La première image de Giger, celle qui s’impose, remonte à une anecdote dans un dossier Starfix. Le numéro spécial consacré au tournage d’Alien, mentionnait la présence du Suisse, invité par Ridley Scott à superviser les scènes de sa « créature ». L’artiste-sculpteur, à la pause, intriguait l’équipe par son comportement. En plein été, sur l’un des talus herbeux bordant les studios Pinewood, blême, le cuir fermé jusqu’au menton, dans la posture de l’homme de Manet, le bourgeois libertin du « Déjeuner sur l’herbe », Giger rôdait à l’écart. Ainsi, certains virent en cet homme réputé aimable et volontiers rieur, une aura trouble, celle d’un olibrius incertain, apprenti-sorcier vaguement ogre par sa mine joufflue et ses yeux globuleux. Le lugubre surfait et la froideur surjouée du Suisse n’ont pas dû manquer d’agacer. Un agacement toutefois doublé d’une énigme, d’une gêne persistante, d’un courant froid excédant le folklore gothique et les simagrées de messes noires auxquelles la personne de Giger ne se rattachait qu’en surface. Car malgré les oripeaux, la posture et les malentendus de la timidité, l’oiseau rare ne se laisse pas confondre. Ce profil de loustic, de numéro profondément singulier n’a jamais dévoyé l’œuvre par une appartenance de l’artiste à des codes bien trop étroits pour l’envergure de son art. Reconnaissables à un style grouillant et géométrique qualifié de « biomécanique » par leur créateur, les peintures à l’aérographe de l’artiste attestent la fermeté et le fini d’un art visionnaire, assurément, mais d’un univers graphique, surtout, dont Giger fut le maître. Le sfumato inimitable tiré des plus fines buses de l’aérographe, ce stylet électrique échappé d’une console de dentiste, distribue aux lignes et aux motifs une texture de gelée vaporeuse à quoi rien ne ressemble en peinture.
Mais d’abord, avant Giger et sa main d’œuvre, ses tableaux, au premier regard, pénètrent en force les sens. La tonalité sinistre de l’univers, l’imagerie crue se jettent au regard dans une mêlée sensuelle et ombreuse de fastes inconnus. La première impression, impériale, se double du repérage révulsif de détails cruels, salaces ou organiquement aberrants. Giger a notamment inventé d’horribles bambins en série, génération ratatinée et aveugle d’enfants nés de la bombe. Nés sans mère, comme germés des gravats irradiés, entassés en couveuse ou en attente qu’un officiant les extirpe d’un coma artificiel, les têtes boudinées des « Enfants nucléaires » de Giger, si l’artiste les déclare mutants de l’ère atomique, rappellent aussi bien une version aggravée du Meilleur des mondes d'Aldous Huxley, que les soldats américains annoncés par Antonin Artaud, armées de clones levées à force de prélèvements séminaux. Mais Giger excelle davantage dans une manière affilée, élancée, courbeuse et longiligne, dans la criblure de fines aspérités où anatomie et parois font corps. La chair, sa rondeur et ses renflements, prennent chez Giger la consistance biomécanique, sans correspondance tridimensionnelle, d’un métal souple comme le cuir et transparent comme une gemme. Le peintre suisse cisèle le rêve d’une anatomie développée où carcasses, veines et tendons en leurs lacis et réseaux, appellent toujours d’autres rouages et une frénésie tortillarde parente des luxuriances équatoriales. La saturation organique de cette métallerie osseuse aux souplesses d’anneaux, cherche la sortie en des enchevêtrements d’exosquelettes à têtes d’hydre pratiquant l’auto-copulation ou raccourcissant le cycle de la vie et de la mort en une brève chaîne viscérale. Conscient sans doute, que ses tuyaux et artères ne menaient nulle part, Giger leur a inventé des emplois, des raccords d’organes, des majestés cérémonielles. Une viande majestueuse, métal dur et ductile, singe en nœuds et pénétrations des architectures sexuelles, de vastes palais ou galeries bâtis sur des copulations démesurées et perpétuelles. La poche et la membrane y prennent la beauté spectaculaire des vues d’autopsie, mais sans le désordre du sang. L’artiste biomécanicien pratique l’art vertébral de monstres inventés en coupe, exauçant au passage l’un des plus entêtants désirs d’enfance, celui d’ouvrir les peaux, les poches, les parois des jouets pour accéder à l’intérieur et y vérifier un secret : celui du dedans. Giger résout à sa manière peinte la dualité de l’intérieur et de l’extérieur, cette vieille lune atomisée par toutes les violences du XXème siècle. Au gris moiré de bistre et de violet, dans une patine d’acier et de bronze, Giger invente une cuirasse à vif de l’organe, sa palpitation transparente et ses fibres à clairevoie. Ses créatures tentaculaires et glandulaires, agglomérées à des nefs et galeries cyclopéennes aux arches thoraciques grondant à l’arrêt, bardées et ruisselantes, lancent une menace géante. Giger décline en porches et antres faramineux, en grottes aussi vastes que des planètes creuses, des fécondations machinales dont la devise pourrait être : architecte et mandibule. Historiées de trompes et de vulves, les parois murmurent le crime lent et complexe d’un désir assouvi à fond de ténèbres, réalisé dans la totalité de son éclat noir, toujours en circuit fermé, en mode clos et damné. Par les fioritures crantées et les aspérités riches de ses architectures vivantes, Giger invente une texture dont le propre est son très haut coefficient d’exotisme, sa facture de réalité étrangère. La forme torse et profilée de l’os y devient l’unité d’armature d’une géologie aussi aberrante et vivace que plausible, par sa régularité, où le souvenir anatomique se dissout et s’oublie dans une fonction cavernicole et palatine. Les vapeurs et scintillements millénaires, par leur teneur saisissante en lointain, par l’inquiétante étrangeté de leur style extraterrestre, avaient de quoi séduire Ridley Scott pour le décor de son film. Alien célèbre aussi, par son exploit de terreur, la cohérence hostile déjà présente dans l’œuvre graphique de Giger. L’art du Suisse, bien qu’instrumentalisé par le film, garde son charme buté que la mise en décor n’a pas attendri. Si Alien exalte la part criarde de l’œuvre, si le mauvais genre, phallique et à crocs, revient et jure comme un geste irrépressible du peintre, tirant son œuvre sur le versant de l’illustration fantastique, non loin de la B.D. hyperviolente, il n’en reste pas moins que la manière du peintre défie notre capacité à lire ou deviner ses mobiles. Son exactitude maniaque déploie une grandeur sauve de tout levier psychologique ou compensation psychanalytique. L’excitation sexuelle et artistique unifiée, en chacune des œuvres, traduit une extase virtuose, une sorte de kief à main levée, lisible aux traits pacifiés, assouvis et repus du Suisse. Lui que certains nomment « le maître de l’obscurité » et à qui, il y a quelques années, une exposition intitulée « Seul avec la nuit » a été consacrée, œuvrait en effet à des fondations toutes nocturnes, à de pures hauteurs, rêveuses et crénelées, aux schémas de fosse de l’immensité sidérale. Y compris lorsque les scènes de Giger introduisent des corps. Un silence de grands fossiles oubliés enrichit en les brouillant les focalisations sur les étreintes complexes, les béances, et les transpositions de fantasmes. Une architecture toute puissante engouffre dans sa massivité vénérable les lectures trop explicites et anecdotiques. L’unité du décor subjugue les tentatives démonstratives, la part d’intention trop pesante. Dans ces cathédrales d’étreintes et d’entrelacs, une beauté sévère naît d’un geste qui ne se voit plus faire, qui ne s’occupe que de la perfection de ses colonnes grimpantes, de ses arceaux, avec, somme toute, un génie aveugle et bâtisseur d’abeille ou de termite. Le corps humain reflue, certes, récurrent, obsédant, mais selon des modalités strictes d’inclusion : androgyne et autoérotique, il offre son modèle à des coupes de vaisseaux-arches. Les morceaux choisis : cuisses ouvertes, vulve et phallus assortis de têtes aveugles elles-mêmes phalliques et bombées comme des béliers d’assaut, donnent leur élan à l’assemblage des constructions audacieuses. C’est dans ce Kama Sutra de monuments entre eux que culminent les aérographies de Giger. La somptuosité biomécanique magnifie des positions sexuelles devenues des hiéroglyphes très complexes, vénérables par la finesse de l’encre vaporisée. Sur la pente grandiose de ce rendu solennel, le loustic, en Giger, refait surface et ne peut s’empêcher de vriller à la bouche des sylphides, telle langue serpentine, pareille à une foret ou une corne annelée. Le détail salace saborde la ferronnerie d’art ou la corse d’une épice de débauche, dans une indécidable tension entre la finition heureuse et la fausse note qui tient l’œuvre à sa crête vibratoire. Tiraillé par Lovecraft et ses gluances de l’abîme, obnubilé par le mystère de la femme oraculaire, goule et furie, fasciné par l’Egypte, ses tombeaux millénaires et ses momies, Giger met soudain à l’extrémité de ses monuments anthropomorphes, un style de tête orientale, un visage androïde à prunelles révulsées, mi-mannequin, mi-cadavre, spectre dans la ferraille, déesse de conte hindou. Relégué peu ou prou à un original de talent, d’un artiste toqué de la culture pop, Giger ne déroge jamais à un niveau de finesse qui défie le tremblé humain du tracé. Cette sûreté de geste, en sa maîtrise jubilatoire, suffirait à le distinguer comme peintre, et de grande classe. Comment pourrais-je brader l’impression forte éprouvée à mes 14 ou 15 ans, face aux reproductions, assez difficiles à trouver à l’époque, des œuvres si minutieuses et abouties et inséparablement porteuses d’atmosphères stimulantes, créativement stimulantes, c’est-à-dire gorgées de modernité. Le clinquant agressif de cette peinture à l’encre aérienne frayait une voie unique, et mon essai laborieux, à l’adolescence, de cet outil fascinant qu’est l’aérographe, ne fit que décupler mon admiration pour les résultats que le Suisse sut tirer de l’outil et de son maniement délicat, ultra-sensible, à un ou deux centimètres du papier. De cette rencontre entre la caresse vaporeuse et la bestialité froide des scènes, naît le baroque d’une métallerie bi-dimensionnelle où s’accomplit l’un des destins géniaux du contraste. Giger, par le tracé industriel de ses contours et le raffinement ombreux de ses cuirasses, par son excellence dans le dégradé infime, aussi par la mégalomanie vorace de ses structures à nuit ouverte, prend place aux côtés de Piranèse et Tchernikov, ces dentelliers de la mégastructure. --
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