J’ouvre un catalogue de Matta. Le peintre est partout, en noir et blanc, en couleurs, en manteau ou en chemise. Dans des hangars, des émeutes, bras ouverts, grandiloquent, sûr de lui. J’entends presque l’emphase. Chauffée par tous les soleils, la tête du peintre, un peu en poire, en rappelle une autre, celle de Bacon, comme s’il existait un type crânien, une phrénologie des peintres. Il y a de l’arsouille, de la malice dans ce crâne et ce visage avenants, du roublard sincère, mais cette fantaisie, loin de cacher une paresse, révèle une trempe d’illuminé authentique.
A mon horizon d’apprenti, Matta resta longtemps en réserve. Je le rencontrai assez tôt chez les parents d’un ami. Son père médecin, bourgeois de la ville, montrait un goût pour les arts. Je lui dois, sans qu’il l’ait jamais su, le maniement à pleines mains de gros livres d’art, monographies si massives que je m’éblouissais à ce qu’elles étaient vraiment : un pesant de somptuosité pour nuits blanches. Piochant parmi les surréalistes, entre les escaliers d’Escher et les gares de Delvaux, j’ouvrais le livre d’un art plus corsé ; sûrement plus grave, à mes yeux, dans son obsession. C’était Matta. Dans mon souvenir, le volume était maximal. Rien qu’à l’épaisseur de l'ouvrage, un frisson d’art aurait pris la brute. Les planches, d’entrée de jeu, feuilletées une première fois avant d’y revenir, se ruaient dans les yeux, y lâchant l’impression à la fois poisseuse et capiteuse, d’une peinture gorgée, presque trop mûre. La nouveauté se jetait sur moi en germinations d’atelier, suggérant une lumière médiocre et contrainte, vespérale et livide au départ des œuvres. Quelle que fût son origine vaporeuse, elle chauffait visiblement les gammes de l’artiste, ses ocelles de visions liquéfiées au napalm, ses univers en pleine desquamation, marécages armoriés ou mangroves aériennes. Pour me plaire, à cette époque, il y manquait le dessin de figure, la forme en ampoule des têtes, dont l’expression du visage se confondait pour moi, quasiment, à l’efficacité artistique. Le germe de mon attirance en fut d’autant plus insidieux. L’effet puissant, trop bizarre pour être aimé sur le coup, déclencha cette appréciation suspendue, donnée comme une avance, dont jamais je n’ai retrouvé l’exemple. Ainsi, j’accordai une admiration d’avance à cette peinture audacieuse ; effrénée et libre, assurément, mais partout maniaque. Un art taillé pour les temples engloutis et repris par les lianes, parente malgré elle des religions solaires, sans jamais s’y soumettre ; trop jalouse de ses pays neufs, vouée à ses opérations pionnières et à ses chances apprivoisées. Une peinture forte en impacts, en éclosions subites, mais aussi pleine de ressources sensitives accessibles aux patiences de l’homme libre, aux décantations lentes. A qui Matta a-t-il emprunté ? Je n’en sais rien. A en croire les notices, l’artiste aurait débuté à pleins feux, immédiatement dans la vrille, adonné à ces éclatements de totem aux grouillements d’homoncules. A lui, beaucoup emprunteront cet ingrédient introuvable, celui, tant circulatoire que visible, de l’énergie en peinture, ce supplice sans image qui finit en tableau. Pour composer, Matta y allait au chiffon, laissait faire le premier nuage, le premier accent de matière, avant de prendre la suite. De grandes cérémonies naissent de ces turbulences issues du risque et de la chance. Le vaporeux, l’estompe et le trait s’y conjoignent, outre différents types de floculations. Matta, réunissant les états généraux de la peinture, célèbre les deux techniques les plus opposées, celle du sfumato, et celle du trait. Astreinte au tracé net et aux formes circonscrites, la peinture tranche en surimpression des nuées, des diaprures, dont les profondeurs transparentes sont l’élément propre du peintre. Le Chilien, dès les années 40, renouvelle autant que possible des suggestions d’espaces métaphysiques. Des cavées sans ciel ni mer, comme des rêves pris dans l’ambre. Les limbes de Matta, cependant, sont grouillants. Le bestiaire du peintre a ceci d’extraordinaire qu’il déjoue et fusionne dans sa présence magnétique les forces séparées de l’abstrait et de la figure. Matta dote ses hommes-frites articulés d’une qualité industrieuse, bons à faire contrepoids, un peu partout dans les compositions, aux fumées d’univers. Multipliée en batteries, en rangées, leur présence hirsute impose son énigme par-delà la pitrerie où les gestes aliénés de leurs postures. Matta dénude dans ces figurines la « pile atomique de l’éternel ». Les unités de cette peuplade évoquent des robots, des jouets, des prototypes. Réduits aux deux dimensions, ils ont l’évanescence de ludions. Leur raison d’être semble liée à l’agrément que le peintre prend à les dessiner en peinture. Ce sont les bonshommes de Matta. Les compagnons humanoïdes de ses pétarades cosmiques. Dans ses dessins, Matta rappelle les machines crayonnées par Artaud. Dans ces mises en espace ponctuées de modules égarés aux coins improbables de la feuille de papier, il existe une vraie parenté d’exaspération, une panique, à débrider un modèle d’homme total, fût-ce sous la forme d’amande nerveuse où Matta, comme Artaud, cintrait la fusée héroïque d’un homme à naître, bardé de toutes les forces, c’est-à-dire de tous les désespoirs, errant à la recherche de ses rampes de lancement elles-mêmes abandonnées dans l’orbite blanche du papier. La même atmosphère de moteurs avant la mise à feu, le même roussi de compte à rebours. Peintre d’Amérique latine, Matta, comme le cubain Wilfredo Lam, aime le triangle, la forme pointue, mais il n’hésite pas, dans un égalitarisme des formes qui ne se contente pas des prédilections du dessin pour les formes acérées, à recourir au rond et à la boule. Dans une espèce d’enfantillage en force, le peintre les emploie à l’encontre de tous les principes dynamiques. A côté de ses personnages, limités à une anatomie d’automate rudimentaire, Matta aime placer les formes peu fières de la famille du cercle. Au point que l’impression demeure, après la vision des toiles, en vivant quelque temps avec leur souvenir, de véritables arches pour les formes. Il en résulte une impression de chaos hospitalier ennemi de toute ségrégation. Tout doit entrer, tout doit tenir, claironnent les tableaux géants, sans pour cela que Matta se départisse d’un raffinement de stylet, partout où la peinture menace de baver. Et quand effectivement elle coule ou se disperse, elle le fait dans les limites d’une stricte dérogation consentie par le peintre. Dans l’œuvre de Matta, les univers pleins frisent à outrance, dans une véhémence qui ne tourne cependant jamais à l’exubérance tropicale des muralistes mexicains ou à un autre folklore des pays chauds. Matta invente les paysages d’un hémisphère sud cosmique avec des rouages de célébration semblables à des rayons, des gerbes de feu, des stries d’arc-en-ciel, des moutonnements sans correspondance connue, dont les combinaisons aboutissent, non à d’improbables édens customisés, mais à des paysages de tableaux épris de leur ébriété au bizarre, natifs de la peinture en bataille sur la toile et de ses fignolages. Quand plus loin dans le même catalogue, je vois ses dessins, je retrouve l’art délicat qui, sur papier, rêve de gravure directe, sans passer par la matrice du zinc et du cuivre. Dans les zones au crayon, se lèvent des raffinements de lacis brefs, des croix tortueuses formées par quelques lignes mutuellement barrées, où je surprends cette raideur dans l’indéfini où une image rêvée est soudain figée à sa crête visionnaire. L’un des génies distinctifs de Matta tient au scepticisme stimulant engendré par ses peintures. Les tableaux du Chilien procurent une forte impression toujours mêlée d’une gêne sourde, d’une presque réserve, laquelle, une fois que nous sommes écartés des tableaux, revient germer sous l’espèce d’une envie de les revoir et de découvrir les œuvres supposées voisines, les variantes irritantes et stimulantes, elles aussi, du principe turbulent qui les anime. L’un des facteurs responsables du phénomène est sûrement la part d’extravagance sans retenue. Nombreuses sont les peintures du Chilien où l’enthousiasme s’exalte jusqu’à la crise, lorsque l’image vire au dévergondage explosif, plus précisément à un trop plein dont le fini pourrait laisser à désirer. Mais Roberto Matta, même quand il exulte légèrement de travers, voit sa gaucherie reprise par des volées de fastes en tous sens. Partout dans ses toiles et ses dessins, Matta agit en indien de son art, plus qu’en artiste de son pays. Tout se voit et se sait dans un tableau. Dans l’assemblage tremblant qui décide, à un moment donné, de l’achèvement de l’œuvre, je reconnais aux tableaux de Matta ce flamboiement sans prise, cet éclat qui doit ressembler au jour reflué des tessons de vitraux retrouvés dans les cryptes. Il darde dans le mirage pétri à la naissance du tableau, c’est-à-dire à la manœuvre, en pleine exécution, à la chance et à l’effort, au pilotage à vue qu’en peinture on appelle le métier.
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