Nicolas Rozier
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L’Échelle de Jacob, Adrian Lyne

8/27/2021

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L’affiche présente le personnage principal, Jacob Singer, la tête à la renverse et la bouche ouverte. Cette image de cri, bleuâtre, d’une tête à demi emportée, dissoute, presque banale, démonstrative, faute de trouver le ton ou la justesse allusive, suggérait une mutation ou un transfert peu paisible. En 91, nous sortions des années 80 plus que nous n’entrions dans une nouvelle décade. Nous en étions aux prolongations des années précédentes et de leur fièvre porteuse. Difficile d’innover en matière de genre, plus encore de surprendre, à l’aube du thriller érotique dont Adrian Lyne réalisera justement le film de référence : « Liaison fatale ». Si « L’Echelle de Jacob », film hors genre, est si marquant, c’est qu’il réussit un coup de nasse aussi riche que complexe. D’origine biblique, le titre est extrait de la Genèse. Avec des variantes selon l’exégèse, l’Echelle désigne la liaison entre la terre et le ciel, elle représente le Seuil, la porte du Ciel. Le Jacob biblique, quant à lui, évoque l’affrontement de l’homme et du transcendant, l’épreuve du Divin, de l’Inconnu. Un quart d’heure avant la fin du film, le spectateur découvre la double lecture impliquée par le titre, car « l’Echelle » qualifie également le nom d’une drogue violente expérimentée durant la guerre du Vietnam sur le bataillon de Jacob Singer, le personnage principal.
Par-delà les références bibliques lancées comme des sondes méditatives dans les profondeurs du film ; outre la dénonciation d’une chimie de guerre transformant les soldats en machines à tuer, – procédé utilisé dès la deuxième guerre mondiale, tant par les alliés que les ennemis –, c’est la perdition sans recours de son personnage principal qui distingue le film. « L’Echelle de Jacob », porté par l’interprétation de Tim Robbins, nous épouvante sans les conforts de l’épouvante. Certes, Lyne emprunte quelques leviers de l’effroi, trouant la ville et les galeries du métro de niches poisseuses et criardes où surgissent des entités effrayantes, mais ces créatures ne sont pas des monstres répertoriés ; ils manifestent plutôt des accrocs, une anomalie tenace dans le monde familier à Jacob. L’affiche annonce d’ailleurs une « horreur psychologique », essayant par-là d’insinuer la part dérangeante de l’œuvre, mais l’indication ne vaut guère plus qu’une bannière promotionnelle. L’expérience proposée par le film nous entraîne dans une catégorie de chaos rarissime. Une expérience de la solitude dernière telle que rarement le cinéma l’a donnée à sentir. Les personnages malmenés, au cinéma, sont nombreux, et leurs mésaventures inépuisables. Jacob Singer, lui, traverse une épreuve à quoi rien ne ressemble. Il se voit mener une vie qu’il ne reconnaît pas, pas complètement du moins, et ce décalage que rien ne résorbe donne au film sa teneur, son relent d’abîme et de réalité factice, entièrement faussée. La vie de Singer a basculé, autant que le monde qui l’entoure, mais il ne saisit pas en quoi. La rupture n’est pas franche et le monde de Singer, en proie à des mutations furtives, joue d’un cruel travestissement. Autour de Jacob, des limbes sournoises se trahissent lentement avec un raffinement dans la torture de leur « prisonnier » frôlé toujours de plus près par cet escamotage de la vie telle qu’il croyait la connaître. Pour s’arracher à cette condition, Singer ne peut s’en remettre à ce fameux réveil en sursaut qui sauve le mauvais rêveur. « L’Echelle de Jacob » expose un état sans échappatoire de la condition humaine, un état impitoyable que la délivrance finale, inspirée du songe de Jacob, dans la Bible, à qui la porte du ciel est révélée, ne dissipe pas complètement. L’épreuve de Jacob Singer n’est plus la vie ou la mort, c’est une imitation de la vie, un simulacre malade que le film interprète comme le lot de ceux qui ne savent pas se déprendre de la vie à l’heure de mourir. Or, cette vie factice aux airs de purgatoire et de châtiment sadique ressemble fort à sa sœur originale. Singer, en proie à un sentiment de séparation toujours plus béant, paraît peut-être enfermé dans un monde transitoire et aberrant, il n’empêche que cette caisse de résonance à catastrophes intimes et à rétrospections accablées fait penser au train même de la vie courante et non à l’une de ses annexes de mort imminente. Dans le film d’Adrian Lyne, cette confusion entre une version de limbes et un quotidien âpre donne l’occasion à Lyne d’accuser les traits de la vie humaine et les épreuves affectives qu’elle suppose. Le film dessine surtout la carte du cœur de Jacob. D’abord la hantise d’une femme aimée, Sara, mère des enfants de Jacob ; la rupture avant son départ au Vietnam ; la perte d’un fils dans un accident, la petite amie imaginée, avec laquelle Jacob se retrouve en couple, comme si cela avait toujours été. Les limbes dans lesquelles Jacob Singer tente de revenir à lui-même mettent en perspective les êtres aimés, dans un emboîtement de rêveries. Le cadre routinier du monde où évolue Singer aggrave ce gouffre. Ce sont les lumières basses et torves d’une Mélancolie sans amortis. Les êtres qui ont compté refont surface et leur souvenir s’impose de plein fouet, notamment le jeune garçon mort, dont une photo retrouvée, soudain sous ses yeux, bouleverse Jacob. Et le film parvient à suggérer que cette émotion excède le souvenir d’un vivant. Les êtres aimés, insuffisamment aimés, jamais assez aimés, reviennent, dans ces limbes affrontés par Singer, comme les piliers du cœur humain ; ils prennent leur démesure de géants intimes. Il est insurmontable pour Singer d’admettre qu’il vit dans ses souvenirs, qu’il en foule le parquet. Le dédale en est trop vraisemblable, trop tangible. Car tout se passe entre la chambre et la salle de bains, dans l’haleine tiède du réveil et des draps froissés, dans l’alcôve du couple rafistolé que Jacob forme avec la postière bécasse et ambiguë, émissaire lascive, vaguement orientale, du détraquement général. Compagne d’une seconde vie que Jacob peine confusément à reconnaître, partenaire d’une existence inexorablement seconde, assombrie par un gâchis, un raté initial, conjugal et parental. Singer ne cesse de se réveiller dans des fragments de la vie qui aurait été la sienne après le Vietnam. Ainsi vogue-t-il, propulsé d’une époque de sa vie à une autre, comme si elles étaient en cours, périodes révolues ou extrapolées d’un retour à la vie civile qui n’a jamais eu lieu. Le film brouille d’autant mieux les frontières du où, du quand et du quoi, qu’il suggère deux pistes d’égarement mental, exclusives ou cumulées, on ne le saura jamais : l’hallucination et le rêve. Ainsi, et pour cause dans ces limbes, Jacob Singer ne sait plus quand il est. Jacob Singer a beau s’examiner de très près, il ne souffre d’aucun problème de santé ou de troubles de la perception, et son entourage lui confirme cette possession entière de ses moyens. Or, quelque chose a sauté, une propriété malfaisante mine le roulis des apparences. Des entités hostiles font de violentes et dangereuses apparitions. Une explication, du moins une cause de secours, pendant un temps, pourrait prémunir Singer de ces hallucinations trop réelles. En effet, une drogue militaire utilisée durant la guerre du Vietnam aurait gravement altéré le bataillon de Singer, utilisé comme unité cobaye de ce produit à rendre fou furieux. Singer l’apprend d’un ancien junkie sorti de prison par l’armée, jadis, pour fabriquer cette drogue commandée par l’état-major américain. Mais la coalition de vétérans décidés à faire un procès à l’armée périclite sans raison, entérinant l’impression massive, pour Singer, d’être lâché de toutes parts.
Sous la lumière hivernale de New-York, les visages familiers, autour de Singer, prennent une consistance factice, une rigidité d’interprètes ; ils ne font pas entièrement l’effort de bien jouer. Une exception se manifeste toutefois parmi ces présences frauduleuses, en l’espèce du chiropracteur de Singer joué par Danny Aiello. Le soigneur de Jacob apparait comme le pivot temporel, spatial et dimensionnel du monde intermédiaire dont Singer voudrait se dégager. L’homme entre les mains duquel Jacob se remet, s’avère l’être à la fois le plus proche et le plus surnaturel. Être bienfaiteur, il n’en reste pas moins énigmatique en posant sur Jacob un regard doux et lointain. Lui seul donne la réplique à Jacob et lui tient lieu de guide. Bloqué en bas de l’échelle désignée dans la Bible comme un trait d’union entre la terre et le ciel, Singer se découvre ainsi interdit de trépas. Allongé sur la table de massage, comme il pourrait l’être dans une bière ouverte, Jacob contemple, en la personne de son kiné, l’ange médiateur de son accès à l’au-delà, mais l’atmosphère prégnante du film tient surtout à la vulnérabilité entière, à l’état d’abandon complet auquel Jacob Singer semble voué. L’identification à Singer joue à plein. Adrian Lyne raconte un effondrement debout ponctué de terrifiants éboulements, un emboîtement de cauchemars éveillés dont l’acmé est atteinte lorsqu’une sorte d’enfer s’ouvre dans les sous-sols d’un hôpital. Singer y est transporté après une crise violente. Il assiste à un simulacre de sa mort, s’enfonce dans des galeries souterraines peuplées d’êtres immondes dans une mixité d’univers où des créatures inhumaines, sorte d’officiants ou de dépeceurs sans visage, ne cessent de promettre une avenir sombre à Singer et lui affirment qu’il est déjà mort. La force de « L’Echelle de Jacob » tient sa force de son atmosphère irrémédiable. L’impossibilité de s’en sortir sature chaque image. Jacob Singer devient, à mesure que les parasitages traumatiques s’enchaînent, le personnages le plus perdu jamais filmé au cinéma. Perdu au sens strict et de la pire des manières : perdu dans un univers familier transformé en supercherie maléfique, en pantomime de démons vagues. Dans cette version terrifiante d’un entre-deux inhumain, Adrian Lyne et Bruce Joel Rubin, le scénariste, ont frayé la voie d’une suffocation inédite : celle d’un enterrement à ciel ouvert.


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