Nicolas Rozier
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Solénoïde, Mircea Cărtărescu, traduit par Laure Hinckel

12/26/2023

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En débutant la lecture de Solénoïde, j’ai craint mille pages débitées d’une voix neutre, comme détachée et revenue de tout. Elle réveillait le souvenir de Kafka, de l’ennuyeuse et répétitive lecture du Château. J’ai reposé le volume, sans savoir si j’aurais la patience et l’envie intuitive d’insister. Mais l’envie me reprit, entre autres, de trouver l’introuvable en France : une littérature qui sonne et parvient à presser le néant contemporain pour en tirer quelque chose. Peut-être ai-je mieux reçu, à la reprise de ces pages, non la discrète condescendance d’un homme dégrisé qui se prépare à un long exposé, mais une voix qui, finalement, semblait prise dans le soleil gris et le néant mou à travers quoi l’homme du XXIème siècle doit se résoudre à se percevoir, lui et ses prochains. Solénoïde possède deux atouts majeurs. Je pense, d’abord, au décor urbain de Bucarest. Dans le roman, la ville devient l’exact tableau d’épave du XXème siècle : la capitale des croulements et des lèpres pariétales, en même temps qu’une espèce de Musée vivant du malheur. Fait remarquable et audace assourdissante, il n’y est jamais question de Ceausescu, de sa démone, et du blanc-seing soviétique donné à leurs crimes. Les hommes de la Securitate, eux-mêmes, font figure de bouchers fatigués. Cărtărescu prend de vitesse le pittoresque du marteau à faucille, il l’ignore pour se consacrer à l’entier paysage corrodé et à sa face de ville morte-vivante non réduite à un régime ou à une page stéréotypée de l’histoire. L’effet pénétrant de la ville donnée à voir par l’écrivain, vient du caractère réaliste de son spectre, de l’adéquation entre la marée de toits fantômes,– disons : son double fantastique –, et la représentation floue et lointaine qu’un Français peu voyageur se fait de la capitale roumaine. Cărtărescu ne se contente pas de mentionner les quartiers et les rues de sa jeunesse, à travers ses lieux, il invoque des pans de sa sensibilité, des emplacements acquis pour toujours à son cœur. L’avenue Ştefan Cel Mare, répétée tout au long du roman, parcourue dans les allées et venues de la routine ou de l’exception, prend la dimension d’un espace non plus seulement familier, mais dont l’auteur dirait la patine électrique, le moindre écaillement ou mouvement d’aigrette sur ses tuiles. Les quelques avenues et rues de la ville chères au narrateur prennent une chaleur vasculaire, offrent un exemple achevé de ville splénétique.
Cărtărescu ne dit rien des années 2000. Elles ne valent, en effet, qu’une épave du siècle précédent, un champ illimité de ses vestiges. Dans le récit, nous voguons, et cela ne fut pas pour me déplaire, entre 1976 et les années 80, du moins dans la rémanence de cette époque qui depuis lors, privée du relais de quelque forme d’avenir, règne sur un présent de dérive sidérale. Cărtărescu lèche et pourlèche de descriptions jubilatoires, les « anges décrépits des frontons », les bâtiments colossaux d’âge et d’apparence méconnaissables, les fabriques, les usines, les rues anciennes, les locaux désaffectés, en s’attachant aux pouvoirs évocatoires des lieux, à leur force de hantise, et pour tout dire : à leur merveilleux de colonie oubliée. Chaque compartiment de la vie sociale, sous l’égide des souvenirs d’enfance et des lieux de mémoire, isole, mieux que des souvenirs, des traumas toujours vivaces. Cărtărescu, autour du journal-pivot de son narrateur, restitue la circonférence de scènes marquantes qui n’appartiennent plus strictement à l’enfance mais s’alignent aux angoisses de l’adulte. A l’angoisse, Cărtărescu égalise les âges d’homme. Le narrateur ne pratique pas les classiques aller-retour du présent au passé, il se déplace à vue sur la ligne du temps, et son lecteur avec lui. Entre deux chapitres, le récit lamé d’angoisse mortelle nous replace dans le milieu ambré d’une vue panoramique de Bucarest. Le reportage sur les comportements et leurs déterminations étriquées d’urbaine commedia dell’arte, nous maintiennent dans un équivalent urbain de contrées barbares où l’effroi le dispute à de sourds enchantements. Emblématique de ces charmes pris aux paysages d’un régime dictatorial et obscurantiste, la rue où le narrateur élit domicile concentre cette impression de ciel arrêté sur un décor du bout du monde. Le bidonville slave superpose la maisonnette, la hutte et la yourte. Caténaires de tramway, tziganes et cosaques à la retraite cohabitent dans les replis de cette rue aux baraques disparates, aux visages méfiants, aux perpétuels occupants de courettes chaotiques, aux maisons  intercalées à des remises, suite de couches branlantes élevées en maisons, pièces montées de tôles et de planches, à la fois coupe-gorge et rue d’un conte d’Hoffmann. Le narrateur y trouve une maison que lui vend un propriétaire improbable, dans une transaction lunaire aux clauses hermétiques et suggestives. Commence alors, pour le personnage, une expérience de la ville en forme de parabole.
Le héros est professeur. Et voici le second atout du roman. Cărtărescu donne au milieu scolaire sa dimension de château hanté, directement hanté, en classes complètes, avec professeurs sadiques, vieilles obsédées, ogres au féminin, harpies du tableau noir ; une Comédie humaine au complet, avec sa salle des professeurs où siègent en photos sépia de vieux dignitaires austro-hongrois comme installés aux premières loges des radotages et des persiflages, aux gradins des messes basses et des problèmes, des ragots, des alliances et mésalliances. Avec leur cahier d’appel, ce n’est pas une ruine étrange que parcourent les professeurs, mais une usine à dépérir, une perdition organisée en étages, en séries de portes identiques, en odeur de rance et de détergent, en lieux d’ambiguïtés intenables entre adultes et enfants, en pénombres sournoises abouchées à des sous-sols sans fin, en classes transformées en raccourcis cruels du destin, en cubes de théâtre hiératiques sans échappatoire.
Les personnages les plus durs, dans la vie comme dans les romans ; les plus fantasques, les moins plausibles, Cărtărescu en dresse une collection étoffée, comme un concile de monstres à la croisée des contes. De l’enfant au vieillard, chacun apparaît, dans la maille du récit, au ras de sa condition. De l’oie blanche à l’illuminé hypnotique, Cărtărescu extrait le criard. Tout y passe. Du non écrivain qui aurait pu l’être (le narrateur), au directeur hideux, martyr conjugal à l’assise inamovible et batracienne dans son trône-bureau, en passant par Irina, collègue et maîtresse, avec qui le narrateur copule en apesanteur, à un mètre au-dessus du lit de sa maison pluridimensionnelle. Irina en reste à cette conduite feutrée, à l’amorti de ouate temporelle propre au roman. Irina, et en cela le personnage ressemble aux autres, se maintient à un niveau de présence délayée, abstruse, y compris dans l’étreinte, comme si elle ne quittait jamais l’inconsistance d’une revenante ou la taie d’indifférence, au regard d’androïde. Solénoïde prend sa trame romanesque à un journal qui certes recense les récits de rêve et les inquiétudes métaphysiques du narrateur, mais la forme du journal donne surtout libre cours à la liste des motifs romanesques que sans sa forme ouverte à tous les débords, l’écrivain n’aurait pu lier dans le cadre d’un roman, même long et parfois trop long. Ainsi, Cărtărescu s’est-il décidé, un jour, à écrire un grand et long roman, une somme décisive, et d’y imbriquer toutes ses obsessions, ses hantises, ses fantasmes, gravitant, – on ne s’en étonnera guère –, autour de l’angoisse suprême. Cette déclinaison de thèmes : la nostalgie sans fond de l’enfance, de ses reliques, (dont les dents de lait du narrateur et les restes desséchés du cordon ombilical à son nombril) ; l’amour et la romance entendus comme des états somnambuliques, des combinaisons fortuites appelées couples ; les terreurs nocturnes ; l’insupportable finitude ; les souffrances programmées de la condition humaine, place le roman sous le signe de la fatalité, avec en point d’orgue, une atroce et immense statue d’obsidienne, divinité de la malédiction où le roman se dilate en fresque fantastique et se repaît d’horreur froide, antique. Cărtărescu aime à jouer de la corde lugubre, et décide d’ailleurs de marteler, à plusieurs reprises : « Nous vivons une nanoseconde sur un brin de poussière », dans un adage défaitiste auquel je préférerais toujours les assertions magiques d’Artaud, magiques et enthousiastes jusqu’au déni de la mort telles que : « Avant les médecins, la mort n’existait pas ». Mais Cărtărescu tient les rênes de sa noirceur.
Les enfants de l’école 86, les élèves se hasardent au sous-sol de la fabrique, prototype d’usine à coupole, palais noirci aux flammes, là où, derrière la vitre de terrarium et de cages de verre géantes, flottent de gigantesques insectes ou acariens géants, formes de « sarcoptes de la gale » démesurés. A l’emploi répété de mots-joyaux, tels que « hyalin » ou « kaolin », Cărtărescu s’adonne à l’hybridation entre les « Anciens » de Lovecraft et les gemmes du symbolisme. Le narrateur, accédant à ces entrailles interdites, découvre sans les déchiffrer ces énigmes pleines d’augures, de même qu’il recense, dans son journal, des créatures apparues au pied de son lit, durant la nuit, plus vivaces que la chair tangible, mais dont l’aberration n’offre aucune prise à son entendement. Ces phénomènes où ladite réalité supplante le rêve et où le rêve impose une réalité accentuée, entourent le narrateur, et par suite le lecteur, d’une révélation suggestive, plus grondante qu’explicite. En maintes apparitions et intrusions fantastiques elles-mêmes reliées aux effrois de l’enfance prise sous la lentille des dentistes ou celle du chirurgien procédant à l’ablation des amygdales, le narrateur énumère des accrocs dans les coordonnées ordinaires du réel. Harcelé de phénomènes étranges, le narrateur frôle les abîmes du destin humain. Toutefois, il ne s’y jette pas. En scènes et situations éprouvantes, nous en restons à une sorte de terreur sacrée. Le narrateur s’en tient à une contemplation sidérée, effrayée, et à une comptabilité de l’épouvante. Solénoïde pourrait glisser dans la tératologie, dans la fascination morbide de ses labyrinthes. Mais afin de raidir ou d’ordonner un tant soit peu ces grimaces de limbes, Cărtărescu, par le biais de contorsions généalogiques, s’enthousiasme pour l’un des points-limites de la connaissance, avec, en première ligne, Charles Howard Hinton, le tesseract et la quatrième dimension. L’hypothèse d’une quatrième dimension s’invite en issue possible à l’emprisonnement humain. Or le sérieux indubitable des recherches du mathématicien, telles qu’elles sont relatées par le narrateur dans une vulgarisation abrupte de quelques pages, s’accompagne elle aussi d’un vertige et d’un flottement, d’un grain encore et toujours rêveur, d’une absence, comme si ces recherches, ces calculs et théories elles-mêmes n’affleuraient que dans les bribes souvenues d’un songe ou d’un rêve. Le cube déployé en croix, celui-là même d’une modélisation de la quatrième dimension, prend dans les pages consacrées à Hinton, la texture fragile de miracle et de mirage dissipé, d’un sigle dans le vide. Toutefois, Cărtărescu porte le faisceau de son écriture dans tant de directions, sonde tant d’angles morts de la destinée humaine, qu’il serait vain et traître à son effort de les réduire à des chimères. Tant d’ailleurs immédiats semblent abouchés à la réalité, dans Solénoïde, que le doute s’immisce de failles dans la mortalité implacable. Solénoïde s’emploie à les recenser dans un vaste circuit de mélancolie bucarestoise.
A cet égard, tout l’épisode du séjour au Préventorium renoue avec l’efficacité des pages dédiées à l’école et à son microcosme délirant, en poussant l’ébranlement des frontières de la réalité en troisième dimension à son acmé. Cărtărescu, dans l’internement forcé des enfants, dans les atmosphères de dortoirs et de baraquements, dans les instants de communion avec la forêt, atteint sa plus grande efficacité. C’est, aux trois-quarts du roman, son âge d’or. Dans les phases récréatives, entre deux cours dans des bâtiments posés entre deux bois et aux salles de classe transpercées de branches, le jeune médium Traian, comme un enfant revenu du monde adulte pour habiter sa lucidité première, jette sur le roman l’un de ses rayons puissants où l’enfance se confond à l’état de passage et de glissement dimensionnel vers un ailleurs vivable, peut-être la berge, les lèvres du cratère où Cărtărescu abandonne le narrateur, Irina et leur bébé ?


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