Rares sont les textes voués de naissance, plus qu’à la lecture, à certain rendez-vous, incontournable et princier. Les caractères d’une noblesse chaleureuse y cisèlent autour du lecteur une gravure prémonitoire et les rougeoiements auguraux d’un cœur à l’ouvrage. Gérard de Nerval, entre tous, sut magnétiser ses œuvres ; s’il n’avait su le faire, ses amours terrassées l’eussent fait à sa place.
Les circonstances auraient pu enrayer le charme, je séjournais dans les Alpes. Le tableau des cimes et la violence des flancs auraient pu engloutir le paysage épanché depuis la nouvelle, ils furent discrets à ma fenêtre. Dans l’embrasure, brume matinale et nuages masquèrent les formes et les proportions. En lieu et place des sommets défilèrent des parcelles, des fragments, des trouées auxquels se mêla sans peine le supplément fictionnel. Ma chambre donnait sur la blancheur silencieuse, mes excursions sous les pins me dissimulaient les abîmes. J’évoluais ainsi, lisant Sylvie entre deux marches, entre deux regards de travers sur l’hostilité éclatante des pics, dans un ciel carrossable, un imaginaire malléable, une province de contes et légendes. Mieux qu’appropriée, ma petite chambre à lits superposés, sa moquette râpée et ses murs déteints, enroba d’une rusticité idéalement modérée ma lecture de Sylvie. Il y fallait, je l’observai sur le moment et plus encore après coup, cette fenêtre de repli, individuelle, parfaite déléguée de l’espace ouvert dans Sylvie. Du moins le contrepoint, d’asymétrique qu’il fut peut-être au départ, devint-il rapidement un allié. Au carré de ciel, je ne demandais aucune affinité avec le texte. Le ciel des Alpes n’y connaissait rien en légendes du Valois, mais la suite de merveilles, dans Sylvie, resserra la compagnie des nuages, opérant entre les Alpes et le ciel de Nerval un jumelage spontané. L’extrait de ciel montagneux adopta ses parades, régla son orchestre. En rouleaux d’une étrange ambroisie, luxueuse et humble, les gradins nuageux, par ma fenêtre, se conformèrent à l’écoute. Et quand, à pied, bourdonnant du rêve tenace, je prenais sur moi de lever la tête, de faire honneur au pays et d’y planter mes regards, j’y trouvais partout, dans les congères, au profil des souches noires et des travées sauvages, l’air rebroussé du même frisson. Exhaussant l’exotisme alpestre, Sylvie resplendissait de plus belle dans ces billots de contrée perdue et sans hommes. La nouvelle de Gérard de Nerval commence par son titre. A la fois seuil de concentration rayonnante et prête-nom, le titre s’efface lorsqu’on s’approche. Envoûté par le poète, le prénom Sylvie, depuis la nouvelle qu’il intitule, mène deux vies distinctes. D’un côté celle d’un prénom courant, vaguement désuet, de l’autre celle d’un sortilège intouché. Les deux syllabes ne font qu’une et se prononcent moins qu’elles ne s’effacent, laissant place au seul paysage d’une idylle, lui-même indissociable du sillage vaporeux et diapré que le poète a laissé derrière lui. Au ressouvenir que Nerval laisse dans nos mémoires comme un pilier de notre passés, il n’avance ni ne recule, il revient, ne cesse de revenir sur ses pas, et les Filles du feu sont les nuées écrites de cet éternel retour. De là cette impression reconnaissable entre toutes, chavirante et atmosphérique, lisant et relisant Sylvie, que l’histoire se dissout aux deux bords à mesure qu’on la lit, qu’on l’oublie, et qu’en somme après des années, des décennies, l’oubliant, on l’étoffe. Impossible d’être en prise avec le récit sans se laisser prendre par une rêverie débordée de l’histoire, appelés que nous sommes dans la marge immédiate où Nerval s’éloigne. Car le poète lui-même, écrivant sa nouvelle, met au point des méandres, des points de fuite, des épaulements de colline, des accidents de terrain où savamment il s’égare, s’écartant d’un pas de côté et d’un trait de sentier. La nouvelle et ses sœurs de feu ouvrent sur de vastes fraîcheurs où le cœur humain trouve un territoire de pulvérisation à sa mesure. Chacune des entrées et discrets tournants du récit ne cesse d’en parfaire les bouffées, limpides et nimbées, sans début ni fin. Écrivant ses lignes, non seulement je ne sais plus de quoi parle la nouvelle, mais je présume qu’une relecture ne tapisserait mon souvenir que d’une version faussaire de celle, suspendue et lacunaire, qui lui tient lieu d’étalon. Sylvie impose une lecture de référence, ancienne, toujours déjà ancienne, et ce, dès avant la première, presque absolument fantasmée. En cette version originaire bout comme en un creuset l’un des secrets les plus attisants du mystère en approche lorsqu’on s’apprête à la plus confiante des lectures. Le dépassement des espérances a lieu avant la lecture, la lecture elle-même n’en constitue qu’une traversée fluente et renouvelée. Un exquis séisme naît de cette expérience. La reconnaissance d’un accent inespéré et fugace, surpris à la nudité de l’iris, en certains regards échangés, autrefois, quand la vie, bleue de ciel, verse à flots son mystère de grandeur. Car Nerval, dans ses nouvelles, avance sans plus être un adulte ou un enfant. Il avance, aurait dit Artaud, en séraphin. Un enfant roi qu’un long vagabondage, depuis les décombres de son royaume, aurait mené dans ces prémices nordiques, au large de Paris. Le narrateur sans contours ou si peu dans Sylvie, dresse le silence noir et droit d’un cœur orphelin. Orphelin, non de père ou de mère, mais d’amante. Avec la même sentence d’état civil. Nerval aura formulé comme peu d’hommes dans l’Histoire, la décapitation, non du chef mais du cœur. L’on peut aller, ainsi, coupé et vivant, dit Nerval. « Que reste-t-il à donner », arrachera du fond de sa détresse combative, un siècle plus tard, le poète Jacques Prevel, « Quand on est le fantôme, qui lève sa main de brouillard » ? Une volée de nouvelles telles que les plus désespérés des âges à venir, dans un ou deux millénaires, faisant les comptes du désert, n’en croiront pas leur sang. Que finit par raconter Gérard de Nerval avant de partir, sinon un lâcher de caillots de l’album ineffable ? À la crête des collines, l’ombre blanche de la princesse médiévale se dilate aux dimensions du paysage, un pays de vallons très verts où se cachent les plus anciennes revenantes du Valois. Des jeunes filles, des prouesses en dentelles de Calais, surnaturelles et d’opale, fleurs de serre lâchées à mi-chemin d’un manoir et d’un étang, effigies pâles aux reflets céramiques. Le printemps, en ces terres, garde une dignité de givre. A l’heure mérovingienne de l’idylle, telle qu’elle vente désolée dans les Filles du feu, Nerval se présente, seul et vêtu de noir, duelliste à l’aube. Nulle intrigue mais une blessure, béante, au ralenti de sa collection. Les arbres centenaires prennent ici l’essor d’un élan compréhensible qui voulait des siècles et des millénaires de préférence. Des racines à la pointe des feuilles, ils ne penchent, n’ondoient et ne résistent au millions de rafales, aux kyrielle d’averses, de giboulées et de tonnerre, que pour un visage. Un visage dessiné au fond du cœur et qui ne donne pas son nom. Nerval l’homme et l’amant mort-né, décrète que du moins il connaîtra son modèle. Sylvie prend le nom de ces frondaisons denses et bosselées dont l’ampleur sévère règne sur l’horizon. L’amante, fillette-femme dont les âges assemblés rutilent en transparence d’une déesse adolescente d’elle-même, portent à ses lèvres, dans l’éclat illuminateur d’un sourire à grand visage éclos, la teinte mauve des emmurées et des immortelles ; la fille dédoublée, dans ces campagnes où le vert reste d’automne et ondule grisâtre, a la consistance de feux-follets en plein jour. Des fées diurnes aux familles intangibles. Aurélia, fourvoiement auquel Nerval a donné des lettres d’or, ne devrait pas s’intituler Aurélia, mais Gérard et cette erreur d’axe et de titre a toujours déclassé, à mes yeux, ce texte où Nerval pratique sur une baudruche des acharnements de taxidermiste. Seule une autre nouvelle, une autre « Fille du feu », Adrienne, et sa ronde fameuse, - tous les scrupules épineux et brûlants de l’entrée dans la ronde -, rend justice non aux lettres de Nerval, mais à l'amour dont le poète dut se rendre justice à lui-même. De la nouvelle Sylvie, je ne garde en mémoire qu’un face-à-face démesuré par un temps éternel. Sur les sentes du Cambrésis, d’une plaine mouvementée à une autre, figure le percepteur vagabond de toutes les têtes qui ont manqué. Ainsi l’homme, le poète et le personnage ne sont-ils qu’une seule ombre, un murmure d’hommages présentés sur le perron des demeures vénérables, bâtisses de tout temps à l’abri du vulgaire et n’entrouvrant qu’avec des scrupules inconnus, qu’avec le grincement de gonds de portes du ciel, leur porte au voyageur. En ces navigations pédestres, l’ombrageux ne s’adonne qu’à la recension des fadettes et des déesses de l’enfance grave. De toute sa délicatesse meurtrie, Gérard de Nerval, en rôdant aux abords des demoiselles et de leurs jeux, évacuant la planète et son circuit de variantes à néant, se penche comme un Dieu mort sur les carrés de verdure et de prairie où même avec les yeux, de loin et indiscrètement, l’on marche droit à l’amour.
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