Tout part d’une carte commencée il y a deux ans. Précisément d’une frise chronologique entamée un soir, dans le souhait de recenser mes films préférés, d’en dresser le panorama. La feuille de 65x50cm serait surtout dédiée aux films de genre des années 70 et 80, du moins l’accent serait-il mis sur ces deux décades. Incité par l’ennui brutal de la vie parisienne, je m’étais remis à visionner des films de peur, les plus corsés dans le domaine de l’horreur et du fantastique, avec l’intention, également, de dénicher d’autres pépites dérangeantes de l’époque. Consignant ces films découverts ou redécouverts, j’ouvrai la Pandore sémillante. Dans cette rétrospective et ce complément d’archive, une année, par le nombre de titres, se distingua rapidement et ne cessa de caracoler au-devant de ses voisines : 1981.
1981. C’est, avant même d’ouvrir le millésime, un graphisme de quatre numéros pleins d’allure. Une armoirie chiffrée, un label d’excellence, dur comme un résultat, un calcul tombé juste, sans appel, net comme un métal, un nom de code, un logo futuriste, un modèle de luxe tiré en série limité, ultra rare, profilé, aérodynamique. Un écusson, un blason 1981 s’imagine sans peine, autrement plus coupant que le trop arrondi 1984 d’Orwell. L’alignement du un, du neuf, du huit et à nouveau du un, fond le dessin respectif des quatre chiffres dans un cryptogramme parent des sigles en éclair. Une culmination d’emblème rutile dans cette ferronnerie de kevlar. 1981 signe une apogée dont le frisson remonte à la moindre réapparition de l’année en tous chiffres. Mes romans, ceux écrits et ceux à venir, portent tous, de façon avérée ou en filigrane, le sous-titre : « 1981 ». 1981 sonna le temps des paroxysmes. Noyau dur de la fin de siècle et enjambement précurseur du nouveau millénaire, l’année en inventait le ton, la décadence saturée, les forces neuves, l’espoir béant. En 1981, les excès se donnèrent rendez-vous comme si les années précédentes l’avaient préparé et les suivantes avaient vécu sur la richesse de son séisme. Année phare, 1981 se visite à rebours. Dans la mémoire de ses « anciens », elle laisse le souvenir d’un temps dilaté, presque d’une ville composite numérotée « 1981 ». L’asphalte encore indemne du quartier pavillonnaire où je vivais, commençait sur les bords à produire ces gravillons et cailloux qui deviendront l’espèce de sable du désert réfléchissant des allées, entre les îlots de verdure. L’immense labyrinthe de pavillons crépis, de plein-pieds ou à un étage, au Val de Murigny, à la périphérie sud-ouest de Reims, était l’un des innombrables frères français de lieux aperçus dans les films et les clips : chapes fonctionnelles, calibrées pour les classes moyennes, mais d’une uniformité conjurée par des variantes aux fenêtres et aux façades. Entre les garages souterrains des petits immeubles, les parcs chétifs, et les rues à méandres, le quartier offrait un domaine d’exploration magiquement torve, une étendue parente des lieux louches, sinistres, macabres, des bouges et des bas-fonds à l’honneur dans les films de genre, les films bis au fort coefficient d’excitation. La même année, je passe sur la victoire de Mitterrand qui ne peut masquer l’identité foncière du millésime. Je garde néanmoins, du haut de mes dix ans de l’époque, l’image de joie spectaculaire de ma mère, le soir de l’élection, et cette autre image du lendemain, lorsque le nouveau Président, en tête d’un énorme cortège, rose à la main, figure de son programme, augurait de lendemains peut-être plus doux au monde ouvrier et populaire. L’impression, en direct, d’une Libération numéro 2. Quelques maillons de la chaîne furent ôtés aux esclaves, et ce fut tout. Action directe, amnistiée la même année par le nouveau Président, créera sa base rouge à Barbès et y fomentera son programme d’attentats. Pour les plus pauvres, les espoirs fébriles périrent un à un dans le cynisme invincible de l’argent roi ; nous y sommes encore et toujours, nous y resterons jusqu’à l’effacement de l’espèce dans les incendies géants, les inondations, les tsunamis, sous la coupole d’une planète-rôtissoire à laquelle les touristes de l’espace dans leur nacelle naine, n’échapperont pas plus que les damnés du tiers-monde. Quelle que fût la vitesse à laquelle les orages s’amassèrent, une exaltation atteignit son pic par-delà l’inexorable creusement de l’abîme social. Une intensité générale qu’en raison de mon jeune âge, j’aurais pu confondre avec la réalité ordinaire, coutumière ; or, un engouement implicite ou explicite, à feux déclarés ou non, chargeait l’air du temps d’une ferveur que n’importe qui, à n’importe quel âge, ressentait comme une fête complexe et précipitée. Celle-ci, qu’elle eût ou non les moyens de sa poussée, de sa crise, de ses pulsions mêlées, vivait à toute force de son désir et y prenait un genre de plaisir inédit, éclatant, dont les nerfs touchés n’avaient été jusqu’alors qu’approchés. Cette poussée d’adrénaline, il suffirait d’invoquer le film « Rambo » de Ted Kotcheff pour l’attester. Une nouvelle race de héros, âpres et ombrés par le futur, voit le jour avec « Rambo » qui excède son sujet par un traitement du rebelle, « seul contre tous » parfaitement ancré dans cette année auto-mythique de 1981 qui aimait à multiplier ses miroirs. Ce film, à plus d’un titre, passe la vitesse supérieure, et illustre, avant même son sujet et son héros, une urgence et un tempo où, coûte que coûte, quelque chose doit sauter. La part de talent, le gisement inventif, chez de nombreux créateurs a comme répondu à l’appel de 1981, dans un véritable festival d’exploits artistiques, comparables, sur le plan de la création, à un assaut final. Dans les souvenirs de mes dix ans, une nappe de désir perceptible dehors, au coin de la rue, allongeait le printemps et l’été. Après vérification, je découvre que 1981 fut une année froide, marquée par des intempéries violentes. Et pourtant, dans le nord-est de la France, il me semble que nous vivions en t-shirt. Une grande lumière orangée inondait les retours d’école et l’empressement à rejoindre les autres, ceux du quartier, après un goûter expéditif. Les saisons grises ne semblèrent qu’un vivier à exciter les explorations ténébreuses du punk et de la new-wave. Tout était spectaculaire, le chaud comme le froid. Décors et figures ne défilaient pas dans une égalité impersonnelle. Chaque chose, chaque être se dessinait à traits durs, sous une lumière crue. La canicule de 1976, simultanée à l’essor du punk, continuait à chauffer 1979, 1980, 1981, 1982, les plus grandes années, dans une atmosphère de circuits grillés qui auraient continué à fonctionner, forts de cette patine de fils rompus, fondus, et ressoudés dans fonte. La radio battait les valves d’une immense marée de titres diffusés partout, de la cave au ciel. Le meilleur du punk anglais, découvert avec sept ou huit ans de retard, presque par hasard, ne risquait pas d’arriver jusqu’à Reims, les rares vinyles des Cure, de U2, Dépêche mode, New Order et Billy Idol, circulant sous les blousons des collégiens, lentement, plus tard, ouvriraient la brèche. En 1981, les albums anglais du mouvement punk ou de l’after-punk sont à l’acmé de l’inspiration. Les oreilles les plus fines ne s’étaient pas remises et ne le seraient jamais de la trilogie insurpassable des Buzzcocks : « Another Music in a Different Kitchen », « Love bites » et « A Different Kind of Tension », et de celle de Wire « Pink Flag », « Chairs Missing » et « 154 », sortis entre 1977 et 1979, au rang desquelles se place le terrible album de Magazine « Real life », sorti en 78. The Undertones sortait leur album « Positive touch » ; Jam jouait en concert les titres de « Sound affects » et préparait « The Gift » pour l’année suivante. Echo and The Bunnymen sortait « Heaven Up There ». Même privée, en France, de l’un de ses creusets les plus enragés, l’année 1981 française laissait entendre, à travers les pores d’une variété surmaquillée la frénésie créative générale. Au nombre des titres de cette variété languide et pailletée d’une audace contrefaite, empruntée à l’underground, deux morceaux me viennent parmi les centaines de concurrents surchargés d’humeur, infectés d’ambiances archi-sophistiquées, à la fois glamours et suicidaires, propres aux écoutes accablantes du fond de la nuit. D’abord : « Bette Davis eyes » de Kim Carnes, la voix éraillée de la chanteuse lancée dans une espèce de sorcellerie de velours stéréo. Le 45 tour traînait partout sur les moquettes où rôdaient un sensualisme des bas quartiers et une torpeur lascive, un énervement sexuel inassouvi. En juin 81, le Japonais Issei Sagawa, dévore partiellement une étudiante hollandaise qu’il goûte en faisant plusieurs tests culinaires. Son air de rusé lunaire, sa pâleur d’équarisseur en cave hantait un numéro du magazine « Le Nouveau détective ». Je voyais la revue de travers au milieu des autres chez les coiffeurs ou dans les salles d’attente. 1981 fut l’année d’asile type pour cet individu de petite taille à la face bridée et grêlée, complètement incorporé à son meurtre dans la mémoire collective. Les rafales de styles surlignaient plus qu’elles ne contenaient un vice vorace, à peine voilé, sinon de sang et de sexe, du moins d’un éclatement languide. Quelque chose de kitsch, une latence porno outrait la décoration bancale des maisons et appartements envahis par les breloques agressives des modes lapidaires. Une traînée d’objets désinvoltes et d’épaves criardes jonchaient les moquettes rases ou épaisses. Durant cette charnière de 1981, les premiers divorcés goûtaient au tabac froid des célibats tardifs. Beaucoup essayèrent le divorce comme une mode, et les premiers enfants de divorcés furent à la pointe de cette mode ; en éclaireurs dans les classes, en première ligne des regards de travers. Les pionniers divorcés de 1981 célébraient un deuxième mariage, celui-là goulu, avec le néant. Divorcer était le succédané transgressif, légal, d’un refus de la condition salariale. Un attentat qui souvent, par sa multiplication mimétique, ressembla au geste triste qui rate sa cible. Peu de divorces, assurément, ne rompirent les chaînes de la réclusion salariale. Le maquillage coula. Les yeux, involontairement de circonstances, furent charbonneux, otages polyvalents du disco et de la new-wave. La première grande vague de divorces, de tendance variété, disco ou new-wave, ne donna naissance qu’à une première génération de mères courages, tandis que les pères s’adonnaient à une très fantoche deuxième jeunesse, étourdie entre obligations et vague dépravation sous des alibis d’amusements populaciers. Après celle de Kim Carnes, la voix de Marc Almond, même approximativement traduite à l’oreille du Français moyen, résonne à point nommé en touillant l’hymne cendreux de « Tainted love ». Dans les décombres de la famille et de valeurs croulantes dont finalement chacun et chacune relécha les ruines au plus profond des nuits, une atmosphère de création aimantée, elle, par un va-tout fiévreux ; excitée autant que fatiguée par une décade d’exaltation aux relents naïfs et soixante-huitards, une création teigneuse, donc, fanatique, à cran, hallucinée, proche parfois pour ses manières, de la combustion spontanée, perça à tout prix, attaqua à tout-va, puisant dans les sucs empoisonnés de cette époque sanieuse où les visages humains, filmés par la technologie vidéo de l’époque, paraissent fardés outrageusement, comme surpris à l’évacuation d’une orgie. Jamais la gamme des désespoirs n’a été si triturée, si montée en venins, sur des faces affichant, plus qu’une vague contenance, l’indicible sourire béat de l’esclave. Le soleil froid de 81 tapait dur. Ses rayons, un cran trop aveuglants entre les épisodes de neige dans le sud et les inondations parisiennes, lui donnaient des reflets de mauvaise joie dont les cinéastes, surtout eux parmi les artistes, réfracteront la violence. Pour beaucoup, leur film de 1981 sera leur prouesse, leur sommet, leur stridence ; le rejeton d’élite, le damné de leur carrière. Un record d’intensité, en 81, va anaboliser les arts ; et surtout, donc, dans le cinéma et la musique. Le livre semble écrasé, relégué, et la peinture, à l’époque, n’est plus qu’un dédoublement visuel du punk. Les arts plastiques s’encanaillent dans la valeur marchande, les expositions à cocaïne blasée et prix records. Dans ce monde criard de millionnaires défoncés, les peintres ne travaillent plus, ils se préparent pour la nuit et dorment tout le jour. Ils servent de pâture à un vaste décorum à la new-yorkaise dont les arts agressifs du cinéma et de la musique sont les maîtres. Emportée dans la machinerie à contrastes de l’année, une gigantesque enchère à la cruauté artistique va donner lieu à une avalanche de chefs-d’œuvres enchaînés comme les cordes vibrantes et éraillés d’un seul et même cri nommé 1981. Six mois avant venaient de retentir, en guise d’annonce lugubre, les cloches sombres, très sombres de Hell’s bells, les cloches de l’enfer, introduisant l’album Back in black de ACDC. Les coups espacés, sourds comme le glas, restent associés pour moi à la séquence d’un film très dérangeant, dont le titre m’a toujours échappé. L’action se déroule en Grèce, la facture du film évoque plutôt un téléfilm, il fait une chaleur poisseuse et un homme se précipite dans l’escalier de pierre d’une maison grecque typique, blanchie à la chaux. Arrivé à l’étage, l’homme ouvre avec fracas la porte d’une chambre ou d’un grenier où se dresse les voiles d’un landau. La caméra suit l’homme éperdu qui va, qui doit se pencher sur le berceau, et ces quelques mètres sont d’une horreur suffocante car l’on sait qu’il va découvrir, dans une vision odieuse d’expression et de couleur, un bébé mort. Dans un décor similaire, Anthropophagous de Joe d’Amato, accompagnée par un Sirtaki habilement détraqué et porteur de la même intensité angoissante, me rappellera des années après cette séquence. Ce film sorti aux USA en 1981, porte la marque de l’époque. Les déplacements entre maisons, dans le quartier, l’air tiède et lourd des retours solitaires dans les rues d’été, offrait par une suite de visions sur les bas-côtés, un générique syncrétique annonçant tous les films de l’époque. Les enclaves, les recoins, les niches du quartier, les voisinages proches mais invisibles ouvraient sur le taudis à rôdeurs du film Nightmare aka Cauchemars à Daytona beach de Romano Scavolini. L’aire sableuse où finissait le quartier, semée de maisons espacées, aux murs encore sans fenêtres, évoquait la colo en ruine, son béton à ciel ouvert, semi-tropical, dans « The Burning » de Tony Maylam ; quant aux broussailles derrière les murets, elles abritaient en puissance le train-fantôme du Funny house de Tobe Hooper, ou encore les gravats du bronx en ruine de « Wolfen », de Michael Wadleigh. Plus loin, derrière la voie rocade, les bâtiments sévères de deux ou trois étages, d’une fantaisie rustre, d’une originalité sournoise, allumaient aux fenêtres des extraits de vie pâle dignes du salon de l’héroïne violée, dans « MS45 » aka « L’Ange de la vengeance » de Abel Ferrara. Vers les champs et la campagne noyés dans l’ombre, les arrières inconnus, les friches et les terrains vagues, comme protégés par un invisible corridor sinistre, ménageaient dans leurs ombres, leurs excavations, des trouées semi-archéologiques pareilles à la galerie de mine ou aux vestiaires des mineurs dans « Massacre à la saint-Valentin » de Georges Mihalka. Le quartier semblait couver, dans ses périmètres en chantier et ses talus arrière donnant sur des collines, des repaires plus glaçants encore, des demeures sans âge aperçues sous les herbes hautes tressées aux clôtures défoncées, des cottages abritant des caves tombales hantées par un Docteur Feuerstein de « La Maison près du cimetière » de Lucio Fulci. Aussi, cet étrange urbanisme dont les promoteurs et les ouvriers semblent toujours avoir déserté le chantier, laissant en l’état un quartier de béton, une dalle irrégulière, une suite d’esplanades reliées par des coudes, des passages, des chaufferies, des bornes électriques, séparées des clairières hirsutes auxquelles ne manquent que la taule pour en faire l’entrée d’un bidonville. Le béton crénelé cachant la vue des terrains à bâtir grondait dans le lotissement d’ex RDA dont Zulawski a capté les radiances dans « Possession ». Plus loin, en remontant des yeux la voie rapide derrière le talus d’un plan d’eau, en suivant des yeux les phares, c’est la ville, le grouillement électrique et les lieux de nuits, les artères chaudes, les adresses de perdition telle que la cabine de peep-show dans « Hurlements », de Joe Dante. Avoir dix ans, en 1981, m’offrit le poste le plus électif et le plus impressionnable qui soit. L’agressive, l’outrancière 81 avait de quoi intimider, mais pour un enfant des quartiers suburbains, cette année où ne cessait de filtrer au-dehors, dans la rue, à l’école, en ville, à la radio, à la télévision, sur les affiches, de nouveaux enthousiasmes, cette abondance de filons traçait des perspectives, tirait en l’air des manières de rêves à capter de plein fouet, inoculait, même à petites doses, le sens de l'inoubliable. Et c’était comme si 1981, l’alliée effrayante, vous musclait l’émotion pour toujours.
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