jouées que de celles suggérées. Une véritable constellation d’étoiles neuves semble brasiller de Wire à la manœuvre, balisant depuis leur emplacement scénique, en une fondation éclair, un terre-plein naissant voué à devenir une île, une ruelle, une impasse des bas-fonds allumée de couleurs acides à mesure qu’on y progresse. Tel se développe The 15th, sur la ligne de crête fragile d’une désolation des beaux jours, harangue filée qui se découvre des ailes. Le couplet, ce lancinement saturé de grâce, semble le refrain et charrie l’accent d’une demande inquiète ou de mots lancés en l’air mais dont le poudroiement en étoile, lorsqu’il retombe, aurait la beauté d’une onction magique. La narration brève, énigmatique, prend de vitesse une romance, peut-être un tête-à-tête avec le miroir, par une séquence ponctuée de hoquets rétrospectifs. Romance d’une abstraction où il ne s’agit pas de conquête ou de séduction mais d’une espèce de bataille où un manque fondamental s’affronte lui-même. Il émane de ces paroles une sorte d’enfance du cœur où clignoterait en mots et en sons, l’essor mélancolique d’une jeune arlequin dans des décombres industriels. Une suite de salves coupées à bords francs où s’effaceraient toujours plus les bribes d’un drame, mais avec la conviction nue, dans la voix, d’une histoire qui avance, d’une histoire actuelle, toujours de mise.
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Un Siècle d'écrivains

8/7/2021

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Pour un bachelier poussif entré tardivement dans une carrière d’étudiant, la série d’émissions proposées sur France 3, entre 1995 et 2001, sous la houlette de feu Bernard Rapp, assurait un prodigieux rattrapage. Non que les auteurs y bénéficiaient sans faille d’un documentaire impeccable,– les numéros enchaînés s’avéraient d’une facture fluctuante et d’une qualité irrégulière–, mais cette disparité même jouait en faveur de ces trois quarts d’heure pantouflards où, engourdi entre deux films par les émanations aigres de cette décennie nauséeuse, le téléspectateur attentif, en l’occurrence affamé néophyte de l’Histoire des lettres et de ses prestiges, se calait pour ne rien rater des pistes de lectures, des témoignages de première ou de seconde main égrenant des propos divers de contenus mais toujours sertis comme des secrets à voix basse. Le générique lui-même, reconnaissable à sa page-titre présentant la photo de l’auteur barrée d’un trombone, relayé à divers degrés, au cœur du documentaire, par un décorum de machine à écrire, de lettres frappées à l’ancienne et de feuillets en désordre, vous projetait dans une France littéraire aux forts accents NRF, dont le centre irradiant, gravitant autour des deux guerres, embuait une plus vaste période courant de Proust à Modiano, sans oublier les écrivains étrangers du même siècle. Le volume autant que l’ambition du projet, fort de 257 documentaires, reste sans précédent, et je me souviens qu’à cette époque pourtant si peu exaltante, cette archive massive apportait les mercredis, en deuxième partie de soirée, un sourd enchantement qui plus est au long cours, à quoi rien ne ressemblait. L’atmosphère des documentaires et de leur présentation laconique par Bernard Rapp, plongeait directement dans le vif du sujet, quelle que fût l’approche thématique, biographique, mixte, le choix du cut-up, de la docu-fiction et l’option d’une bande-son plus ou moins prégnante. Les documentaristes jouaient beaucoup, dans mon souvenir, d’une atmosphère de bureau, d’officine, de table de travail, sans oublier les accessoires attachés au réduit de l’écrivain : le verre, la bouteille, le cendrier, la cigarette et ses volutes, le tout éclairé à la lampe de bureau sur fond de bibliothèque pénombreuse. Disparu ou vivant, l’écrivain se parait d’un prestige spécial, embrumé par quelque auréole d’inaccessibilité. Un portrait d’écrivain se formait en même temps qu’une esquisse de son œuvre autour de documents variés, d’enregistrements sonores, d’interviews, de photos, d’extraits en sous-titre ou lus en voix-off. Un traitement presque fétichiste réservait aux volumes, à l’objet-livre, aux titres bien frappés sur les couvertures, de soigneux cadrages semblables à l’amour du livre et de la lecture débordant de la toile de Van Gogh représentant en vrac, empilés de guingois, quelques livres élus dont  La Joie de vivre  de Zola. Quelques numéros restent gravés dans ma mémoire et forment à présent la chaîne, du moins la suite de sommets de ce massif dont je regrette n’avoir pas visité tous les plateaux, les corniches et les ravins. Je me rappelle notamment le documentaire consacré à Julien Gracq par Michel Mitrani. Gracq n’a sans doute pas voulu être filmé à l’époque, si bien que sa parole en voix off semble la suppléante chargée d’assurer le lien entre les périodes abordées, très différentes, et l’ombre de l’auteur toujours vivant à l’époque où le film a été tourné. Le compartiment de train, en écho au voyage de Gracq dans les Ardennes pour l’écriture de son roman  Un Balcon en forêt, les extérieurs champêtres choisis, d’une campagne rêche, ancrent le portrait de Gracq dans une posture d’écrivain-rôdeur droit monté de l’après-guerre, de plus en plus retranché dans ce laboratoire de sédiments imaginaires que la maison de Saint-Florent-le-vieil devait être pour lui, dans les années 90, depuis des lustres. Il émane de ce portrait une aura testamentaire, laquelle existait déjà dans le frais des premiers récits, natifs de cette propriété vénérable. Le documentaire, sans avoir à forcer, traduisait le gain crépusculaire pris par l’œuvre de Gracq avec les années, une tessiture présente dans la voix de l’auteur, une manière sobre de décocher en déjouant ou réamorçant les évidences. Quelque chose de plus froid que le vieil or, une actualité dans la voix ; le timbre d’un écrivain à jamais sur ses gardes, et dont la solennité de ton, d’une gravité sèche et toujours parée, prenait en chacune de ses inflexions, non un congé grandiose mais une sorte d’élan, la tension indemne d’un pont jeté vers l’avenir.
Une autre figure notoire, filmée, elle de face, abondamment, dans un dialogue ouvert à peu près contemporain du documentaire, fut celle d’Ernst Jünger. Frontalement cadré dans son fauteuil, l’écrivain allemand fascinait l’écran par son visage à la fois buriné de vieillard et d’exorbité toujours sur les charbons ardents. Son visage de vieux guerrier, de seigneur de guerre toujours sur son trône, pouvait évoquer l’écrivain-entomologiste que Jünger était devenu après les deux guerres, mais il rappelait mieux encore le soldat-né, fantassin de choc des Orages d’acier. Ses manières orales, spécialement une sorte de ponctuation par un court accès de toux rauque, semblait tenir lieu d’avertissement adressé à l’interlocuteur, autant qu’il suggérait un rire comprimé à faire trembler le sol durant un banquet entre demi-dieux. Soudain, à entendre et contempler le maître des lieux, on se prenait à rôder en imagination dans la propriété forestière. Au front du visage d’homme-grand-mère affiché par Jünger, la frange courte, blanche et argentée, plaquait l’image d’une subsistance médiévale tout entière résumée par cette carrure vêtue d’une sorte de chemise de nuit, à moins que ce ne fût une chemise bouffante tout aussi incongrue pour accueillir une équipe de tournage, si réduite soit-elle. L’homme ruisselait de sa caverne austère et montrait ostensiblement qu’il ne l’avait quittée que pour y retourner aussitôt, sans transition. Les ponctuations de toux rauque ou de rire d’ogre n’en restaient pas à ce plan sonore ; elles déclenchaient simultanément, aux yeux safran de Jünger, l’infime mouvement de valve des pupilles légèrement fendues, autant dire une espèce d’alarme féroce dont l’Allemand fixait son interlocuteur de façon redoublée. Jünger donnait en outre l’impression de retenir une expression plus franche et plus entière de sa trempe invétérée de prédateur bon à lâcher la nuit, même à 95 ans, pour aller y trouer cuirs à sang chaud ou sang froid. Je n’ai rien retenu des paroles traduites de Jünger, à tort sans doute, mais le portrait animé articulait une vérité barbare qui se passait de traduction.
Dans une veine diamétralement opposée, le portrait de JMG Le Clézio situait son auteur dans son attention portée aux tziganes, et plus généralement aux peuplades et individus d’une origine intangible, marginaux par le territoire et l’ethnie, arpenteurs de rocailles jaillis d’un songe ou d’un mirage. Je me souviens de l’auteur en anorak, les mains dans les poches, dans la lumière crue des reportages-vidéo télévisuels, cheminant avec l’un de ses amis dans la caillasse, aux abords d’un camp et d’un rivage, quelque part dans le sud de la France. Un Le Clézio épris de nomadisme et d’accents indigènes, féru de contes et légendes. Le documentaire brossait un portrait fraternel de l’auteur, soulignait sa dimension de passeur et de baroudeur humaniste, sans gommer toutefois l’inquiétude chaleureuse qui distingue l’auteur du  Livre des fuites. Le futur prix Nobel, y figurait moins le jeune prodige du Procès-verbal, interrogé entre Les Deux Magots et Le Flore en 1963 qu’un conteur à la veillée filmé dans la pierraille, ou encore un aventurier post-vernien entre deux explorations. La richesse de l’œuvre, scandée par des extraits lus et les titres en gros plan, donnait le ton de ce parcours gorgé de latitudes, dans une impression de grand large terrestre saluant l’étendue des excursions et veines exploratrices de Le Clézio.
D’autres films de la collection furent avalés, emportés dans la bande passante, entre hypnose cathodique et nuits cotonneuses. Malraux, Paul Valéry, Joseph Kessel, Anna de Noailles et Paul Valéry furent noyés dans l’archive, sous la lanterne magique des voyages dans le temps. Cendrars fut le globe-trotter en chef de ces voyages documentaires à tendance hypnagogique, dans un festival d’extases sur fond de palmiers ou de steppes où l’homme semble avoir lancé ses doubles dans une sorte d’enchère à l’ubiquité aux quatre coins du monde. Léon-Paul Fargue ouvrit une voie intermédiaire, une catégorie d’œuvres secrètement médianes où je ne suis toujours pas allé voir, flairant à distance la « haute solitude », et les « refuges » du « Piéton de Paris ». Il y eut aussi René Char et le parfum très marqué des heures maquisardes restitué en superposition de la Grèce provençale inventée par le poète.
Le documentaire d'André Labarthe sur Antonin Artaud tomba au beau milieu de l’époque où je découvrais  L’Ombilic des limbes, Van Gogh, le suicidé de la société, et Le Théâtre et son double. Le climat de ces lectures, pour le moins intransigeant, rejette à l’avance la mise en image, la mise en perspective, le miroir, la citation. S’avancer avec Artaud, même en s’effaçant bien derrière, est la reine des gageures. Pour autant, le film ne bascula qu’à demi aux orties car les mots, même lus avec trop d’intention, même gainés dans une humeur qui en dévoie la forge d’origine, restent d’Artaud et leur jaillissement nettoie la corolle étrangère de leur profération. André Labarthe a tenté une sorte d’essai, tout en imprimant au film une ambiance d’exaspération et d’émotion étranglée. Le film scandé par le triple écho de cuivre du Crépuscule des Dieux de Wagner, veut marteler l’exception, le paroxysme massif. Le film oscille entre deux écueils : la surinterprétation, son surjeu, la tonalité gadget de l’écrivain maudit et la redoutable simplification obscure qui en résulte. L’atmosphère de drame et d’incommunicabilité plombe le film et écrase les fréquences, et l’on s’écarterait fort d’Artaud si ses mots, en fulgurances choisies (ou extraits de l’enregistrement original, par Artaud lui-même, d’Aliénation et magie noire ? ), ne remettaient le film dans son axe, pour revenir à son sujet et y coller de façon plus serrée ; mais cette simplification suscite je ne sais quelle indulgence liée au contexte de la collection où 52 minutes devaient, dans le meilleur des cas, susciter une brûlante envie d’aller voir. L’œuvre d’Artaud étant la moins détournable de sens et de force qui soit, un documentaire, même lesté, çà et là, d’une tonalité déphasée, avait du moins ce mérite de ne pas oublier Artaud dans son sommaire.

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Dans le ciel, Octave Mirbeau

7/31/2021

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 Écrire un texte de toutes parts anthologique par quelque détour qu’on le prenne, Octave Mirbeau l’a fait et refait. Dans le ciel compte parmi ces textes rêvés qui détonnent dès leur mise au monde, avec ou sans le consentement populaire, pour voguer sans fin, telle des mines que nulle tempête n’a coulé. Sans fin, elles longent les côtes sauvages, et cultivent cet art propre aux grands textes secrets de se laisser apercevoir entre deux vagues. Dans le ciel aborde le seul sujet au monde : celui du peintre. Non de l’artiste, cette souche plus commune que le chiendent, plus incoercible que la malaria, non l’artiste mais le peintre, autant dire le bougre, l’homme de travers, l’épave animée, le revenant de son vivant, l’invincible fâcheux, l’abruti grognon, le paratonnerre à scoumoune, le guignon tout terrain. Le peintre est si romanesque que l’écrivain doit prendre son élan, y réfléchir à deux fois et respirer à longs traits, profondément, avant l’apnée d'en découdre avec les malheurs, les crises, les manies et le périmètre où sévit son naufrage. Pour se lancer, Mirbeau était mieux placé que quiconque. Acquéreur émérite de deux toiles de van Gogh, détecteur précurseur de son œuvre, proche du peintre par une qualité de cœur cent fois prouvée en visage, en actes et en ferveur explicite, passionné inné et brasseur expert de l’élément passionnel, Mirbeau devait écrire ce van Gogh de biais qu’est Dans le ciel . De biais, car le van Gogh de Mirbeau est composite, composé dans un élancement ; j’allais dire, dans un tempo fraternel où l’écrivain ne pressent que trop le parcours d’écueils successifs auquel se heurte une vie de créateur. Histoire de biais d’un peintre de biais car le premier tiers du roman s’attache à relater, rétrospectivement, l’enfance du narrateur-personnage, ami, témoin et initié de Lucien, le peintre, Mirbeau s’offrant ainsi l’alliage extatique, dans la catégorie reine de la poisse héroïque, d’une enfance malheureuse et du naufrage adulte du peintre. Dans le ciel épluche dans les moindres détails le milieu d’imbécillité meurtrière où croît le malheur, père des Arts tout puissant, plus précisément ici la fosse des familles, machiniques et reptiliennes, où la bêtise consacrée confine au crime institutionnel. J’ai remarqué cette évidence néanmoins incongrue qu’un très grand texte me tire un rire, plus ou moins franc, parfois mesquin et ricaneur, sourdine qui doit correspondre à l’applaudissement grandiose du lecteur. J’ai applaudi de cette manière au long des pages où le personnage-narrateur relate son enfance, exercice dans lequel Mirbeau excelle, l’enfance malheureuse coalisant toutes ses qualités de révolte, une floraison indignée s’y exhortant à l’acuité justicière et prospérant jusqu’à la luxuriance. Rencontré quand le narrateur a perdu père et mère, Lucien, lui, le van Gogh de Mirbeau, ne descend pas de parents infâmes. Lucien a certes grandi dans un milieu bourru – le père est boucher – mais le fils reste toutefois soutenu, même dans la désapprobation. Par un effet de contagion lié au fil entraînant de la lecture, l’enfance du personnage-narrateur se trouve comme partagée avec Lucien. Disons que, telles que Mirbeau les agence, les épreuves du peintre Lucien paraissent la suite organique de l’enfance martyre du narrateur. A eux deux, ils forment un destin de fer exemplaire que Mirbeau a scindé en deux personnages, un centaure de la vie impossible. De ce rapprochement établi entre une enfance malheureuse et une vie de peintre exalté, Mirbeau attise les vieilles accointances entre malheur et beauté, sourdement unis, appelés réciproques d’une même catastrophe. Intarissable à débusquer les filons les plus corsés de la bassesse, Mirbeau en a extrait des sidérations majeures et abondantes au fil du récit où les figures familiales, père, mère, sœurs, curé, amis, voisins, sont foudroyées par l’auteur en flagrant délit d’ignominie ordinaire. Mais là où le romancier insiste avec éclat – et l’on se demande comment après un tel festival d’énormités sordides - tient à cet atelier ouvert, entre le narrateur et Lucien, à leur « différence » péniblement partagée au cours de conversations surtendues et laconiques, pleines de trous. La part initiatique attendue, - Lucien est l’aîné, il montre l’exemple au narrateur plus jeune et subjugué -, vire à l’absurde bouleversant car les monologues de Lucien se réduisent à des phrases sans suite, encadrées par des interjections. Il en résulte une impression d’échauffement dans le vide, de tournis abrutissant qui redouble l’effroi du narrateur, lui-même irrésolu, assailli d’émois sans forme. Dans le ciel  se fait une spécialité de cette vrille de toupie où les deux héros tourbillonnent interloqués dans une pulsion impérieuse qui les dépasse. Mirbeau y dépeint le parangon de l’artiste sacrifié à son œuvre comme une espèce d’amateur irascible, hanté peut-être et même sûrement mais enlisé dans une impuissance burlesque. Montées en régimes, propos vindicatifs, décrets à l’emporte-pièce couronnés par une incapacité orale emprisonnent le personnage de Lucien dans les traits d’une caricature de forcené à l’ambition aussi démesurée qu’au-dessus de ses moyens. Incapable de sortir d’une trilogie de verbes : « voire, sentir, comprendre », Lucien apparaît comme le buffle de sa monomanie peinte et les contorsions de son visage au travail achèvent d’en faire une sorte d’épouvantail. L’effet comique est d’une richesse ambiguë car, si la dimension loufoque de l’artiste aux prises avec son art est une matière aussi forte en vraisemblance qu’irrésistiblement drôle, elle est en même temps très poignante et atteste du bricolage ambiant attaché à la gravité artistique. Mirbeau joue à plein de ce désordre de registres au point même d’oublier, délibérément, que van Gogh était le contraire d’un impotent verbal ou d’un artiste au projet évasif. Comme si Mirbeau, pour les besoins de sa démonstration, avait dû artificiellement couper Lucien des talents d’écriture et de lecture de van Gogh pour se concentrer sur la charge de désespoir, la part d’animalité traquée de cet homme, ou mettre l’accent sur la part sauvage, inarticulable, inintelligible en mots, de son œuvre peinte. Une des inventions fortes du roman réside dans la « retraite » du peintre, que Lucien nomme « son pic ». Mirbeau forge ici un lieu-dit, un trou perdu, dans la campagne, non plus même accablé d’atavisme, mais quasiment gelé dans l’abrutissement et l’évacuation. La masure perchée à l’écart du village à moitié mort, forme une image saisissante de lieu isolé, de repli implacable, dans lequel Lucien, fatalement, s’enfonce dans une solitude aggravée, étendue, une solitude où « l’aboi d’un chien invisible » paraît au peintre isolé « le cri même de la terre ». Dans l’évocation de ce pic découpé sur le ciel, Mirbeau atteint peut-être l’affinité la plus prégnante avec van Gogh, dans un abouchement brûlant avec les éléments toujours menacé d’un chute définitive dans le dérisoire et le vain. Mirbeau rend compte au mieux de cette infime ligne de crête entre l’absolu et son contraire par la suggestion de ces périodes sans nouvelles de Lucien. Que fabrique-t-il à longueur d’heures ? Il peint laisse à entendre Mirbeau, mais la question sombre suffit à elle seule, l’ennuagement inquiet qui opacifie tout en haussant en prestige la silhouette de Lucien aux prises avec son désir visionnaire comble à sa manière les blancs d’une parole décousue. Les seuls contrepoints de cet écrasement en figurent les emblèmes, qu’il s’agisse du chien invisible ou de l’araignée de chevet, selon un emploi du bestiaire cher à Mirbeau. L’intrusion animale, touche secrète de l’écrivain, fréquente dans son œuvre, inscrit profondément son empreinte affective. L’araignée, le chien invisible et Lucien dessinent une trinité du gouffre. Plus de chevalets, de couleurs et de pinceaux. Le matériel et l’ambiance de travail ont disparu dans un paysage d’ermite où la complexité des nuages en transit engloutit les détails. Autour de ce pic dépouillé, Mirbeau parvient à donner de Lucien l’image d’un peintre qui en serait venu, vraiment, aux mains. L’image exsangue du peintre qui peindrait de jour et de nuit à bras-le-corps, sans outils médiateurs. D’ailleurs, et même si Mirbeau donne à voir des tableaux où le lecteur reconnait les nuits étoilées, les semeurs, les cyprès et les portraits de van Gogh, c’est à peine si, par l’intermédiaire du narrateur, Mirbeau rendait hommage aux tableaux. L’étranglement du trop grand semble le sujet majeur, ou, pour rester sur le plan pictural, le tableau infaisable et la beauté inaccessible et tyrannique qui lui correspond. Mirbeau s’approche également de van Gogh, avec Lucien, en modelant ce corps décharné et osseux, qui serait à lui-même, mieux que son tableau vivant, la preuve ambulante d’un tableau jamais fait, mais qui luirait à la pointe vitreuse des yeux de son peintre. Ainsi Mirbeau charge-t-il Lucien au fil des pages, d’un magnétisme de la dépense où se construit en creux, à même la carcasse du personnage, le profil d’œuvre refusée à ses mains et ses efforts. Lucien ne se déplace ni ne voyage, il va et vient comme un revenant fait les cent pas. Il disparaît pour de longs face-à-face consumants, fixé à son récif céleste. Nous assistons aux modifications troublantes de sa compagnie par le prisme du narrateur, et Lucien devient bientôt de ceux que l’on frôle à regret, que l’on n’approche pas sans frisson et dont l’apparition finit par devenir aussi redoutable qu’un spectre. Et cela sans autre injection fantastique qu’une volonté à l’ouvrage, se cravachant sans pitié. Dans la soupente où Mirbeau enferme Lucien à la fin du récit, nous quittons la fin du XIXème siècle pour une officine moderne décrochée de l’époque. Le catalogue sommaire des artistes que Mirbeau estime, de Monet à Pissarro, la grammaire de formes, les styles et manières que l’auteur évoque par l’entremise de Lucien, au fil du récit et de l’évolution du peintre, ont ici disparu pour laisser place à une avancée en solitaire grondant derrière une porte close, dans un réduit lugubre. Mirbeau suggère un Lucien irréversiblement basculé dans une modernité dont peut-être il touche la pierre angulaire. La porte s’ouvrira. Les lecteurs du roman liront par eux-mêmes comment Lucien finit le travail.
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Le Crime était presque parfait, Hitchcock

7/27/2021

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Les professeurs du collège Georges Braque, établissement nommé également « Croix rouge III » afin d’en brocarder plus nettement l’ancrage suburbain et le nom de mauvais quartier, les mutés malchanceux donc, du C.E.S situé à l’ouest de Reims, en direction d’Épernay, sous la houlette de la grande chaufferie et de sa cheminée orange surplombant les champs et l’aire sablonneuse d’un futur quartier pavillonnaire, ces jeunes ou plus expérimentés professeurs emmenaient leur classe en sortie.
Planétarium ou centre de documentation, les trajets houleux valaient mieux que leur destination. L’une de ces excursions s’éleva pourtant à la perfection. Notre classe de quatrième fut conduite à « L’Atalante », un cinéma de quartier tel qu’il ne doit plus en rester beaucoup en France. Et si d’ailleurs il en reste, ils se trouvent cernés par un décor actuel qui leur va très mal. Situé dans le quartier Maison Blanche qui vient de fêter son centenaire, « L’Atalante » n’existe plus. L’endroit formait un lieu mixte cumulant les qualités de Maison des jeunes, de siège associatif et de petite salle de cinéma. Je crois aussi qu’une permanence était ouverte, le soir, pour les jeunes filles en détresse. L’enseigne se détachait à la verticale, accrochée à la tourelle intégrée de la façade qui abritait et abrite toujours un escalier en colimaçon. Juste dans le prolongement et formant avec « L’Atalante »  une sorte d’îlot entre les immeubles de quatre ou cinq étages en pierre, s’alignaient deux échoppes aux vitrines minuscules : une auto-école et un fleuriste. En face, s’ouvrait l’esplanade surélevée de la place de Lisieux, haut-lieu de mon enfance dont je connaissais le boulanger, le COOP, le boucher-chevalin et l’inestimable tabac-presse tenu par une gérante massive incorporée aux tickets, bonbons, colifichets et liasses de magazines. Sans doute était-ce mon premier Hitchcock. La petite salle de cinéma nous fit croire que d’autres lieux de ce type devaient exister, aux quatre coins de Reims et ailleurs. Nous pensions, une fois installés dans les fauteuils en moleskine rouge, que ce n’était que la première fois d’une longue série dans ce genre de lieu taillé pour le rêve sur grand écran. Jamais je n’ai revu un film dans ces conditions. Ai-je vraiment profité de l’intrigue ? L’ai-je seulement saisie, rien n’est moins sûr. L’apparence des acteurs primait, à savoir les hommes en costume et Grace Kelly en élégante irréelle. La saturation technicolor des teintes frappait les bleus et les rouges d’un clinquant théâtral. Ce fut, je crois, ce ballet purement sensitif qui nous offrit un baptême du feu cinématographique. Le côté très smart de la mise en scène anglaise nous plongeait dans l’exotisme d’une haute société en carton-pâte, une austérité de théâtre filmé qui avait de quoi rebuter mais Hitchcock était trop fort pour risquer d’ennuyer qui que ce fut, même les élèves d’une classe de quatrième sans points de repères. C’est peu de dire que le charme opéra, avec le sentiment précurseur de vivre quelque chose d’important qui va rester et sera de conséquence. Car voici d’un bloc le générique, le nom des acteurs en hautes lettres ciselées et la musique saturée de l’orchestre, impatiente et flamboyante, dans un effet d’engouffrement où éclatent toute l’aisance et la grâce technique d’ Hollywood.  Dial M for murder a été tourné en relief et il en reste quelque chose dans cette projection sans lunettes. Un détachement holographique des acteurs aux visages montés sur des cols phosphoriques, évoluant tels des bas-reliefs réfléchissants, des vitraux flamboyants et mobiles comme des ectoplasmes. A l’arrière-plan, les tentures à plis droits jettent une impression mêlée de confort et d’allusion funéraire et les murs de l’appartement gardent quelque chose d’étranger à leurs occupants ; le décor revendique la pacotille sévère qui le fait décor et Hitchcock l’éclaire avec ce qu’il faut de brutalité pour jeter l’ombre portée des acteurs aux parois et donner à sentir le faisceau braqué des projecteurs. Grâce Kelly, dans ce prestige à couleurs où le rouge est en gloire dès la première séquence, campe une corsetée passionnelle. Dans sa robe-bustier en organza rouge, les épaules couvertes d’un boléro en dentelle de la même couleur, Margot glisse telle la reine processionnaire d’un étrange deuil ardent. Toujours est-il qu’une félinité rentrée parvient à soudre de sa haute stature ; le début, paraît-il, du fantasme hitchcockien de la belle blonde « émancipée », la préfiguration de l’ardente Tippi Hedren de « Marnie » ou des Oiseaux, le début de la spirale du chignon de Kim Nowak dans Vertigo. Mais l’étrangeté suave de ces bustes de lanterne magique, culmine dans la présence de Tony Dewice alias Ray Milland. Double gothique de James Stewart pour les paupières tombantes et le visage allongé aux cheveux plaqués en arrière, Ray Milland arbore la mise de l’acteur irréel, celle d’une entité mi-humaine mi-factice que l’on sort à volonté des coulisses de studio, et que l’on remise dans sa caisse à la fin des tournages. Jamais il ne retourne chez lui, dans sa famille. C’est l’homme animé au seul cliquetis de la caméra quand elle tourne. A peine s’il prend sa pause entre deux prises, sur une chaise à son nom. Non l’être humain formé à la comédie, mais le personnage grandeur nature, défalqué du script, armorié d’un costume qui est sa seule peau, surmonté de ce visage de sorcier rajeuni qui inquiète sans rien faire. Le visage de Ray Milland, tel qu’il bourdonne à froid, est un concentré de thriller, de tombes fraîches et de dépeçages bien menés. L’être humain et la personne privée s’effacent, et cette créature de studio affiche un magnétisme de mentor, de Monsieur Cinéma en liberté, plus ou moins affranchi des directives du metteur en scène et de son équipe, improvisateur tout puissant des voltes acrobatiques de l’intrigue. L’acteur sauvage dans son élément et qui mène la danse. Autour de Milland, Hitchcock pratique un expressionnisme d’angles durs absents du décor ; ils sont dans les yeux des acteurs et leur relief rejaillit sur les feutrages d’abat-jour et de guéridon. Rien n’a servi dans cette pièce, c’est l’appartement témoin pour une heure du scotch perpétuelle. Aucune température ne s’y laisse deviner, y compris lorsque Dewice tisonne dans l’âtre. On transpire à pores fermés et les parties sportives, puisque Tony Dewice est tennisman, les matchs d’hier semblent avoir été joués en regardant ailleurs, une main dans la poche et sans fléchir le genou. Joueur de principe, champion à la retraite, le très raide Ray Milland est tennisman comme on fait untel commandeur. L’imaginer dans cette allure de danseur à raquette sur les courts rend le personnage plus grinçant encore. Au mieux tennisman de générique, Ray Milland est avant tout le criminel en costume, le meurtrier à sang froid rangé dans sa caisse après la dernière prise et sa gamme d’expressions subtiles, interstitielle, règne sans partage sur le film. Anthony Dawson, lui, dans le rôle de « Swann », le pantin du maître-chanteur, colore la scène d’une note exotique. Ses traits secs, burinés et inquiets, d’une origine étrangère difficile à saisir, réveillent des souvenirs de soir tombé sur les navires, notamment les visages dorés et louches des films de pirates. En gros plan, son visage de fripouille effarée semble pris sous la lune, sur le pont d’un trois-mâts, dans les caraïbes. Errol Flynn n’est pas loin. L’arme blanche brillera, ce ne sera pas le poignard recourbé mais la paire de ciseaux. Tel qu’il s’arqueboute et finira par s’effondrer en s’empalant, Dawson, les ciseaux plantés dans le dos, joue le grand tué écarlate, l’assassiné tragique qui prend la pose, dans un écart expressionniste qui tranche sur l’ambiance distinguée. Cette vision donnera matière, dans les années 70, aux maîtres du giallo. Le film est aussi convaincant dans sa façon de suggérer l’extérieur. Les extérieurs, la rue, tels qu’Hitchcock les suggère par les va-et-vient dans l’appartement, paraissent de la même finition de salon, avec promeneurs espacés et dames en talons sous les réverbères. Si John Williams, l’inspecteur en chef, vient justement de la rue sans avoir besoin d’être annoncé, c’est que l’atmosphère de la rue est assez bourdonnante depuis l’appartement. Mais si l’inspecteur vient de la rue, on le croirait descendant des Indes coloniales, tout juste descendu de son éléphant, à cela près que, loin de se conduire en Maharadjah, il figure l’impeccable compagnon de club, le type de l’officier à la retraite, et porte haut dans sa moustache le meilleur de l’humour britannique. L’intrusion du personnage, son profil d’autorité débonnaire sonne la fin de la récréation et du provisoire succès criminel. Et le voilà en duo avec le presque falot Mark Halliday joué par Robert Cummings. Faire-valoir pendant les trois-quarts du film, affichant le sourire tout terrain de l’amant chahuté mais beau joueur, le romancier en sourdine jusqu’alors se transforme en justicier audacieux et en amoureux transi dans un sas héroïque précédant les jours heureux. Personnage plus énigmatique qu’il n’y paraît, Halliday s’immisce dans le couple, presque au mépris de la vraisemblance. Kidnappé civilement par l’époux trompé et utilisé le plus cyniquement du monde pour devenir son alibi, Halliday joue l’Américain de passage et sa présence ne se justifie plus, après le revirement de Margot, qu’en raison de son rôle de témoin indirect du meurtre. En contrepoint de Tony Dewice, Halliday joue presque un rôle de spectateur intégré : celui du gentleman ; un miroir où se réfractent et s’amortissent les émotions.
A la fin du film, les voix, plus basses sans savoir exactement pourquoi, se montrèrent d’instinct respectueuses et reconnaissantes. Nous partîmes en regardant plusieurs fois derrière nous les fauteuils rouges qui devaient à peu de chose près, dater de l’époque où le film est sorti, en 1954.

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Stockhausen

7/26/2021

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PhotoMittwochs-Gruß : cliquer
  Paris ne se traverse ni à pied ni à métro. Paris est un grondement sur écoute et l’on enfile le casque en rentrant chez soi. L’écoute ou du moins les fameux bruits de la rue reliés aux plus lourds monuments. Rien ne bouge ni ne change, tout s’échauffe, dans cette marmite de vieux restes que rien, jamais, n’évapore à fond. La dessication est sans fin de cette matière fixe qui ruissèle, ondule, grouille et survit de ses trafics dignes des « noirs bataillons » de la charogne baudelairienne, sans en avoir l’audacieuse beauté. A chaque descente dans le maelström, on s’épargne d’ailleurs cette pensée - à elle seule, un abîme - : par quelle catalepsie éruptive Baudelaire aurait-il rendu compte de Paris au XXIème siècle ? Les tournis et les précipices de la « Fourmillante cité », dans Les Fleurs du Mal paraissent soudain des vertiges feutrés, les balises d’un malheur grandiose. Mais nous étions en 2016 ou en 2017 et ce nombre, comme l’indique visuellement son alignement de chiffres, ne représentait plus une année précise mais un numéro de série tapé au hasard, pris au rouleau d’un temps morbidement débobiné de côté, comme à l’arrière désaffecté d’un bureau de comptable. Attelé à l’écriture de mon premier roman, la musique me tenait compagnie et je cherchais précisément la plus juste, celle qui n’allait pas me détourner, m’accaparer, voire celle qui allait soutenir et nourrir cette absence vogueuse où la rêvasserie se conjugue à la plus haute vigilance. Le phénomène d’enserrement propre à la ville de Paris, - et mon logement dans le XXème arrondissement, en haut de Ménilmontant, accentuait cette vue d’anticipation latente – appelait un contrepoint grésillant, un son qu’une tête en l’air aurait capté, vaguement parent des acouphènes du survivant heureux et blanc de poussière après une bombe tombée sur l’immeuble voisin. Des compositeurs de musique contemporaine, les pionniers du XXème siècle pour la plupart, furent les candidats à ce réglage d’ambiance. Schnittke, Georg Friedrich Haas, Iannis Xenakis, Paul Varèse, Allan Pettersson furent les couloirs aériens, les horizons et les approches ferreuses de la ville-usine au centre de mon texte. J’y soupçonnais sans mérite les accents d’un art perdu retrouvé en catastrophe au fond de compositions brisées, y trouvant en tout cas un peu de cette limaille en suspension dans mon roman. L’Oural anthracite où des milliers d’hommes termites fabriquaient des chars d’assaut et des centaines de milliers d’obus me réconfortait comme une berceuse, un véritable foyer, à côté de la capitale française à qui manque aussi la couleur d’un désastre. Le sien est sans couleur. Parmi les pièces musicales élues à l’écoute et au fil des séances d’écriture, Mittwochs-Gruß ou « Salutation du mercredi » de Stockhausen, se distingua comme un hymne du roman, sa partition d’adoption. Un fond de nappe lancinante, très unie, comme d’un moteur astral, propulse dans un paysage désencombré, défriché. La nappe se déploie dans un mouvement moiré, un drapé venteux secouant des traînes diamantines. Un fond dominant, majestueux et mystérieux, dont l’oscillation crée l’impression de voyage immobile. On ne pense à rien de précis, justement, mais à force d’écoute, après maintes imprégnations, on garde le souvenir d’une fréquence minérale émise sur une face cachée de planète auquel se serait joint quelque râle limpide. Des notes de synthétiseur sèment de proche en proche des couinements de suspense, des ruissèlements sans suite, des grincements articulés à des patrouilles de murmures. Cette œuvre ressemble à la répétition d’une mission de reconnaissance menée par un vent nomade dans la contrée alternativement pelée et montueuse d’une planète lointaine. Mittwochs-Gruß combine un mouvement d’approche rétif à une terre foulée comme un clavier bourgeonnant où finiraient d’agoniser en appels et gémissements énigmatiques des robots mélancoliques à demi-ensevelis sous des micas. Stockhausen invente là toute une population pilote agrégée à un courant électroacoustique. Pareille à une nasse magnétique, le grésillement central, dans son flottement d’écharpe qui insiste plus qu’il n’avance, accroche une cohorte d’événements sonores et de bruitages dont les motifs piqués enrichissent le fond faussement monotone d’un continuum interloqué. La palette et l’éventail de bruits, tels qu’ils se fondent et s’enroulent à la nappe, se font presque oublier et agissent de loin, avec des soins subliminaux. Des points d’orgue surgissent à mi-parcours vers la vingtième minute de cette pièce qui en compte 53. Des notes détachées, sortes de gongs de synthétiseurs, scandent une manière de porche franchi en même temps que le gravissement théâtral d’une pente qui prépare à un dévalement. Un écho d’avertissement, très solennel, retentit, annonçant une complexe mise à feu, voire une invasion ou une nouvelle et terrible facette de ce déploiement lunaire. Mais ce ne sont que des portes dérobées, des trompe-l’œil sonores. Un instant en passe de s’ouvrir, le paysage reprend ses clochette inédites de grotte nocturne aux parois transparentes, et d’autres hochets cosmiques tintinnabulent. Ainsi prend forme un suspense filé et creusé qui régénère habilement ses latences et ses acmés, les unes valant pour les autres. Une sorte de moule parfait pour la mise en tension imaginaire. Les images engendrées se disloquent dans le mouvement même où elles se forment, proposant à l’oreille distraite une multiplicité de ces angles morts propices à la création. Stockhausen laisse une traîne d’images dérobées où l’auditeur peut s’engouffrer à volonté, ou, mieux encore, se laisser hanter à vide, en laissant venir, et même pas, sans plus attendre quoi que ce soit, en goûtant l’étendue propre à ce mercredi, capitale hebdomadaire de la liberté. J’ignore jusqu’à quel point cette création de Stockhausen constitue un appel à la liberté et à la reine d’entre toutes, celle de créer. Mais ces « Salutations du mercredi » en battent l’augure avec une urgence de l’évasion immédiate qui les distinguent. La récréation du mercredi se double ici d’un saut impérieux et sans transition dans le vif du sujet. Une urgence du temps perdu à rattraper que révèle l’efficacité et la rapidité d’emprise de ces limbes stimulantes. Le mercredi, dans Mittwochs-Gruß, devient la porte de la liberté, non le jour du milieu de la semaine, mais l’entaille du temps fendu. A vos pupitres, hurle à froid la pièce de Stockhausen. De plus, le sorcier électronique Stockhausen, par les moyens de sa musique, induisait une intimité réchauffée avec l’ordinateur rétif. Voilà le PC, sous le règne de Mittwochs-Gruß réhabilité comme outil de création, l’écran, y compris sa luminescence agressive, faisant corps avec les sonorités électroniques. Stockhausen confortait ce poste de création en appartement et son jour de référence. Jour de claustration volontaire et fertile. Une alliance se forma ainsi entre l’esprit du mercredi, les « Salutations du mercredi » du compositeur (dont j’ignorais la signification au début), et l’anticipation ouralienne de mon roman. Car Mittwochs-Gruß, par ses effets d’expansion, affiche une térébrante ressemblance avec la longueur fleuve du genre romanesque. Dès les premières mesures, une plaine immense se déploie, une horizontalité inquiète similaire au canyon découvert par un explorateur ; la présence soudain panoramique d’une civilisation inscrite au relief du paysage. Moins fantasque que le royaume de glace des « Montagnes hallucinées » de Lovecraft, Mittwochs-Gruß en a le glacé colossal, mais pris dans une confidence moins inhumaine. L’impression de 53 minutes propose une variété de froissements dissimulés dans la trame si riche, que l’on se réveille parfois, au milieu de ces vagues, happé par des souvenirs surgis des rocs d’une planète rasée, des voix refluées d’un granit de planète morte. Entre les nombreux cris étranges et croassements où semblent rouler d’une forge les essais incandescents d’une langue nouvelle et les alarmes de créatures inconnues, des bribes de logorrhées, des syllabes fusantes que l’on dirait imitées de la voix humaine, ont le débit entraînant des pages à écrire, pré-inscrites partout dans ce promenoir et cette collection de radiations. Du mercredi, la pièce de Stockhausen porte aussi la promesse du parc virtuel et du jeu tout puissant pour l’après-midi. Toutes les forces d’enfance convergent dans ce talisman. Les salutations engagent l’idée d’un « jour » dédié à l’homme, un mercredi métonymique du temps, c’est-à-dire de tous les jours. Des salutations que j’entends comme une reconquête du temps, toutes affaires cessantes. Mittwochs-Gruß : pièce pour écrivain.

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