Nicolas Rozier
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Vie et destin, Vassili Grossman

11/19/2023

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                                                                                                  « Je vous prie de rendre la liberté à mon livre »
                                                                                                             Vassili Grossman à Nikita Khrouchtchev.
 
Vie et destin, le roman de Vassili Grossman, offre un tableau intégral de l’homme. Tout sera dit, laisse à pressentir le romancier dès les premières pages, et en effet, rien ne manque à l’appel, rien de crucial n’est oublié, et l’on songe à la paix dans laquelle Grossman aurait pu se retirer, tout devoir accompli, si son roman n’avait pas été muré, trente années durant, aux sous-sols du KGB, laissant le texte impublié du vivant de son auteur.
Grossman embrasse l’humaine condition avec la patience d’un grand désespéré. Certes, il y avait matière, avec Stalingrad comme toile de fond, à écrire un roman âpre sur les mois impitoyables de la bataille qui allait décider du sort du monde. Ce roman, Vie et destin le compose et le sublime dans tous les sens du possible. Seulement, aux amateurs de récit de guerre, Grossman offre l’inespéré : la source même de leur passion étrange. Car si les morts éclatantes, les bravoures écrasées et anonymes, les tableaux d’enfer que recherche l’amateur figurent bien au complet, la guerre selon Grossman s’élève à une toile gigantesque dont le front n’est qu’un élément. Stalingrad donne le ton, et l’onde se propage. Dans Vie et destin, la canonnade terre-et-ciel sera en toutes choses, jusqu’au moindre pli de lèvre dans un dialogue à l’abri, loin de la première ligne. Ce ne sont pas les assauts ou l’enfoncement des positions qui sont les seuls décisifs, ce sont les dialogues à l’écart, dans la pénombre des labos de Kazan, dans un appartement à Moscou, ou dans les QG-tanières creusés au bord de la Volga. Ce sont les virements d’atmosphère en petits comités, les saynètes surcomprimées par le gigantisme de l’invasion et de la contre-offensive, la fameuse contre-offensive qui se fait attendre, qui gronde tel un séisme dans les profondeurs, dans l’attente d’un décret tellurique.
Comme rarement, dans un roman, les protagonistes s’adressent la parole. Et c’est peu de dire que ces êtres de fiction ont du corps. Tous se disent les mots qu’on échange à l’heure des adieux. Chacune des paroles, surtout, a le grain de la peine qui l'a inspirée. J’ai souvent repensé, au fil de la lecture, à ces mots d’Efim Etkind évoquant Grossman, ses grosses mains puissantes d’Hercule façonnant son œuvre mois après mois. Ce raccourci traduit l’amour sans faille qui bonde les pages.
Des steppes de Sibérie à celles de Stalingrad, le froid n’est pas l’arrière-plan qui se passe d’être dit tant il congèle à la ronde ; il double les personnages. Le soldat allemand, le soldat russe, les commissaires politiques, les gradés, les mères courages et les amantes versatiles, tous viennent du froid et se retrouvent au milieu du plus brutal des hivers : l’hiver 42. Ainsi, je m’attendais à des silhouettes à demi statufiées, intimement prises par l’hiver et exprimant ce gel pénétrant. Or Grossman, qui ironise lui-même sur la perception de la langue russe par une oreille étrangère « heurtée par une langue de barbare », pose sur toutes choses, et en premier lieu sur ses personnages, un regard de père, de frère ou de cousin. En homme vigilant et attentionné, il les couve du regard. Dans une ère violente qu’aucun adjectif ne saurait qualifier, les personnages vraiment odieux restent très rares. On pourrait considérer que le malheur en partage adoube tous les acteurs du drame, mais les effets de présence chaleureuse sont le fait de Grossman et de sa capacité à envelopper ses personnages, à ne jamais les tenir à distance. L’écrivain marche avec eux, avec ceux surtout, qui dans l’isolement connaissent les foudres de la perte, comme la mère de Tolia, sur la tombe encore fraîche de son fils dans un cimetière d’hiver noir, ou Novikov à l’ouverture d’une lettre mortelle. Chaque solitude présentée par Grossman rend une atmosphère de fermette allumée au cœur de la nuit. Cette lueur de conte contribue pour beaucoup au mouvement en avant qui porte la lecture des 1200 pages.
Parmi les nombreux personnages, des héros se distinguent, et ceux qui méritent de l’être sont assez nombreux pour qu’ils diffèrent d’un lecteur à un autre. Novikov, le colonel tankiste, champion de la grande percée, héros de la victoire, vit les heures exaltantes dans la promesse d’un bonheur encore plus géant : les retrouvailles à venir avec la femme de son cœur. Au seuil d’un grand amour que ses victoires immédiatement légendaires vont élever en arche, Novikov devient le siège d’un doublé crépusculaire, d’une consécration inhumaine. Cette transfiguration en demi-dieu, qui plus est d’un chef qui épargne ses hommes, travaille le récit en profondeur, inquiète l’histoire d’une pulvérisation au grandiose. Si Vie et destin paraphe le parcours de chaque personnage, le marbre du titre légende au mieux Novikov. Les deux autres sont Krymov et Strum, les ballotés du régime. Le premier, commissaire politique, sera le jouet-type des mesures arbitraires prises au sommet de l’état. Enfermé à la Loubianka, dans un bâtiment carcéral à défier les pires dystopies, il entre dans l’absolu de l’absurde, dans une cruauté presque planeuse, comme directement inspirée des yeux de Staline. Le second, sur un plan scientifique, connaîtra le mouvement inverse, allant d’une presque déchéance à un brusque retour en grâce, marqué par l’un de ces fameux appels téléphoniques de Staline. (On pense à celui reçu par Chostakovitch à l’époque où celui-ci craignait l’emprisonnement).
Vie et Destin s’est fait connaître, aussi, pour la « bonté humaine », celle pratiquée loin de tout, sans témoin, par les anonymes, sans visée ni cadre, sans théorie ni concept ; rien qu’à l’instinct. L’élan de la « bonté humaine » fracasse toute idéologie criminelle résultant des systèmes à bonheur. Par l’entremise d’Ikonnikov, prisonnier d’un camp en Allemagne, considéré comme un fou, Grossman délivre une terrible parole, directe et pure, une parole étranglée qui rappelle la guerre sainte de Daumal, mais en plus cru, prise non au fond du cœur, mais à l’emplacement de ses restes fantômes. A ces mots, comme déposés au pied de la communauté humaine, le lecteur entre dans la châsse sacrée du récit, avec le sentiment que tout l’effort de Grossman se résume à ce cœur mis à nu.
Dans l’ordre du déchirement, Grossman n’aurait pas eu besoin d’évoquer, comme il l’a fait dans le détail, l’itinéraire des familles dans les camps de la mort, de la sortie des wagons jusqu’aux chambres à gaz. Outre la détresse et l’horreur toujours fichée dans un détail saugrenu, ce chapitre-calvaire est l’occasion, dans la gamme très riche des portraits humains, d’inclure ceux, dans le processus d’extermination, qui tenaient les portes de l’enfer et jubilaient à l’accomplissement du pire, au plus près de l’effroyable. Jamais, dans la littérature concentrationnaire, je n’ai lu plus terrible. Le propre de ces hommes, hargneux et banals, c’est qu’ils semblent impossibles à typer. Leur profil de démon-chiffonnier ne prend forme qu’en gestes furtifs au milieu des condamnés, lorsqu’ils veillent au déshabillage en bon ordre, tout en pratiquant une hypocrisie comme née de l’abîme sifflant, là-bas, au bout du tunnel. En ces lieux les plus obscurs de tous les temps, où toute incursion déclenche une monstrueuse impudeur, Grossman sait encore mener son lecteur, sans rien lui épargner, tout en ménageant la dignité des assassinés.
La « bonté humaine » tisse le roman en entier, mais elle flamboie plus dure en certains lieux du monde stalingradien. Si le centre sacré de la parole du roman tient dans le monologue d’Ikonnikov, le haut-lieu du roman, lui, est un nid de bataille, un point de résistance dans les décombres : la maison du 6 BIS. Est-ce encore un lieu que ce réduit de morts en sursis, pris dans une veillée d’armes sans issue ? C’est l’âme du combat et le vestibule des amis. Ici convergent les pentes imaginaires. Grossman a rendu, par touches, la bataille de Stalingrad : la Volga, l’usine électrique, les résistants improbables, encore à leur adresse après les kilotonnes de bombes, les rats, la famine et les charognes. Mais pour les honorer, les lever sur la stèle de la mémoire universelle, il n’aura pas eu à multiplier le compte-rendu des sous-sols, à inventorier les noms de famille, les cas déchirants, impensables, les enfants au regard dans les fentes d’éboulis. A lui seul, LE 6 BIS assurait la mission. Grossman ne pouvait explorer plus avant la pulsion humaine que dans ce blockhaus taillé au mortier. Autour de Grekov, c’est le commando des commandos qui opère. Les grades sont encore aux épaulettes, et Grekov commande, mais dans ce salon de ruines où les hommes boivent l’eau croupie des canalisations, la guerre n’est plus celle menée deux ou trois souterrains en arrière. Ce n’est plus seulement l’avant-poste ; c’est la lutte suprême où les ennemis se voient dans les yeux. Les uniformes sont de terre et de suie, et les sorties, la nuit, à deux ou à trois, sont mortelles à tous les coups. Quant aux bombardements, à la mitraille, ils détruisent à chaque fois le trou de gravats où les hommes se calent et s’accoudent. Une jeune radio arrive sur place, suscitant le désir, plutôt une rêverie plus ou moins brutale. Une idylle va naître dans les décombres. A gestes et à mots comptés dans la pénombre des galeries où l’on rampe, les espoirs fébriles achèvent de placer la maison 6 BIS dans les limbes de la guerre. Jamais hommes et femmes, tombés au combat, ne se sont si clairement adressé la parole. Leurs voix ressemblent à des essais dans le néant, et, puisque le son parvient à sortir des gosiers, ils continuent jusqu’au bout. Et l’on entend que la disparition fatale, que l’état de mort anticipé gainent leurs mots et leurs attitudes d’une espèce de courtoisie hébétée, de calme jamais trouvé du temps de la vie.
Grossman illustre encore cet état de limbes, en le doublant d’un coup de boutoir universel, à travers la scène d’une rencontre entre un soldat allemand et une femme russe déambulant, après l’encerclement des armées allemandes, dans les ruines neigeuses. Sur fond de planète inconnue, le soldat géant et la veuve chassent l’épluchure. Les yeux rivés par terre, fouillant dans la boue, ils se rencontrent et se saluent dans une révérence à tout rompre :
–      Bonjour, Madame.
–      Bonjour Monsieur.
 


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