De son vagabondage aux USA où, jeune menuisier, il vécut de ses mains, Marc Barbé a gardé l’ampleur, aux yeux et au corps, des grands espaces. Le bois fut sa matière et pourtant, on pense au fer, aux complexes géants de la côte Est. Frappé au coin d’un style Pittsburgh, Marc est revenu noir et blanc, repeint aux années 40, modelé aux rues et bas-fonds du film noir. Directement monté de L’inconnu du Nord express ou de Rusty James.
Dans la patrie du cinéma, au fond de ses nuits étoilées, aux recoins de ses faubourgs, Barbé a sévi. Chacun l’aura vu passer, manteau noir et cheveux en arrière, démontés en mèches lourdes sur le front. Rocailleux et baroudeur, noctambule à l’ancienne, il arpente les ombrages, les ruelles, les impasses. Depuis trente ans, il les collectionne. Il y aurait un sérieux trou à l’arrière, dans les marges, sans ce rôdeur qui, longeant les palissades, les haies, les murets, rumine et grésille, implosif. Entre pavés et flambeaux, l’acteur patine sa fulgurance, il la gaine de ses regards fêlés et de sa voix de minuit. Quand Marc entre en scène, souvent pour une séquence, jaillit un éclat que rien n’annonçait ; une espèce de scandale après quoi tout se tait ou se poursuit à voix basse. A sa manière, comme un nomade entre deux studios, il continue l’Amérique. A la manière du Hitcher, il vient de nulle part, débarque en solo. Les toits, les fenêtres l’habillent. Barbé prend son rôle, puis il repart, couvert par les machinos et les mouvements du plateau. En 93, Barbé ne débute pas, il commence de plein fouet. Comme s’il avait trouvé ou retrouvé au hasard son élément. Sur l’initiative de Gérard Mordillat qui souhaitait un inconnu pour donner la réplique à Sami Frey-Artaud, Marc Barbé jouera Prevel, le poète Jacques Prevel. Le risque était grand de se perdre dans les mailles taciturnes de l’auteur des poèmes De Colère et de haine. Loin de s’y empêtrer, Marc Barbé va créer le rôle. Atteindre ce point de trouble entre le personnage et l’acteur qui donne au jeu sa noblesse et les forces de ses magies libérées. D’abord oui, le visage osseux et les traits fins de Barbé ressemblent à Prevel. Mais ils font mieux que ressembler, ils extrapolent un Prevel finalisé, ils excèdent la ressemblance, en restituant avec plus de vérité que l’original, une condition famélique dont Prevel fut l’étendard. A grands pas et regards dans le vide, Barbé le prolonge et l’affine. A coups de faciès blême, en corps et en gestes, en déplacements épuisés, en déceptions harcelantes, Barbé illustre ce qu’Antonin Artaud résuma dans l’un des adages burlesques et pénétrants dont il avait le secret : « Monsieur Prevel, vous avez toujours l’air préoccupé ». L’acteur revêt cette préoccupation, cette peau grise à regard bistré, comme l’état poétique à part entière, sa distinction inimitable et sans cause. L’absolu, ce vocable fébrile qui voudrait tant, quand il sonne, être à la hauteur de lui-même, Barbé alias Prevel ne cesse de courir après, d’un rendez-vous stérile à un autre. L’amant et mari infidèle Jacques Prevel longe les murs d’une ville avare jusqu’au surnaturel ; murailles au travers desquelles Prevel vole les minces éclairs dont il fit ses poèmes. Mots pressurés, tombés de l’hostilité générale. Car les vers de Prevel, directement extraits de la mort au cœur, sont de terribles pauvrets. Ils jurent, ils rendent un accent rauque, un aveu strangulé qui sent l’invisible potence où Prevel a balancé quand il croyait encore être en marche entre deux espoirs. Cadré de près par Mordillat, Barbé, par un art inédit du visage, recompose le format de poème-cartouche cher à Prevel. Un bariolage d’énorme souci, un orage plein de pièges et de nasses coupantes y éclatent à grands traits. Les portes claquent entre les scènes de vaudeville sentimental et les nausées de l’adultère. La vanité littéraire, les relations, frôlent le Normand avec une lenteur appuyée et obscène. Barbé/Prevel-le-toisé, le snobé, l’ostracisé, en régurgite à tout instant la dragée pour en faire un poème, puis un autre. La suite de portraits filmés où se lève en Marc Barbé un Jacques Prevel comme relevé des morts pour finir sa phrase, pour aller au bout de cet achèvement révolté dont Artaud lui contestait le cran, balise la file de loges et de situations aigres où le Normand a pris ses poèmes. La carrière où Prevel a taillé, n’est plus la rue ni même le pavé, mais une travée, une abstraction minérale hérissée d’arêtes vives. Une poésie rase et hâve barrée d’un hoquet. Jacques Prevel, parce qu’il ne passait pas, n’avait pas le genre, le stigmate bohème qui l’aurait fait adopter, faute de trouver la tête bis qu’il ne tenait pas en réserve, tendit forcément la seule possible : une tête d’inconnu au bataillon, d’indécrottable nouveau venu, que seul Artaud sut connaître et aimer. Marc Barbé joue de façon très frontale et subtile cette balafre interne du complexe provincial. Il en synthétise la tuméfaction. Quelque chose de noir et brillant au regard du Normand, pareille à une fièvre riche, une cruauté de bubons, une révolte cireuse. En lettres, en poèmes et en personne, Artaud avait vu Jacques Prevel, et l’avait vu en entier, tel que Barbé en souligne les traits. « Vous avec le visage comme les romantiques allemands » dit encore Artaud à Prevel, dans la série de ces affirmations pleines et déconcertantes, hirsutes et affectueuses autant qu’offusquées. Sans forcer, le film En Compagnie d’Antonin Artaud, nous replonge dans le Saint-Germain de l’époque, ou plutôt, dans l’ambiance de ses marges d’après-guerre, dans la fumée très scénique de ses brumes de faubourg. Un cachet de docu-fiction s’empare des séquences. Paris redevient ce marécage torve où Artaud, libre d’aller et venir, ayant sa propre clef, résidait à l’asile d’Ivry comme dans un quartier populaire, occupant d’une maisonnette de décor, avec son carré de potager, ses quelques plants de tomates et ses fleurs entre les herbes folles. C’est mieux que la campagne à la ville, cette bâtisse plantée dans la promenade des toqués. Pas loin, le pont de Charenton enjambe lui-même comme un pont japonais grand format la mêlée de fumées et de brume. Artaud et Prevel marchent dans les nuages, entre des tôles et des pointes affleurantes, structures d’acier d’une ville renversée, carcasses en l’air. A cette toile de fond, aux angles vifs des coins de rues, à l’ossature saillante de Prevel, Barbé prend son outil. L’acteur modèle en visage le cas isolé et la peine perdue dessinés aux traits de Prevel. Car Jacques Marie Prevel fut moins le provincial écarté du sérail que l’on prétend qu’un modèle excessif de bohème sec, de fantôme vivant, égaré d’un conte d’Edgar Poe. Si personne, en dehors d’Artaud et de quelques créateurs plus obscurs, n’a saisi l’envergure de Prevel, c’est que le poète de Bolbec n’entendait pas se contenter, lui, d’une petite spécialité poétique, d’un petit genre à l’abri duquel, modeste par nécessité, il eût prospéré à proportion de sa maigre ambition. Prevel étouffait de grandeur. Peu importe qu’il manquât des moyens nécessaires pour forger les poèmes qui le hantaient. Sa hantise pâle, anonyme, compliquée par sa double vie et sa misère, flambait à froid, comme un moulage. Ses poèmes fulgurants, Prevel les a exhalés dans ses arpentages sans issue, avant de les écrire. Il les devançait et les supplantait à la vie ingrate. Pour les faire, et avec quelle peine, Prevel dut attendre que ses poèmes vécus lui retombent dessus entre deux haltes, au bout du rouleau. Et il semble bien que Marc Barbé, en certaines acmés du film, ait retrouvé ce Prevel strangulé, possédé indubitable. Strictement poète au sens le plus combustible du terme. Je pense aux scènes d’indiscrétion par la vitre quand Prevel, arrivé au pavillon d’Ivry, entend des éclats de voix dans le pavillon, n’ose entrer, et regarde discrètement par le haut de la porte. C’est Colette Thomas qui répète, poussée à bout par Artaud. Prevel-Barbé reste à la porte et assiste à la scène. En œillades furtives d’une grande délicatesse, il décoche l’expression majeure du film, le dessin de traits de la force encaissée. Le séisme d’un coup asséné trop profond. La culmination d’une vulnérabilité sur la brèche. Comme rajeuni à la terreur, le visage cède et plisse, en proie à la béance du trop plein. Au spectacle de Colette Thomas malmenée par Artaud, secouée à grands cris, sommée de reprendre sa diction d’un poème de Nerval « Il étAIT t’UN ROI de THUlé, à qui son amANTE Fid’èleeeuuhh… », le jeu de l’acteur – si le mot convient encore – culmine dans l’invention du rôle. Barbé espionne, envahi d’une immense pudeur. Dans un précipité émotionnel, l’admiration le dispute à l’effroi, l’effroi à la gêne, et il advient de cet embarras l’expression d’une tendresse, d’une sorte d’affliction affectueuse qui est peut-être le tronc secret des 100 poèmes de Prevel. Marc Barbé, à l’instant, reflue dans Prevel en excédant sa correspondance au poète. Barbé, soudain dans un rôle de valet de théâtre derrière la porte, ouvre la forge d’Artaud. Et c’est comme si, acceptant et refusant l’éclaboussure de l’intensité, Barbé-Prevel reculait en avançant. Tel est la plasticité à laquelle atteint Marc Barbé au seul moyen de son visage, penaud derrière la vitre, en une série de hochements, comme dans un théâtre d’ombres. Ce coup de pâleur, par le complet saisissement qu’il parvient à radiographier, offre une vue imprenable sur le creuset poétique, un pur extrait d’Absolu.
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