Nicolas Rozier
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Roberto Matta

3/28/2023

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J’ouvre un catalogue de Matta. Le peintre est partout, en noir et blanc, en couleurs, en manteau ou en chemise. Dans des hangars, des émeutes, bras ouverts, grandiloquent, sûr de lui. J’entends presque l’emphase. Chauffée par tous les soleils, la tête du peintre, un peu en poire, en rappelle une autre, celle de Bacon, comme s’il existait un type crânien, une phrénologie des peintres. Il y a de l’arsouille, de la malice dans ce crâne et ce visage avenants, du roublard sincère, mais cette fantaisie, loin de cacher une paresse, révèle une trempe d’illuminé authentique.
A mon horizon d’apprenti, Matta resta longtemps en réserve. Je le rencontrai assez tôt chez les parents d’un ami. Son père médecin, bourgeois de la ville, montrait un goût pour les arts. Je lui dois, sans qu’il l’ait jamais su, le maniement à pleines mains de gros livres d’art, monographies si massives que je m’éblouissais à ce qu’elles étaient vraiment : un pesant de somptuosité pour nuits blanches. Piochant parmi les surréalistes, entre les escaliers d’Escher et les gares de Delvaux, j’ouvrais le livre d’un art plus corsé ; sûrement plus grave, à mes yeux, dans son obsession. C’était Matta. Dans mon souvenir, le volume était maximal. Rien qu’à l’épaisseur de l'ouvrage, un frisson d’art aurait pris la brute. Les planches, d’entrée de jeu, feuilletées une première fois avant d’y revenir, se ruaient dans les yeux, y lâchant l’impression à la fois poisseuse et capiteuse, d’une peinture gorgée, presque trop mûre. La nouveauté se jetait sur moi en germinations d’atelier, suggérant une lumière médiocre et contrainte, vespérale et livide au départ des œuvres. Quelle que fût son origine vaporeuse, elle chauffait visiblement les gammes de l’artiste, ses ocelles de visions liquéfiées au napalm, ses univers en pleine desquamation, marécages armoriés ou mangroves aériennes. Pour me plaire, à cette époque, il y manquait le dessin de figure, la forme en ampoule des têtes, dont l’expression du visage se confondait pour moi, quasiment, à l’efficacité artistique. Le germe de mon attirance en fut d’autant plus insidieux. L’effet puissant, trop bizarre pour être aimé sur le coup, déclencha cette appréciation suspendue, donnée comme une avance, dont jamais je n’ai retrouvé l’exemple. Ainsi, j’accordai une admiration d’avance à cette peinture audacieuse ; effrénée et libre, assurément, mais partout maniaque. Un art taillé pour les temples engloutis et repris par les lianes, parente malgré elle des religions solaires, sans jamais s’y soumettre ; trop jalouse de ses pays neufs, vouée à ses opérations pionnières et à ses chances apprivoisées. Une peinture forte en impacts, en éclosions subites, mais aussi pleine de ressources sensitives accessibles aux patiences de l’homme libre, aux décantations lentes.
A qui Matta a-t-il emprunté ? Je n’en sais rien. A en croire les notices, l’artiste aurait débuté à pleins feux, immédiatement dans la vrille, adonné à ces éclatements de totem aux grouillements d’homoncules. A lui, beaucoup emprunteront cet ingrédient introuvable, celui, tant circulatoire que visible, de l’énergie en peinture, ce supplice sans image qui finit en tableau. Pour composer, Matta y allait au chiffon, laissait faire le premier nuage, le premier accent de matière, avant de prendre la suite. De grandes cérémonies naissent de ces turbulences issues du risque et de la chance. Le vaporeux, l’estompe et le trait s’y conjoignent, outre différents types de floculations. Matta, réunissant les états généraux de la peinture, célèbre les deux techniques les plus opposées, celle du sfumato, et celle du trait. Astreinte au tracé net et aux formes circonscrites, la peinture tranche en surimpression des nuées, des diaprures, dont les profondeurs transparentes sont l’élément propre du peintre. Le Chilien, dès les années 40, renouvelle autant que possible des suggestions d’espaces métaphysiques. Des cavées sans ciel ni mer, comme des rêves pris dans l’ambre.
Les limbes de Matta, cependant, sont grouillants. Le bestiaire du peintre a ceci d’extraordinaire qu’il déjoue et fusionne dans sa présence magnétique les forces séparées de l’abstrait et de la figure. Matta dote ses hommes-frites articulés d’une qualité industrieuse, bons à faire contrepoids, un peu partout dans les compositions, aux fumées d’univers. Multipliée en batteries, en rangées, leur présence hirsute impose son énigme par-delà la pitrerie où les gestes aliénés de leurs postures. Matta dénude dans ces figurines la « pile atomique de l’éternel ». Les unités de cette peuplade évoquent des robots, des jouets, des prototypes. Réduits aux deux dimensions, ils ont l’évanescence de ludions. Leur raison d’être semble liée à l’agrément que le peintre prend à les dessiner en peinture. Ce sont les bonshommes de Matta. Les compagnons humanoïdes de ses pétarades cosmiques. Dans ses dessins, Matta rappelle les machines crayonnées par Artaud. Dans ces mises en espace ponctuées de modules égarés aux coins improbables de la feuille de papier, il existe une vraie parenté d’exaspération, une panique, à débrider un modèle d’homme total, fût-ce sous la forme d’amande nerveuse où Matta, comme Artaud, cintrait la fusée héroïque d’un homme à naître, bardé de toutes les forces, c’est-à-dire de tous les désespoirs, errant à la recherche de ses rampes de lancement elles-mêmes abandonnées dans l’orbite blanche du papier. La même atmosphère de moteurs avant la mise à feu, le même roussi de compte à rebours.
Peintre d’Amérique latine, Matta, comme le cubain Wilfredo Lam, aime le triangle, la forme pointue, mais il n’hésite pas, dans un égalitarisme des formes qui ne se contente pas des prédilections du dessin pour les formes acérées, à recourir au rond et à la boule. Dans une espèce d’enfantillage en force, le peintre les emploie à l’encontre de tous les principes dynamiques. A côté de ses personnages, limités à une anatomie d’automate rudimentaire, Matta aime placer les formes peu fières de la famille du cercle. Au point que l’impression demeure, après la vision des toiles, en vivant quelque temps avec leur souvenir, de véritables arches pour les formes. Il en résulte une impression de chaos hospitalier ennemi de toute ségrégation. Tout doit entrer, tout doit tenir, claironnent les tableaux géants, sans pour cela que Matta se départisse d’un raffinement de stylet, partout où la peinture menace de baver. Et quand effectivement elle coule ou se disperse, elle le fait dans les limites d’une stricte dérogation consentie par le peintre. Dans l’œuvre de Matta, les univers pleins frisent à outrance, dans une véhémence qui ne tourne cependant jamais à l’exubérance tropicale des muralistes mexicains ou à un autre folklore des pays chauds. Matta invente les paysages d’un hémisphère sud cosmique avec des rouages de célébration semblables à des rayons, des gerbes de feu, des stries d’arc-en-ciel, des moutonnements sans correspondance connue, dont les combinaisons aboutissent, non à d’improbables édens customisés, mais à des paysages de tableaux épris de leur ébriété au bizarre, natifs de la peinture en bataille sur la toile et de ses fignolages.
Quand plus loin dans le même catalogue, je vois ses dessins, je retrouve l’art délicat qui, sur papier, rêve de gravure directe, sans passer par la matrice du zinc et du cuivre. Dans les zones au crayon, se lèvent des raffinements de lacis brefs, des croix tortueuses formées par quelques lignes mutuellement barrées, où je surprends cette raideur dans l’indéfini où une image rêvée est soudain figée à sa crête visionnaire.
L’un des génies distinctifs de Matta tient au scepticisme stimulant engendré par ses peintures. Les tableaux du Chilien procurent une forte impression toujours mêlée d’une gêne sourde, d’une presque réserve, laquelle, une fois que nous sommes écartés des tableaux, revient germer sous l’espèce d’une envie de les revoir et de découvrir les œuvres supposées voisines, les variantes irritantes et stimulantes, elles aussi, du principe turbulent qui les anime. L’un des facteurs responsables du phénomène est sûrement la part d’extravagance sans retenue. Nombreuses sont les peintures du Chilien où l’enthousiasme s’exalte jusqu’à la crise, lorsque l’image vire au dévergondage explosif, plus précisément à un trop plein dont le fini pourrait laisser à désirer. Mais Roberto Matta, même quand il exulte légèrement de travers, voit sa gaucherie reprise par des volées de fastes en tous sens.
Partout dans ses toiles et ses dessins, Matta agit en indien de son art, plus qu’en artiste de son pays. Tout se voit et se sait dans un tableau. Dans l’assemblage tremblant qui décide, à un moment donné, de l’achèvement de l’œuvre, je reconnais aux tableaux de Matta ce flamboiement sans prise, cet éclat qui doit ressembler au jour reflué des tessons de vitraux retrouvés dans les cryptes. Il darde dans le mirage pétri à la naissance du tableau, c’est-à-dire à la manœuvre, en pleine exécution, à la chance et à l’effort, au pilotage à vue qu’en peinture on appelle le métier.


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Terminator

3/7/2023

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39 ans après sa sortie, Terminator, le film de James Cameron, est une icône bien calée. Bien rangé à sa place d’honneur, le film n’en continue pas moins d’émettre sa lueur, cette teinte dans la lueur, gagnée par Cameron et son équipe. Car Terminator, luxe noir et rutilant, ne tient pas dans les limites de sa case, au rayon film B. A lui seul, le film détache un fragment, presque un blason d’époque ; l’insigne du centre des années 80. Car s’il est en vogue d'encenser la décade, j’entends moins souvent parler de la courbe d’intensité, pour le cinéma, dont les deux pics s’élèvent en gros en 1981 et en 1987. On oublie ce ventre mou, entre 83 et 85 d’une décade qui, entamée tout feu tout flamme, s’était quelque peu enrayée avant de repartir à plein régime jusqu’en 89. Des livres devaient paraître, à cette époque, j’ignore lesquels. La musique et les films, plus généralement l’image, la peinture, la BD, les clips, détonnaient plus fort. Ainsi,  couvant depuis l’extraordinaire année 1981, Terminator  explose en 1984, au moment d’un creux dans la créativité des eighties, au point de labelliser cette année à lui seul, rasant le souvenir d’Orwell. Terminator et 84 se tiennent, ils forment ensemble un nom de code. Comment raconter cette perfection de timbre refluant dans l’époque comme son exacte doublure ? Je rejette à l’avance le piège du ressouvenir consensuel ; cette nostalgie molle du quinquagénaire tournant sa calvitie vers l’image brouillée de son adolescence. Les souvenirs immérités, cela existe. Ils pendent à la face de ceux qui n’ont rien fait pour tenir ce cran d’intensité atteint à l’époque. Comment tirer jusqu’à nous ce pan d’étoffe bien réel où nous aimions notre temps parce qu’il possédait une force, une surdose, un désir ambiant - l’air en était électrisé, les moins enthousiastes l’admettent, et l’on aimait en être, avec un sentiment d’appartenance et d’embarquement pour un futur fier ? Sans doute en racontant notre rendez-vous à l’arrêt de bus, avec trois copains du collège Croix-rouge III, en classe de 4ème, tous habitants du quartier pavillonnaire « Val de Murigny » au sud-ouest de Reims. Ces maisonnettes de plain-pied comme préconçues, avant toute chose, pour le monde adolescent de la chambre, à l’intérieur, et le labyrinthe des allées, à l’extérieur. Pour nous quatre, la sortie était inédite. P. en serait, F. également et aussi M. Le trajet en bus, avec la ligne i des TUR, « transports urbains rémois », menait « Place du théâtre », là où convergeaient toutes les lignes. Nous avions 13 ans un samedi après-midi de 1984 et allions, rieurs, excités et largement pré-fascinés, au-devant d’un film dont la rumeur enflait dans les classes. Les flyers, les affichettes, les photos de plateau flanquaient les vitrines du Gaumont et aussi les commerces, les galeries, les radios, les vidéos-clubs. Une atmosphère télévisuelle et radiophonique, j’allais dire un grésillement vidéo tramait les rues, les allées et les squares. Un privilège de l’avenir, encore indéterminé, montait à l’horizon. Un phénomène partagé comme une fête et une prescience, dressait l’arrière-plan d’un orage en approche où grondait tout le génie de l’époque. Je garde le souvenir diffus, dans la salle obscure, de l’avant séance hilare et trublionne, mais aussi d’une inquiétude avide, à quelques secondes du début. Le cinéma, à l’époque, courtisait le genre et cherchait son étoile. Les futurs sombres de  New York 1997  de Carpenter, ou de Mad Max  de Miller, avaient posé des bases anti-utopiques ; mais les rebelles du New-York carcéral et les motards déguisés des routes australiennes, par exemple, lésaient le ressort d’une vraisemblance minimale. La part menaçante d’une technologie noire restait cantonnée dans une songerie sans forme ni vision plausible. Terminator, jusqu’en ses audaces de chevauchements temporels, « fait vrai ». L’action se déroule à Los Angeles en 1984 mais l’identité profonde du film et de son ambiance vient du futur injecté dans le présent et à l’hémorragie futuriste qui s’ensuit. La Californie à brushing et à walkman n’aurait eu que le charme à paillettes d’une vie rock, aux mœurs vaguement libérées, propre à de nombreux films de l’époque, si ce fond n’avait été magistralement embouti par le duel entre Reese et le tueur de métal. L’ambiance de motels et de voitures volées pour les courses poursuite ; les carrosseries grises ainsi que les armes à canons sciés, donnent aux éléments rares du décor un clinquant aérodynamique et monochrome. Il suffit que le Terminator ou Kyle Reese touchent l’un de ces accessoires, fracturent une voiture ou surgissent dans le premier décor venu pour y porter cette nuit perpétuelle qui sent la grenaille et le fer brûlé. Dans ce modèle de nuit d’une grande ville à la fin du XXème siècle, entrecoupé de souvenirs du futur, Cameron entrouvre les portes d’un avenir dont l’énergie agressive paraît vraisemblable. Celle d’une artillerie robotique assassine, d’un quatrième Reich où l’homme, réduit à une guérilla dans les décombres, est devenu la proie de ses propres machines. Terminator dévoile le fantasme de luxe de tous les cauchemars de guerre. Une guérilla post-apocalyptique perdue d’avance contre des machines surpuissantes. Parce que Cameron ne lève que rarement le voile sur ce monde dément, la brièveté des séquences en sature l’efficacité imaginaire. Car ici, nulle échappatoire fantasmagorique, nulle présence extraterrestre ne met l’imagination à distance de son objet. Ce retournement et cette domination des machines sont d’une catégorie de possible bien autrement inquiétante. Celle d’un cauchemar éveillé, terrifiant, où les survivants sont voués au combat et à la misère, aux assauts de nuit, à des opérations commandos conduites par des soldats bardés d’explosifs, terrés et hagards, entre deux coups de force, dans les boyaux de décombres crasseux. Dans les sous-sols, vieillards, femmes et enfants en loques, attendent la fin. De cette catastrophe, Cameron modèle le joyau noir, en prenant soin d’en biseauter toutes les facettes d’eschatologie new-wave et industrielle. La musique de Brad Fiedel entre nappes de synthétiseur et chocs de métal, invente un thème de l’impitoyable, un martèlement minimaliste à fort coefficient martial. Le compositeur trouve ici l’emblème d’une cognée d’enclume où retentissent alternativement la décharge sourde d’un orage artificiel et le tintement clair d’un métal indestructible, tandis que les boucles et les vrilles du synthétiseur scandent une impossible échappée. Cameron passe Los Angeles au mercure, en fait une ville en futurisme trempé. Une couleur de maquette, vert-de-gris, couvre ponts, entrepôts et tunnels. Les décors de nuit ont la sévérité mais aussi la dignité des talus d’un champ de bataille. Les lieux de refuge, pour Sarah Connor et Kyle Reese, deviennent aussitôt des hauts-lieux. Partout où ils passent, les coins de terre s'effarouchent. La force déployée dans les combats et la fuite créent un effet d'aspiration où les passants semblent engloutis et condamnés. Les héros s’affrontent au milieu de la foule, dans les centres commerciaux, les bas-fonds, comme si déjà personne n’existait plus. L’autre, les autres semblent massivement absorbés, disparus dans les effets de distorsion de la vitesse. Si les héros courent souvent dans le cinéma américain, c’est un critérium de l’alerte dans Terminator, presque un symbole de l’urgence. Kyle Reese, soldat du futur, est celui qui tire en reculant. Un romantisme à la gerbe d’étincelles jaillit de cette bravoure à reculons. Le film y trouve une part de son grand style. Le style sans fioriture d’un homme téléporté nu et dont la tenue urbaine sommaire, enlevée au passage dans le stock d’un hangar, donne sa mise définitive au type « guerrier de la nuit ». La veste « battle dress », les Nike montantes et le canon scié brossent à grands traits une tenue de combat nouveau genre, le nécessaire élancé du guérillero improvisateur. Michaël Biehn, torse nu sous les pans de son imper. Lui aussi, par sa provenance, tient du robot, de l’homme cuirassé et du ténébreux, sorte d’égoutier musculeux. C’est grâce à lui que le film prend contraste, sur lui que se réfractent tous les contrastes d’effroi, toutes les lueurs d’explosion et les clignotements de la rue. Dans une certaine mesure, quand le film est lancé à pleine puissance, Kyle Reese et l’androïde meurtrier forment à eux deux une espèce de modèle qui fusionne dans leur combat. Un prototype de héros presque invincible, de chair et de fer. Les visages de Schwarzenegger et de Biehn se superposent au fil des suées et blessures. La partition du Bien et du Mal passe au second plan à la faveur, si l’on peut dire, d’une Mort vivante distinguée par sa violence ; un instinct de combat, qu’il soit androïde ou humain. La guerre, dans Terminator paraît l’unique devenir, quels qu’en soient la forme, les vainqueurs et les vaincus. Les coups de flashs sur les villes détruites, couvertes de crânes et de gravats, pilonnées sans trêve par des engins à mitrailles et lasers, patrouilleurs en rase motte aux technologies exterminatrices, dressent un tableau béant dont la séduction vient de la désolation irrévocable. Ce ne sont plus les plateaux de féérie variables de Star Wars, c’est une tranchée de fin du monde et son théâtre d’agonie sous les feux croisés des tirs. La vision de Los Angeles détruite et labourée, le lit d’épaves et de carcasses n’est plus d’une ville bombardée mais de vestiges concassés et d’armatures calcinées, d’une sorte de charnier de pierre et d’os où rampent et se faufilent de rares sections de chocs, pulvérisées à la moindre détection des robots artilleurs survolant les ruines. A la vue de Kyle Reese pris dans une course pour sauver la future mère du chef de la résistance, ce fut comme si, dans ce cinéma Gaumont du centre de Reims, se condensaient et s’élucidaient tous les désirs de science-fiction, tous les climats de jeux vidéo guerriers, l’état royal des horizons soupçonnés dans les jeux « Vectrex » ou même à l’arrière des rampes de tir « Space Invaders ». Soudain, dans cette superposition de traits humains et androïdes naissait en chair et en os le plus beau des jouets virils ; la fierté personnifiée d’un élan presque sans cause, dressé ainsi qu’une statue resplendissante. Sommet isolé et sans rival d’une science-fiction urbaine, d’une SF frontale, d’autant plus proche de nous qu’elle sent la poudre et la rage des hécatombes historiques, Terminator, le personnage de Kyle Reese en tête, invente un héros anonyme, sans cape ni pouvoir, qui se bat avec les moyens du bord. Le héros d’un branlebas inscrit aux fondations des villes géantes. A ce titre, Kyle Reese, transposition physique d’une angoisse élancée, est une statue guerrière animée en même temps qu’un soldat mélancolique, un poète d’action au laconisme punk et new-wave dont James Cameron a inventé l’aventure sur-mesure. Si Michaël Biehn est si convaincant dans son rôle, c’est qu’il parvient à jouer la panique, l’effroi vissé aux yeux d’une condition humaine inconnue. Tout, dès lors, autour de lui, prend son poids de catastrophe, son TNT dramatique.


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Nicolas Alquin

2/28/2023

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Où vont les sculptures ? Qui, dernièrement, a vu un marbre, un bronze ou une terre cuite ? Dans quel palais visitable ? Quelle couveuse clandestine ? En quels bas-fonds de prestige naissent et dorment ces gigantismes ? Formes géantes du rêve, les sculptures sont ailleurs. Leurs maîtres taillent à l’ombre. Les meilleures verrières n’y font rien. Les volumes et les masses, achevés ou en cours, créent l’ombre qui les enserre. Rien ne vient à bout de la pénombre qui entoure leur socle ou leur lest. Les ateliers, hangars ou dépôts, décombres de l’industrie, hectares désaffectés, tiennent cachés l’œuvre et l’artiste. Même érigés à ciel ouvert, à l’image du Calvaire de Dunkerque et ses 22 tonnes, la fonte et le bronze détournent leurs atomes. A quelque endroit qu’on les pose, ils regrettent la forge, ils grondent à froid. Cette part secrète, pareille à une timidité de géant, donne aux bronzes et aux bois sculptés leur rayon farouche.
Si Alquin se fait rare, son œuvre lancine, drapée dans sa rumeur. De loin, j’ai aperçu les formes. Ovoïdes, crantées, oblongues, nervurées. Le bois clair et noble, lustré de formes en amande. Dans l’obscurité où affleurent les bustes, l’impression naît du croisement de l’art nègre et de l’art étrusque, comme sabrés dans un seul élancement. L’éclairage oblique et partiel révèle des lustrages d’objets rares, de meubles faits main, nantis de grâces ébénistes. Surgies de leur halo de soufre, d’une teinte mielleuse comme exsudée par les pores du bois, des rondeurs d’épaules ou de crânes roulent en luisant comme des totems ou de coupantes effigies. Tandis que s’annonce une représentation humaine dans la tradition des aînés, Alquin, par ses bois verticaux ou ses bronzes, impose une référence moins humaine qu’hybride. Au moment où l’œil pourrait s’arrêter, gêné par tel détail mimétique, Alquin rudoie sa colonne humanoïde. Lassé de l’anatomie humaine, l’œil la retrouve avec le délice de ne plus la reconnaître. La tête sculptée, chez Alquin, invente sa rotondité. Le souvenir torse de la gueule ou de la tête se résout en vides de tranchoir. La tête burinée à clairevoie par Giacometti, son obsession d’une face quadrillée et transparente, devient chez Alquin cette mêlée de tenailles à quoi le dessinateur le plus moderne rêve d’abréger en dessin la tête humaine. Quel que soit l’angle de vision, les têtes d’Alquin réalisent en dur un modelage dérobé. Au lieu d’une partie du visage, chaque vue renouvelée à la faveur d’un angle précis dévoile un vide, un profil sans prise. Le centre dérobé du visage se multiplie en bois strié ou en vague de bronze. Le siège du regard réside et darde dans les effets de crânes tranchés, entre excavations et asymétries. Une sorte de cimier y défie les pleins et les vides où l’angle droit dévaste et sublime la courbe. Alquin n’oublie pas le nez, les yeux et la bouche ; il en trouve à la fois la combinaison géométrique, le sigle abstrait et la prise monumentale, l’omniprésence creusée à l’ombre. Les attributs du visage sont bien là, mais en creux, dans une chorégraphie magnétique de leur emplacement.
 Taillée dans la masse, une face intégrée, à la fois heaume, masque africain et morphologie d’insecte, coiffe l’armure à troncs multiples. Les bustes consistent en blocs de pseudo-thorax déboîtés et séparés par des crevasses rectilignes, aussi nettes et béantes que si le sculpteur les tronçonnait à la règle. Les Gardiens ou le Goliath, entités équarries au ciseau et à la tronçonneuse, rappellent les arts primitifs, les fétiches en bois et le ciselage en bord de fleuve sur fond de mélopée, mais leur posture, leur inclinaison, leur contrapposto en désordre, sont d’une autre mélancolie. Il y a du fer d’Europe dans ces bois taillés. Une patine nordique, une note cendreuse où s’allient le bois, le bronze et l’acier. Des latitudes superposées augmentent les propriétés colossales. Morcelées en piles, sommes de tronçons désaxés, les sculptures, plus qu’elles ne rappellent le rapiècement d’Osiris, ouvrent plus bas, à l’Est africain, tout en suggérant un futurisme d’armure inspiré des temps mérovingiens. Surtout, Alquin répond en artiste à l’enjeu de la tête d’art, aux traits inventés d’un visage d’art après quoi ont couru les dessinateurs du XXème siècle les plus audacieux : Artaud, Michaux, Dierickx, Fautrier, Bonifacio, et les artistes COBRA. Mieux que Rodin ou Medardo Rosso, Alquin manie l’espèce de froissement embouti qui distingue le modelé du métal. D’un pli de carrosserie violentée naît l’impression de face la plus stimulante. Dans l’atelier aux recoins, des sculptures moins hautes, des figurines bosselées fixent ce drapé de plomb où le sculpteur, par son dessin en relief, devance le dessinateur sur papier. Dans cette série de bronzes, les héros sveltes tel Hélios dont le squelette se double d’une aile, forment de parfaits exemples du corps envisagé en étrave ; le surgissement d’un torchis anthropomorphe entre athlétisme affectif et abstraction fière. Allusions guerrières, têtes-heaumes et boucliers y semblent moins l’anecdote d’un arsenal que des motifs d’élancement.
Une féminité longiligne, un fuselage Massaï, comme un penchant de galbe, double le plus souvent les armatures, leurs variantes à carapaces et à cuirasses. Aux allures de casques et de mâchoires intégrés, au retour de leur forme effilée, on pense, en version boisée, aux xénomorphes d’Alien, à la forme effilée de masques rituels, en Centre Afrique, à des silhouettes d’insectes géants, préhistoriques, à des mantes. Mais la découpe, chez Alquin, l’entaille profonde prend une dimension autonome. Elle ne se réduit pas à sa fonction séparatrice. Répétée ou isolée, souvent oblique toujours rectiligne, sa qualité vaut par elle-même, et le soin avec lequel Nicolas Alquin la pratique dans le bois en fait l’emblème d’un trait de référence pour un dessin suprême. L’art de la balafre droite, chez Alquin, se combine à l’art de la bosse rigoureuse. Rodin, en son temps, dans son monolithe balzacien, pressentait ce modelé aux tensions réparties sur un nombre réduit d’arêtes franches ; la géométrie absorbant dans un rude cabossage les complexités du modelé.
Le modelé régressif dénude la matière jusqu’à sa révélation hypnotique. Le geste artistique s’accomplit au bénéfice de la matière, il la consacre. Sous les yeux du regardeur, le bois et le bronze entrent dans un luxe méconnaissable. La matière véhémente exulte à moignons brandis, notamment les bois chaulés de l’artiste. Que les bras et les mains engagés dans le geste soient prolongés d’une lame circulaire n’y change rien.
Nous entrons dans la mythologie du bois et du bronze.
Le bois exotique, l’iroko passé au bitume puis strié de blanc, accède aux fastes inédits d’un marbre végétal. La magie opère d’autant mieux que, d’aussi près que l’on puisse scruter la surface et ses aspérités, on ne sait pas comment c’est fait.
Le sculpteur ne manque pas d’éclairer les curieux à propos de la technique employée, mais l’indication « bois chaulé », loin de résorber l’énigme, la rend plus cuisante. Car l’on croirait, approchant ces masses sombres striées de blanc, une cérémonie texturale. L’emprise sensible ne disparaît pas à peu de frais. Avec une satiété inquiète, l’œil continue de scruter en tournant autour des poutres musculeuses. L’impression exotique du bois noir lacéré de blanc provoque des synesthésies où le bois se fait peau, et la peau zébrée, avertissement. On pense aux couleurs vives annonciatrices du venin dans la grande forêt primaire. De manière sourde, les rides blanches évoquent la réaction d’un bois extrait de mangroves acides.
Dans la continuité du veinage surfin et au gré de soudaines bifurcations, les stries blanches virent au dessin et à la gravure sur bois, aux rides graphiques et appuyées épousant les fibres. Aux cernes prononcés et explicites. Entailles blanches, marquages, encoches et taillades, comme des ornements reptiliens surlignant les coups de ciseaux, les zones pommelées ou en écailles flanquent soudain de brèves coutures, des scarifications proches du hiéroglyphe. De vagues tridents, agressifs comme des plaies, assument la trame schématique d’un visage ou d’un motif anguleux. Les blancheurs rayées subliment et compliquent les gammes mouvementées de la taille, du cran ou du polissage. Dessin et taille s’unissent pour donner forme au vieux rêve d’un dessin épais, tridimensionnel et phosphorique.
Aux œuvres d’Alquin, je vois un modèle de roche et de méplats ; une forme carrossée, de grosse poutre ou de billot équarri. De bois ou de bronze, cette manière à bords francs revient et affleure. Angles et coins nés du sabrage donnent leur royauté aux sculptures, leurs facettes de joyaux géologiques, leur unité de géantes décrochées des falaises. En sculptant, rainurant, en tachant et taillant ces massivités de blocs chus, Alquin lève ses géants ; il les rend, aussi, à leur abandon de récif ou d’éperon taillé par un séisme.


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Picasso

2/19/2023

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Longtemps, j’ai rejeté Picasso. Ses outrances novatrices, ses figures grotesques, supports d’une nouveauté à tout prix, son cabotinage prétentieux et hâbleur, son égoïsme drapé dans sa légende de minotaure, son cubisme rébarbatif, sa suffisance avec Antonin Artaud, qui lui valurent trois lettres, dont une troisième virulente et méritée de l’éconduit, son allure poseuse, en marinière ou torse nu dans son gros short, quasi couche-culotte de vieillard lubrique, en décontracté iconique, en plus grand peintre du monde ; sa signature usée, son nom mondial, marque de fabrique voisine de Bob Marley et de Marylin sur les draps de bain, les drapeaux et toute la quincaillerie à leur effigie, et encore et toujours son imagier saltimbanque, ses arlequins, ses acrobates, ses guitares et ses violons en morceaux, son air satisfait avec Cocteau et tous les poseurs à voix de fausset comme Paris aime et aimera toujours à les couver ; sa cour penaude, « picassiettes » inclus, comme se plaisait à ironiser le peintre ; ses amis et courtisans en vacances, à sa table ou agglutinés autour de lui lors des férias et des liesses populaires. Tout le folklore frelaté de la frime mondaine, sans parler, pour ne pas déranger la carrière du génie, de la petite Raymonde, l’orpheline adoptée avant d'être « confiée » à Max Jacob.
Puis le temps est venu, progressivement, par glissements d’autant plus insensibles qu’ils désavouaient une de ces positions tranchées que l’on ne quitte pas sans trouble, d’aimer sa peinture.
J'en suis venu à aimer Picasso en peinant au dessin, plus encore à la peinture, lassé d’une représentation trop esclave. Tous les néo-expressionnistes allemands, les milliardaires à astuces qui ont compté pour moi, peuvent toujours faire les malins ; leurs provocations chics et ressassements sur l’histoire teutonne, oscillant d’atmosphère et de style entre austérité gratuite et pied de nez loufoque, - les deux penchants, interchangeables, se valant -, jouant tantôt de la morgue, tantôt de la clownerie qui plaisent tant dans les cocktails d’ambassade, n’ont jamais cassé la baraque.
J’ai mis du temps à remarquer, notamment chez les surréalistes hispaniques et latinos, mais aussi chez les Cobra ou le meilleur Dubuffet, l’influence pénétrante de Picasso, la portée libératrice de ses avancées. La manière dont elles ont aidé et continuent d’aider la peinture à se faire. En chacun des tableaux de Pablo Picasso, une fermeté d’action, d'affaire expédiée, préside à l’éclat. La phrase archi-galvaudée où le peintre prétend avoir tenté, à longueur d’années, de réapprendre le dessin de l’enfance, sa grâce passagère, garde une vérité invincible. L’une des signatures les plus frappantes du peintre tient à sa fraîcheur d’attaque. La main sûre d’un désir transmis directement, de façon presque fluidique aux gestes et aux traits ; un désir tout puissant oublieux du public et de l’exécutant lui-même. Par sa manière franche, subtile et rare, d’un pur élan, Picasso nous livre en art un désir presque sauf de toute médiation. Chez Picasso maître de cette enfance, un enjouement fondamental rugit d’un seul coup, extrait de cette chambre royale où il reste le plus souvent, chez l’écrasante majorité des artistes, une image rêvée, tâtonnée dans l’obscur et obstinément emmurée. La sûreté sans crainte propre à l’enfance du dessin, l’observateur en retrouve quelque chose en chaque œuvre de Picasso. L’impression d’une volte dans les habitudes, un raccourci de la distance entre la peinture rêvée et la peinture faite. La magie procède d’une somme de facteurs qu’il serait hasardeux de vouloir isoler. Pour autant, il est possible d’observer, par exemple, que Picasso n’aime pas la peinture brouillée, les triturations de la matière épaisse et les boues complexes qui en résultent. Picasso peint net et tranché. L’artiste soumet tout acte créateur, chacune de ses expérimentations débridées, à la discipline d’une grande tradition où chaque zone peinte paraît consacrée, jamais cédée à l’anodin. Chaque Picasso lève un passé qui sent la verrière, l’atelier géant, le maître et les élèves. Monté du Quattrocento, un parfum d’encaustique flotte autour des œuvres de l’Espagnol. Dans le geste du peintre subsiste l’ascèse d’un maître ancien déporté au XXème siècle. Au reste, le novateur effréné n’a jamais franchi une frontière que ses héritiers directs, Matta et les surréalistes latino, ont passé après lui. Jamais Picasso n’a peint d’animalcules à la Michaux ou d’homoncules à la Matta, encore moins de ces bolides indéfinis d’allure biomécanique brochés-griffés aux dessins-écrits d’Artaud. Picasso en resta à la nature morte, au paysage et au portrait. Et dans ce carcan de sujets, il poussa de la façon carabinée que l’on sait les interprétations de l’anatomie et de la forme des choses, à un degré d’animisme pictural où selon les mots mêmes l’artiste doué pour ce genre de bravade : « même les casseroles peuvent crier ». Que Picasso se soit astreint aux grands sujets classiques ou qu'il les ait choisis, met en évidence une prouesse typique du peintre. Prenons Pêche de nuit à Antibes ou l’une des célèbres versions des Ménines, mieux, celles des Femmes d’Alger. Nous avons certes affaire à une peinture traitant de coordonnées connues, avec un haut et un bas, une perspective, qu’elle soit écrasée n’y change rien, tandis qu’objets et figures posent à leur place. Cependant, lorsque l’image se dévoile, Picasso pousse ses composants à une révolte imaginaire. Un désir d’épure que Matisse partagera dans ces collages et autres « Danses », impose aux formes une discipline géométrisée où le raidissement et la schématisation se confondent à l’effort de modernité. Soudain, les protagonistes, qu’ils soient au départ des personnages humains ou animaux, des meubles ou des objets, prennent la pose d’une sophistication fallacieuse, celle de vieux jouets ou de marionnettes stylisées retrouvés dans les coulisses englouties d’un théâtre, à Byzance. Les jeux de lignes et de pans, dans les grands tableaux de Picasso, joignent le sérieux d’un plan d’architecte à la bagatelle érotique ou à la farce, non sans une trivialité d’artiste de foire. D’un enfant de prince raffiné et impatient, on dirait l’enlèvement des grandes effigies inachevées que les orfèvres du jouet lui préparaient. Picasso fait ses tableaux en disposant des attelages de conte enlevés d’on ne sait quelle caverne d’enchantement syncrétique. Aussi, bien avant de représenter un être ou une chose avec un goût pour les formes mi-animales mi-humaines que l’on pourrait dire « en dos de girafe », les parties du tableau, pans et quartiers en aplats, prennent une autonomie de plaques découpées brandissant leur splendeur, leur valeur de tessons extraits d’un ensemble fastueux, exotique et préhistorique. L’artifice rutile et les intuitions sensuelles de la peinture appliquée, du drame à mains nues à quoi accède l’acte peint chez Picasso, occupe toute la scène, ses devants et ses arrières.
Car Picasso est de ceux qui activent, en appliquant la peinture sur la toile, ses propriétés fascinantes et exclusives. L’artiste quand il trace ou couvre, sauve l’état de fraîcheur luisante de la couleur posée. Il possède l’art du coup de lumière de la couleur allumée.
Pour l’aspect coupant des parties, pour aiguiser au mieux leur tranchant, le peintre a dénudé le canevas des tableaux, le soubassement grondant de leurs assises, et en a tiré des carcasses, solitaires et indépendantes de leur sujet, des statues nettes et lisses, faites pour l’emboîtement dans la composition. La manière dont Picasso cloisonne le tableau comme un maître verrier, son insistance sur les lignes de forces qui structurent l’espace, opèrent en lui le dessin de stries franches, l’étoilement à branches cassées d’une brisure, sinon que rien ne casse. Subsiste alors, en lieu et place du plomb séparateur dans les vitraux, une impression de nervures, de lignes palpitantes débridées de leur gaine. Le pan, chez Picasso, prend une valeur magistrale, au point que son dessin se construit depuis leurs imbrications. Maître du tableau-puzzle, jusqu’aux expériences du collage dans Femmes à la toilette par exemple, Picasso a élevé l’art de fractionner la toile ou la feuille à un niveau imprévisible avant lui. Une magie de conte, l’accès un monde élémentaire et merveilleux naît de ce traitement, j’allais dire des contours ou des cernes, mais nous ne sommes pas chez Rouault, qui en est l’expert, nous sommes chez Picasso, et lui excelle dans la symphonie brève, poème symphonique si l’on veut, d’une virtuosité du télescopage, d’une tectonique de l’aplat en dents de scie.
Un art de vivre déborde de ces fonds unis ou ornés. Un nuancier de tapissier surfin émane en puissance des tableaux, mêlé au goût de plâtre des maisons en chantier, des maçonneries en cours, et aux motifs criards de la décoration domestique. Un universalisme, un humanisme du foyer, du home sweet home croise chez Picasso le gigantisme de talent et d’échelle. C’est que Picasso a trouvé dans la peinture le médium roi pour inventer sa vie, et il ne fit rien de moins, sa vie durant, que d’aller droit dans le merveilleux et de s’y frayer sa voie d’un tableau à l’autre. Un merveilleux quotidien, populaire ou emprunté aux traditions étrangères. Un merveilleux féminin, plus idolâtre que démystificateur. La femme peinte, chez Picasso, peut toujours prendre les noms de muses majeures, la même divinité peinte en emprunte les masques. Sa peinture est dévouée au plaisir, et à l’extension de sa jouissance. Les audaces de Picasso sont d’un jouisseur plus encore que d’un inventeur de forme. Il semble que la fièvre sexuelle de « Minotaure », comme toujours haletant, sorti d’un buisson et relevé d’une étreinte, ait frayé des tropiques méditerranéens. Quelle action « à température », quel acte climatique peuvent mieux correspondre à l’été espagnol que cette canicule ambiante de sexualité peinte ? Des neiges pyrénéennes aux fournaises andalouses, Picasso en porte au regard l’extase bourrue. Une surchauffe solaire aux miroitements maritimes. Rôdeur ébouriffé des couchants cuivrés entre l’Europe et l’Afrique, Picasso est une sorte de vulcain de Majorque longeant les côtes.
La Méditerranée est sa maîtresse en composition. Chez Picasso, les formes courbes ou hantées par la courbe rappellent les criques et les hanses du littoral. La couleur n’y vire pas à la transparence polynésienne ou à celle des Caraïbes, elle prend ses forces au vieil or du Golfe du Lion entre reflets cuits et orage. Picasso est l’homme de la Méditerranée. Peindre, c’est l’autre métier des côtes méditerranéennes. Pêcheurs, nageurs, solitaires et peintres partagent le rivage et le même sucre originaire, le même souffle pris à l’exhalaison des pinèdes de nuit. En chacune des peintures de Picasso, je vois l’homme fou du midi, un véritable, un authentique fada de ce face-à-face entre l’homme et le soleil, face-à-face d’ailleurs plus souvent surplombant et oblique que Van Gogh aussi était venu retrouver pour s’y éblouir à la vie à la mort. Picasso fut à sa manière un fantastique réflecteur, par toiles interposées, des terres ocres inondées de soleil. Je veux tout, crie chacun des tableaux de Picasso, dont la volée de formes unit une espèce de bagatelle peinte à une splendeur sophistiquée.
En ce rôdeur des dunes et des crêtes rocheuses gronde aussi le thaumaturge d’un âge précédent le métal, d’une ère où le soleil donna aux hommes les premiers rêves du minerai fondu et ouvragé. Picasso peintre se souvient, avec ses yeux et ses bras, de ce climat de forge à ciel ouvert, et il en déduit les plus inventives de ses formes. Carrossées, tels des assemblages de tôles ou de boucliers aplatis, elles passent à la toile, métissées par l’exemple des fétiches tribaux, des masques d’Afrique noire aux formes ovoïdes et aux grimaces tétaniques. Ici prend effet le dessin d’une modernité intouchable, sans prise, indémodable, ici prend son essor le graphiste accidenté, le magicien géométrique qui sait trouver l’intensité des tournures dans les formes plutôt qu’il ne défigure. A cet égard, les portraits de Dora Maar flanquent des essais de dessin libre réalisés en connivence avec les secrets de la face humaine. Ces portraits crevassés donnent le jour à des portraits peints où c’est la tête humaine vivante qui ressemble à la peinture et non l’inverse. Bouquets explosifs de la tête dont la peinture recèle le modelé, redistribution des traits de la tête en grand arroi de caricature désorientée, il émane de ces évocations de visage aux facettes géométriques une liberté autoritaire qui semble en faire trop pour ouvrir la voie à ceux qui suivent. Picasso se garde bien de laisser je ne sais quelle expression prendre le pas sur le tout puissant agencement des formes et l’efficacité optique de leur assemblage. Ses conglomérats de lignes brisées ne se laissent pas détourner par les pesanteurs vagues de la psychologie. Le lâché fascinatoire des formes entre elles, unies et réciproquement tranchantes, s’aiguisant les unes aux autres, l’emporte sur toute lenteur d’intention sous-jacente.
Picasso aime l’angle et la pointe d’une passion inexplorable. Les deux caractéristiques mettent les portraits au carré autant qu’elles élancent en Babylones impromptues les moindres silhouettes d’édifices. Picasso minotaure, gardien des secrets d’une Atlantide picturale, Espagnol autant qu’Égéen, encastre une majesté d’architecte dans ses tableaux. Les demoiselles d’Avignon autant que Guernica dressent des profils industriels, des manières de herses ou contours dentelés, des silhouettes de machines ou d’objets donnant aux scènes peintes un fini élancé où se confondent indices futuristes et schématisme primitif. Je pense à l’espèce de bombe à pointe, d’autant plus mystérieuse qu’elle ressemble à un réacteur, surgie de la gueule suppliciée de cheval, dans Guernica, et au visage en masque africain dans les Demoiselles d’Avignon. Ces deux signes au milieu des compositions concentrent un taux saturé de modernité, l’exacte part d’étrangeté nerveuse distinguant le moderne. Ils suffisent à ce que le tableau tienne ; ils assurent le contrepoint, en regard des zones plus reconnaissables, du désir le plus noueux du peintre, en pleine éclosion d’inconnu. Les deux détails plantent une névralgie que rien à ce jour n’a calmé. Le regardeur ne pose jamais son regard sur les deux détails énigmatiques sans y trouver une hypnose à chaque fois rechargée, il ne peut les fixer sans sauter dans un rêve, une formule rêveuse à effet immédiat. Le thème guerrier et la portée revendicatrice font corps dans leur camaïeu gris de grande peinture historique, mais Guernica est surtout, au-devant même des massacrés dont il dresse la stèle, un hymne, avec les morts qui voulaient vivre, au dessin, de même que le visage tribal de la prostituée, dans Les demoiselles d’Avignon, inaugure un nouvel âge de personnages graphiques entièrement constitués par le désir de peindre. Picasso ne peut aimer davantage de cet amour déchirant et post-mortem les martyrs de Guernica qu’en les unissant à la force passionnée de son dessin inventif. Le tremblé rigoureux du trait est à l’honneur. Un trait riche d’une qualité comme cordée par l’expérience du peintre ; un laconisme de geste tracé en retenant son souffle ; un style de ligne également empreint du charme des décors préparatifs pour un décor d’opéra ou les sous-bois obscurs des premiers Walt Disney. 


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Roger Gilbert-Lecomte

12/7/2022

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Le médaillon de Gilbert-Lecomte, son portrait de trois-quarts lévité des brumes du cimetière nord, son visage de fumée pâle flotte sans rage, l’œil fort et lointain, au ciel des légendes rémoises.
Étudiant et lecteur tardif, je l’ai découvert aux heures creuses, quand tous les connaisseurs, tous les découragés du poète n’en parlaient plus, ou peut-être une fois l’an, dans un club ou une discrète officine. Le plus souvent, initiés perclus du poète et vieux briscards littéraires muraient leur souvenir flamboyant. Que restait-il de Lecomte au milieu des années 90 ? Les reflets d’un hiver impersonnel sur le parvis de la faculté, là où peinaient à se croiser les rêveurs sans avenir, les maniaques sans objet, les plantons désœuvrés, les somnambules du CROUS, les suspects de tout poil plus ou moins désinscrits, anciens candidats libres attardés aux pourtours des préfabriqués. Au titre de l’égarement et des parcours mal engagés, les recrues ne manquaient pas ; elles piétinaient, penaudes, ombrageuses et pessimistes. Quelques matricules de ce contingent perdu en fin de siècle furent des lecteurs de Lecomte. Pour le passé et le présent, il fallait humer profond, chercher loin les particules du dernier courant d’air. Il paraît qu’en 1975, Arthur Adamov était venu à l’université pour parler de son ami. J’ai souvent pensé à cette visite d’Adamov que j’imagine plus diaphane qu’une sortie de revenant. Ainsi la poussière spectrale elle-même datait. Il ne restait à l’égaré de 1997 qu’à trouver Lecomte en deux tomes, à la « B.U », entre deux vols et deux rachats. Plus sûrement à la bibliothèque Carnegie où bien plus tard j’ai ouvert en gants blancs, dans la salle réservée aux livres rares, le Miroir noir. Seul le libraire de la « Belle image », rue Chanzy, approvisionnait les lecteurs. Bien entendu au prix fort, à plein tarif, mais après l’impôt Gallimard, vous teniez les trésors. Les transis de chaque génération venaient s’y procurer les deux volumes, Tome I les proses, Tome II les poèmes.
Natif de Reims-la-très-plate, j’ai admiré de près la légende, j’ai lu ses poèmes, parcouru les mêmes rues, passé des nuits mémorables rue Hincmar où habitait la famille Lecomte, tourné autour du même Sphinx, surnom donné par Lecomte à la cathédrale incendiée par les Allemands en 14. Le plomb fondu, dit-on, giclait par la gueule des gargouilles, et vue du ciel, une immense fournaise dessinait une croix de feu. Depuis la Grande Guerre, Reims rebâtie n’a jamais revécu. Jamais vraiment. Tout ce qui vit, à Reims, se faufile et presse le pas, embué dans la teinte sourde et mauve d’un ombrage funéraire. Un perpétuel et imminent couvre-feu y maintient la vie à voix basse. Un hologramme d’éboulis et de pierres éventrées double le centre et sa cathédrale, sa ruine maîtresse dont les réfections augmentent la gravité gothique d’une raideur embaumée. Les décombres ont leur ténacité propre, leur physiologie, plus encore ceux d’une ville rasée à l’obus. Leur fierté dentelée et indéchiffrable ne disparait pas, ne se laisse pas engloutir. Pour des ruines de cette classe, vous pouvez toujours rebâtir ; l’air et la lumière, eux, ne se laissent pas assainir. Le déblaiement puis le remplacement des ruines par des façades neuves n’en déclenchent que la mise en limbes, cette manière d’encens toutes saisons où Reims paraît le dernier avant-poste civilisé avant le Grand Est. Comme l’a dit Céline, qui pouvait inclure la Champagne : « après Nancy, c’est la Russie et les plaines sans fin ». Né de ces limbes, Lecomte est l’enfant des ruines, le féérique-né de la pierre concassée. Je le vois tel : enregistré, certes, sur les registres d’état civil, mais plus intangible qu’un feu-follet à la crête des gravats, fugueur des limbes, envoyé des catastrophes, étrange consolateur des ravagés, ravagé souverain lui-même, ludion autoproclamé « Coco de Colchyde », drogué à l’os pour demeurer à ce point du « CHASSE CROISE DU COMA. » Drôle et grave, altier et revenant. D’ailleurs, Lecomte édicta lui-même la très sévère conjonction de faisceaux, le combinat très serré de grâces et de damnations à l’origine d’un poète.
A qui pressent, espère et désespère de la trouver, Lecomte offre une preuve de poésie sans rivale. Dans la verticale des vers empilés, une maturation de vocables polis à l’angoisse dresse en totems l’extrême en personne. Dans l’ordre du poème en vers, dans le creuset suprême où le genre prend son excellence, les fatrasies de Lecomte arment le modèle-type d’une verticale de choc, d’un moulage d’ogive parent de la stèle, mais plus lourdement gravé dans la nuit archaïque du rêve sans nom que Lecomte nommait l’avant-naître et que les philosophes énoncent « l’antéprédicatif ». Le hurlement né de toute vie qui se découvre à vivre, Lecomte en fait l’apanage de ses poèmes. Lancé ou plutôt repropulsé dans ce monde des « prestiges », l’homme-poète y embrase sa poudrière d’avant-naissance. Une permission est donnée, dans ces démonstrations de puissance, pour rêver de près à la possibilité d’aller et venir par-delà la vie et la mort. Les poèmes de Lecomte offrent l’assouvissement d’un désir jusqu’à eux seulement pressentis. Ils ne brouillent aucune piste et ne se retranchent pas dans les vapeurs du genre pour esquiver le moment de l’impact. La pointe bouleversée, la commotion inédite et raréfiée, localisée et parcimonieuse, dans l’écrasante majorité des poèmes de tous les temps, Lecomte en fait un roulis compact, un feu nourri sans relâche. Le niveau conditionnel de la grandeur poétique est posé, de l’éblouissement en deçà duquel poème et poésie, nommés à blanc, perdent leur nom.
Avec « Sacre et Massacre de l’Amour », avec « L’Énigme de la face humaine », ou « Cristal d’Ouragan », Lecomte a donné l’étalon de l’avalanche bouleversée, qu’elle soit brève ou à flots, et l’exemple du maniement des gigantismes. Du dynamitage fastueux et orfèvre, du cri articulé sur la page aux marges bien dégagées pour le tir. A côté de ces verticales noires aux syllabes inimitablement fuselées, il est devenu hasardeux, en poèmes, de minauder. Sur un papier devenu marbre fumant, je ne sais trop ce que beaucoup, d’innombrables lecteurs et auteurs de poèmes, continuent de nommer poésie, mais je n’ai jamais rien vu de semblable dans l’ordre du « lyrisme d’écorché » dont Artaud qualifia la poésie de Lecomte. L’explosion née des vers saturés dans leur embardée se voit peut-être faire, çà et là, du style, de la concurrence littéraire, de la véhémence de concours, mais dans la poussée, Lecomte parvient à une échappée sans pareil. Tandis qu’il se plaît à percuter les mots superbes qui s’appellent, Lecomte accroche une démesure, accomplit un saut d’échelle et de paradigme reconnu au luxe de ses reflets sombres. Ces éclosions miraculeuses et denses, ce goût pour la force comprimée des vocables dont le télescopage libère et décuple les plus rares rayonnements, voilà l’exercice fiévreux et tendu en lequel je reconnais le poème.
Une vraie dépense de lecteur naît de la fréquentation de Lecomte. Depuis dix ans, peut-être plus, j’ai laissé sa mémoire au repos. Non que j’en néglige le souvenir, mais je m’épargne le coût spécial de sa lecture. Car il en faut de l’exaspération et de la peine, de l’inconditionnelle et de l’immémoriale, pour lire ces cartouches saturées, pour les lire à l’exacte pointe de la nuit où elles demandent à être lues ; plus de volonté et d’énergie encore pour y retourner sans jamais s’éloigner de leur ligne de front. Il y faut même quelques témoins, quelques co-découvreurs eux aussi embrasés. Entrés dans ma vie pour partager ces heures spéciales décrochées de toute contingence, riches heures vécues aux tournants de poèmes où une majesté élective s’adresse personnellement à votre cœur soudain redessiné par ses meurtrissures les plus fidèles, ces compagnons ont disparu quand les pages se sont refermées. Étudiants sans soutien, rêveurs inutilisables pour les sociétés terrestres, leur destin s’annonçait compliqué et la persévérance dans la voie ouverte par Lecomte, création tout azimut et consumation d’une manière ou d’une autre, promettait une vie en mèche courte dont chacun a préféré s’écarter.
Lecomte est ainsi devenu une contrée somptueuse et invivable dont ses lecteurs deviennent les vétérans. Par-dessus l’épaule, une terrible unité entre le visage et les textes nous accompagne. Le visage de Lecomte est l’étrave de ses poèmes. Son regard bistre et ses cheveux plaqués aux tempes, une fois dans l’œil du lecteur, fanatisent sa lecture. « Le Prophète » ne se lit pas sans le filigrane des traits de Lecomte. Ses poèmes possèdent l’art d’une décollation fantomatique, d’un feuilletage en œuvre des traits de la face, de dénouement final dans le tracé d’un visage. Ainsi les poèmes de Lecomte ont-ils une façon de regarder en face avec des yeux dardés depuis des fonds de pages encavernés de blancheur sacrale. Son visage s’avance et bascule en avant, avec les mots, il transparait, inséparable, comme le bas-relief d’un demi dieu intriqué à son nom et à sa devise.
A côté des grands poèmes ravageurs à « coups de casse-tête dans le ventre » se dresse la flottille brève des proses armoriant les quatre numéros de la revue « Le Grand Jeu ».
Mon préféré les excède et les devance ; Lecomte y a planté son drapeau noir, tout en haut de lui-même. Sa mort triste elle-même ne le hissa pas plus haut. Cette prose écrite en pleine possession de ses moyens, Lecomte l’a ouvragée sur un mode très spécial, sur la corde raide d’un signe pour lui aussi électif que distinctif d’un cœur humain : L’ADMIRATION. Lecomte, monté sur le vaisseau puissant de son admiration pour Rimbaud, signa ce chef-d’œuvre : « Après Rimbaud, la mort des arts ». Titre et propos pratiquent une échelle de fulgurance inconnue, un foudroiement au ralenti qui, visant au but en une fois, n’oublie rien. La hantise de beauté et de son bouleversement décisif, par acharnement, par torture à la finesse, culmine à un paroxysme d’intensité qui ressemblerait trait pour trait à la forme la plus fidèle que la bonté pourrait prendre si elle se risquait à en prendre une plutôt qu’une autre. 


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Voyage au bout de la nuit, Céline (1)

10/7/2022

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Loin du monument criblé de gloses, je relis le Voyage. L’envie me prend, en son milieu, d’y venir sans attendre et de gloser à mon tour.
Dans dix ans, il y aura un siècle que le chef d’œuvre a posé son énigme. Elle demeure. Pour ma part, je me demande, en surimpression de l’exploit continuel, pages après pages, à quelle crise, à quelle sorte de ravage total Céline puisa ce flot ininterrompu d’indignation vivace, de présentation rebelle du genre humain.
La pauvreté, étoile noire du Voyage, doit y être pour beaucoup. Chez Céline, elle prend sa valeur irrationnelle. Quand son mot tombe, au coin des péripéties, un mauvais goût vous monte à la bouche. Céline ne tourne pas autour, ne change pas de ton en la sortant de sa besace. Quand il la pose, en nom ou en adjectif, elle n’est plus l’annonce d’un débat houleux ou d’une revendication, elle pèse son poids de mort. Céline la présente à sa place, surajoutée à la misère de la condition humaine, clôturant ainsi le programme à souffrir. Humain et pauvre, c’est le dictame banal, pour Céline, et le lot au complet. A partir de cette double malédiction, l’écrivain déroule en chaîne. La guerre, la ville, la brousse, l’aliénation à l’américaine, la nausée des romances, la pantomime de l’amitié, la maladie. Quels que soient le lieu, les circonstances et l’individu, une tuerie tout terrain. Relisant, je ne vois plus une once de l’exagération prétendument associée à ces lignes. L’excès n’est plus qu’un scrupule d’exactitude devant les faits. Loin de continuer à subir dans une interminable ingestion les poisons avalés de force sur le chemin, Céline invente le grand purgatif ; tout sera rendu. Le lecteur, lui aussi, libéré, est pris de spasmes libératoires et en passe par tous les rires. Les coups de comique donnés au fond de la poitrine avec leur vérité éclose, se déplacent comme des astres, et l’on n’y voit plus clair tellement tout éclate dans les constellations. Un amour dévasté vogue sans mot ni étendard. Le Voyage offre le meilleur promontoire pour le sentir croiser au loin, réalité coupée des hommes, émettant vers lui d’indéchiffrables faisceaux. Le Voyage ne peut se lire à fond qu’avec le cœur d’un chien estropié. Autrement, on en laisse.
La fresque dans laquelle Céline nous propulse possède un pouvoir vérace presque illimité. Sans qu’il l’ait voulu, sans forcer ni édifier personne, Céline exécute un tableau sans retour, cernant une douleur qu’on ne peut cantonner à la vie, un désespoir qui l’outrepasse, un blast post-mortem où il n’y a pas plus de paix pour les cendres qu’il n’y en eut pour la chair. Un poids de hurlement enfermé leste les phrases pleines et bien calibrées. Leur centre de gravité est si fort que l’on sent les marges brûlantes, la coupe franche d’un ouvrage de ferronnerie sur les bords. Force est d’admettre le sang-froid étrange que l’écrivain a dû mobiliser pour se contenir à l’écriture de telles pages. Les degrés de cuisson, à la table d’écriture, sont peu mesurables, mais je parie que Céline a dû s’impressionner bien des fois, que lancé dans ses diatribes d’Empereur fourrageant au glaive dans la plèbe, débordé par des flèches décochées et des implications de sens où il resta le cloué de lui-même, il lui fut difficile de rester au fauteuil, penché au bureau, sans être tenté par les distensions faramineuses de la lyre, capable qu’il eût été, à lui seul, d’aligner en livres une chaîne de monts Olympe. Et pourtant il n’en fit rien. Lui qui pouvait s’envoler, au détour de chaque brèche, sur cent pages de développement fulgurant, à dents serrés, retenait ce pouvoir. Cette force grondante n’en rejaillit que plus fort et en trombes, en chaque épisode, saynète ou séquence de choses vues et revisitées à l’écorchure. Céline fait sauter les volcans, non dans le panorama, à l’horizon lointain des gigantismes, mais en prise directe avec le scandale des situations, des actes, des pensées, et surtout des mobiles qui les engendrent. En l’espèce, rien ne le surpasse, pas même Proust, qui raffine plus loin et plus profond, mais rend ses momies à leur vapeur et se retranche en majesté. S’il m’est impossible, lisant le Voyage, de ne pas m’esclaffer à tout instant, de réprimer une sorte de hoquet, de manie rigolarde à se taper sur les cuisses, le réflexe ne rend pas justice de l’éventail d’impressions. D’ailleurs, je module parfois mes hoquets, j’en fais du soupir consterné et admiratif, j’essaie des moues plus fidèles. Le récit est si juste, si enlevé et dans le mille, qu’il manque au cerveau humain la capacité réceptive, l’adéquate, la séante. La réaction physiologique reste en-deçà du sens libéré par les mots. Ce rire machinal, standardisé et impropre, révèle une difficulté du lecteur à encaisser la blessure dite en chacune des saillies, leur cri subliminal. Est-ce de la pudeur ? La peine suppure. Cabrée en ironie, en sarcasmes records, la détresse se tord dans une grimace ou fuse dans une syncope. Céline n’escamote pas sa douleur, il la brandit à froid. L’outrance débraille tout dans l’horreur explosive et c’est pourtant une tendresse massacrée qui inquiète et qui hante à la sortie de ces abattoirs en tous genres. Dans l’après-coup des semonces, un Céline titubant double chaque fait-divers. Le lecteur en reçoit la peine sans savoir d’où elle vient. Céline l’envoie moudre son noir juste en retrait du curseur. Mais si le lecteur n’accède pas à l’ombrage, il en reçoit la froidure. Au reste, point de passages compensatoires ou de réconforts ; tout ce qui ressemble à une éclaircie palpite dans un regret, un fantasme ou une crise mélancolique. La bonté d’Alcide ou de Molly n’y paraît que la forme rare d’un malheur digne. Seule la catastrophe fluctue, dont Céline invente la météo et les fausses embellies. On ne peut plus suivre l’intensité, l’une après l’autre, elles se recouvrent. Rien ne brûle dans cette vie, qu’au détriment des brûlés. Débrouillez-vous avec ça, laisse entendre Céline. Car l’écrivain trouve dans l’urgence, dans la nécessité immédiate d’être compris, une éloquence de combat. Il compresse l’indicible. D’où cet exercice virtuose d’une prose châtiée accidentée d’un argot placé avec soin aux articulations, aux liens de subordination, avec des « malgré que », des « c’est lui qu’il a dit » dont l’incorporation très choisie, plus que l’effet de gouaille et l’électrocution de registre, tétanise le discours, le raidit, le hérisse d’angles durs en plein milieu. Céline trouve à ce clavier un effet de franchise implacable, un ton de désarmé offensif qui donnent à son timbre une amplification offusquée et le délié agressif, d’une invention sans pareille, de sa pente oratoire.
D’où vient ce plaisir grave à lire le Voyage ? J’ai attendu 34 ans avant de le relire tant je voulais me réserver une sorte de primeur regagnée à l’oubli. Comme œuvre d’art humaine, comme texte littéraire, ce roman est une victoire de l’imagination sur l’écrasement universel. Non que son terrible pessimisme y soit réversible, mais sa flamboyance montre une riposte exemplaire aux principes destructeurs. Rouvrant le Voyage, je m’aère aux embruns d’une liberté intrépide. Chaque abjection y trouve sa bourrade, son répondant au centuple, sa volée de mots ennemis. La jubilation d’une grande aventure se double, et pour lui donner toute la place, d’un exposé vengeur impliquant toute l’espèce. Céline, d’un seul tenant, accomplit la grande tournée punitive. Il a trouvé l’angle juste et la bonne prise pour crever l’outre pleine d’immondices. A la façon d’un volontaire malgré lui qu’il fut sans doute, il se réveilla plus souvent qu’à son tour dans les bas-fonds du carnaval, engagé dans les spirales du siphon. Dans Voyage au bout de la nuit, un Moyen-âge des temps de peste, fagoté d’attributs modernes, ouvre partout des yeux d’effroi et de survie. On pense, aux yeux ronds plein de peur et d’envie, aux postures prêtes à détaler, au thorax palpitant de crainte, à la métaphore d’une immense ratière. Atteint d’une pitié hargneuse, complexe et dilettante, Céline y portraiture les ragondins en habit, les sorcières et les ogres du quotidien avec çà et là de feintes timidités d’anthropologue afin d’en restituer encore plus fidèlement les faciès. Le lecteur le moins attentif ne peut échapper aux comptes rendus des bestialités, et à leurs effets de miroir. Céline n’oublie rien des flammes troubles dans un regard et du foyer qui l’anime ; comme aucun écrivain il en capte les girations criminelles. La dénudation forcenée à l’œuvre dans le Voyage élève le portrait humain à un nouveau genre : celui de débandade ; hommes et femmes s’y dissolvent à vue dans une sorte de putréfaction situationnelle.
Je ne vois pas qui pourrait se prétendre guéri, à jamais guéri des hommes et des femmes. Céline ne fait pas comme si on ne sait quelle distance, expérience ou amnistie, pouvait gommer ou ne serait-ce qu’atténuer l’état convulsif des choses, et surtout éteindre le glas attaché à chaque être, sonnant le trait mesquin et rapace qui en signe le passage terrestre. Voyage au bout de la nuit ne risque pas de vieillir, car tout ce qui arrive, doit arriver à un être humain, y est consigné. La vie y consonne avec la mésaventure. Certains mièvres parleront d’exorcisme. Je ne connais pas dans le détail le rite romain de l’exorcisme, mais pour la chasse aux démons, Céline a fait le tour, et s’est visé lui-même en premier.
L’ironie dont on a tant parlé à propos de Céline, à force d’assumer à elle seule les réalités immondes, n’est plus de l’ironie, elle n’active plus ce fond de ricanement nerveux qui souvent en accompagne le déclenchement. Son martèlement se transforme en frappe sur l’enclume. A la cognée, sa giclée d’étincelles éclabousse tant qu’elle peut. Un sentimental y verrait des larmes de feu.
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Nécropolis, Herbert Lieberman

9/21/2022

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Longtemps, le roman d’Herbert Lieberman, Nécropolis, ne fut qu’une couverture, l’image d’un texte dont je ne savais rien. Le nom de l’auteur aux syllabes bien sonnées, le titre âcre et intimidant, et surtout la photographie explicite en première de couverture : les pieds d’un cadavre à la morgue, recouvert de son linceul, portant l’étiquette d’identification à l’orteil, signaient le statut grinçant d’un livre infiltré dans les familles, accédé à ce rang improbable des romans lus « par tout le monde », c’est-à-dire, en 1976, par les maris en cravate après le bureau. Le roman rutilait noir entre les classiques défraîchis, les volumes pesants, les spécialités en dix volumes reliées cuir, les briques jaunies d’un encyclopédisme daté ou d’une pédagogie d’après-guerre. Nécropolis tranchait par sa vindicte, plus froide et vénéneuse que provocatrice. Aperçu à neuf ou dix ans au pied des immeubles, dans des caisses abandonnées ou sur les brocantes, le roman lâchait son timbre de gong. Un grondement sinistre évocateur de sous-sols et de prophétie lugubre, doublé d’un halo médical, lui-même précurseur de l’odeur phéniquée, forcément mêlée à une autre, grasse et insinuante. La couverture condensait un mystère tentateur de réalités choquantes. Je sentais son taux élevé de propriétés dérangeantes, de celles propres à susciter le sentiment vague, pénétrant et durable, de l’appréhension. Je l’appréhendais dans les deux sens du terme, à distance. Il toisait les lecteurs, les haranguait à la menace, par son calme noir et glacé. Son titre cinglant jaillissait de la couverture et mordait le regard.
Le joyau malfamé, patiemment, me donnait rendez-vous. Le titre finit par disparaître des cartons, des éventaires, évacué des caisses où les familles l’avaient jeté plutôt que remis dans le circuit. Deux décades au moins l’ont relégué à l’oubli, déteint son éclat clandestin, avant que son venin typé n’ait refait surface. Je cherchais déjà, et je cherche toujours, des textes hybrides, des chemins de traverse dans les genres consacrés. Nécropolis me revint en mémoire comme une promesse d’ouvrage échappant à son genre déclaré, débordant ses codes et ses cadres. Ainsi, je n’ai lu le texte que quarante années après les frôlements d’enfance évoqués plus haut. Depuis la fin des années 70, les séries et le cinéma ont fourragé dans le domaine médico-légal au point d’en faire un secteur ouvert au public ou tout comme. Le roman de Lieberman, lu après cette déferlante, aurait pu en pâtir, teinté d’une apocalypse démodée. D’ailleurs, le héros du roman, le professeur Konig, légiste new-yorkais, a dû fournir l’un des modèles de cette veine surexploitée, dans le polar, où le médecin supplée l’enquêteur. Or, le héros de Nécropolis, indissociable de l’atmosphère new-yorkaise des années 70, violentes et suantes comme une cale labyrinthique entre les tours et les no man’s land, possède ce grain de stupeur tendue d’une exploration pionnière, d’un arrière-goût de « première ligne ». Une chape d’angoisse, concentrée sur Konig, se répand à toute chose. Une ambiance d’acouphènes, de froissement textile exagéré, d’excès blafard, de pression névrotique dans les taches et les relations, donne à Nécropolis un relief accusé, un tempo à cran, qui tient le roman à l’écart des stéréotypes. Beaucoup mieux que dans mon souvenir très dilué de « la trilogie de verre » de Paul Auster, Lieberman restitue l’insomnie identitaire de New-York. Texte classé et primé dans la catégorie policière, Nécropolis déploie une richesse d’arrière-plans et de lignes de fuite où les gouffres aventureux de la ville, ses grottes à charpentes sont données à sentir. Lieberman trouve le point d’accord entre la mélancolie de son légiste et la nuit naufragée dont NY est le perpétuel sous-titre. Si je passe la comparaison molle entre l’autopsie des fondations d’édifice et celle des cadavres, il n’en reste pas moins que les effets de rue et l’évocation des bâtiments qui les bordent donnent un puissant relief organique à la ville. Dans Nécropolis, les débris anatomiques de chair, d’acier et d’asphalte, plus ou moins volontairement égalisés par Lieberman, reluisent d’une vie seconde, pris dans une résille électrique, une vaste turbine qui galvanise sans distinction le mort et le vif. La Nécropolis de Lieberman donne l’idée d’une embouchure du Styx mais en double sens. L’air noir et somnambule fusèle les allées et venues d’une dérogation béante à la frontière du vivant. L’abîme y bat du clapet. Liebermann paraît réussir une levée en coupe de NY, sa radiographie déjetée, le tableau artiste auquel ils aboutissent, sans peut-être l’avoir voulu, je veux dire, sans l’avoir voulu autant. Non que Nécropolis constitue un long poème de New-York, mais sa masse électrique parcourue de sirènes, ses hangars béants et immeubles désaffectés, ses taudis complexes qui l’approfondissent d’une termitière sans cadastre, Lieberman en dresse les arches véhémentes et les carcasses fossiles. La nuit fait sa patine des ossatures mal nettoyées, des supports à lampe-torche et gyrophare, nous entrons sous l’influence d’une note sourde annonçant un monde intermédiaire. Je pense au hangar le plus lépreux de l’enquête, cette nef de suie aux grincements de temple sans nom dédié à la perdition ; mais aussi à cette berge, ce marécage sous les ponts où remontent les restes envasés des victimes. Mais ces trouées ne font pas le roman ; Lieberman n’y va pas, du moins pas carrément. J’imagine son éditeur, ou ne serait-ce que l’ombre tutélaire des affaires, penchés sur son épaule, le dissuadant d’ouvrir en grand les dessous new-yorkais. Les personnages de Nécropolis chancellent aux lisières, ralentissent au pied des galeries les plus noires. Ils s’avancent, s’exposent à des radiations de ruines fraîches, pleines de poutres et de rivets, s’arrêtent au milieu de stalactites inédites, mais ils n’y basculent pas en entier. Ils gardent l’uniforme et les réflexes de la surface. Cent mètres plus loin dans les souterrains ou les étages sans lumière, dans les tanières au fond des éboulis, les annexes condamnées du métro, et le genre littéraire du roman, policier et hybride, le polar poétique passerait à l’éblouissement, à la pulvérisation des assises liées au genre. Nous passerions au non genre, nous dépasserions les offices et les rubriques, le cahier des charges. Soudain, nous passerions du polar audacieux à la ville traversée ; au foudroiement rétrospectif retracé et gainé par l’accélération des mots. Nous en serions alors, d’un coup, au reflux de force sur la page ; au broiement rythmique de l’homme dans la ville, tel que Jacques Prevel en a recabré en vers libres les éclairs. Le lecteur effleure, dans Nécropolis, les fonds organiques d’une civilisation régressée à ses piliers rugissants. Ce sont presque les sous-sols antiques de New-York atomisé découverts dans La Planète de singes. Cette régression cyclopéenne ouvre sur le monde de la rencontre mise à nue, sur la plateforme inattendue, grésillante d’éternité et de retrouvailles imminentes ; là où l’heure sonne de trouver la formule, d’articuler en gestes et en regard la juste et définitive étreinte.
L’intrigue seconde, qui à rebours devient la première, en vient à cet abîme de gravité. Car le père recherche sa fille. Elle a disparu, sans que le père sache si sa fille est morte quelque part ou si elle vit retirée. Artiste peintre en rupture de ban, privée d’une mère emportée par la maladie, coupée d’un père toujours absent, abstrait, accaparé voire hanté par les corps assassinés, leurs débris humains repêchés par la police criminelle, la fille donne au mythe urbain son héroïne la plus reculée, la plus transfuge entre les deux mondes. Cette jeune femme introuvable, que son père craint perdue, engloutie dans les bas-fonds, décoche la réponse à la question phare et non formulée « que faire ici et maintenant, une fois née sur la terre ? » La réponse filée, plus grondante que le tumulte new-yorkais, d’un angle oblique plus glorieux que la herse de ses tours, excède de loin les bornes établies du polar : Peindre.
En passant, Lieberman s’offre le luxe d’esquiver le portrait « de l’artiste en jeune femme », lui préférant, pour donner plus d’épaisseur à la jeune artiste, une condition radicale et sublime. Lieberman entre dans la matière fébrile, il tient à dire quelque chose, un propos hauturier, impérieux, qui le tenaille bien plus que les conditions imposées par son éditeur. Peut-être s’en veut-il de le vouloir, il veut parler d’Amour. Inaccessible, introuvable, la fille de Konig ressemble à un pur extrait de New-York, au détachement volatile d’une divinité tutélaire envolée d’un très haut fronton. Le seul tableau trouvable de la jeune femme, levé en son absence et en son nom, semble avoir été soufflé, embué plutôt que peint. Le tableau, suggère Lieberman, est d’un abandon magistral. Il ne claironne pas l’écriture audacieuse, la provocation bizarre d’un stylé né à New-York. Le tableau est un ciel, et il reprend ce motif maître à zéro, comme si le paysage n’avait que très peu existé jusqu’alors en peinture. La jeune Konig en revient à la terre inondée de soleil. Vu par les yeux du père, le tableau s’allume pour lui, il l’attendait pour rayonner à pleins feux. C’est uniment un couchant maximal, en altitude, et un autoportrait transparent, un apaisement grandiose broyé en phosphènes. Nécropolis porte comme un chant second la douleur filiale, des images latentes de naissance, d’enfant jeune sous la lumière précise d’un recoin de saison, les traits saisis dans une image qui perdure et défie le temps, s’obstine à l’emporter sur la razzia des jours et de la séparation.
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L’Oiseau bariolé, Jerzy Kosinski

7/6/2022

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L’Oiseau bariolé de Jerzy Kosinski, remplit toutes les conditions d’une curiosité littéraire. Le roman raconte le calvaire picaresque d’un jeune garçon, qui, dès lors que ses parents, juifs persécutés, le confient à un étranger de passage au début de la guerre, va de mésaventures en supplices, et ne doit sa survie qu’à la fantaisie narrative de l’auteur. Car Jerzy Kosinski donnera son récit comme inspiré de faits réels, avec un culot d’escamoteur que finalement la critique lui reprochera davantage que le travestissement des faits. Pour ma part, non seulement je me soucie peu du point de départ, factice ou arrangé, mais j’admire le remue-ménage stratégique mené par l’auteur, sorte de mondain insaisissable, Professeur à Yale, Président du Pen Club, qui a amplement servi la fortune de son livre.
L’argument à lui seul rejoint la simplicité des grands mythes, y compris et peut-être surtout grâce à la chute dans le temps résultant des contrées perdues sillonnées par l’enfant. L’époque se dérobe dans l’épaisseur de la glèbe. Ironie grandiose de principe, la Seconde Guerre Mondiale, dans la supposée Pologne profonde, y devient une querelle civilisée à côté des péripéties immondes dont L’Oiseau bariolé forme l’album. L’expression « sans pitié » y trouve sa plus longue et éloquente image. Car nous voici dans la boue, à l’heure du dégel, sur des terres reculées où l’atavisme, l’idiotie et la brutalité datent, non du Haut Moyen-âge, mais des heures sombres du Néandertal. Les patates n'y poussent qu’au hasard, en bouquets germés entre deux flaques. Les hameaux et les masures, tout au plus des tanières enflées, des grottes à toiture, des huttes, des tas de pierres où fume un trou sans cheminée, dessinent des solitudes hargneuses où Perrault et Grimm ont dû prendre certains effrois topographiques de leurs contes. Dans la jeunesse des conteurs, un va-nu-pieds sorti des bois, en hardes, un soir de village, un gueux surgi des brumes a dû faire étape et marmonner des légendes, des lambeaux d’histoire prélevés à vif sur la charogne perpétuellement vivace des vies grouillant à l’abri des regards, ce mélange de choses vues et de contes érodés par la tradition orale. Cette inspiration probable des deux célèbres conteurs, semble jaillir dans son état originaire dans le roman de Kosinski. Car si la part de faits vécus, dans L’Oiseau bariolé, est sans doute faible, marginale et outrée par l’imaginaire, il n’empêche que l’auteur propose, mieux qu’un sommaire et un récit chapitré, un train fantôme aux alcôves, niches et tournants dont l’origine n’est sans doute pas fantaisiste. Le témoignage des anciens à cet égard a dû se révéler précieux, histoires de grands-mères dont Kosinski a dû aggraver le folklore et les anecdotes les plus rustiques. Car plus que l’oiseau, c’est la campagne profonde et ses enclaves arriérées qui sont bariolées à l’extrême. L’excès des situations et le renchérissement de leur caractère insolite à chaque détour de chapitre l’emportent assez vite sur la compassion éprouvée à l’égard du héros. L’horreur fantasque des antres et des ogres inédits que nous donne à lire Kosinski prend le premier rôle. Aussi parce que le garçonnet, violenté à l’extrême et toujours sur le point de rupture, résiste à tout, surmonte le pire, comme une sorte de ludion adapté aux épreuves. Le jeune bohémien, pâture à sévices, victime d’élection, devient le guide d’une attraction terrible, sur un fond d’histoire presque dissoute. L’Oiseau bariolé se présente ainsi comme un tour, un circuit dont les tréfonds hostiles correspondent à des tentatives de records glauques. Kosinski ne s’enflamme pas dans le style, préférant, pour atteindre l’acmé dramatique, une manière de propos consignés. Une tonalité facilitée par l’atmosphère de stupeur presque sans trêve causée par la rencontre des lieux inconnus et de leurs occupants. Une partie de l’opinion, en Pologne, jettera l’opprobre sur le roman, son auteur et sa famille. Le portait de la paysannerie polonaise, jugé infamant par celles et ceux qui se sentirent visés, est pourtant l’une des réussites indiscutables du livre. Que l’auteur fasse allusion à des trous perdus à l’Est de la Pologne ou à d’autres endroits reculés, ne stigmatise pas une peuplade plutôt qu’une autre. L’Oiseau bariolé épingle une mauvaiseté incurable, une brutalité abrutie, universelle, que l’on reconnaît à travers son mode aveugle et acharné. Mais là où la dénonciation aurait pu tourner court, le grand-guignol atomise les considérations trop crispées et les vanités solennelles d’un message universel. A la lecture des affres, le double mouvement de répulsion, face aux crimes, et de jubilation face au merveilleux poudroyant qui les encadre, plonge le lecteur dans les délices d’un théâtre d’ombre et les peurs archaïques de l’enfance. Les tortures et les offenses, comme en certaines pages sadiennes, prennent l’inconsistance rêveuse d’un carnaval qui ne finirait plus, tandis que l’hiver pénétrant paraît celui, irrationnel, d’un pays hivernal à saison unique. Chaque nouveau gîte, autant dire chaque nouveau piège pour l’enfant livré à lui-même, représente une tentative de paroxysme pour l’auteur. Une part de burlesque naît de cette enchère automatique où le tragique est teinté de guignol. Au seuil de l’histoire, le lecteur tremble de découvrir la forme de l’ennemi, le visage des monstres. Il les présume hauts en couleur, hors de l’humanité, golems des sudètes, vouivres de l’Est sordide. Or, nulle créature des marais ne vient soulager cette attente et les personnages de mésaventures sont bien pires que les monstres attendus. Kosinski pousse au dernier degré le sens de l’adjectif « fruste », soudain déclassé et inepte au pied des dragons fourbes et bipèdes auxquels l’enfant se confronte. L’imaginaire conflue à la tête de l’horreur, au reportage de la cambrousse assassine, de la ruralité glauque et sa sorcellerie crasseuse. Un bizutage à morts multiples attend le héros-garçonnet, littéralement, purement et simplement puni d’être né. A partir des mauvais traitements consécutifs aux premiers placements, les évènements vont monter en gamme. Les arrières tabous, les plus sauvages incestes, tel un arrière-plan routinier de ragondins forniquant sur un îlot fangeux, juché sur une balancelle de mousse et de branches, donnent lieu à maints levers de rideau sur un festival enragé d’obscénités. Le viol se réinvente dans des replis de cauchemars insatiables où le héros non plus que le lecteur ne peut reprendre son souffle. Le fond présumé de l’horreur donne une suite toujours plus basse dans la sentine des cerveaux torpides de reîtres au profil de varans, repris par des vices tenaces et difformes.
Je ne garde pas le souvenir d’une lecture emportée mais l’appréhension de tirer le prochain rideau. Dans l’outrance des faits, Kosinski atteint une monotonie de l’abject digne du grouillement au fond des ratières. L’oiseau bariolé, par sa sobriété de style contrastant avec les faits relatés, entraîne dans un faux rythme où l’horreur entassée finit par créer une impression mixte où l’excitation fatiguée le dispute à l’écœurement. La règle d’écrasement où tout ce qui vit doit être trucidé aboutit, au fil de la lecture, à une sorte d’engourdissement, de diminution sensorielle. Kosinski n’a sans doute pas choisi ces effets secondaires, mais sa narration en retrait développe une image de l’homme presque fascinante. La condition humaine se transforme en variante de la rage ; une rage endurante car parcourue de phases lucides aggravant la voracité cruelle. Pas un homme qui ne soit un ogre, pas une femme qui ne soit ogresse ou sorcière, en une suite ininterrompue de monstres agraires.
L’oiseau bariolé attire également par une promesse d’objet d’art. La coutume qui inspire le titre, en elle-même, forme un terrible poème. Selon Kosinski, les villageois d’Europe centrale, pour se divertir, capturaient un oiseau, le bariolaient de couleurs, et le relâchaient ensuite, sûrs de le voir attaqué et mis en pièce par ses congénères qui voyaient en lui un intrus. Ainsi Kosinski voulut-il saisir la résonance universelle de la coutume, celle du rejet, de l’ostracisme, de la « différence » persécutée, et placer son récit sous l’égide de cette cruauté. Cette coutume suscite toutefois une autre image, récalcitrante en dépit du compte rendu abominable dont elle figure l’enseigne. Celle d’une pratique différente de celle rapportée par l’auteur. Après tout, rien ne dit que Kosinski ne s’est pas trompé à cet égard. Lui-même, est-il allé voir sur place ? J’aime à penser, pour ma part, que dans un esprit proche des fauconniers, il se trouvait, à l’Est de la Pologne, des garçons, des fillettes, peut-être même un seul, une seule, dont la passion pour les oiseaux avait passé les rivières, les hameaux, et avait formé une légende. L’oiseau, peut-être domestiqué comme dans le merveilleux Kes de Ken Loach, les ailes délicatement teintes par son oiseleur, aurait été lâché, les jours de fête, non pour être une proie décimée dans les airs, mais pour les attirer, les mener, en chef d’escadrille, dans un fantastique tourbillon d’ailes. L’autre poème visuel en surimpression des atrocités, vient d’un objet magnifique qui aurait pu faire un roman. Du moins fait-il un tableau, et l’un des plus lancinants du récit. Il s’agit de la « comète » du jeune garçon. Son outil de survie et son arme de défense. Une comète, apprend-on dans L’oiseau bariolé, est une boîte de conserve recyclée en réchaud portatif. A l’extrémité d’un bâton, la boîte percée où les braises pétillent à clairevoie, ressemble à une lanterne magique. Virevoltant ainsi comme un satellite du garçonnet, la comète lui donne l’allure d’un frère du « semeur » peint par Van Gogh, le même genre de figurine clopinant dans les paysages comme leur emblème miniature.
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H.R. Giger

6/25/2022

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La première image de Giger, celle qui s’impose, remonte à une anecdote dans un dossier Starfix. Le numéro spécial consacré au tournage d’Alien, mentionnait la présence du Suisse, invité par Ridley Scott à superviser les scènes de sa « créature ». L’artiste-sculpteur, à la pause, intriguait l’équipe par son comportement. En plein été, sur l’un des talus herbeux bordant les studios Pinewood, blême, le cuir fermé jusqu’au menton, dans la posture de l’homme de Manet, le bourgeois libertin du « Déjeuner sur l’herbe », Giger rôdait à l’écart. Ainsi, certains virent en cet homme réputé aimable et volontiers rieur, une aura trouble, celle d’un olibrius incertain, apprenti-sorcier vaguement ogre par sa mine joufflue et ses yeux globuleux. Le lugubre surfait et la froideur surjouée du Suisse n’ont pas dû manquer d’agacer. Un agacement toutefois doublé d’une énigme, d’une gêne persistante, d’un courant froid excédant le folklore gothique et les simagrées de messes noires auxquelles la personne de Giger ne se rattachait qu’en surface. Car malgré les oripeaux, la posture et les malentendus de la timidité, l’oiseau rare ne se laisse pas confondre. Ce profil de loustic, de numéro profondément singulier n’a jamais dévoyé l’œuvre par une appartenance de l’artiste à des codes bien trop étroits pour l’envergure de son art. Reconnaissables à un style grouillant et géométrique qualifié de « biomécanique » par leur créateur, les peintures à l’aérographe de l’artiste attestent la fermeté et le fini d’un art visionnaire, assurément, mais d’un univers graphique, surtout, dont Giger fut le maître. Le sfumato inimitable tiré des plus fines buses de l’aérographe, ce stylet électrique échappé d’une console de dentiste, distribue aux lignes et aux motifs une texture de gelée vaporeuse à quoi rien ne ressemble en peinture.
Mais d’abord, avant Giger et sa main d’œuvre, ses tableaux, au premier regard, pénètrent en force les sens. La tonalité sinistre de l’univers, l’imagerie crue se jettent au regard dans une mêlée sensuelle et ombreuse de fastes inconnus. La première impression, impériale, se double du repérage révulsif de détails cruels, salaces ou organiquement aberrants. Giger a notamment inventé d’horribles bambins en série, génération ratatinée et aveugle d’enfants nés de la bombe. Nés sans mère, comme germés des gravats irradiés, entassés en couveuse ou en attente qu’un officiant les extirpe d’un coma artificiel, les têtes boudinées des « Enfants nucléaires » de Giger, si l’artiste les déclare mutants de l’ère atomique, rappellent aussi bien une version aggravée du Meilleur des mondes d'Aldous Huxley, que les soldats américains annoncés par Antonin Artaud, armées de clones levées à force de prélèvements séminaux. Mais Giger excelle davantage dans une manière affilée, élancée, courbeuse et longiligne, dans la criblure de fines aspérités où anatomie et parois font corps. La chair, sa rondeur et ses renflements, prennent chez Giger la consistance biomécanique, sans correspondance tridimensionnelle, d’un métal souple comme le cuir et transparent comme une gemme. Le peintre suisse cisèle le rêve d’une anatomie développée où carcasses, veines et tendons en leurs lacis et réseaux, appellent toujours d’autres rouages et une frénésie tortillarde parente des luxuriances équatoriales. La saturation organique de cette métallerie osseuse aux souplesses d’anneaux, cherche la sortie en des enchevêtrements d’exosquelettes à têtes d’hydre pratiquant l’auto-copulation ou raccourcissant le cycle de la vie et de la mort en une brève chaîne viscérale. Conscient sans doute, que ses tuyaux et artères ne menaient nulle part, Giger leur a inventé des emplois, des raccords d’organes, des majestés cérémonielles. Une viande majestueuse, métal dur et ductile, singe en nœuds et pénétrations des architectures sexuelles, de vastes palais ou galeries bâtis sur des copulations démesurées et perpétuelles. La poche et la membrane y prennent la beauté spectaculaire des vues d’autopsie, mais sans le désordre du sang. L’artiste biomécanicien pratique l’art vertébral de monstres inventés en coupe, exauçant au passage l’un des plus entêtants désirs d’enfance, celui d’ouvrir les peaux, les poches, les parois des jouets pour accéder à l’intérieur et y vérifier un secret : celui du dedans. Giger résout à sa manière peinte la dualité de l’intérieur et de l’extérieur, cette vieille lune atomisée par toutes les violences du XXème siècle. Au gris moiré de bistre et de violet, dans une patine d’acier et de bronze, Giger invente une cuirasse à vif de l’organe, sa palpitation transparente et ses fibres à clairevoie. Ses créatures tentaculaires et glandulaires, agglomérées à des nefs et galeries cyclopéennes aux arches thoraciques grondant à l’arrêt, bardées et ruisselantes, lancent une menace géante. Giger décline en porches et antres faramineux, en grottes aussi vastes que des planètes creuses, des fécondations machinales dont la devise pourrait être : architecte et mandibule. Historiées de trompes et de vulves, les parois murmurent le crime lent et complexe d’un désir assouvi à fond de ténèbres, réalisé dans la totalité de son éclat noir, toujours en circuit fermé, en mode clos et damné. Par les fioritures crantées et les aspérités riches de ses architectures vivantes, Giger invente une texture dont le propre est son très haut coefficient d’exotisme, sa facture de réalité étrangère. La forme torse et profilée de l’os y devient l’unité d’armature d’une géologie aussi aberrante et vivace que plausible, par sa régularité, où le souvenir anatomique se dissout et s’oublie dans une fonction cavernicole et palatine. Les vapeurs et scintillements millénaires, par leur teneur saisissante en lointain, par l’inquiétante étrangeté de leur style extraterrestre, avaient de quoi séduire Ridley Scott pour le décor de son film. Alien célèbre aussi, par son exploit de terreur, la cohérence hostile déjà présente dans l’œuvre graphique de Giger. L’art du Suisse, bien qu’instrumentalisé par le film, garde son charme buté que la mise en décor n’a pas attendri. Si Alien exalte la part criarde de l’œuvre, si le mauvais genre, phallique et à crocs, revient et jure comme un geste irrépressible du peintre, tirant son œuvre sur le versant de l’illustration fantastique, non loin de la B.D. hyperviolente, il n’en reste pas moins que la manière du peintre défie notre capacité à lire ou deviner ses mobiles. Son exactitude maniaque déploie une grandeur sauve de tout levier psychologique ou compensation psychanalytique. L’excitation sexuelle et artistique unifiée, en chacune des œuvres, traduit une extase virtuose, une sorte de kief à main levée, lisible aux traits pacifiés, assouvis et repus du Suisse. Lui que certains nomment « le maître de l’obscurité » et à qui, il y a quelques années, une exposition intitulée « Seul avec la nuit » a été consacrée, œuvrait en effet à des fondations toutes nocturnes, à de pures hauteurs, rêveuses et crénelées, aux schémas de fosse de l’immensité sidérale. Y compris lorsque les scènes de Giger introduisent des corps. Un silence de grands fossiles oubliés enrichit en les brouillant les focalisations sur les étreintes complexes, les béances, et les transpositions de fantasmes. Une architecture toute puissante engouffre dans sa massivité vénérable les lectures trop explicites et anecdotiques. L’unité du décor subjugue les tentatives démonstratives, la part d’intention trop pesante. Dans ces cathédrales d’étreintes et d’entrelacs, une beauté sévère naît d’un geste qui ne se voit plus faire, qui ne s’occupe que de la perfection de ses colonnes grimpantes, de ses arceaux, avec, somme toute, un génie aveugle et bâtisseur d’abeille ou de termite. Le corps humain reflue, certes, récurrent, obsédant, mais selon des modalités strictes d’inclusion : androgyne et autoérotique, il offre son modèle à des coupes de vaisseaux-arches. Les morceaux choisis : cuisses ouvertes, vulve et phallus assortis de têtes aveugles elles-mêmes phalliques et bombées comme des béliers d’assaut, donnent leur élan à l’assemblage des constructions audacieuses. C’est dans ce Kama Sutra de monuments entre eux que culminent les aérographies de Giger. La somptuosité biomécanique magnifie des positions sexuelles devenues des hiéroglyphes très complexes, vénérables par la finesse de l’encre vaporisée. Sur la pente grandiose de ce rendu solennel, le loustic, en Giger, refait surface et ne peut s’empêcher de vriller à la bouche des sylphides, telle langue serpentine, pareille à une foret ou une corne annelée. Le détail salace saborde la ferronnerie d’art ou la corse d’une épice de débauche, dans une indécidable tension entre la finition heureuse et la fausse note qui tient l’œuvre à sa crête vibratoire. Tiraillé par Lovecraft et ses gluances de l’abîme, obnubilé par le mystère de la femme oraculaire, goule et furie, fasciné par l’Egypte, ses tombeaux millénaires et ses momies, Giger met soudain à l’extrémité de ses monuments anthropomorphes, un style de tête orientale, un visage androïde à prunelles révulsées, mi-mannequin, mi-cadavre, spectre dans la ferraille, déesse de conte hindou.
Relégué peu ou prou à un original de talent, d’un artiste toqué de la culture pop, Giger ne déroge jamais à un niveau de finesse qui défie le tremblé humain du tracé. Cette sûreté de geste, en sa maîtrise jubilatoire, suffirait à le distinguer comme peintre, et de grande classe. Comment pourrais-je brader l’impression forte éprouvée à mes 14 ou 15 ans, face aux reproductions, assez difficiles à trouver à l’époque, des œuvres si minutieuses et abouties et inséparablement porteuses d’atmosphères stimulantes, créativement stimulantes, c’est-à-dire gorgées de modernité. Le clinquant agressif de cette peinture à l’encre aérienne frayait une voie unique, et mon essai laborieux, à l’adolescence, de cet outil fascinant qu’est l’aérographe, ne fit que décupler mon admiration pour les résultats que le Suisse sut tirer de l’outil et de son maniement délicat, ultra-sensible, à un ou deux centimètres du papier. De cette rencontre entre la caresse vaporeuse et la bestialité froide des scènes, naît le baroque d’une métallerie bi-dimensionnelle où s’accomplit l’un des destins géniaux du contraste. Giger, par le tracé industriel de ses contours et le raffinement ombreux de ses cuirasses, par son excellence dans le dégradé infime, aussi par la mégalomanie vorace de ses structures à nuit ouverte, prend place aux côtés de Piranèse et Tchernikov, ces dentelliers de la mégastructure.


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Les Plâtres peints d’Alberto Giacometti

6/20/2022

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Nu debout sur socle cubique. Plâtre peint, 1953.
En 2007, le Centre Pompidou présentait, au sens propre, l’atelier de Giacometti, l’antre fameux de la rue Hippolyte Maindron. Mis en kit, les murs démontés, sciés à ras bord et présentés dans leur nudité pariétale, plus sombres et griffés qu’un cuir de brontosaure, exhibaient leur épais palimpseste. La prouesse interrogeait sur les moyens mis en œuvre pour pratiquer une telle ablation mais l’étrangeté spectaculaire de la manœuvre, tout en accaparant l’attention, ne fut peut-être pas l’apogée de cette exposition. Car à côté de cette fresque en puzzle, placées en contrepoint des parois bistres, se dressaient les sculptures blanches de l’Italien, ses plâtres rehaussés de traits rouges. Baselitz autant que Lupertz ont dû bien s’en souvenir ; le premier, entre autres, pour son homme à demi incliné, au bras levé, et son allure de statuette d’oscar, bariolé d’ornements ainsi qu’une amphore grecque ; le second pour ses divas à têtes outremer, outrancières et païennes. Dans les deux cas, les plâtres peints de Giacometti avaient ouvert une voie.
Matière de réputation pauvre, le plâtre pratique l’éblouissement au long cours. Préposé aux maquettes, à l’ombre des fonderies et du bronze tout-puissant, le plâtre sculpté que j’avais vu au Musée Rodin, dans les modèles réduits des Bourgeois de Calais par exemple, ou encore celui monté sur socles pivotants dans le Camille Claudel de Nuyten, m’a toujours paru une matière affolante. Pour creuser son plâtre et garder sa blancheur, en accuser les saillies, en brandir les contrastes, le sculpteur joue serré, il pourchasse à la gouge un espoir lesté de cette contradiction insoluble : une blancheur claire-obscure. Son travail ressemble à une bataille d’ombres traîtres. Dans ce milieu de contraste empêché, le trait, l’intrusion mordante de la peinture tranchant sur le blanc, offre l’élément de brisure des jeux d’ombres pâles. Toute la justesse du dessin tremble dans cette superposition entrecroisée de quelques traces sans repentir possible. La ligne, crénelée par les aspérités du plâtre, y prend une valeur de marquage cérémoniel. Mais au prix de ce risque, la vibration récompense. Voici le trait et l’encoche mutuellement exaltés. Le « Nu debout sur socle cubique » de 1953, culmine à la tête des plâtres comme l’un des plus aboutis, l’un des plus éloquents d’Alberto Giacometti. J’y vois, dès la première vision, un secret résolu de l’art sculpté. Le XXème siècle bascule, il régresse hors du temps dans une antiquité reculée, indistincte, une préhistoire de l’Art totémique. Sinon que chez l’Italien, le dessin est élaboré à l’extrême, passé par la Renaissance, le surréalisme, le cubisme, et l’influence des arts premiers. Le primitivisme des traits, la tête réduite et oblongue, le figement tribal de la pose donnent le fuselage d’une énigme intense, tandis que l’éclat du plâtre rappelle le maquillage blanc de certaines tribus africaines, lorsqu’une pommade très blanche farde la peau noire. C’est alors le blanc, sous l’effet des rehauts peints, qui paraît posé sur le noir. Un instant, le temps d’un trouble optique, ce ne sont plus ces lignes couleur rouille qui font les taches, mais certains méplats crayeux. À un point d’équilibre où Giacometti sait les exaspérer mutuellement, le foncé et le clair, dans ses plâtres peints, échangent leur propriété clignotante. Dans mon souvenir de l’exposition, les coups de pinceau sur le plâtre surlignaient les ombres, les arêtes et les encoches, ils venaient en renfort de quelques aspérités choisies. En réalité, Giacometti utilise les traits peints comme un réseau second de coups de ciseaux. Ces derniers renforcent ou dédoublent la taille. Inscrits sur la blancheur plâtreuse, les traits ont la richesse incisive des sillons de la gravure à l’eau-forte ; ils bavent en tigrures, en bords sombres pareils aux berges d’une plaie. La peinture mord comme un acide, y compris les lignes brèves lissées à la pointe du pinceau. Isolé ou combiné, le trait y prend une qualité de rainure à l’acide et de cerne. Ainsi crantée, le fond blanc, la masse plâtreuse paraît elle-même, mieux qu’un bloc ouvragé, une somme griffue concurrente des traits sombres qui la scarifient. La sculpture y gagne un relief transperçant, un étoilement d’éclats figés où la sculpture semble s’ouvrir, visible à clairevoie, en profondeur, telle que perçue en coupe. Dès lors, chaque partie grenue du volume s’offre aux propensions tactiles de l’œil. Le regard y exerce son faisceau pétrisseur et visite à volonté un état figé/explosif. L’œil désarçonné prend un plaisir holographique à suivre les entailles profondes aux géométries de cristaux rompus. Cette matité élevée à la transparence, dont les deux foyers d’éclatement sont au visage et au plexus, inaugure une inédite mutilation de parade. Dans ce « Grand Nu », la déchiqueture de l’un des seins, par l’ornement des traits, exhibe le motif stratifié d’une orfèvrerie interne dont le sculpteur ouvre au ciseau la gemme impériale.
Au plan de l’acte créateur et de sa modernité, l’intrusion peinte sur des volumes en plâtre, instaure un état d’urgence ; le moment venu des états généraux d’un cri qui ne peut plus attendre, celui même de la matière. Le plâtre, à l’heure d’être peint, sonne une impatience libératrice. Le sculpteur approchant la blancheur du plâtre avec son pinceau ressemble à l’assassin d’un corps trop désiré, l’impatient des heures sombres viré forcené ; tout au moins peut-on déceler, dans ce geste d’artiste abordant la sculpture au pinceau, un geste contre-nature, d’officiant ou d’apprenti-sorcier sorti de ses gonds et sur le point d’un passage à l’acte. Je pressens le pinceau à la fois désireux et rétif, tenu du bout des doigts. Sorti de ces cadres habituels, bi-dimensionnels, l’instrument devient méconnaissable, il se transforme en accessoire interdit. La tache au pinceau revêt le caractère d’une opération transgressive et à haute tension. L’extrême complexité de la taille et du relief, je soupçonne le sculpteur de vouloir en provoquer l’enragement par le réseau simplifié des rehauts, comme si elles seules, par une autorité indue, devenaient capables d’ordonner la masse, d’achever le profil, et de nettifier la silhouette. Aussi le « Grand Nu » me paraît-il garder un effarement de corps lardé, le maquillage hautain préfigurateur de masques hautains, effrayants et infaisables. Giacometti, en criblant ses plâtres de scrupules, maintient un choc mutilatoire ambiant qui est le propre du geste artistique ourlé à son maximum, dans une révulsion émotionnelle et une gravité sans prise qu’Artaud appelait cruauté. Par ses finitions au canif, Giacometti finit d’électriser ses bustes en traçant leur matrice la plus fine. Dans cette méthode de la retouche récidivante et harcelante des bustes et des têtes, où tremblent en surimpression du plâtre une atmosphère mêlée de poterie et de masque, réside une grand modernité d’attaque. L’illusion du trait, sa qualité factice d’imitateur, le plâtre l’incorpore et l’amplifie à la fois. Un dessin naïf, à la Paul Klee, une gaucherie habile d’enfant s’intègre aux rides et saillies les plus fines, ou garde en zébrant des méplats des solitudes de tracé sur la page quand la ligne entamée ne sait pas où elle va. Par cet emploi déphasé du trait, Giacometti fait de ses plâtres des provocations, des harangues. Une fois dans le champ de vision, les sculptures ne cessent de rester à la crête vibratoire comme les entités brandies d’un extrême tridimensionnel. Par surcroît, leur solennité d’œuvre d’art, et ce, dans la plus noble acception de ce terme, se conjugue à une facture de projet d’atelier, à la fraîcheur saignante des œuvres qui « promettent ».
La couleur, sur les plâtres sculptés, évoque la peinture de guerre, les chevrons d’un visage beau et grave, cadré par le ciel, lançant une énigme de grandeur et de bataille. Je vois aussi dans ses maquillés de plâtres, les officiants intraitables d’un rite sensuel. Les bustes de plâtre, comme défalqués des laves pompéiennes, lointains parents, aussi, de momies pharaonnes, dessinent des présences d’une lignée indéterminée, murées dans les secrets modeleurs de la taille et du pinceau. Levées, non au gré d’une formule magique, dicible et prononçable, mais à la reprise harassante d’une absence de formule, à force d’improvisation harassée, au détour d’un ressaut entre deux fatigues sans nom. Au bénéfice d’un dernier geste, avant de quitter l’atelier nimbé d’une pénombre propice, Giacometti paraît le Vulcain plâtrier qu’il n’a jamais cessé d’être depuis la chambre-atelier, en Suisse, pendant la guerre. À l’époque, le sculpteur, en taillant des figurines à taille d’allumettes, s’entoura d’une garde d’honneur au long cours. Ces travaux sur plâtre, mieux qu’ouvragés, paraissent directement émanés du sculpteur, comme une ronde de sorciers réduits née de sa tignasse plâtreuse. Cette cohorte de la poussière, apparue plus que modelée, donnera le ton des plâtres à venir, plus volumineux mais tout aussi emprunts de cette vénérable stupeur dont Giacometti parvient à enchanter le plâtre. Cette matière fragile qui, encore fraîche, procède du modelage, puis, une fois sèche, de la taille, devient sous les mains de l’artiste un matériau intermédiaire entre le bronze et l’argile ; une sorte de pâte à modeler vivace dont la moindre plissure évoque l’immédiateté pétrisseuse de la main et de la paume, du jeu savant des doigts. Le plâtre de Giacometti, c’est la poussière d’atelier agrégée, la blancheur amoncelée des minutes dont l’artiste a tiré ses statuettes. Levés en corps et en murmures, les bustes de Giacometti ne sont pas, montés des immeubles bombardés, des grottes isiaques, des maisons pompéiennes, les spectres des catastrophes et des ruines, mais les héros du plâtre, les emblèmes à face d’effroi de la beauté même.
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Frank Auerbach

5/26/2022

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En 1999, peut-être en 2000, la peinture de Frank Auerbach me saute aux yeux dans un ancien numéro de la revue « Art studio ». Par leur prédilection pour les marges de l’excellence, ces pages parlaient à voix basse aux lecteurs patients, dans un climat de luxe inquiet propice à l’exploration des cavernes de peintre. J’y trouvais donc, au milieu d’un dossier sur le portrait, un tableau du peintre anglais d’origine allemande. Une origine d’importance quand l’on sait la tradition, la spécialité néo-fauve, après-guerre, des peintres germaniques tels que Baselitz, Lupertz, Immendorf ou Kiefer. Si Auerbach, envoyé en Angleterre, quitta l’Allemagne en 1939 et ne revit jamais ses parents, sa peinture n’en porte pas moins un accent germanique. Un hiératisme à part entière, une résurgence géographique, tellurique, de l’Allemagne des peintres. Un fond de rudesse ferreuse. Par son nom de frères ennemis unifiés, Auerbach-l’Anglais annonce l’art anglo-saxon d’un jumelage du génie anglais et allemand. Depuis Cobra avec Asger Jorn, Bengt Lindström le Suédois, ou encore le Français Eugène Leroy, nul autre peintre n’avait ouvragé une peinture si épaisse, des empâtements de couleurs si lourds, où peindre revient à sculpter au pinceau. Ainsi, dès le début des années 50, Auerbach, presque contemporain d’Eugène Leroy, de l’autre côté de la Manche, se lança dans la bataille nordique de la matière, dans ce désir à corps perdu pour la couleur épaisse. Une œuvre accompagnée, à Londres, par deux autres peintres forts en surépaisseurs picturales, à savoir Lucian Freud et Léon Kossof. Mais l’imaginaire sensuel d’Auerbach se distingue aisément de ses contemporains. Non granitée, comme chez Leroy, en sédiments pariétaux, en patiences décennales, en crépis abstraits, la peinture d’Auerbach exalte, en mouvements d’écharpe véloces, les propriétés de plomb souple de la peinture à l’huile. Peu enclin aux dessins libres et barbares d’Asger Jorn ou au primitivisme lapon de Lindström, Auerbach dessine à traits fins avec l’épaisseur. Comme chez Lindström, les bourrelets et emplâtres, enchevêtrés et touillés, relèvent du bas-relief, y atteignent en de glissants magmas des déchiquetages miraculeux ; sinon que le Suédois, avec son trait large, son graphisme élémentaire et ses couleurs violentes, cherche l’union sacré d’un hurlement coalisé où le tableau fait bloc de façon révulsive. Auerbach, lui, doit moins à Cobra qu’à un classicisme féru de proportions et de clair-obscur. Son œuvre est composée de portraits, de bustes, parfois de nus, peut-être sous l’influence de Freud, et de paysages. Restreints, les sujets naissent en atelier, dans son fameux « studio » de Camden Town. Tous, ils sont de la ville, corsetés dans un jeu de lignes brèves, une économie de moyens liée à la ville, à un geste peint inspiré de son rythme brusque, à une recherche d’angles durs qui semble le propre d’une modernité audacieuse, en peinture, depuis Picasso. Les paysages d’Auerbach paraissent des solos, sans visages, du même bréviaire déployé par l’artiste pour modeler ses portraits. La ligne à visages, travée creusée par une brosse de taille moyenne, s’y repose de la courbe, des chicanes et lacis de la tête, pour s’adonner, en un jeu de droites entrecroisées, aux panoramas de poutres en lesquels Auerbach peint son quartier ; un horizon de lignes et de barres semblable à un plan tracé dans les airs, comme si, depuis les toits de la ville, s’élançait le projet inachevé d’une nef céleste, toute géométrique. Lorsque la ligne d’Auerbach regagne l’atelier, c’est pour reprendre la grande affaire du peintre : le visage. La ligne épaisse du peintre, qui s’effile rarement mais peut se ramasser en nodosités, en lignes-taches, en noisettes sombres, rêve en acte le modelage noueux, énergique et complexe, d’une peinture « en une prise ». En quelques lignes de force où le geste inscrit sa chance, Auerbach peint des portraits d’après nature. Motif maître de ces tableaux instantanés ou stratifiés par des années de travail, le visage humain, les cavités des orbites, les encoches du nez et des lèvres, mais aussi la tête, le poids de la tête mis dans l’arrondi du crâne, font le microcosme essentiel dont Auerbach n’a jamais quitté le cadre. Les modèles du peintre sont les mêmes depuis des décennies mais un principe altier semble avoir toujours prévalu sur les enjeux de la ressemblance. Ni personnes, ni personnages, les visages d’Auerbach sont des figures de tableaux, une espèce à part entière, née de l’observation, de la scrutation, et d’un désir oculaire que rien n’assouvit, jamais à fond. L’expression, dont on pourrait penser qu’Auerbach, peintre visagiste, fait grand cas, reste en sourdine. Auerbach la fait tenir dans une gravité indécise, à la fois sombre et fière. Je n’y pense pas en regardant les portraits, pas plus qu’Auerbach ne doit s’en soucier, lors des séances de pose. Elle gronde anecdotiquement comme un décor arrière du modelage coloré. Le peintre concentre son effort sur une poigne singulière. L’ambition d’une touche longue, d’un toucher royal, ensorcèle sensuellement les filaments écartelés par ses brosses. Auerbach travaille à la motte de peinture à l’huile extra-fine, mais en orfèvre. Comment faire ? lance au regard chaque toile où semble brandie, en même temps qu’une image d’art, la preuve d’un effort expert. En recommençant, en reprenant, en corrigeant, en raclant le tout et redémarrant à zéro si nécessaire. Possédé par un rêve antique, minéral, de sculpteur converti à la peinture, Auerbach traque l’accent d’une beauté élémentaire, égéenne, de celles qui devaient paraître, à l’aube, au détour d’une crique, puis revenir le soir, entre les colonnes des temples. Une splendeur de portique encadre invisiblement ces portraits sans pays. Dessiner avec une couleur bitumeuse, revêche au trait ou à la ligne, lorsque l’image cède au dépassement de soi de l’artiste, donne lieu à de vrais avènements. Les visages inspirés de E.O.W (Estella Olive West), de Catherine Lampert, ou encore les « reclining head of Julia», mannequins à têtes très peu pivotantes de l’atelier d’Auerbach, annoncent un rêve de carrossier maxillo-facial. Une manie luxueuse d’armurier-sculpteur chargé de ciseler des heaumes de parade. Chaque tableautin révèle un Michel-Ange moderne que la frénésie d’art aurait fait buriner son David, lui creusant à la face des orbites d’autant plus altières que trop caves ; lui cherchant, au modelé, un ombrage de plus, presque de trop, capiteux comme du maquillage, mais un maquillage né de l’ombre. Ces portraits dont le crâne, si scrupuleusement bombé par le peintre, confine au casque d’armure, jettent un pont entre la sculpture de la Renaissance, les éphèbes de la Grèce antique, et les statues d’Arno Breker. Auerbach cherche dans le visage l’arbre sommaire autour duquel s’ordonnent les traits, l’éclair modeleur dont le peintre rejoue le zigzag, le hiéroglyphe facial. Car les amas et bourrelets de peinture vrillée à la brosse, les flammèches et frisures dont le peintre agence les pointes recourbées, les entretissant ou les desquamant en de fines résilles, multipliant les jeux d’écorchement entre des strates pareilles à des pulpes croisant leurs fibres, sont pour l’œil un délice au moins florentin où la peinture sent la charpente d’atelier et le grand maître. La « peau de peinture » d’Auerbach possède la virulence des choses exhumées après un long isolement et des soins mystérieux. La qualité de ces remous incisifs sur toile ou sur panneau invente une majesté luxuriante dont le seul empâtement ne suffit pas à rendre compte. Le coup de force du peintre repose sur cette part de magie outrancière née de l’impact languide, à la fois hautain et orgiaque, de ces plâtras élancés. La sensation de luxe noueux perdure, son mystère reste entier lorsque le regard s’attarde, comme je l’ai vérifié sur pièce, à la Royal Academy of Arts, lors d’une rétrospective du peintre en 2001. Auerbach offre à la matière peinte l’un de ses destins, l’un de ses paroxysmes en souffrance. Soudain la solitude et les fastes éperdus de la couleur seule et sans emploi, à la sortie du tube, exultent dans un vigoureux talisman où les ridules, les berges et les stries du pinceau, accrochent et lissent des finesses de linéaments et de cils, propres à éveiller des profondeurs d’une vague de couleurs subtiles, d’une empreinte de séisme parfaitement figée et tendue à la contemplation indiscrète, les traits fins d’une face antique où le visage humain, empreint d’une énigme martiale, d’une indéchiffrable grandeur, le dispute au masque. Cette face aux manières tannées, comme ourlée de cuir fondu, pleine de silence et de réserve, hiératique porteuse d’un loup vénitien aux finitions de greffe, cet ombrage de poète modelé dans un coup de vent, Auerbach le ratisse, le peigne et le lisse si bien, du crâne aux pommettes, que sa raideur lustrée évoque les reflets porcelaine d’un bel embaumé, d’un gisant redressé. À Londres, je notai qu’Auerbach ne s’en tenait pas à l’huile, à la richesse gavée de cette reine des couleurs. Des toiles à l’acrylique, matière plus récemment expérimentée, figuraient en bonne place à la fin du parcours. Le goût de l’immédiat avait dû tenter le peintre, ainsi qu’un aspect émaillé dont la fraîcheur inattendue m’a ébloui. Sur des toiles de petite taille, la charge pigmentaire, la densité et l’éclat de cette acrylique, peinture de pointe dont je n’ai jamais revu la radiance, coïncidaient avec les études les plus avancées de l’artiste. La combinaison de cette peinture tranchante, par son éclat de vitrail et sa nervosité de mercure coloré, sublimait la semonce moderne de ces tableaux d’avenir. Il s’agissait de visages, toujours, à n’en point douter, mais de cette sorte de faces dont le grand dessinateur Auerbach a toujours voulu faire sauter la matrice, pour y mettre son visage de peinture, autant dire cette griffe, ainsi déroutée, dans ses derniers tableaux, de son devoir de bouches, d’yeux et de nez. Dans le bréviaire de tessons qu’était devenu le visage, pour Auerbach, j’ai vu un avenir du portrait ou de son libérateur solaire, quel qu’en soit le nom.


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José Luis Zumeta

5/15/2022

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Le pays basque, en Espagne, mêle les contreforts bourrus de l’Ardenne et les rivages d’une mer appelée cantabrique. Les Pyrénées finissantes y déclinent les pentes d’une Suisse nuageuse où stagnent des nuages bistrés par une invisible industrie. Jurassique, ardennais, le pays basque partage l’humidité régnante des vieux Finistères. Le secret d’Euskadi, le pays désigné par sa langue, reste muré au contact des Basques, plutôt amènes mais toujours à voix basse, à fleur d’une amabilité dispensée à vue, au dernier moment, lorsque vraiment, à un souffle du passant, les regards se croisent. Les discrétions d’un monde jalousement gardé ordonnent aux visages une origine exclusive, ni atlante, ni européenne, et d’une hispanité hasardeuse. Au détour de quelques lacets et virages en épingle, je fus confirmé dans l’impression d’un pays sans latitude stable, à forte tendance coupée du reste du monde. Perchée entre deux cols, encastrée dans les plis forts d’un maquis montagnard, une cité ouvrière, colonie de fantômes à l’air libre, ville minière reconvertie en station de ski, affichait les atours d’une zone commerciale cernée de chalets disparates, somnolents et torpides. Je ne pus réprimer l’image des habitants réunis, le soir venu, pour quelque messe locale d’obédience incertaine. Avec leurs anoraks déteints, ils me firent penser à des Boliviens sans bonnets, ou à un comptoir d’apatrides sédentarisés. En dépit de l’animation, sur le parking du supermarché, j’eus l’impression que notre départ abrégerait la mascarade civilisée et son ballet salarial, chacun retournant à l’exercice inconditionnel de sa liberté. De là, peut-être, ce désordre mal situable à l’arrière-plan des rayons, l’esprit de décor et de figuration générale qui nous entourèrent lors de nos courses brèves et décousues. Nous étions au pays basque pour l’exotisme synonyme de toute incursion dans le Sud, à l’affût des parfums et couleurs, mais la carte postale, en de multiples facettes, se compliqua de charges étranges et d'une richesse insaisissable. Visions en tête desquelles caracolaient les paysages vus par la fenêtre, en voiture, plantés d’un bétail fréquent, épanoui et multipliant les visions d’alpages surplombant la mer. San Sebastian et Bilbao furent visitées coup sur coup. San Sebastian à deux reprises car nous étions proches de la ville et de sa plage fameuse, la « Concha », hanse majestueuse qu’une lumière boudeuse nimbait d’un éclat sobre. Quand le soleil manque, en de pareils lieux, l’eau de mer, les phosphènes de beau temps suspendus dans l’air et la manière dont les façades se hèlent, pourvoient à la clarté de l’air pur.
Nous souhaitions aussi, à l’occasion du séjour, voir sur pièces des peintures et dessins de l’artiste basque Bonifacio. Ce géant, me disais-je, devait être partout, d’une manière ou d’une autre. Noms de rues, frontons d’écoles, banderoles et festivités à son nom ne manqueraient pas de scander la fierté locale, et notre parcours muséal, qui devait nous mener du Guggenheim de Bilbao et son Musée des Beaux-arts, au Musée San Telmo de Donostia, promettait un festival, un plébiscite pour ce champion impensable du trait et de la couleur. Force fut de constater que de Bilbao à San Sebastian, tous musées confondus, des plus grandes galeries aux cabinets d’arts graphiques les plus ombrageux, pas une œuvre, pas une seule pépite du grand Bonifacio ne glorifiait les murs. Mieux : pas un catalogue, pas une mention de son nom, même en annexe des barbons à l’honneur. Nous n’aurions pas vu moins de Bonifacio si nous nous étions trompés de continent. Je sais qu’au Musée de l’art abstrait, à Cuenca, en Castille, au Far West espagnol, Bonifacio doit être présent par au moins un dessin, ne serait-ce qu’une peinture car le peintre chemina quelques années avec les artistes de la ville, réunis sous le nom d’école de Cuenca, du moins ma sidération se réfugie-t-elle dans cette hypothèse. Et si le Musée à Cuenca lui-même se défaussait, je sais qu’il y aurait les vitraux de la cathédrale, à moins que les mêmes complotistes n’aient démonté les carreaux ! Mais chez lui, dans sa ville de naissance, là où Bonifacio revint finir sa vie et peindre des beautés sans rivales, le silence et le désert passent l’entendement. Même la consternation, grande habituée de l’outrage, ne sut comment s’étrangler à mesure que l’absence du peintre se confirmait d’une adresse à une autre.
L’honneur fut néanmoins sauvé, in extremis, non en dur par une œuvre originale, mais par le libraire du Musée San Telmo. Nous connaissions les grandes librairies, au rez-de-chaussée des Musées, en France, non les librairies de Musée à la mode basque. À la sortie ou presque, nous revînmes sur nos pas, cherchant les livres et les rayonnages. Piétinant le nez en l’air, nous remarquâmes autour de nous, dans un bref vestibule, de surcroît en angle, quelques éléments de bibliothèque en hauteur ainsi que quelques vitrines, d’évidence réservées à l’usage du personnel et dédiées aux archives locales. Enfoui dans un coin, s’affairant à classer ou fouiller, un préposé nous tournait le dos. D., dont le sourire, où qu’il passe déverrouille les cœurs et les anime, eut à peine à s’approcher qu’un homme charmant lui fit face. Avait-il 75 ans ou plus ? Il sortait d’un grimoire ou d’une île déserte, avec écrite sur son beau visage l’Histoire de l’Espagne, sa fierté et sa tendresse sanglante. En quelques regards autant qu’en quelques mots d’espagnol que D. est la seule à parler, l’œil noir et brillant de ce petit homme sec avait compris. Le nom de Bonifacio, que jamais l’on ne prononce devant lui, a dû faire l’effet en lui, d’un retour en arrière ou d’un malentendu. Il me semble, le temps d’un court vacillement, qu’il renonça à manifester la hauteur de sa désolation à l’égard du silence réservé en son pays de naissance à Bonifacio. Puisque nous étions là, et qu’il s’excusait de ne rien pouvoir nous offrir d’œuvre originale ou même reproduite de l’artiste, l’homme évoqua un peintre connu, du moins plus admis, à l’échelle populaire des Basques, à savoir Zumeta. Le peintre, certes, lorsque je le vis en photo, porte le béret et brandit plus explicitement l’identité basque que ne le fit Bonifacio. Notre libraire se démena ainsi à nous trouver un, puis deux catalogues d’exposition, dont l’une que lui avait donc consacrée le Musée San Telmo, Musée de la culture basque, dont nous finissions la visite. L’absence du moindre Bonifacio au Musée de la culture basque, exposé ou en réserve, me fit l’impression d’un Prado où Velázquez et Picasso eussent été inconnus au bataillon.
Ce bibliothécaire que j’imaginais dormir sur la place, gagner son alcôve par une porte dérobée à l’extinction des feux, personnage à la fois sec, élégant et hirsute, donnant l’air à chaque instant de descendre d’une litière encastrée dans les livres, manifestait à regards vifs l’arrière-plan d’un goût pour l’art entièrement résorbé dans ses prunelles. Elles dardèrent amicalement, puis l’homme, après nous avoir fait signe de l’attendre, s’écarta pour fouiller dans les étagères. Singulier spectacle que cette réserve à ciel ouvert coïncidant avec la sortie du Musée. Visiblement, l’homme gagnait habilement sa tranquillité à se laisser confondre avec un visiteur, et notre échange avec lui fut sans doute celui de la semaine ou du mois pour cet hiberné de l’encaustique. Il se démena pour nous et bientôt nous tendit deux catalogues. Il fallut décoller les pages de ces exemplaires encore récents et déjà défraîchis. L’homme était sûr que cette œuvre nous plairait et il avait raison.
Zumeta annonçait un deuxième continent de peinture au pays basque, selon mes prédilections, qui plus est en relation d’affinité picturale avec Bonifacio. Dépourvu que je suis d’informations spécifiques, j’ignore si les deux hommes se sont connus et, le cas échéant, fréquentés ou appréciés. Je sais en revanche que certaines zones fantasmatiques de la peinture leur sont communes.
Zumeta, par son nom, sonne mexicain et familier. J’imagine fort bien le peintre d’à-côté qu’il a dû être, comme pourrait l’attester, par exemple, ce projet d’exposition dans les halles du Mercado San Martín , au milieu des bouchers et des fleuristes. Mais avant tout, la peinture de Zumeta, au premier regard, révèle une frange esthétique caractéristique et fulminante. Celle d’une peinture outsider, pleine de désir impatient, aux antipodes des œuvres internationales telles que nous en vîmes à Bilbao,– ce sont les mêmes partout, elles sont exsangues et je crois que le vœu pervers des tenanciers, conservateurs, états, mécènes, historiens de l’art, critiques et reproducteurs du même à grande échelle, entretiennent et partagent l’ambition d’un sacre de ces œuvres à l’ennui, et à l’envoûtement correspondant des masses circulant dans les hautes salles faites, donc, pour impressionner au tonnage blafard –. Zumeta, lui, taille son œuvre dans un massif reconnaissable au premier coup d’œil. Ses tableaux gardent l’éclaboussure d’une émeute propre au désir de peindre. Il y va d’un saut à la rétine ou non, les tableaux dégorgent, ils suppurent, et tant mieux si leur efficacité passe aussi, parfois, par quelque bavure ; elle signe leur énergie. Il y entre toujours, de façon plus invétérée que loyale, des motifs lancinants dont les effets de reprises, masses géométriques et silhouettes, structurent vigoureusement les compositions. C’est la raison pour laquelle un commentateur de l’œuvre de Zumeta parle de l’influence de Paul Klee. Un poignet d’enfant, chez Zumeta, ne cesse d’inviter les maisons de conte et les ailes décoratives de papillon avec ou sans corps. La maille décorative des motifs, défalquée de ses supports, lévite comme autant de trames (ronds, griffes, points, tirets, treilles), télescopables à volonté avec les pièces de puzzle emboîtées, à la Matisse, en fragments d’intérieur ou d’extérieur, à perspectives redressées ou écrasées. Zumeta joue à merveille de cette atmosphère de bord à bord virulent où s’attisent les contrastes. Pris séparément, les éléments des patchworks, losanges des arlequinades du peintre, sont abrupts, naïfs à la Paul Klee, mais leur agencement, leurs imbrications, eux, sont d’un raffinement de grand compositeur. La vue d’ensemble sur les paysages de peinture (plus que de villes ou de nature morte, ce sont des plaques de couleurs au pinceau étalées/brossées à la gloire des formes et de la couleur), déclenche une énergie visuelle de peinture rêvée ; de plans de peinture, de promesses que la peinture en acte s’adresse à elle-même. Des indications fermes en direction d’une peinture de rêve. Zumeta travaille son écriture dans le sens d’un rapport limite à la figure. Le tableau naît d’une tension entre la forme identifiable, représentée, et les traits, griffures ou flaques vivaces de couleurs. Silhouettes, têtes et membres, bâtiments et éléments végétaux structurent les compositions, mais tenus à un point vibrant de schématisme. Ainsi Zumeta cabre-t-il souvent des fraîcheurs à la Basquiat, mais un Basquiat élémentaire qui l’abouche souvent, au risque parfois d’un dessin pesant, aux lignes épaisses de Karel Appel. Le dessinateur se résout souvent à heurter entre elles les couleurs. Coloriste, Zumeta trouve des accords subtils qui supplantent le dessin. Ce maniement de la couleur peut apparaître comme une spécialité d’Espagne ; une relation jamais calmée à la couleur, l’Espagne s’apparentant à une ligne de front pour les peintres, le bord du précipice africain, telle que Miquel Barcelo en lèvera l’hymne de terre cuite, dans ses carnets à demi dévorés par les termites dogons. Zumeta, comme Bonifacio, excelle dans cet art du vitrail comme déporté au papier. Le blanc du papier, par en-dessous, y prend une blancheur de phosphore, de même que les couleurs y atteignent un pic de luminosité fascinant. Zumeta, dans ses peintures sur papier, développe un art remarquable de la découpe à pans colorés. Peu de reprises, un effet de pari remporté dans l’agencement des parties, et une réjouissance à chaque fois reconduite de l’inattendu, si beau que l’on cherche, tournant autour, comment le regarder en face.
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Jackson Pollock

4/18/2022

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Le monde entier connaît les « dripping » de Pollock. La peinture, par coulures et filaments, se répand depuis un pinceau manié au-dessus d’une toile. Nul autre geste peint n’est capable d’un tel rendement. Brusque et oraculaire, la projection captive au moins un instant, car un paysage immédiat surgit de ce jet souple ou cinglé. Le dripping fut donc exploré à fond par l’artiste américain. Avant lui, l’artiste ukrainienne Janet Sobel avait pratiqué la « drip painting », pressentant l’énergie propagatrice et le grouillement cosmique des lacis dans ses tableaux folkloriques où fleurs et têtes naïves émergent d’un terroir nucléaire.
Quelle que fût la gestation du procédé chez Pollock, j’y soupçonne au départ une grande, une faramineuse lassitude, de celles réservées aux peintres quand ils ne savent plus où ils vont, pris dans les ressassements du geste et le dégoût d’une volonté en berne. Ainsi les tempes de Pollock devaient-elles gronder dans une torpeur d’atelier où rien ne se précise, où le recouvrement des images n’est plus visuel mais sonore et lancinant. Le peintre se réveille dix fois, cent fois les bras ballants, l’air concentré et soucieux, à baratter des enduits et des sauces, à négocier des miracles, en passant d’une table à un mur, à s’inquiéter d’une tache, à sortir myope des séances, embué à fond par des scrutations sans fruit. Accroupi comme un singe dans un coin de la grange, il n’est plus qu’un maçon maladroit ratant sans fin un mortier. La modernité, de son œil concurrentiel et rusé, le regarde s’épuiser. Depuis les lucarnes de sa grange-atelier, Pollock regarde le ciel et ses dessins inlassables. En 1945, pour abréger le débat, l’usure des pourparlers avec les cohortes du style, Pollock eut les bras ballants, assez ballants, étirés qu’ils furent par le leste des brosses lourdes devenus marteaux, pour s’ébrouer. Le film de Hans Namuth peut toujours imposer l’image aérienne de l’artiste, de son ballet, presque sa valse de filaments, il ne montre pas la crise préliminaire et les toiles telles qu’elles furent effectivement réalisées. Certes, cette technique à base de filaments projetés, ponctués de nodosités, là où le geste s’attarde un instant, désennuie le peintre, arrache Pollock aux négoces infernaux de la peinture de chevalet. Mais, à même le voile des lacis, il est un fantasme de tuerie où les murs aspergés de sang montrent la giclée et l’arrosage, la projection, l’écriture pulvérisée d’une violence, d’un passage à l’acte, et c’est là que je vois Pollock ; c’est ainsi que je vois le hors champ de sa légende. Un Pollock de vie ou de mort sous l’averse des giclées, en de sombres séances à appeler l’orage au-dessus du studio. J’y vois Pollock lancé, véritablement, dans le seul geste d’art qui vaille, celui d’un contre-sort où l’artiste n’attend plus ; il devance l’appel et se construit un Tombeau vivable, une fosse dynamique où le plein, justement, l’emporte sur le vide, où l’angoisse terrassée est couverte mille fois, des centaines de milliers de fois, par une kyrielle de signatures en forme de flammèches.
Pollock n’a jamais été un peintre à chapeau ni un partisan de l’art champêtre, encore moins un peintre des rues, un artiste des villes. Il semble venu d’une colonie oubliée, d’une peuplade du désert, à peine dissociée des cactus et des grands rougeoiements géologiques. Issu d’une lignée élémentaire insolée une fois pour toute, irradiée à une échelle solaire inconnue des latitudes respirables. Le souvenir perpétuel d’un gigantisme solaire et tellurique bout dans la forme même de sa silhouette, une gravité que son corps peine à contenir. Une lumière d’angle divise en oblique sa tête un peu ratatinée. Tout au plus Pollock ressemble-t-il à un peintre juif, à la peine transatlantique d’un Allemand parti à temps et qui rumine dans les ombres portées, par la fenêtre, à la nuit tombée. Mais la race de Pollock n’en résiste pas moins à l’identification. La carrure et le visage de cet homme noir et blanc, cette simultanéité de couleurs et de type se résout au front large du peintre, dans sa forme unitaire de maillet ou de bélier. À tort ou à raison, je vois en Pollock un boxeur au front proéminent, super-welter forcé de se battre, pour cogner à sa mesure, chez les poids lourds. Renfrogné non de la veille, mais d’une damnation antique, peintre d’un vieil ombrage d’Amérique, Pollock est l’indien blanc, le métissé essentiel. Migrée à New-York, sa peinture restera de désert et de canyons. Elle puisera dans cette réclusion raffinée, dans ce rabougrissement d’échelle, sur la côte Est, les complaisances d’une hargne féconde et les pâleurs inspirantes de l’inadaptation. Si l’Américain se fit un nom, il n’eut guère à se faire un visage, il l’avait déjà. Rehaussées par les photos et les films de Hans Namuth, les peintures de guerre appelées par le type noir-albinos de Pollock clignotent et refluent sur le visage du peintre. Car une note cruciale s’efface dès que l’on détourne les yeux de Pollock. On serait en peine, en voulant dresser son portrait-robot, d’en restituer la note basse, le gong. Rien mieux que les gestes de l’artiste arquebouté sur ses grands formats ne chorégraphie l’idée que l’on se forme de ses traits et de sa personne intégrale. Même quand l’objectif croise sa face, l’emblème indéchiffrable ne se laisse pas éclairer. Une tête d’indien fripée occupe ce semblant de face européenne. Des reculs effroyables dans l’immémorial et le géant roulent sous les arcades du peintre. Pollock a l’anatomie d’un génie noueux, teigneux ; la silhouette d’un muscle entier en forme d’homme, fait pour bouger sacré, se mouvoir sacral, mais sans autre totem que des visions d’aigle à refaire, sans point fixe ni fossilisation idolâtre. Pollock ne fut pas l’enferré que l’on pense dans les mailles du « all-over ». Au début des années 50, plébiscité pour sa trouvaille bien lisible et internationale, il revient à la figure, et sut, en peinture, ne jamais dormir tranquille. Pour se défaire de l’écœurement de soi-même qui toujours menace, il regardait avec envie les peintures de quelques outsiders, des amis proches de sa veine, mais des peintres plus gourds, comme Alfonso Ossorio qu’aujourd’hui on rangerait au vide-grenier de l’art brut. Ce regard de travers, tout d’envie poisseuse, tient Pollock dans sa fièvre. Sa peinture ne voulait pas s’établir et sécher au fond d’un filon. Si elle ne voulait pas tout rafler à la fois comme on serait tenté de le croire, née d’un artiste qui fut à la confluence de l’expressionnisme abstrait, du primitivisme et du surréalisme, fils de Picasso, de Masson et des muralistes mexicains, elle exigeait en revanche de ne pas se reconnaître au matin. L’intransigeance est en feu dans cet homme-juge de ses propres flamboiements. Quand je pense à Pollock, les mêmes toiles reviennent, et celles non vues et sans doute non peintes qu’elles suggèrent. Je veux parler des toiles « indiennes » de Pollock, celles où la saturation des influences n’atomise pas les images inventées par Pollock mais les révulsent, en soutirent des monstres, c’est-à-dire des beautés neuves. Les deux tableaux de "Femme-lune" ou encore "She-wolf", à ce titre exemplaires, tirent littéralement des images aussi puissantes qu'imprévisibles. Il y fallait du totem fantasmé, du totem aberrant où le surréalisme mexicain coïncide avec les totems des tribus d’Amérique du Nord. Ce ne sont là que des indications, des flèches attrapées au vol du geste et de la composition, des phénomènes plus magnétiques que clairement prémédités. Picasso, avec ses tauromachies et ses minotaures, sa ménagerie cubique de "Guernica" et son primitivisme semi-cubiste des"Demoiselles d’Avignon", n’a pas ouvert le chantier à lui seul. Il serait plus juste de dire qu’il est tombé sur une vaste clairière où les peintres n’ont pas fini de s’accrocher à l’échine angulaire de centaures à collectionner en peinture. Le bestiaire d’une aube du monde attend les peintres au détour des plus longues tracasseries d’atelier. Voilà le genre de pensées torves auxquelles devait s’adonner Pollock, quand, après les grands dripping à Musées, il en revint aux mutants, aux thorax et aux membres qui repoussent spontanément aux quatre coins de la toile. L’imaginaire macéré des peintures des années 40, évoque une peinture de l’avenir telle que la pratiquent les peintres en fin de vie, ( je pense à "Circoncision" et à "There were Seven in eight" ) lorsqu’ils atteignent à cette maturité qui ressemble à une victoire à l’usure, j’allais dire au mérite. Quand le peintre en est à la dix-millième destruction des pièges qu’il se tend à lui-même, à l’énième dynamitage de ses manies borneuses, il lui vient des valeurs de vin ancien, de vieil or suppurant des valeurs ruisselantes et inespérées. Telles m’apparaissent les sorcelleries crocheteuses de Pollock, peintes aux couleurs franches des totems, de ces couleurs faites pour le bois dressé au ciel. Un bleu et un rouge de pigments à tipi entrecroisant les droites d’une architecture hybride où toute figure avalée dans les poutres exhibe la structure, l’ossature d’appartements cavernicoles. La forme des totems ou des entités advenues dans le dessins, elles, ont la complexité et la sophistication d’un désir assouvi de haute lutte, elles représentant une excitation en équilibre, pour ainsi dire surprise en flagrant-délit de matière échauffante, encore dans les gonds de son moulage. Face à ces écheveaux de bêtes aux jambages de lettres, où la peinture, en tant que principe régnant dans l’arène du support, appelle l’étreinte perpétuelle et explosive de la courbe et de la droite, (élevant une gamme resserrée de forme en croix, notamment ces variantes en X et en Y à d’incroyables piliers d’énergies, motifs et ornements à la fois rayonnants et fermés sur leur énigme), le peintre possède un coup d’avance sur le rêveur.
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Canet-Plage

4/12/2022

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Entre 83 et 87, un principe rieur, toute saison, régnait encore sur la vie des Français. Les attentats et les catastrophes eux-mêmes n’en prenaient pas le contrepied. Intermèdes de l’excitation générale, agissant sur les nerfs par dépêches criardes, outrances sévères montrées en force, drapées dans le reportage, ils ne juraient pas dans le décorum. Prises sans filtre à la panique et la bousculade, les images interdites au grain vidéo saturant les roses, à la fois hurlantes, astringentes et maussades, lâchaient une sorte de lascivité hasardeuse et d’expérience mal contrôlée, de la famille d’un Grand-Guignol pour élite dégrisée. Récemment passée « à la couleur », la télé raflait déjà les suffrages que l’on sait, mais les programmes étaient suivis, pour ainsi dire, à fenêtres ouvertes, comme la doublure du monde populaire, son extension cathodique. La télé fonctionnait encore comme un poste radio ; un rectangle plus lourd, mais toujours l’antenne. Vous aviez vos parents, vos amis, les oncles et les tantes, et, au milieu du salon, Denise Fabre, Giscard et Roger Gicquel. Se mêle ainsi pour moi, parmi ces « flash spéciaux » qui, le temps de quelques images, détraquaient le fil des jours, l’assassinat d’Anouar el-Sadate, ou plutôt l’assaut filmé de la tribune présidentielle, au Caire, attaquée par un commando djihadiste à coups de grenades et de fusil-mitrailleur. La ruse des tueurs, déguisés et infiltrés dans la parade, atteignit par l’audace et la redite bâclée du Cheval de Troie un niveau rare dans l’horreur spectaculaire. Au milieu du carnage, un homme presque calme, le bras arraché, semblait ailleurs, assis dans les décombres. La caméra ne filmait rien d’autre, à part les débris de chaises et les éclats de toutes sortes, que le moignon du bras aux lambeaux flageolants. Dans l’ordre des noces entre le soleil et le sang sous le feu général de l’été, l’accident de bus, à Beaune, et les enfants brûlés, jetèrent à leur tour un sacrifice implacable, un traumatisme à l’antique, héliogabalesque. Paris-Match n’avait pas lésiné, outrepassant de loin son fameux slogan du « choc des photos ». Le magazine traînait, cet été-là, chez mes grands-parents paternels, dans le Var ; j’avais monté le magazine et rouvert la double page indicible dans ma soupente. Quelques années après, un autre magazine avait circulé, à l’époque où certaines publications proposaient des cahiers spéciaux réservés aux adultes. Le numéro traitait de l’affaire Sagawa, le cannibale japonais. Impossible d’imaginer aujourd’hui une pareille image reproduite dans la presse. La rédaction avait publié les photos de l’étudiante à moitié dévorée, j’avais voulu voir ce que cachait la couverture du nouveau détective exhibé en travers du « Chasseur français » et de « Marie-Claire », chez ma coiffeuse. Ce n’était pas seulement le cinéma qui était bis et spontanément interlope, à l’époque, mais l’air du temps. La couleur naissante ne jurait pas seulement sur les écrans de télévision, surgissant de sa longue nuit en noir et blanc, elle détonnait dans la rue, mettant la touche criarde aux décors préfabriqués, aux quartiers transfigurés sans effort, malgré eux, en fabrique de la modernité. Ce béton blanchâtre, ces murs très pâles, qu’on aurait cru à la chaux par beau temps, ces murs de bâtiments en chantier dont la mémoire assemble sans différence la poussière de construction et l’éboulis de destruction. Un même syncrétisme de béton estampillé Beyrouth 1982 unissait les quartiers d’habitation, dans ce même enduit mural suburbain et proche-oriental évoquant la farine ou la poudre de riz d’acteurs prêts aux cérémonies sanglantes.
À la même époque, entre 1983, 1986 et 1987, plusieurs séjours de mon passé estival se superposent pour n’en former qu’un. Des amis de la famille nous prêtaient un appartement à Canet, dans les Pyrénées-Orientales. Je dis « nous », c’est encore peu, car aucune branche de la famille, pas un rameau n’oubliait de venir une semaine ou quinze jours, quitte à cohabiter à douze dans 30 mètres carrés, comme ce fut le cas en 1983, dans une bonne humeur de l’été un ton trop haut censée chasser les lourdeurs de la promiscuité. Les propriétaires, eux, ne devaient jamais s’y rendre, ou peut-être en février ; l’adresse affichait complet du premier au dernier rayon.
Pour un enfant du Nord-Est, dans les années 70, les souvenirs de vacances à la mer, ces rares souvenirs préservés, eux-mêmes nimbés des prestiges du vague, des ajouts et déformations inévitables, sublimés par l’image cinématographique d’un grand Sud confondu au pays même du cinéma, à son perpétuel studio à ciel, ses romances, ses falaises, ses plages, ses dunes et ses drames, le Sud représente, plus qu’un pays, une récompense irréelle, l’annonce en terre ferme d’un au-delà, une avance sur l’éternité. D’ailleurs, la coutume d’une retraite au soleil, maintenant désuète et inaccessible parce qu’enrayée par la flambée des prix et l’accaparement de la côte par des criminels de tout bord, cette perspective de jadis en disait assez sur l’enchantement que des générations vinrent quérir sur les rives méditerranéennes. Rien n’épuisera les charmes évocatoires de l’arrivée, en train ou en voiture, en terre de lavande, quelque part entre Orange et Montélimar, les flammèches vertes, ifs ou cyprès, créant à elles-seules, dans l’air parfumé, l’annonce d’un pays du bonheur.
Parmi ces souvenirs dont l’éloignement dans le temps semble extrait du passé et repris par les rêves, je me rappelle Jean-Claude, mon parrain, venu nous installer dans le train, ma mère et moi, avec nos bagages, pour le retour à Reims. L’anecdote remonte aux années soixante-dix, quelque part en Languedoc, comme un préambule à Canet, extrait de limbes estivales sauvé d’une période reculée de l’enfance. Le train démarre, prend de l’allure en quelques secondes. Jean-Claude saute du train en marche, maman pousse un cri. Le nez à la vitre, d’autres passagers la rassurent : « Il s’est relevé, Madame ». Jean-Claude a fait l’Algérie, il n’en parlait jamais. Le roulé-boulé sur le quai de la gare m’a toujours fait penser à son silence sur le sujet. Le même été, je crois, fut celui de mon premier cirque itinérant, de l’agrégat sensitif où se déclina en balises l’émerveillement teinté d’ocre, de vert et de bleu. La pinède, les sentiers vers la plage, les herbes sèches de la dune, les terre-pleins sablonneux, les cahutes à paella, les paillotes et les canisses, les odeurs et les tapages festifs. Les nuits sous la tente et les odeurs de plastique, au camping et à la plage, l’odeur des matelas pneumatiques, du caoutchouc noir, des masques de plongée à grosses sangles, les tubas à extrémité orange fluorescent. D’autres souvenirs, plus lointains, n’existent plus qu’à l’état de dépôt, de paillettes sensitives intégrées à un fantasme plus sourd, celui de la roche claire et de l’eau turquoise qui toujours se dérobent.
Car Canet-Plage n’est pas Ramatuelle. Canet est un modèle perdu. La ville n’existe plus telle que je l’ai connue. Je redouterais, aujourd’hui, entrant dans cette ville rebaptisée Canet-en-Roussillon, de n’y rien retrouver, illustrant le célèbre adage baudelairien : « La forme d’une ville hélas… »
Canet se donnait à l’enfant aussi bien qu’à l’adolescent. Lorsque qu’à l’âge de seize ans, j’ai tenu à y passer une quinzaine avec un ami, c’était déjà pour revenir sur les lieux. Les lieux de mémoire d’une station balnéaire parfaite en son genre. Il serait même à propos de dire : unique en son genre. La maquette sut-elle jamais d’ailleurs, combien sa modestie spéciale fut la clé de sa perfection ?
Ni immense ni trop court, le front de mer affiche à lui seul le génie des proportions. Depuis le Nord, le « baladoir » dallé par Vasarely s’étend entre une digue pierreuse bordant le port de plaisance, et, au sud, une bande de terre mince où la côte semble diluée dans la mer, vers l’Espagne. Chorégraphiquement qualifiés à le faire, les promeneurs habillent la jetée. Quelle que soit l’heure ou le jour y défile un peuple entre deux eaux. D’un bord à l’autre de la digue, les enfants évoluent ici dans un quart d’heure perpétuel sans parents, tandis que les adultes prennent l’attitude tant soit peu scénique d’une rampe solennellement remontée. Désireux de nager jusqu’aux roches, j’ai connu les délices, me hissant entre elles, d’offrir mon pied aux épines de l’oursin.
Plantée de palmiers, la promenade oublie la France. Le motif en pointe de l’écorce et des palmes y est si accusé qu’elle suggère un coin de Caraïbes, un îlot discret du Costa Rica. Au sud, donc, le front de mer se perd vers Argelès, Collioure et les cimes pyrénéennes, dont les cônes évoquent, plutôt qu’une chaîne de montagnes, d’immenses terrils, sombres et triangulaires. Les drapeaux et enseignes : clubs nautiques, RMC et poste de secours, les bannières pour moi énigmatiques de Malardeau dont le vent à coups secs faisait claquer les toiles, parsèment le bord de mer. La promenade assez large et son parapet réfractent la grande lumière. Une lumière sans excès, acquise au beau temps. Les rayons dardent à leur aise, ils cohabitent avec des cohortes nuageuses accrochées aux Pyrénées. Quand l’orage éclate et résonne contre les flancs des montagnes, le soleil ne détale pas, il se cale en retrait et, passés les grondements, reparaît aussitôt.
Les façades en bord de mer présentent un éventail d’immeubles de six ou sept étages à la mode des années 70, aux balcons pavoisés de stores jaunes, oranges ou rouges. Les devantures de café, les terrasses des restaurants alternent avec les échoppes et les boutiques à touristes. Jouets de plage, épuisettes et présentoirs à cartes postales ébouriffent le trottoir. En progressant vers la place circulaire qui sans doute portait un nom typique, maritime et catalan, les terrasses s’allongent, les jambes s’étirent, mais les tarifs n’augmentent que très peu. Ainsi, au bout de la promenade s’ouvre une béance : peut-être le « théâtre de la mer », qu’après vérification il convient d’appeler « Place de la Méditerranée », une esplanade blanche où se groupent les estivants pour les fêtes et les spectacles. Là même où, épris de musique anglaise, brûlant de nuitée british, je dus me contenter de Rose Laurens et d’« Africa ». Un casino que j’imagine désaffecté et tourné vers la mer disparaît derrière les étals et n’accueille plus qu’une baronnie empaillée et balnéaire du temps jadis. Le glamour discret de ses revenants rejaillit pourtant dans la semaison raréfiée aux coins des rues de leurs cousins travestis et sophistiqués. Encore en retrait à l’heure des familles et des programmes en plein air, ils piétinent à l’ombre des palmiers, en avance pour l’ouverture du « Podium », discothèque dont l’entrée étroite, aux piliers de tessons argentés, lançait aux yeux trop jeunes pour la lumière noire, l’hymne argenté du fard à paupières. Cette hanse bétonnée où les soirées fourmillent et la nuit se prépare, donne sur le centre, l’artère principale aux allures de boulevard et de place. Quelques hôtels luttant pour un modeste standing y attirent les grosses cylindrées et autres parades de chrome. Il s’en faut de peu que d’anciennes Chevrolet, colorées et rétros, y mettent la touche cubaine. Un terre-plein planté d’arbres et de kiosques sépare les deux rangées d’édifices tout juste plus clinquants : hôtels, restaurants, épiceries. Un ou deux îlots indéterminés, cabines techniques ou entrées souterraines à l’aspect de postes électriques, suggèrent une avant-garde secrète, urbaine et réservée aux édiles, peut-être à un club de chefs catalans. Un cinéma, « Le Lido », orne à point nommé l’une des façades, ainsi qu’un angle d’arrondissement au pied d’un métro urbain. Ici, dans ce prolongement du théâtre de la mer, un précipité chic et urbain pousse à flanc de plage. Quoiqu’ils s’affairent en habits de ville, les passants gardent la mise déboutonnée d’une activité professionnelle immédiatement réversible en vacances, en liesse toujours un peu histrionne, en décontraction marchande et roublarde. À un signe tacite connu des autochtones, tous se rallient à la plage ou aux tables les plus choisies d’une vue sur la mer. Ville à ras-bord de la plage, ville des abords de la mer, Canet charme par un retournement sur soi. La mer n’en prend que mieux sa pleine mesure divagatrice. Canet donne à rêver de la mer comme on y pense de loin, à mille kilomètres ou plus de la Méditerranée. Elle ne se livre jamais une fois pour toutes et incite à revérifier ses teintes. Elle n’est pas bleue, pas de cette gamme bleue Bora-Bora sondée dans les James Bond. Seul le ciel pourvoit au bleu, non l’eau de mer. Jeune, j’ai dû en vouloir à son vert, à sa couleur de rivière ou de fleuve. Faire tant de kilomètres pour une eau d’étang, voilà ce que j’ai pensé, souvent, posant mes yeux déçus sur une mer du pauvre. Il doit exister, dans la gamme des eaux de mer, toute une nomenclature féminine. Si par exemple j’imagine l’eau polynésienne, j’y vois peut-être une oie blanche; différente de celle du cap d’Agde pourtant proche qui à toute force se maquille à l’azur et voudrait qu’on l’adopte, celle de Canet serait la déesse Méditerranée. La mer sauvage du Golfe du Lion, qui parle d’Espagne, d’une Catalogne atlante cachée jusqu’aux récifs des Baléares, celle qui vient et revient humecter le sable canétois. Si la transparence des mers du sud avait ses ombrages, ce seraient ceux de Canet. Jusqu’au sable où elle s’arrête, l’eau de mer, à Canet, garde quelque chose du bleu dur et presque noir qu’elle prend au large. Opaque et toutefois colorée, floue et sablonneuse, elle parle de la mer à recoins qu’est typiquement la Méditerranée. À l’inverse de l’idée reçue selon laquelle la Méditerranée représente une mer d’agrément, paisible et dressée à la villégiature, j’ai appris que nulle autre mer, sinon celle des Sargasses, ne montrait tant d’humeurs et de dangers, sinon de mystères. À Canet, les estivants se baignent dans l’eau fière, à prendre ou à laisser, celle-là même des naufrages et des tempêtes déclenchées sans préavis à l’abri des radars. Elle sent bon, et son parfum de grand large, auquel se mêle les effluves de monoï, sur la plage, ouvre une aventure quel nul milliard de roubles ne pourra jamais s’offrir. Il y faut une narine d’enfant seul qui regarde autour de soi, entre deux coups de pelle machiniques à un château de sable. Jamais eau saline ne m’a paru plus encline à aimer les triturations sans queue ni tête du sec et du mouillé pratiquées sur le sable comme un pétrissement élémentaire, une sensualité à l’ouvrage. Une dense littérature doit exister à propos des illuminations de la plage, des absences, des phases hagardes et quasiment évanouies sur le sable. Nul autre endroit n’offre ce poste terrestre où il devient dynamique de ne rien faire. L’ennui, au premier chef, devient l’allié des semaines, des mois à venir, l’homme étendu y désenfouit ses points cardinaux. Avec le soleil, c’est l’imagination qui afflue. Dans le regard qui perce au-dessus de l’épaule, quand étendu sur le ventre, l’on hésite à ouvrir ou fermer l’œil, s’entrouvre la dimension d’une répétition éternelle ; jamais nous ne sommes plus abouchés au précipice d’être né. Le soleil ne brille pas seulement, il vient d’inonder la dernière fosse à ténèbres. À Canet, il revient à la mer, à l’eau de mer que j’aime sans recul ni marée, de pratiquer ce « sur place » écumant dont le roulement, par temps mauvais, plaque ses vagues teigneuses. Les faces-à-faces avec la mer, à Canet, que l'on ait parcouru mille kilomètres ou plus, si l’on est Allemand, Hollandais ou Suédois, pour la rejoindre, se mettre en face et se confronter à l’énigme de sa beauté, ne se rend jamais. La bande de sable elle-même, plutôt étroite, forme un ruban où le simple fait de se tenir, debout, allongé ou dans la posture qui vous plaira, est un privilège intense dont la réalité scintille dans la caresse complexe du soleil marin. Muni d’un masque et d’un tuba, nageant quelques mètres sous l’eau, à vingt mètres de la plage, j’ai aimé n’y trouver qu’un sable uni, gondolé et ridé, ici et là, de quelques motifs ondoyants. Le seul regard jeté devant soi, où l’eau se brouille, contient autant de menaces, d’imminents surgissements qu’une exploration d’épave par cent mètres de fond.
À douze ans, en 1983, je sentais sourdre, de partout, des merveilles brutales. L’appartement affichait complet. Du désordre de la cohabitation, je retiens les sorties en solo, en fin de matinée ou d’après-midi. Le premier des haut-lieux de Canet, je l’avais sous les yeux, à chacun de mes mouvements. L’établissement singulier jouxtait notre appartement, – rez-de-chaussée d’un bâtiment lui-même collé au grillage haut, presque aussi haut qu’un grillage de ménagerie, d'un camping municipal dont j’aimais le fouillis deviné à travers les arbres –. La gargote dont je veux parler, située en face de notre bas-immeuble, s’appelait le Scoubidou, ou un nom équivalent, bâclé et falot. Son identité forte, elle la devait, à ce qu’on disait, à la cuisine du chef, sorte d’ogre que personne ne voyait jamais, ou rarement, quand, à ses clients, il faisait l’honneur de venir brailler à l’unisson des fumets de sa cuisine. Il s’agissait d’une sorte de taudis de bois, d’une entrée de ranch ou d’un puits de mine à l’horizontal. La structure de planches appelait, plutôt que des clients, des menus et des tables dressées, des têtes de chevaux renâclant dans leurs stalles. Personne n’y entrait sans se pencher d’un air inquiet. De la fumée sortait au loin de l’amas de planches, émanations d’une rôtissoire à défier tous les contrôles hygiénistes du globe. Je n’y entrai, par fascination, que très tard, y commandant un boudin blanc. L’on me servit un boudin noir, et l’ingestion fut indiscutable. La réputation du lieu ne faisait aucun doute, la taverne ne désemplissait pas. Le lieu devait répondre au goût du public pour le frisson préhistorique ou pour les atmosphères saucières d’un antre de l’ogre authentique. Lors de mes premiers séjours, je longeais l’endroit à tout moment de la journée. L’endroit couvait toujours, il chauffait nuit et jour comme une usine à frites ; les viandes et le reste, le personnel et la faune infigurable de la cuisine, le tout transitait par je ne sais quel invisible arrière où se tramaient d’impondérables vies privées autour du dragon à toque blanche. Toujours est-il que l’assemblage de poutre rondes, de planches et de rondins qui formait l’entrée reste à mes yeux la plus parfaite métaphore d’un maître des lieux dont je ne vis jamais la tête.
Je ne sais comment j’avais su convaincre ma mère de m’acheter un t-shirt du groupe Iron Maiden, dont je ne connaissais pas la musique, mais dont la demoiselle de métal m’effrayait et m’attirait. Au début, je peinais à l’assumer. Je l’arborais à moitié, j’hésitais à paraître avec, je n’en revendiquais qu’une partie de l’imaginaire. En vérité, la figure agressive me rappelait une figure vue en cauchemar, à l’époque où nous vivions à Croix-rouge, à Reims. Le style du dessin, sa référence aux comics d’horreur me plaisait. Ce t-shirt reste attaché pour moi à ce séjour de 83, sa face horrible au design stimulant en nouait l’intrigue. Je portais le programme des vacances à même le torse, non sans une espèce de gêne où je sentais l’écart entre ma réalité et ce symbole lourd et sans nuance. J’aurais voulu dire à tout instant ou inscrire en dessous du flocage : « c’est le dessin que j’aime et non le folklore à cuir et à clous, le signe de ralliement hard-rock ». J’éprouvais néanmoins une immunité étrange à porter ce t-shirt noir, je l’aimais comme un accessoire attirant. Une fois enfilé, je ne parvenais pas à l’oublier sur mes épaules, je promenais mon accessoire, et cherchais miroirs et vitrines pour l’admirer. Pour être plus juste vis-à-vis du hard-rock, deux copains du quartier possédaient les vinyles d’AC/DC, et la fièvre avait pris tous les jeunes de l’allée. A la maison, j’avais le live de 79 : « If you want blood » et le superbe 45 tours « Shook me all night long ». L’esthétique criarde, à commencer par la pochette du 33 tours représentant Angus Young perforé par le manche de sa Gibson, propulsait le groupe et le genre dans la famille du film d’horreur, du maquillage, des effets spéciaux, et – j’ai en tête les reflets de projecteur sur le sang dans les plis de la chemise blanche du guitariste, de la SUREXPOSITION. Intuitivement, l’Art m’attirait par-là, par les images-chocs et leur débordement visuel.
À Canet, je suivais le mouvement des adultes, bien sûr, mais à force de rester en orbite du groupe, fort occupé par ailleurs, j’allais et venais à ma guise ou tout comme, avant et après la plage. Une petite salle, face au front de mer, proposait des flippers et des jeux d’arcade dont Space invaders, je n’aimais que celui-là et son canon à déplacement latéral. J’ai détourné l’attention un instant, peut-être cinq ou dix secondes. À l’endroit où je l’avais posé, il n’y était plus. Plus de porte-monnaie. Toute ma fortune, une dizaine de francs, envolée.
Plus que le front de mer, j’aimais les rues qui menaient au dédale. Les terrasses débordaient tellement aux deux rives qu’elles semblaient piétonnes. Il n’y manquait rien, ni les guirlandes, ni les odeurs frites, ni ce mixte sonore d’une rue animée. J’ai en tête un souvenir de soirée, dans une pizzeria, où la saturation ambiante confina à l’essence d’une nuit d’été. Les petits restaurants, pressés les uns contre les autres, ressemblaient à une suite d’alcôves trapues. Des tavernes de bric et de broc à plafonds bas dont les arrière-cuisines devaient ressembler à des saunas à casseroles. Des centaines de personnes s’entassaient sous les tonnelle composites, balustrades artisanales bâchées de rouge et sponsorisées. Je n’ai gardé aucun souvenir précis de la bonne humeur, elle s’imposait, elle raflait les sceptiques. Je m’en souviens comme de l’extrait pur de cette festivité encore répandue au milieu des années 80. Le style « bon-enfant », si typique des Trente Glorieuses, et d’autant plus pressant et pathétique peut-être, dans ses derniers feux, portait une étrange intensité, style d’un groupe humain à qui la joie a longtemps manqué. Par-delà les différences, et tant mieux s’il y entre beaucoup d’un regard d’adolescent, la rue me sembla éclatante sans me paraître vulgaire. Nous avions rejoint, nous-mêmes pris dans ce mouvement, la joie qui chavirait la rue. Si je n’ai pas retenu les mots, les sujets abordés avec les adultes, les ressorts de l’humour, les manières, j’y transposais en revanche, par anticipation, et tous les signaux jubilatoires m’y encourageaient, des soirées futures, fréquentes et enlevées, dans le même genre d’atmosphère-chaudron où tout est possible, où les temps forts s’enchaînent dans une griserie établie et victorieuse. Entre douze et seize ans, la tranche d’âge de référence de mes séjours à Canet, les gens vous ignorent royalement. Vous n’êtes plus l’enfant, pas encore l’adulte, vous traînez-là, vaguement suspect, indéterminé d’âge, de condition et de mobile, un larcin toujours possible dans vos yeux indéchiffrables. Croiser des inconnus, sur la promenade faite pour se croiser dans un sens et un peu plus tard dans un autre, me plaisait. Les aventures sont maigres avec les autres enfants-adolescents car le groupe, le clan et la famille les agrègent. Ces heures limitées furent vastes par le champ qu’elles ouvrirent. J’y faisais mes premières virées en solitaire ; je rôdais vraiment, j’explorais, le cœur battant et les sens en alerte, au bord de la plage et dans les rues adjacentes. Sans doute m’a-t-on aussi, quelquefois, envoyé au tabac. J’aimais les deux ou trois rues plantées d’herbes folles et d’adresses pauvrettes qui nous séparaient des rues commerçantes. Certaines, jusqu’à la fin des années soixante, ne portaient aucun nom, et en 87, je longeais encore de ces zones sans cadastre. La mutation accélérée des rues à l’approche de la place principale, quelle reconstitution aurait pu les saisir, en rendre compte ? A hauteur des façades, des perrons, des fenêtres, le plaisir à s’imaginer les habitants, les occupants, les locataires, dépassait tous les jeux, tous les divertissements. À l’exception d’un, peut-être, qui voisinait en bonne entente avec cette pratique de la marche fouineuse et des adresses dévisagées : celui du dessin. Je ne crayonnais pas dans mon coin, en autiste graphique, mais je grandissais dans l’amour du dessin, un dessin dont je n’allais plus tarder à découvrir qu’il ne serait pas de BD mais de peinture. Et justement, dans cette artère principale, ce boulevard courtaud évasé en théâtre de la mer, j’aimais le grand tabac-presse, sobre et ventilé, plein de recoins. J’y entrais en curieux, d’autres fois pour rapporter des cigarettes aux adultes. Nous venions, la veille au soir, trichant sur mon âge, d’aller voir le film "Mad Max", projeté cet été-là, quatre ans après sa sortie, comme l’un des films coups-de-poing, une des quintessences brutales et nerveuses nées de l’âge du vidéo-clip et du genre post-apocalyptique dont il reste encore le fil-étalon avec "New-York 1997" de Carpenter. A l’époque, je n’avais rien vu de tel. Milner prenait d’une part la modernité machinique, érotisée et nihiliste, d’autre part le spectateur, et cognait le fantasmeur avec son propre fantasme. Le film attisa mon penchant pour une version métallisée du héros et pour une qualité précieuse et fuyante, le cœur secret de bon nombre d’œuvres puissantes : la cruauté. Le sens du trait accusé, du cerne, du contraste, de la mise en masque de tout ; l’espèce de maquillage guerrier à quoi ressemble tout dessin électrisé au désir. Je trouvai justement, dans ce tabac-presse, des cartes postales de l’illustrateur Melki. Des guerriers bardés de cuirasses métalliques, des combattants bio-mécaniques présentés de trois-quarts. Ces androïdes stylisés, librement copiés à partir des cartes postales de Melki et des reproductions du peintre suisse Giger, créateur aérographique de la créature du film « Alien », furent mon escale imaginaire pour Schiele et Van Gogh.


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Sylvie, Gérard de Nerval

3/20/2022

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Rares sont les textes voués de naissance, plus qu’à la lecture, à certain rendez-vous, incontournable et princier. Les caractères d’une noblesse chaleureuse y cisèlent autour du lecteur une gravure prémonitoire et les rougeoiements auguraux d’un cœur à l’ouvrage. Gérard de Nerval, entre tous, sut magnétiser ses œuvres ; s’il n’avait su le faire, ses amours terrassées l’eussent fait à sa place.
Les circonstances auraient pu enrayer le charme, je séjournais dans les Alpes. Le tableau des cimes et la violence des flancs auraient pu engloutir le paysage épanché depuis la nouvelle, ils furent discrets à ma fenêtre. Dans l’embrasure, brume matinale et nuages masquèrent les formes et les proportions. En lieu et place des sommets défilèrent des parcelles, des fragments, des trouées auxquels se mêla sans peine le supplément fictionnel. Ma chambre donnait sur la blancheur silencieuse, mes excursions sous les pins me dissimulaient les abîmes. J’évoluais ainsi, lisant Sylvie entre deux marches, entre deux regards de travers sur l’hostilité éclatante des pics, dans un ciel carrossable, un imaginaire malléable, une province de contes et légendes. Mieux qu’appropriée, ma petite chambre à lits superposés, sa moquette râpée et ses murs déteints, enroba d’une rusticité idéalement modérée ma lecture de Sylvie. Il y fallait, je l’observai sur le moment et plus encore après coup, cette fenêtre de repli, individuelle, parfaite déléguée de l’espace ouvert dans Sylvie. Du moins le contrepoint, d’asymétrique qu’il fut peut-être au départ, devint-il rapidement un allié. Au carré de ciel, je ne demandais aucune affinité avec le texte. Le ciel des Alpes n’y connaissait rien en légendes du Valois, mais la suite de merveilles, dans Sylvie, resserra la compagnie des nuages, opérant entre les Alpes et le ciel de Nerval un jumelage spontané. L’extrait de ciel montagneux adopta ses parades, régla son orchestre. En rouleaux d’une étrange ambroisie, luxueuse et humble, les gradins nuageux, par ma fenêtre, se conformèrent à l’écoute. Et quand, à pied, bourdonnant du rêve tenace, je prenais sur moi de lever la tête, de faire honneur au pays et d’y planter mes regards, j’y trouvais partout, dans les congères, au profil des souches noires et des travées sauvages, l’air rebroussé du même frisson. Exhaussant l’exotisme alpestre, Sylvie resplendissait de plus belle dans ces billots de contrée perdue et sans hommes.
La nouvelle de Gérard de Nerval commence par son titre. A la fois seuil de concentration rayonnante et prête-nom, le titre s’efface lorsqu’on s’approche. Envoûté par le poète, le prénom Sylvie, depuis la nouvelle qu’il intitule, mène deux vies distinctes. D’un côté celle d’un prénom courant, vaguement désuet, de l’autre celle d’un sortilège intouché. Les deux syllabes ne font qu’une et se prononcent moins qu’elles ne s’effacent, laissant place au seul paysage d’une idylle, lui-même indissociable du sillage vaporeux et diapré que le poète a laissé derrière lui. Au ressouvenir que Nerval laisse dans nos mémoires comme un pilier de notre passés, il n’avance ni ne recule, il revient, ne cesse de revenir sur ses pas, et les Filles du feu sont les nuées écrites de cet éternel retour. De là cette impression reconnaissable entre toutes, chavirante et atmosphérique, lisant et relisant Sylvie, que l’histoire se dissout aux deux bords à mesure qu’on la lit, qu’on l’oublie, et qu’en somme après des années, des décennies, l’oubliant, on l’étoffe. Impossible d’être en prise avec le récit sans se laisser prendre par une rêverie débordée de l’histoire, appelés que nous sommes dans la marge immédiate où Nerval s’éloigne. Car le poète lui-même, écrivant sa nouvelle, met au point des méandres, des points de fuite, des épaulements de colline, des accidents de terrain où savamment il s’égare, s’écartant d’un pas de côté et d’un trait de sentier. La nouvelle et ses sœurs de feu ouvrent sur de vastes fraîcheurs où le cœur humain trouve un territoire de pulvérisation à sa mesure. Chacune des entrées et discrets tournants du récit ne cesse d’en parfaire les bouffées, limpides et nimbées, sans début ni fin. Écrivant ses lignes, non seulement je ne sais plus de quoi parle la nouvelle, mais je présume qu’une relecture ne tapisserait mon souvenir que d’une version faussaire de celle, suspendue et lacunaire, qui lui tient lieu d’étalon. Sylvie impose une lecture de référence, ancienne, toujours déjà ancienne, et ce, dès avant la première, presque absolument fantasmée. En cette version originaire bout comme en un creuset l’un des secrets les plus attisants du mystère en approche lorsqu’on s’apprête à la plus confiante des lectures. Le dépassement des espérances a lieu avant la lecture, la lecture elle-même n’en constitue qu’une traversée fluente et renouvelée. Un exquis séisme naît de cette expérience. La reconnaissance d’un accent inespéré et fugace, surpris à la nudité de l’iris, en certains regards échangés, autrefois, quand la vie, bleue de ciel, verse à flots son mystère de grandeur. Car Nerval, dans ses nouvelles, avance sans plus être un adulte ou un enfant. Il avance, aurait dit Artaud, en séraphin. Un enfant roi qu’un long vagabondage, depuis les décombres de son royaume, aurait mené dans ces prémices nordiques, au large de Paris. Le narrateur sans contours ou si peu dans Sylvie, dresse le silence noir et droit d’un cœur orphelin. Orphelin, non de père ou de mère, mais d’amante. Avec la même sentence d’état civil.
Nerval aura formulé comme peu d’hommes dans l’Histoire, la décapitation, non du chef mais du cœur. L’on peut aller, ainsi, coupé et vivant, dit Nerval. « Que reste-t-il à donner », arrachera du fond de sa détresse combative, un siècle plus tard, le poète Jacques Prevel, « Quand on est le fantôme, qui lève sa main de brouillard » ? Une volée de nouvelles telles que les plus désespérés des âges à venir, dans un ou deux millénaires, faisant les comptes du désert, n’en croiront pas leur sang. Que finit par raconter Gérard de Nerval avant de partir, sinon un lâcher de caillots de l’album ineffable ?
À la crête des collines, l’ombre blanche de la princesse médiévale se dilate aux dimensions du paysage, un pays de vallons très verts où se cachent les plus anciennes revenantes du Valois. Des jeunes filles, des prouesses en dentelles de Calais, surnaturelles et d’opale, fleurs de serre lâchées à mi-chemin d’un manoir et d’un étang, effigies pâles aux reflets céramiques. Le printemps, en ces terres, garde une dignité de givre. A l’heure mérovingienne de l’idylle, telle qu’elle vente désolée dans les Filles du feu, Nerval se présente, seul et vêtu de noir, duelliste à l’aube. Nulle intrigue mais une blessure, béante, au ralenti de sa collection. Les arbres centenaires prennent ici l’essor d’un élan compréhensible qui voulait des siècles et des millénaires de préférence. Des racines à la pointe des feuilles, ils ne penchent, n’ondoient et ne résistent au millions de rafales, aux kyrielle d’averses, de giboulées et de tonnerre, que pour un visage. Un visage dessiné au fond du cœur et qui ne donne pas son nom. Nerval l’homme et l’amant mort-né, décrète que du moins il connaîtra son modèle. Sylvie prend le nom de ces frondaisons denses et bosselées dont l’ampleur sévère règne sur l’horizon. L’amante, fillette-femme dont les âges assemblés rutilent en transparence d’une déesse adolescente d’elle-même, portent à ses lèvres, dans l’éclat illuminateur d’un sourire à grand visage éclos, la teinte mauve des emmurées et des immortelles ; la fille dédoublée, dans ces campagnes où le vert reste d’automne et ondule grisâtre, a la consistance de feux-follets en plein jour. Des fées diurnes aux familles intangibles. Aurélia, fourvoiement auquel Nerval a donné des lettres d’or, ne devrait pas s’intituler Aurélia, mais Gérard et cette erreur d’axe et de titre a toujours déclassé, à mes yeux, ce texte où Nerval pratique sur une baudruche des acharnements de taxidermiste. Seule une autre nouvelle, une autre « Fille du feu », Adrienne, et sa ronde fameuse, - tous les scrupules épineux et brûlants de l’entrée dans la ronde -, rend justice non aux lettres de Nerval, mais à l'amour dont le poète dut se rendre justice à lui-même.
De la nouvelle Sylvie, je ne garde en mémoire qu’un face-à-face démesuré par un temps éternel. Sur les sentes du Cambrésis, d’une plaine mouvementée à une autre, figure le percepteur vagabond de toutes les têtes qui ont manqué. Ainsi l’homme, le poète et le personnage ne sont-ils qu’une seule ombre, un murmure d’hommages présentés sur le perron des demeures vénérables, bâtisses de tout temps à l’abri du vulgaire et n’entrouvrant qu’avec des scrupules inconnus, qu’avec le grincement de gonds de portes du ciel, leur porte au voyageur. En ces navigations pédestres, l’ombrageux ne s’adonne qu’à la recension des fadettes et des déesses de l’enfance grave. De toute sa délicatesse meurtrie, Gérard de Nerval, en rôdant aux abords des demoiselles et de leurs jeux, évacuant la planète et son circuit de variantes à néant, se penche comme un Dieu mort sur les carrés de verdure et de prairie où même avec les yeux, de loin et indiscrètement, l’on marche droit à l’amour.
 


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Max Beckmann

3/12/2022

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Au cours des années 40, la peinture de Beckmann se radicalise et trouve sa manière d’élection. L’Allemand ne cessera plus, jusqu’à sa mort, de peindre au noir de contour. Au trait riche, épais et raide, d’un effet d’armature, d’une trame emportée, d’un franc quadrillage parent du vitrail. Un cerne, un feston que l’on dirait peint, mieux qu’à l’huile ou au plomb, au beurre noir. Un trait dominant, qu’il se montre ou se fonde au gré de ses gammes. Bien qu’abrupte, son opacité s’effile en un prompt dégradé, posé comme un noir de gala, d’apparat ou de catafalque. Artificieux et onctueux, ce noir luit et poisse comme une pâte à recourber les cils. Mais à la différence d’un trait qui enferme ou clôture, une délivrance habite ces franges mêlées d’élan primitif, de xylogravure et de modelage.
Après les années de visions modelées obéissant à quelques vieilles lois du clair-obscur, Beckmann aura donc fait la peinture malfamée qui le hantait. À commencer, donc, par ces formes trempées aux arêtes, maculées en longueur par un noir pétroléen, un noir de gravure, sué ou dédoublé des formes, pourtour savant, subtilement crénelé, de la mise en relief et en contraste. Un scrupule d’exactitude, un secret de dessin aux prises avec la couleur se joue dans la largeur et l’épaisseur du cerne, à la fois tranchant et absorbé. Simultanément, tous les méandres du réseau noir sautent à l’œil, en bloc. Par ce geste maniaque, ce soin de dessinateur arachnéen travaillant au suc et à la sève, Beckmann invente le corset sacramentel des formes, leur parure d’incrustation dans la couleur, l’accentuation mystérieuse et sensuelle d’un nimbe serré, d’une panoplie au noir. La qualité noire du trait, les errements symboliques de la couleur noire n’y jouent d’ailleurs pas l’étendard sombre mais la maestria d’un GOÛT FONCÉ qui est le sacre du dessin, l’éternel retour du contraste.
Dans un indécidable entre-deux du modelé et de l’à-plat, les lignes entrecroisées forment un puzzle de plaques allumées au choc des contours. Des triptyques luminescents, entre miroitements, harangues pigmentaires et éclats de magnésium. Une fraternité rude opère entre, d’une part, les verts d’eau, les ocres jaunes ou autres parcelles safranées, et, d’autre part, le crénelage au noir. L’impact physique précède le regard en face. Les retables de Beckmann se jettent à l’incandescence avant la lecture des formes. Burinée à la couleur et au noir, l’émeute figée agit de loin. La bigarrure y honore la couleur attisée à l’on ne sait quel creuset. Un rêve de coulisse à mains nues, avec ses nains, ses acrobates, ses danseuses, ses machinos, ses souffleurs, ses mécènes abusifs, ses intrus sans nom, ses dandys, ses élégants incognito, ses espions, ses automates mi-hommes mi-revenants, ses intendants pâles, ses cabaretiers cireux qu’une suée mauve enduit, eux les démoulés des sarcophages du music-hall. Dans un assemblage hétéroclite et mouvementé se dresse un lieu de parade à moitié grenier, à moitié estrade, sous un jeu d’ombres croisées et de lueurs hétéroclites, éclats de vitraux et halos de soupirail. Car dès 1938, la peinture de Max Beckmann passe également à la couleur impatiente, à la rugissante, celle qu’on ne voit jamais sinon à la sortie des tubes gorgés des plus fins pigments. De l’émeraude et du cobalt dont nul paysage terrestre n’illustre la féérie immédiate, des couleurs si pressantes et saturées que leur nom nous échappe, qu’elles renvoient tous les noms qui oseraient les nommer. Ici, la couleur posée, telle qu’elle paraît à clairevoie des fonds de scène, resplendit, luminescente et d’autant plus proche qu’elle se pavane, hors de portée, jalouse de ses pouvoirs sans prise, isolée et seule à la crête de son intensité, là où deux semaines plus tard, 10 ans après, un siècle plus loin, elle n’aura pas déchu de son siège flambant.
La longue période pseudo-naturaliste du peintre a pris fin. La part dégénérée de Beckmann, selon le régime hitlérien, va dégénérer de plus belle. Le coup d’envoi est donné dans l’œuvre du peintre pour un dessin plus marqué et le champ libre à la propriété hâve ou surchauffée des couleurs. La figure concourt à cette accentuation générale et en subit le mouvement. Semi-perspectifs et semi-aplatis, les héros de Beckmann prennent une vitalité de bas-reliefs. Piliers mobiles des panneaux, panneaux eux-mêmes, les personnages s’y dressent, ébouriffés, atteints d’un brouillage hirsute, d’une raideur taxidermique, dévouée à la structure hérissée des compositions. Figures empaillées, modèles maladifs et bustes en plâtre échangent ou cumulent leurs qualités. Mais les moyens de la peinture, rués en avant, déclenchent avant tout une gerbe oculaire. D’abord l’œil s’embroche et la vue se repaît. Le peintre s’arrange, dans un assemblage d’apparence précipitée, pour grouper ses préférences de couleurs et de formes, pour en barder ses tableaux. Avant d’y voir clair dans les bric-à-brac de Beckmann, l’on écope son désir, l’une des cartouches peintes de son désir assouvi. Pour autant l’effusion et son placardage incisif n’engloutissent pas dans leur feu la part de sujet, d’atmosphère, de narration. On croirait même, dans le prolongement basculé aux peintures de sa tête bourrue et rétive, que Beckmann se multiplie dans sa faune. Le mauvais rêve de Weimar, par la main de Beckmann, équarrit des fétiches, des dignitaires virés à l’épouvantail, engoncés, pressés comme des fusées dans une soute où le feu serait mis aux poudres. Aux fonds bleus des triptyques, d’un cobalt sourd et sans correspondance, gronde l’heure d’un crépuscule inconnu. Dans ce coupe-gorge, l’éclairage détraqué prend les atours d’une heure décisive, sans lune ni autre zénith. La peinture à l’huile, brillante et véhémente, donne à toute chose un lustre de nuit mondaine ouverte sur un massacre en sous-sol. Un des artifices rusés et patients du peintre, l’une des fibres furtives de son style, repose sur le léger tremblé des contours. Le peintre y met en scène, pareil à un léger décollement holographique, le circuit de lignes repassées à la pointe du pinceau. À même le dessin très sûr et exhibé, l’huile discrètement bavée sur les rouges, les bleus et les jaunes, leur donne une finition provocante. Beckmann prend le meilleur de son dessin à l’esprit bariolé des caves et des greniers. La tombée louche des heures tardives enchante ses traits. L’artiste en soutire cette perturbation graphique qui ne modèle plus les têtes mais les chiffonne. Au croisement de l’homme et de l’animal, du travestissement et de la mythologie aztèque ou égyptienne, Beckmann mêle des créatures hybrides à ses cohortes noctambules, dans un milieu de sous-sol et de limbes où cohabitent les effigies les plus torves. Brouillant leurs traits dans un griffonnage métamorphique, Beckmann pousse certains de ses personnages au méconnaissable, à la défiguration, poussant en même temps le portrait à son dernier point d’indistinction et d’extravagance, et parvenant ainsi à quelques effets saisissant d’instantanés puisés aux limbes. Beckmann en a fini avec ses années de portraits ralentis par les lois tenaces du modelé. L’artiste s’offre les moyens de son impatience et entame une collection de têtes adaptées aux compositions. Beckmann trouve son plaisir à peindre des têtes conventionnellement peintes, ostensiblement factices, têtes hiératiques, presque naïves et géométriques, héritières des masques africains revus par le cubisme et le premier expressionnisme de Kirchner. Beckmann raidit ses personnages, se plaît à mettre des yeux, des bouches et des nez de dessin à ses personnages, et aussi des pieds grotesques, impayables, parce que cette raideur braque et élance les composants des tableaux. Les personnages-pantins rebiquent comme des mannequins en celluloïd, des poupées customisées, frottées de mauvais genre. Tout comme le peintre graisse ses contours, il fausse son dessin, pratique des gauchissements sournois, des tétanies très cintrées, des poses arquées, contorsionnistes. Le détraquement de ces rites, danse de l’apache ou carnaval, vient peut-être de leurs vibrations mesurées, monte peut-être des grimaces à la brosse où recoins et détails flageolent à nos yeux, presque à notre insu. Des raccourcis énergiques, des finitions expéditives concourent aux chaos enlevés du Beckmann dernière manière. En point d’orgue de cette dernière période, le peintre décline des tropiques de peintre, des tropiques de palette ; tropiques de costumes et de décors fondés sur des harmoniques bleues, vertes et or ; luxuriance de malles et de palmiers, dentures de feuilles, végétaux crénelés, aventures violentes aperçues entre deux huttes depuis le pont d’un navire, les sauvages invités à bord. Quelle aubaine de contrastes que ces apparats de plumes jaunes, rouges et roses tranchant sur le noir des smokings. Avant et après la chute affûte ses griffes primitives. Aztèques, océaniennes d’accent, les cérémonies de Beckmann n’en gardent pas moins la pompe européenne du déguisement, l’agressivité des simagrées ou de la pantomime. Beckmann-le-tardif ne s’en tient plus aux portraits collectifs extravagants, il retord le plomb, en quelque sorte, de sa collection d’épouvantails, pour mieux les lover et les intégrer dans un décor toujours plus unitaire, presque idéogrammatique, percé de trous noirs et de taches à fournaises. D’acrobates et saltimbanques qu’ils furent un temps, les héros de Beckmann virent au cylindre griffu. Les corps jaillissent en pétards, en bouquets de fusées, en baudruches modelées dans l’éclat. L’anatomie humaine fait allégeance aux nécessités picturales. Les membres deviennent des piques du décor, personnages et accessoires s’aiguisent, tessons d’une même brisure ou facettes d’un même prisme. Les sacrifices latents, dans les œuvres anciennes, déploient leur drame élémentaire dans les triptyques. L’ensauvagement lacère l’image d’un rut général. Le tableau approche la sphère turbulente où l’œil reçoit une volée de couleurs indissociable des corps suggestifs. Volontairement ou non, Beckmann tire un pont trop loin, mord sur les terres encore vierges ou presque pionnières d’une foule abstraite telle qu’elle montera, germinative, quelques années plus tard, dans les œuvres de Gorky, Matta et de Kooning, ou même chez le premier Pollock. Cette force d’attraction avant-coureuse ouvre un champ d’envoûtement maximal qui va du tableau regardé à distance à la scrutation des détails.
La marque noire de ses tableaux n’est pas venue d’un ajout subit, mais d’une longue gestation. L’envoûtement du peintre pour les contours accusés a pris la tournure d’une tache agrandie, d’un présage qui peu à peu a frangé les décors et tout ce dont le peintre les truffait. Beckmann voulait lui-même s’y laisser prendre, se lever dans la nuit et voir rutiler en reflets, en profondeur, toute la caisse profonde du tableau. Par ce labour au noir, obsédant, Beckmann lève une qualité royale dans l’image peinte, un privilège de l’excès que l’artiste se décerna à la longue, en des scènes toujours proches d’un couronnement barbare.

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Léon Bloy

2/7/2022

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D’une flamboyance visible à cent mètres à la ronde, Léon Bloy domine les rayonnages. Sous des titres ravageurs, nombreux et uniques, Bloy assène à pleines liasses une faconde dont nul écrivain n’a tenu la cadence. Le phénomène de puissance et de roulis confine à l’irréel. Le déchaînement de forces, plutôt que de faiblir après sa montée en puissance, s’y réengendre à la surenchère. En partie en raison de cette densité exceptionnelle, Bloy demeure attaché, dans la mémoire collective, à l’offensive littéraire. Bloy se disait lui-même « Pamphlétaire par amour ». Or les mobiles de Bloy quand ils s’attaquent à tout le monde, ne m’intéressent qu’à demi, non plus que sa foi exaltée. L’une de ses récurrences d’élection, toutefois, l’apparition mariale dite de la Salette et ses petits bergers témoins, excède le prosélytisme violent et le climat d’anathème généralisé, par une certaine flexion du cœur où Bloy transparaît au plus blessé de sa flamme. Par-delà credo et hantises, Bloy, n’en déplaise à l’auteur lui-même, se lit très bien en laissant de côté les chevaux de bataille. Ou mieux, en les oubliant pour mieux les retrouver au détour de l’énorme dépense consentie par l’écrivain. Une dépense inventive pour laquelle, si je la trouvais chez quiconque aujourd’hui, même diluée à un cinquième, je bondirais d’enthousiasme et me lancerais dans une campagne de glorification acharnée et méthodique. À l’échelle du mot, de la phrase et des unités supérieures qu’ils composent, Bloy se saigne à blanc et en boucle. Je me suis souvent fait cette réflexion que la plupart des « écrivains », sur cinquante ou cent pages, hissait à la peine un seul de ces temps forts qui légitime un texte, quand Bloy les débite à volonté, en des crescendos et gradations virtuoses où écrire devient, non plus une activité de scribes perclus, penchés sur leur table d’idées naines, esclaves de formules toutes faites, de conventions fossiles égrenées à voix aigre et grelottante, mais une race inédite de tempête dont le lecteur a le privilège d’admirer les rafales. Bloy emporte dans une catastrophe, un séisme bouleversé où la force d’attaque par les mots, la fleur d’émerveillement isolée et les conséquences immédiates de son éclosion unique n’est pas un coup de chance, un mérite, un exploit, mais le niveau basique, l’obligation minimale d’un devoir, en deçà duquel il n’est plus question d’écriture mais d’impuissance, au sens le plus inexorable.
Bloy accusait avec un panache massacreur les insuffisances de ses prétendus confrères, leurs attitudes de lâcheurs, leurs révérences distribuées sans vergogne, leurs alliances pour être édité, le brouillard de magouilles dont ils s’appliquaient à masquer leurs textes penauds, leurs copies de poussifs. Bien sûr, ils l’ont tous détesté, tous, et Bloy leur a rendu au centuple, aimerait-on se dire. Mais Bloy ne put strictement rien faire contre la loi des faibles, invincible entre toutes, collective qu’elle fut et qu’elle reste. De clubs en salons, les ennemis se réchauffaient, entretenaient sans que cela leur coûte un effort, une démarche, encore moins un risque, l’ostracisme du détesté fulminant. Lire Bloy, et le lire à l’attaque des piètres, nous les représente à leur bureau, entre deux mondanités. Agrippés à leur situation, parfaitement à l’abri des aléas pécuniaires, soudés dans une entraide frénétique, ils n’en transpirent pas moins cette honte, en couchant sur le papier des brouillons, des élans dont ils sentent, avant même qu’ils soient publiés, imprimés en revue, combien ils allumeront de mépris et de rire défiguré en celui qu’ils affament mais qui les surclasse tous. Du moins Bloy ne les aura pas laissé dormir, ces littérateurs qui ne pouvaient se venger qu’à l’argent, espérant fébrilement, très fébrilement, que l’Histoire ne ferait pas son travail, que ce Bloy serait noyé dans l’opprobre, relégué à l’oubli pur et simple. Mais Bloy, l’enterré des cénacles, leur écrivait à flot, ne laissait pas une chance au non-dit. Et les coalisés, quand venait à paraître l’une des escarmouches imparables signée Bloy, se voyaient déjà ridicules, non caricaturés, comme cela arrivait, dans une règle du jeu acceptable, presque flatteuse, mais déculottés d’un trait, le pantalon aux chevilles.
Mais si Bloy harcelait ses ennemis à un contre cent, il les achevait encore mieux, sans le vouloir, à la splendeur, quand il retrouvait l’axe premier d’une création sans conflit, dans certaines régions de son œuvre en retrait de l’arène et des règlements de compte. Je pense en particulier au conteur de « Sueurs de sang », au romancier du « Désespéré », à l’auteur des « Histoires désobligeantes » ou aux propos de l’ « Entrepreneur de travaux de démolitions » où se déploie l’une des plus hautes spécialités de l’écrivain. Le spectacle de l’espèce humaine, prodigue en abîmes d’indignités, mais aussi en prouesses isolées et remarquables, fait la matière d’élection du redoutable conteur. Trois types humains, non exclusifs l’un de l’autre d’ailleurs, y sont criblés d’anathèmes, mutilés et remutilés : le catholique, le bourgeois et l’artiste. Dans cette malédiction colossale, les trouvailles de l’écrivain haussent les faits relatés à un niveau d’excès où les mots, proliférant à l’accès de rage et l’aisance rageuse, se métamorphosent à la fureur. Trait fondamental de l’écriture bloyenne, un courant de sentence prophétique s’y double souvent d’une drôlerie explosive. Par l’entremise du personnage témoin, délégué de l’auteur, le lecteur assiste aux stupeurs de Léon Bloy. Comment qualifier le final de l’histoire édifiante du « Gendarme Dussautour » dans « Sueurs de sang », quand ce gendarme retraité, sorti de sa tanière aux premiers coups de canon des Prussiens, et parti seul au-devant du régiment, réclame à l’officier en tête du bataillon : « Tes papiers ! » ? L’héroïsme désespéré d’une France morte façonne ce guerrier bourru, un amalgame de courage réveillé dans un corps presque prêt pour la tombe. Bloy pleure sur le drapeau en y mettant le feu et en brandissant la torche le plus haut possible. Mystère du charme de ces récits, l’excès des tempéraments décrits, inspirés outrageusement de la trempe de leur inventeur, génère des attitudes d’un burlesque inimitable. Mot-pour-mot, on croirait l’aventure, chacune des aventures conformes au visage forcené de l’écrivain : ses yeux exorbités, ses sourcils buissonneux et sa moustache de hussard. Un comique extrême naît de la coïncidence entre la désarticulation colérique des protagonistes et leur langage très châtié ; entre leurs manières soldatesques et leur verbe aristocrate. Toujours dans « Sueurs de sang », Bloy invente pour les soldats en déroute de 1870 une course à l’honneur, des séances de rattrapage isolant des bravoures et prouesses, métonymies vivantes de l’honneur français dont le prélèvement et la glorification rayent la victoire allemande et fustige la bestialité des casques à pointe, ainsi le commando surprenant le viol collectif d’une Française par des Allemands dans une cabane au fond des bois. À quatre contre douze, les Français refont leur guerre en un acte et terrassent les violeurs. Burlesques, épiques et funèbres, les contes de « Sueurs de sang » tirent les coups de semonce de l’honneur, et tous ils montent de l’ombre, de la marge et d’un héroïsme aussi truculent qu’imprévisible. Dans ses « Histoires désobligeantes », Léon Bloy brocarde sans frein la vilénie ordinaire tel qu’il n’aura eu de cesse de la harceler dans les milliers de pages de son œuvre, dans ses journaux et son « Exégèse des lieux communs ». La vélocité atteinte dans la détection et l’humiliation de l’infâme, par son art des suppliciations, touche au délire, comme c’est le cas dans l’exemplaire et anthologique « Parloir des tarentules », grand prix de la Comédie en un acte. Le héros, pris en otage par un versificateur, y expose une nuit d’épouvante à écouter les œuvres entières de son bourreau, dont « un drame biblique en cinq actes » et « quinze cents sonnets, plus de vingt mille vers ! ». Le traitement de la vanité littéraire passe tout ce que l’on connait en la matière. Voici l’homme quand il se proclame écrivain, prêt à tout, au meurtre s’il le faut, pour être vu et entendu sur ce perchoir à chimères où de tout temps il se voit à sa place, rien ne l’en déboulonnera. En un seul prototype, Bloy ne soulève pas seulement les annales de la cuistrerie littéraire, les trucages sans fin de ses prestiges arrangés, il compose le portrait animé d’un épouvantail humain dont La Bruyère a sans doute rêvé, un jour, de comprimer toutes les tares. Bloy invente ici un fléau qui échappe, tant ce Damascène Chabrol, héros du récit, déjoue les pentes de notre sentiment à son égard. Car si l’écrivassier graphomane donne l’effet d’un terrassier occupé de gros œuvre, ce danger public, persécuté par ses propres mots, asphyxié ou sursitaire de son emphase, ressemble fort, aussi, à un autoportrait échevelé de l’auteur.
L’animosité et la verve, à ce point incandescence, exigent des repos. Elles finissent par lasser, saturer. Même altier, même à la splendeur, le grognement, à longueur de pages, use son lecteur. J’oublie pour un temps celui qui fut capable de dureté envers Villiers de l’Isle-Adam, et à qui, pourtant, après sa mort, il écrivit un mémorable Tombeau. Je me repose de Bloy mais ce n’est jamais l’oublier. Avec Bloy, nuls adieux, jamais. Le rendez-vous est ouvert. Et les retrouvailles, en 2022, quand j’ouvre « Le Sang du pauvre » au hasard ou relis la préface sur l’enthousiasme, en préface aux « Propos d’un entrepreneur de démolitions », font taire les réserves et considérations soupçonneuses à l’égard de cet homme irascible. Soudain en prise avec une langue précise comme un français inconnu, aux lois inaccessibles, j’y trouve unis le goût, la fermeté, l’élégance, la ferveur, la force, la poussée, les larmes intestinales, pudiques et transmutées, j’y trouve le visage foudroyé de son homme, son exact et définitif filigrane, j’y retrouve vivants certains rêves sans suite sondés dans l’enfance, les rayons purs de son soleil in extremis, j’y éprouve le phénix de l’homme relevé à la poigne des mots dans un désert irrévocable.
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Kick and Rush

1/12/2022

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La lecture de « Red or dead » de David Peace, me ramène des années en arrière. Non dans les années 60 évoquées par l’Anglais, la grande époque où le Liverpool FC, mené par Bill Shankly allait forger sa légende, ni même le début des années 70 dont, enfant à l’époque, je ne me souviens guère, mais au tout début des années 80. Les mots de Bill Shankly au journaliste Horace Yates, du Liverpool Daily Post, rapportés par David Peace : « Les portes d’Anfield, les portes de Melwood, sont grandes ouvertes. Grandes ouvertes, Horace. Il faut qu’ils viennent sans hésiter. Sans aucune timidité, Horace. Qu’ils viennent pour qu’on leur apprenne à pratiquer ce sport et à s’entraîner. Tous sans exception. Tous les gamins à cent cinquante kilomètres à la ronde qui ont un jour tapé dans un ballon. Ils sont tous les bienvenus. Tous les bienvenus, Horace. Et nous les observerons tous. Chaque gamin, chaque jeune qui montrera un certain potentiel, nous l’aiderons à développer celui-ci, Horace. Telle est ma promesse. De donner une chance à chaque gamin, à chaque jeune qui franchira nos portes. La chance, Horace. Parce que c’est à cela que je crois. Donner une chance aux gens, quels qu’ils soient, d’où qu’ils viennent, leur donner cette chance. Cette chance, Horace. Parce que si on ne leur donne pas cette chance, il n’y a aucun espoir qu’on puisse découvrir des talents. Et si un gamin, si un jeune a en lui une once de talent, nous ferons de notre mieux pour qu’il puisse l’exprimer. De notre mieux, Horace. Car c’est à cela que je crois Découvrir ce talent. Puis donner à ce talent une chance de s’épanouir. Le faire s’exprimer. Puis le développer. C’est pourquoi ils sont tous les bienvenus. Ils sont tous les bienvenus, Horace. » Ces mots de Bill Shankly, la fumée dantesque de bureau à néon, le sien, à Anfield, où il a dû les prononcer, me rappellent non un espoir mais une joie, une joie sans nom, toute sensitive, riche et gorgée, une exaltation immédiate, qui sent l’écorce d’orange et la cour de récréation. Des jambes qui courent, des bras en l’air, des gestes beaux et francs, en pleine vitesse, les têtes en profil perdu, essoufflées et à l’affût, les charges en criant, comme des vagues, les garçons qui se hèlent, la balle ou le ballon qui fuse, rebondit, accélère et aimante les regards, le but et les cris, cris de joie en l’air, vraiment purs, directement de l’asphalte au ciel, sans intermédiaire, dans l’oubli du temps et de toute pesanteur. Il faisait chaud, toujours beau et les nez rouges, et les oreilles rouges et les doigts bleus, eux aussi ils fumaient. Les manches étaient courtes l’été et l’hiver, on les retroussait. Car à chaque instant, à chaque détour de la journée, dans la rue ou à l’école, c’était l’heure de faire les équipes et le frisson d’un match à jouer. De sept à seize ans, entre 1978 et 1988, le football prit la place, la plus grande, avant les cours, avant la musique et le cinéma. Ce n’était pas un sport parmi les autres, c’était notre religion, notre luxe banalisé, l’enjeu qui chaque jour reprenait ses droits. Personne n’était footballeur, tout le monde jouait au foot. Le quartier lorsqu’il fut remis par parcelles, avec le petit jardin et le petit chez soi, fut servi avec un ballon. Le ballon, à cette époque, c’était l’emblème des quartiers. Tous les événements humains, entre copains, tout ce que nous voulions nous dire ou éprouvions les uns pour les autres, de la plus subtile amitié à l’animosité la plus brutale, se déliaient ou s’entrechoquaient dans les matches en une forme élevée, noble et physique. Le phrasé passait dans les jambes, dans le corps, de la tête au pied, en mouvement.
Parler football, aujourd’hui, ne répond plus aux réalités d’alors, celles de la fin des années 70 et des années 80. Celles de Platini et des bleus, de la nuit de Séville où les Français ont cédé, dans les prolongations, face à l’Allemagne, en demi-finale de la coupe du Monde. Epoque d’une ferveur blessée, ruinée aux centaines de défaites des clubs français en coupe d’Europe. À l’époque, je ne comprenais pas qu’il fallait acheter cher des joueurs pour se donner la chance « d’aller au bout », je m’obstinais à croire que la rage de vaincre, l’énorme poussée de ceux qui ont du cœur pouvait tout renverser. Mais il y eut des victoires, l’Euro 84, et la deuxième performance de l’équipe de France en demi-finale de la coupe du monde, surtout cette victoire embrumée d’irréalité, dans l’air vibrant, caniculaire du stade Aztèque, à Mexico, quand la France élimine le Brésil, aux pénalties. Il y eut aussi les magazines, les posters, les vignettes Panini, les dégaines de bagnards en short court tels qu’Oswaldo Piazza, Jean-François Larios, des olibrius talentueux comme le Portugais Chalana, des jeunes prodiges comme Norman Whiteside, des buteurs aériens comme Zico, des buteurs à sang froid comme Rummenigge, des têtes brûlées comme Ian Rush ou Paolo Rossi, l’escamoteur, je cite de mémoire, au hasard, dans une collection de géants.
Dire quoi que ce soit du ballon rond, aujourd’hui, hérisse à l’avance celles et ceux qui ne voient plus, dans ce sport, qu’un crétinisme de milliardaires à têtes de simplets, autour desquels, séparés par des grilles, des hordes aboient comme des chiens enragés dans une espèce de concours lâche à la haine. Sans parler des affiches, des publicités, partout, pour les paris, dans un fantastique amalgame de pauvreté infectée, d’argent violent, poussé à son paroxysme vulgaire, et de richesse cynique.
Le feu dont parle « Red or dead », je l’ai connu à ma porte, dans l’allée. Juste au bas des trois marches. A trois, à quatre, à cinq, parfois six ou sept, nous disputions des matches, des matches par centaines, par milliers. Les voisins n’aimaient pas. En dépit de nos précautions, nos écrasions leurs platebandes d’un mètre sur deux ; nous étions surtout là, sans arrêt, le long du parking où tenait une dizaine de voitures quand il affichait complet, le soir. Le tournant de l’allée en arc de cercle n’était pas un tournant mais une droite, un terrain de bitume de douze mètres sur deux, peut-être deux mètres cinquante, maximum. A droite le petit parking buttait contre une haie de tuyas ; à gauche, s’alignaient les deux massifs étroits d’une maison divisée en deux adresses mitoyennes, deux portes dont la mienne, au 15. Parfois, nous décampions quand le voisin sortait en grognant après s’être contenu. Son fils jouait avec nous, le père se retenait. « Vous ne pouvez pas aller jouer plus loin ? ». Eh non, on ne pouvait pas, du moins pas vraiment. L’espace vert devant chez D. et C., les premiers voisins de l’allée, ne convenait pas. Ce carré de verdure planté d’arbres maigres, les pépiniéristes l’avaient bien pensé. Pas moyen d’y jouer sans casser une branche ou frapper contre un arbre. Toutefois, avec un peu d’imagination, on pouvait en faire une cage pour un gardien et simuler des actions, des coups francs, travailler nos centres et nos têtes, mais les tirs de loin (ici les tirs de loin commençaient à partir de 5 mètres) promettaient de la casse. Lever le ballon, jouer en hauteur écourtait à coup sûr la partie. Soit l’objet tapait dans une porte, un volet, un pot de fleurs, un rebord de fenêtre, un carreau, une gouttière, et l’on attendait le ruffian, soit le ballon s’envolait, disparu derrière une haie ou derrière un grillage. L’un de nous se dévouait par aller sonner ou enjamber vite fait le grillage. Que faisions-nous entre deux parties ? Les uns crachaient par terre, les autres parlaient d’outrances stupides, les frères s’engueulaient, toujours au détriment de l’aîné. Nous piétinions en retrait quand vraiment, les voisins n’en pouvaient plus. Pour faire un petit match, nous attendions qu’ils partent en course ou ailleurs. À l’école et au collège, le foot était roi et les adultes en limitaient la pratique. Une espèce d’anarchie footballistique débordait l’encadrement et la direction faisait la chasse aux ballons, ils ne passaient plus la grille. Mais à la pause de 10h00, à midi, et vers 15h00, la cour de récréation finissait toujours en terrain de foot ; la balle de tennis tenait lieu de ballon, parfois une boule de beach-ball. Le ballon de cuir, dès lors qu’il passait l’enceinte, finissait donc confisqué, interdit ou roulé dans une friche après un vol par-dessus la grille. Il ne durait jamais. Je ne parle même pas, quand nous étions dehors, des différents ballons dans lesquels nous frappions. Les ballons neufs ne servaient pas longtemps. Trop neufs, ils payaient leur lustre d’une vie écourtée. Les plus vieilles carnes, elles, à moitié dégonflées, tenaient plus longtemps. La peinture s’écaillait en très fins éclats, en ridules et craquelures, jusqu’à la mise à nu du cuir pelucheux des pentagones cousus. Parfois un ballon « tango » nous arrivait entre les jambes. Quand l’un d’entre nous se voyait offrir un ballon, flambant neuf et en cuir, il le gardait, le plus souvent, à domicile, dans sa chambre, craignant que le cuir soit trop vite râpé par l’asphalte. À la rigueur, en le tenant bien contre soi, le propriétaire du ballon l’emmenait avec nous sur les grands terrains, à un quart d’heure à pied. À cette époque, l’AS Murigny ne possédait ni vestiaire ni autres baraques ou toilettes, mais deux grands terrains, le long d’un talus de voie ferrée. Nous entrions à un endroit discret, sous le grillage. Ceux de Châtillons entraient par une autre ouverture, de l’autre côté du stade, non loin du pont qui séparait les quartiers. Sur place, nous occupions la largeur du terrain derrière les buts. Insuffisamment nombreux pour jouer à onze contre onze, nous disputions des parties contre des bandes venues de l’autre côté des rails. Le contact verbal se limitait à deux mots. « Vous jouez » ? Deux vestes ou maillots tenaient lieu de but. L’herbe élargissait les possibilités mais, comme nous étions habitués au bitume, presque personne parmi nous, ne taclait. Je ne m’y suis d’ailleurs jamais fait lorsque j’ai joué en club. La plupart de mes copains de foot ne jouait pas en club, avec licence, adhésion et rencontres officielles. Ni Philippe, ni Cédric, ni Stéphane, ni Loïc, ni Sylvain. Et pourtant, j’en suis témoin, tous jouaient chaque jour et chacun montrait des qualités spécifiques ; de passe, de dribble, de style, de diableries techniques, et plus encore de roublardise et de ruse. Quand j’ai voulu, pour ma part, connaître le frisson du maillot, et plus tard, celui de la victoire (je me suis lassé des petits clubs où l’important c’est de participer), ils me chahutaient un peu sur mon inscription au « Stade ». Le stade de Reims, même si entre 85 et 87, le passé glorieux était loin, restait un club prestigieux. Jouer avec les rouges et blancs, entre 14 et 16 ans, fut une merveilleuse aventure. J’aurais aimé que ceux de l’allée me rejoignent, que l’on se retrouve à l’entraînement, en semaine, et surtout, que l’on garde en ligne de mire, du lundi au vendredi, le match à venir, que l’on partage ce frisson, cette attente, jusqu’au coup d’envoi sur le rond central, le samedi. J’ignore s’ils y pensaient, si leurs parents auraient accepté ou non qu’ils s’inscrivent, qu’ils fassent la démarche, mais je sentais bien qu’ils posaient un regard mélangé sur ma période en rouge et blanc.
Nous aimions tous des joueurs, des styles de jeu différents. À l’époque, la télévision ne diffusait pas les championnats étrangers, juste des extraits, le week-end, dans la fameuse émission téléfoot (que même  à l’époque, je l’admets, je trouvais, sans avoir les mots, terriblement franchouillarde et même caserneuse aux entournures). Rapportées d’outre-Manche ou d’outre-Rhin, les images sauvaient l’émission de ses teintes de studio nauséeuses et des terribles vestes aux couleurs passées, surmontées de visages aux verres fumés. Des buts spectaculaires, des actions incroyables éclaboussaient cette torpeur. Sortis de leur contexte, ces prouesses allemandes (les fameux boulets de canon de Augenthaler, les têtes du buffle Rubesch), les tricotages espagnols et italiens, les chevauchées anglaises nourrissaient notre passion pour le BEAU JEU. La fascination d’époque pour Maradona par exemple, donne bien l’idée d’une sorcellerie des jambes et des pieds, sorcellerie passablement artiste, à quoi rêvaient les jeunes gens. Lob, petit pont, grand pont ou coup du sombrero ne valaient peut-être pas des buts, mais presque. Sur un geste, un rush, une cavalcade, un tir, un débordement, nos héros renversaient les stades. Cédric admirait Littbarski, l’ailier allemand aux jambes terriblement arquées ; pour ma part, Tigana représentait le fléau, l’exemple-type du joueur dévastateur, cauchemar des défenses adverses. Un infatigable arpenteur de terrain, un marathonien-récupérateur de légende, le plus grand des numéros 8. Son débordement dans les prolongations de la demi-finale de l’euro 84, à 2-2, reste dans les mémoires. Je garde l’image d’un homme qui disparaît littéralement hors des limites du terrain pour aller achever une bonne fois, plus loin, dans le noir, son adversaire. La course de Tigana au fin fond des prolongations, son centre en retrait, Platini n’a plus qu’à pousser la balle au fond, reste à mes yeux l’image d’un assaut inédit semblable, dans la boxe, au KO obtenu à la toute fin du quinzième round, sur une accélération irréelle.
Quant à l’alliage de camaraderie, de ferveur, de liesse soulevée par ce jeu à 22 joueurs au centre d’un stade, j’en trouvai l’exemple idéal dans la saison du Everton FC, durant la saison 84/85 où le club remporta Championnat, Coupe d’Europe des vainqueurs de coupe, en pratiquant avec un panache extraordinaire le football caractéristique du jeu anglais : le célèbre « Kick and Rush ». Du résumé de leur saison ravageuse, des extraits diffusés de leurs déferlements sur les défenses du Bayern, du Rapid de Vienne et des clubs anglais, demeure l’image d’un enthousiasme de plein fouet, des visages exaltés et souriants fonçant sur le but adverse comme dans une caricature de hordes barbares à l’instant d’un massacre. Les « Tofees » emportés par Reid et férocement galvanisés par leur manager Kendall, inscrivaient en lettres de feu l’énorme fraternité que le plus haut football porte à incandescence. Ils ne gagnaient pas seulement, ils faisaient sauter la victoire à grands coups, à grands ballons centrés en l’air, toujours plus haut. La menace d’Everton grondait toujours du milieu pour finir sur les ailes, et alors, quels centres... Soudain, presque sur la ligne de touche, Gray ou Sharp piquaient des ballons qui montaient à une hauteur anormale, presque inutilement haute, sinon que les joueurs d’Everton signaient là, par cette outrance dans le jeu d’altitude, par des ballons aériens que nulle tête d’attaquant ne pouvait atteindre, une barbarie artilleuse comme un grand dessin de victoire tracée dans l’air avec le ballon. Lorsqu’ils marquaient un but, ils le fêtaient de la même manière, en formant à deux, à trois, à sept, des statues sauvages et victorieuses. J’aimais tant Everton, cette saison-là, car ce n’était pas un club anglais mais l’équipe type de la victoire même, de la jeunesse de la victoire et la plus fraternelle, la plus chaleureuse, la plus fière, la plus explosive, la plus joyeuse, la meilleure des meilleures.


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Albert Londres

1/2/2022

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Forgé en trois syllabes de grand chemin, pleines d’échos incorruptibles, le nom d’Albert Londres ne saurait mieux convenir à la probité vivante d’un homme qui entrait dans le Malheur des autres, non en fouinant ou en grattant dans les marges, ni même en voyeur accrédité, mais par la grande porte.
Longtemps, l’auteur évoqua pour moi une aura humaniste, une figure tutélaire, un père de la nation, un scientifique, un humanitaire, un voyageur, un docteur Schweitzer des lettres, mais aussi un auteur passé de mode que ses multiples talents auraient cantonné à une postérité sourde et stationnaire.
Puis, après des bribes d’émissions, de brefs témoignages et allusions, toujours couverts d’un voile tacite, – la renommée de l’auteur supposé incontournable –, ses contours se précisèrent. Londres entrait dans la catégorie de ceux dont la vie et l’œuvre font bloc, les mots paraissant la continuité imprimée de quelque buste en marbre du grand homme. Avant d’en avoir lu une ligne, je m’étais fait une idée assez précise du pourfendeur, de sa colère appliquée, – j’allais dire sobre mais Londres ne s’interdit pas le débordement, le coup de poing sur la table et la table renversée – ; seulement, il garde une tonalité de rapport officiel pour taper dur. Car Albert Londres s’attaquait à des fléaux, des détresses organisées, des misères décrétées, brevetées. Le reporter affrontait cette chose dont le mot, de nos jours, a fini de signifier – dans une, peut-être deux décades, il tombera du dictionnaire – : l’injustice. Mais ce dénonciateur d’aberrations officielles se doublait d’un véritable écrivain. Rien de mieux qu’Albert Londres pour remettre les compteurs à zéro dans ce continuum inébranlable qu’est la banalisation de l’immonde. Il sait ruer, alors, à sa manière d’homme en habit, missionné par son journal et surtout par un inflexible sens de l’honneur.
Que vient faire, un siècle après entre les mains du lecteur, un expert des turpitudes des années 1920, ou, pour le dire mieux, un véritable truffier de la saleté humaine ? Que les phobiques des moralistes se rassurent ; nous sommes, en compagnie d’Albert Londres beaucoup trop au ras de la catastrophe, pour que l’auteur ait seulement le luxe de s’accoutrer en donneur de leçons. Plus simplement et efficacement, moins thématiquement, l’auteur tombe à point nommé lorsque, fatigué des styles et surtout de leur absence, le lecteur s’en remet à l’étage discret des bibliothèques où les écrits de Londres patientent à l’écart des embouteillages. En guise de journaliste, voilà un écrivain bien corsé. On dira que sa matière, celle des preux, des défenseurs de la veuve et de l’orphelin, lève à elle seule des flammes de dix mètres, la hauteur de celles que Londres vit coiffer Notre-Dame de Reims bombardée par l’Allemand. Mais encore faut-il aborder ces sujets avec un feu, lui, tout personnel, et Albert Londres se révéla, dès avant ce reportage rémois qui le lança sur le devant de la scène journalistique, un cas assez unique de poète de la catastrophe. Autre écueil que le détracteur ne manquera pas de pointer : les facilités pathétiques de l’indignation. Sinon que l’indignation, en sa fureur si porteuse, ne gronde jamais si bien que portée par la peine, un fond de peine spéciale, proprement singulière et unique, où les mots dans les lignes ressemblent aux dents serrées. Or l’écriture d’Albert Londres possède au plus haut point cette coupe nette et spontanée d’une langue très inséparable de son cœur. Un étranglement, une émotion du type de l’étranglement quand le bouleversement n’est pas loin, anime l’écriture de Londres en un flot continu. Cette voix dans les mots, qui empoigne, met dans ses inflexions une strate de revendication qui échappe à son sujet en le débordant, en l’enveloppant d’une chaleur où les causes claires et précises, bien délimitées, ne rendent plus compte de grand-chose. Il y va d’un bouleversement suprême qui l’emporte sur la somme et l’articulation des faits. C’est ici que le journaliste Albert Londres œuvre en très grand poète, en se tenant au langage concis de la dépêche, en la grevant juste ce qu’il faut pour lui donner son cinglant et sa fraîcheur inimitable.
Pour saluer cette course à l’honneur que furent les missions et reportages de Londres, il suffit de noter que personne n’aura réussi à lui trouer la peau. L’intrépide collectionneur de bourbiers où il ne fait pas bon s’enliser, Londres étant d’ailleurs dérivé de la forme altérée de Loundrès signifiant « endroit humide et marécageux », mettait un calme suicidaire, un aplomb de gentilhomme à y évoluer jusqu’au cou. Il aura fallu un bateau en flammes suivi des requins du golfe d’Aden pour mettre un terme à un procès-verbal que rien ne semblait devoir contenir. Albert Londres ne donnait pas dans la petite spécialité, au point que les crimes d’état paraissent avoir été sa passion : Guerre mondiale, boucherie coloniale, bagne à Cayenne, asiles-pandémonium, traite des blanches en Argentine, antisémitisme larvaire et européen, je n’ai pas tout lu, loin de là, mais l’album des crimes à grande échelle y paraît exhaustif. Quant au degré d’engagement de l’auteur, je sais, entre autres hauts-faits, qu’Albert Londres, a obtenu la réhabilitation d’Eugène Dieudonné, bagnard pour rien, si tant est que les autres l’eussent été pour quelque chose.
Entre deux reportages, enquêtes ou chroniques sur la façon dont vivent les Chinois et les Japonais, avant de revenir vers eux quand ils s’entretueront, Albert Londres donne l’idée d’une nouvelle espèce humaine. Moustachu et bien mis, homme de lettres, il paraît doté d’un appareil physiologique le propulsant aux quatre coins de l’ignominie, sans rien pouvoir y faire ou presque, mais en prenant acte, pour plus tard ou pour quelque prétoire de l’Absolu où les dossiers, en attente d’être traités, s’entassent. Un pouvoir étrange, surhumain, d’infatigable ponction de l’abject, anime cet homme dont le palmarès, dans l’ordre de l’horreur débusquée et poussée à toutes forces, (et faute de pouvoir l’y hisser sans délai à la table des juges), ressemble à une collection du pire : l’exaction de masse et le crime contre l’humanité. Albert Londres, vu de notre époque, pourrait passer pour un noble guerrier et un grand cœur. Cela, qui est probable, serait déjà beau. Mais l’artiste Albert Londres enflamme à la hausse la magnificence de ses combats perdus. En l’occurrence, ses phrases courtes, de dépêche et de compte-rendu, pourraient déjà à elles seules nous suffire. Une distinction trouve là sa cadence. Elle assène sans gifler, elle observe et consigne avec des patiences de géomètre. Mais cette concision n’est pas tout ; elle prend son ampleur dans l’excès, l’outrance de ce qui a été donné à voir à l’enquêteur et qui retentit dans son verbe dans une sorte d’envol froid au délire. Les exemples abondent, ils s’enchaînent, et leurs enchères constituent un reportage sans pareil sur la jouissance d’état, sadisme impersonnel dont les plaisirs reposent sur la souffrance à faire endurer, et sur le malheur à entretenir, sous des prétextes inabordables par l’ironie humaine. Je ne prendrai que deux épisodes, deux volets, deux tranches de saga.
La première correspond à un titre de chapitre : « Le repas des furies », que par distorsion ou orthopédie mémorielle j’avais jusqu’alors rebaptisé « Le Jour des macaronis ». Albert Londres débarque, au sens strict, chez les fous où l’une des sœurs ou le médecin-chef lui fait la visite. Les conditions d’internement bestiales, l’abandon sophistiqué dont les patients font l’objet, forment un ensemble sans âge et sans territoire ; les pages concernées paraissent détachées d’un grimoire médiéval où un esprit malade aurait inventé une ère des sévices et l’exercice millimétré du mauvais traitement. L’Asile, tel qu’Albert Londres l’infiltre, outre les internés, compte un mobilier pâle et leurs habituels fétus médicaux en blouse blanche, mais la saisie d’ensemble inaugure un type de lieu abusivement qualifié d’endroit où l’on soigne. Il s’agit d’une fabrique à damnés, et Albert Londres n’a pas à forcer le trait pour le faire attester. L’heure du repas, donc, plaisamment nommé « le jour des macaroni » par l’officiante ou gardienne en chef des repas, ou DU macaroni, dans une acception curieuse du macaroni personnifié dont la note manquait vraiment à l’édifice, sonne l’heure de la révélation explosive. Oui, les damnées, celles du pavillon des femmes, contenues derrière une porte comme un raz-de-marée sur la digue, à l’ouverture des portes par l’équipe des sœurs, (sont-elles trois ? Dans mon souvenir je crains qu’elles ne soient deux, à se préparer physiquement, mentalement, à l’incroyable corrida) ; se montent les unes sur les autres quand le barrage cède. Les images et les scènes s’enchaînent et se recouvrent. Ce qui pourrait n’être qu’une scène rabelaisienne un peu forte, hideuse et gluante, devient en quelques lignes, quelques images de poussée frénétique, une nef des fous cannibale, dont l’acmé immédiate et filée donne le sentiment que les femmes se dévorent les unes les autres par PÂTES INTERPOSÉES.
L’autre épisode concerne l’enquête relatée dans « Au bagne ». Après « Chez les fous », je ne doutais pas un instant que l’exploration de Cayenne, Saint-Laurent du Maroni ou des « Îles du Salut » n’atomise le compteur à cauchemars. Ma lecture a beau être récente encore, les différentes étapes de l’état des lieux, telles que je peux m’en souvenir, relèvent d’une projection dans le pur interdit, de l’inconcevable implacable, reconnaissable sans faute à la maille massacreuse de la réalité. Il y est question, notamment, du « doublage » dont je ne savais rien. Quand un bagnard prenait entre 5 et 7 années de travaux forcés, il devait, une fois sa peine effectuée, passer le même temps en Guyane, sans appui, logement ni revenu, à moins, et à quelles conditions, de prendre à un autre une place d’esclave chèrement payée de toutes les manières. Une peine de plus de 7 ans signifiait la perpétuité. Ainsi, le bagne commençait à la libération. Les faits, ici, basculent, non dans l’outrance et le sidérant, mais dans le genre fantastique ; le fantastique et le surnaturel pénitentiaire. Un cran plus loin et l’on ranime les morts pour punir les coupables en cercueil. L’effet bourdonnant, à la lecture, du sort des bagnards, la réduction à rien du domaine de l’espoir, entrouvre les portes d’un monde où le maléfice ambiant encage toute la région tout en excluant l’imagination d’un ailleurs. Cayenne devient un cadavre d’atmosphère où grouillent les bagnards. Abandon, décrépitude, et, chose folle entre toutes, le monde de ces hommes ne bouge plus que selon ce principe cardinal : la mauvaise nouvelle. On me dira : comment ? A l’infime recrudescence des espoirs minimes. Ils renaissent à partir de rien et moins que rien, et tous périssent.
Le fond du bagne, plus improbable qu’une fantaisie de science-fiction sinon que Londres y est allé, que le lecteur l’y a suivi aux confins de l’irréel, est un îlot des bien-nommées « Îles du Salut ». Sur place vit encore le survivant de toutes les souffrances. Les mots et la carne de ce héros de l’enfer sont donnés à sentir aussi nettement que le froid qui approche. Le bagnard de légende avec quelques autres fantômes placés là en récompense ou en châtiment, – les deux termes s’équivalent soudain dans le récit, tant les hommes encore en vie sont des masses rebroyées, les spectres d’eux-mêmes –, raconte au journaliste le bruit des craquements d’os, entendu sur la rive, depuis les rochers, quand tel bagnard se jette aux requins. Albert Londres y pensera-t-il au dernier moment, lorsqu’il basculera par-dessus bord, lors du naufrage du paquebot Georges Philippar, dans le golfe d’Aden, dans la nuit du 15 ou 16 mai 1932 ?

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Kaputt, Curzio Malaparte

12/16/2021

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Kaputt a le cassant des grands titres. Son bruit de craquement, de gel, d’os et de bois mort, soulève un pan d’abîme si vaste, vraiment sans bords, que Malaparte s’est rendu à ce mot, au son dur et à la qualité de détruit sans recours qui en émane. Kaputt assène également un condensé germanique en deux syllabes, une autre manière, plus directe et identitaire, de dire : Allemagne. Et justement, l’auteur/narrateur, témoin direct des événements, à l’occasion d’un tête-à-tête avec une jeune aristocrate de Postdam, éclaire tardivement le titre, qui s’enrichit alors, pour le lecteur, de son étymologie fascinante. Kaputt viendrait du yiddish Kaparôt qui signifie sacrifice, offrande, victime immolée, et ce mot invoqué auprès d’une jeune allemande, à l’aune de sa signification élargie, porterait selon Malaparte le destin de l’Allemagne. Ainsi le titre rayonne-t-il tel un biface finement significatif dont Malaparte dispense les deux miroitements en laissant un intervalle de presque 300 pages entre les deux éclats. Il nous avait préparé, d’ailleurs, à cette complexité sémantique, en qualifiant de « tristesse cruelle » l’identité profonde des Allemands, oxymore cardinal qui revient à deux ou trois reprises. Ainsi, organiquement fils de son titre, d’un titre posé comme un suaire sur 70 millions de morts, le texte de l’italien peut alors, sans en avoir le souffle coupé, entamer son errance dans les ruines, son retour dans les paysages interdits, des forêts de tournesols roumaines aux bois glacés de Carélie. Car Malaparte, gentleman de l’indicible, s’est arraché le cœur au vestiaire de ce roman pour s’en barbouiller le corps nu. Si ce n’est son propre sang, on ne sait quelle onction ou drogue raffinée lui permet de tenir la note au milieu d’une mort massive et démesurée qu’en dépit des relais de l’Histoire, des hécatombes et des souffles de forge encore proches, nous découvrons à neuf, comme des arches irréelles, des monuments d’effroi.
À cet égard, un hommage convenu, quoique justifié, porte à mettre l’accent, dans Kaputt, sur l’épisode des « Chevaux de glace », l’un des grands tableaux dont le roman propose l’anthologie frappante. La scène apparaît sur le lac Ladoga en Finlande. Cernés par un incendie, des centaines de chevaux russes se sont jetés dans l’eau glaciale. Montés les uns sur les autres dans une gigantesque ruade agglomérée, ils gelèrent et restèrent prisonniers des glaces durant les mois d’hiver. Aux soldats finlandais et à Malaparte cantonné avec eux, le drame offrait l’image d’un carrousel équestre de cauchemar, en même temps qu’une outrancière et fastueuse sculpture morte/vive nappée de glace. Je ne sais pourquoi l’image ne m’avait pas atteint, lors de ma première lecture, au niveau d’intensité présumable. Cela vient, je crois, du caractère trop spectaculaire de la vision, du foisonnement baroque des crinières blanches, d’un relent d’opéra et d’un rappel trop proche des statues équestres qui globalement me rebutent. D’autres réalités, dans la suite du récit, méritent autant sinon plus l’attention.
Le train roumain emportant les juifs de Jassy, – le lendemain d’un pogrom en représailles d’un prétendu soulèvement, hommes, femmes et enfants privés d’eau et comprimés à cent par wagon, étouffés à mort –, ce convoi à la poursuite duquel s’élance Malaparte et le Consul d’Italie, donne lieu à un dénouement qui dans la mémoire intime du lecteur le plus blasé, se gravera en profondeur. Il s’agit de l’instant où le Consul Sartori, face aux portes qu’à toutes forces lui et Malaparte tentent de faire ouvrir, reçoit tout à coup, quand la porte finit par céder, une avalanche de cadavres raides et bleus qui l’ensevelit tout à fait. La scène, une fois décrite par Malaparte, se passe de commentaires, mais l’éclat du hurlement résorbé, le souffle d’horreur que personne n’est en mesure de pousser ou d’expulser, Malaparte parvient à l’inscrire et à le rassembler dans l’image. Car à la lecture de ce passage, ce ne sont pas des cadavres qui se déversent, mais des sarcophages bleus, des quilles aux bras le long du corps, comme une floppée de pharaons, tous au même garde-à-vous de la mort. Des pharaons ou guère mieux, à savoir des cousins très sévères de la poupée russe. Malaparte n’en reste pas au constat, et à la décharge d’un pathos desservi par la neutralité du reportage, il trouve la brutalité séante, l’image de jonction entre la folie meurtrière et l’extrême alerte macabre qui la dénonce. Il met de l’honneur dans l’indescriptible.
Ces acmés funèbres que Malaparte ne risquait pas d’omettre en qualité de témoin, de ravagé à la preuve, révèlent avant tout une pitié gainée de rage froide. Elle ne tranche pas dans le flux du récit par une volte convulsive et des proclamations indignées, elle explore à rebours son choc et cherche le point d’entrée de l’immonde. D’abjections en sublimités où la glace et le sang, le soleil et la putréfaction lèvent des fastes inhumains, Malaparte aborde sa traversée du destin humain avec la même gravité. Une gravité si extrême qu’elle semble placide, que l’on pourrait, à certains détours de pages, en de fréquentes coulées esthètes, prendre pour un décrochement lunaire, une rupture par le luxe dans les nuitées d’ambassade, au clair de nuit finlandais, cette déportation de Malaparte par-delà bien et mal. Tel avance Malaparte dans l’horreur et le crime contre l’humanité, d’un ton égal de catatonique lucide. Le lecteur voit, dans Kaputt, à travers des pupilles fixes et dilatées. Amis des hommes comme celui des bêtes, Malaparte se laisse tailler à vif par les grandes passions humaines. Le capitaine italien, correspondant de guerre, proscrit du régime, provocateur funambule de la gestapo, diplomate kamikaze sévissant au culot de sa renommée littéraire, aventurier des confins, recueille la douleur sans se regarder faire. Chez l’écrivain, le réflexe, le sursaut humain, le cœur insurgé, précèdent la stratégie littéraire. Le plus fort, dans ces lignes bondées d’outrances, tient au maintien et même à l’élévation au principe maître de l’écriture de la nuance, des plus subtiles gradations de la nuance au milieu des abîmes meurtriers. Exemplaires à ce titre, les soirées palatines, en Pologne, chez le gouverneur assassin Hans Frank, produisent en dialogues hautains, politesses démones et chantages de mort, un grincement inouï. Sur fond de décor hitlérien, ameublement, architecture et pompe javelisée des hauts murs conformes au style et à la morgue glaçante du dittes reich de la Chancellerie berlinoise, l’innommable suffrage d’acier des épouses et leurs minauderies de bouchères à la table des festins, achèvent l’inflammation malsaine et l’horreur gothique de chaque milliseconde. Dans l’antre du démon, – Hans Frank avait pris possession du Wawel, le château des rois de Pologne, à Cracovie – Malaparte, au moins autant qu’il s’applique à rendre compte d’entretiens odieux et feutrés, parvient à rendre, par le biais paradoxal du tintement, du reflet et du molleton, un hurlement généralisé de la matière. Porcelaine de Meissen, étoffes rares, divans viennois et revêtements de cuir deviennent ici, entre les mains allemandes, à la flamme des candélabres, un cri prodigieux, emmuré, un cri réfugié et grondant dans cette protestation indéchiffrable de la matière, de la neige sale du ghetto à l’argenterie du dîner. Les risques suicidaires de Malaparte, pris au nez et à la barbe des Allemands, entre deux plats, aboutit à un exemple rare d’héroïsme mondain et de sombre panache. Car Malaparte, sur son élan, va plus loin. Tout en les défiant ouvertement, il rit avec les bourreaux. Les assassins et lui achoppent à des confins révulsifs dans une communion au désespoir. De véritables éclairs de purgatoires les prennent à la gorge. Ces éclats de rire où l’ennemi s’esclaffe, – et d’autant plus qu’il ignore précisément pourquoi, ayant perdu le fil et passé les bornes –, Malaparte n’en reste pas aux points de suspension, au statu quo de l’absurde nourri de sa monstruosité évasive. Non, Malaparte en presse les venins, en éclabousse ses hôtes, le lecteur, sans en savoir plus que nous sur la complexité du toxique. L’horreur ne se purge pas, suggère-t-il peut-être, elle se pulvérise… et se reforme aussitôt. Malaparte réalise ce fait indéniable qu’en se ruant sur le crime allemand, il l’aiguise, le polit. Il peut toujours débarder l’abattoir en entier sur la table ; ce faisant, il ne fait que régaler les rapaces des morceaux les plus faisandés. Il ne manque à ces rires bavarois des tablées de Hans Frank, que le rires des « rats », c’est-à-dire des juifs du Ghetto, tels qu’il les qualifie, à l’unisson des seigneurs. C’est que, dans les rangs de cette chorale universelle, d’un côté la Mort riait encore, de l’autre elle ne riait plus.
Mais puisque Malaparte fonde son texte, en dépit de tout, sur une invincible lumière, il faut rendre hommage au talent d’éclaircie déployé par l’auteur, en des contrées et circonstances à quoi nul enfer ne saurait être comparé. Si, dans son roman, document historique mêlant récit, chroniques, témoignage, et libre distorsion des faits, Malaparte se révèle un immense dépositaire de l’humanité de l’homme, il le doit à l’œuvre d’art ici composée. Je ne parle pas même de cette division en chapitres où les animaux, dont les bouleversants « chien antichars » de l’armée russe, premiers vivants dans la tourmente, se débattent, luttent et meurent, sans avoir dévié d’un chant entre les bombes, la haine atmosphérique et le gel, arborant au sol, dans la terre ou dans les airs, la dignité de jeunes Dieux, j’évoquerai les massifs, la température ambiante et la clarté des grands paysages où Malaparte a situé les limbes, le monde intermédiaire de son récit. Il s’agit du théâtre des opérations, à l’Est et au Nord, de l’immensité du front russe courant de la Roumanie au cercle polaire. Des époques et séjours brouillés de Malaparte, partagé entre une présence sur le front et des séjours de répit dans les villas diplomatiques, je retiens ce contrepoint entre le soleil nocturne finlandais et les forêts de tournesols en Roumanie et en Ukraine. L’image du miel traverse les latitudes et englobe dans un crépuscule littéraire les régions distantes. Le froid domine mais la chaleur insidieuse, la touffeur des orages qui pèsent sans éclater lui disputent le malaise, l’hostilité des grands espaces. La lumière couleur de miel éclaire le hameau de la jument mort, à Alexandrowna. La jument et son orphelin de poulain dont la puanteur de crin, frotté à la mère, réveille Malaparte dans le noir. Les forêts de tournesol, autour, omniprésentes, donnent la mesure des soleils sur tige auxquels Malaparte reviendra souvent, notamment dans une scène troublante, où, réveillé d’une nuit au milieu des fleurs, Malaparte, craignant une approche furtive, alerté par un vaste froissement, assiste au mouvement de pivot collectif des têtes à flammèches, au moment où elles se tournent vers les premiers rayons du levant. L’énormité solaire du phénomène se propage à toute l’image que Malaparte donne de la région. Mais les tournesols, les crépuscules et la couleur miel, maintiennent plus encore les lieux sous l’éclairage tamisé, torve et restreint du cauchemar. La Finlande, en d’infinies variantes descriptives, se présente chez Malaparte sous une lumière plus pâle, mais tout aussi maladive et rétive au rythme biologique des hommes. Plaines roumaines d’un côté, et forêts finlandaises de l’autre, consacrent un même divorce atmosphérique entre l’homme et un dôme qui n’est plus le ciel connu. Sous les traits que Malaparte leur donne, les plaines menaçantes, les étendues sans fin chevauchant les frontières du Grand Est, deviennent, plus qu’un champ de bataille rangée, un piège immense, un grenier de mésaventures innombrables et sans recours. L’Allemand embusqué semble lui-même, éparpillé en bataillons, harassé, l’enragé d’un surcroît bestial, un concentré de perdition. Il ne conquiert plus, il hante, atteint par le mal des lointains. Malaparte donne à sentir une région du monde envahie comme d’un principe élémentaire et respirable par la mort violente et l’angoisse macabre. Un engrenage s’est répandu qui dépasse les instigateurs. Ainsi, Malaparte, pour dire en profondeur l’effroyable, et la part inexorable de mal absolu lâché à jamais dans l’air, sous la coupole de l’atmosphère, dépeint un groupe d’officiers allemands, les vainqueurs du Nord, en Laponie, arrivés à un point de déliquescence où chacun a depuis longtemps dépassé le stade, en soi, de son automate fanatique. Incapables de tenir encore par quelque grappin que ce soit l’affaire dont ils sont les rouages, d’assumer, de sublimer, de traiter, même provisoirement, la somme traumatique, ils ne pratiquent plus la dérision, ils naviguent à l’instinct de mort, ils marchent à l’obscur. Le général et ses officiers, dont une ancienne connaissance de Malaparte, ne forment plus une délégation aryenne, mais une horde albinos de maudits lovecraftiens.


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Décor de jeunesse

12/5/2021

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Je me souviens du chantier et du sable, des routes succinctes, des bulldozers. Les travaux s’étendaient à perte de vue. Âgé de 6 ans, je n’en voyais que des bribes. Sur le sable, seuls les engins, au repos le week-end, imprimaient des travées, des ébauches de pistes. Le dimanche, nous déambulions entre les murs à clairevoie de notre future maison. En retrait, des cylindres massifs, des pièces de canalisation me donnent l’impression, à plus de quarante ans de distance, d’avoir foulé une plaine qui, en devenir, semblait composée de vestiges. Le béton et le ciment, sous le soleil, stockés ou jetés comme des bornes, en attente d’assemblage, toujours dans le dos, de côté, barrant la vue, dressait un décor à l’antique. Des vestiges de temples, de colonnes et de frontons, n’auraient pas mieux resplendis. Dans cette future banlieue rémoise, ils blanchissaient au soleil, parents lointains de Persépolis. Un soleil de nouvelle ère brillait sur nos têtes. Pour le climat, cette fin des années 70 n’enchaînait pas les saisons. Bloquée dans un ensoleillement où cagoule et t-shirt coexistaient sans transition ni climat intermédiaire, l’époque ne quittait jamais ce poudroiement cru et irisé d’une fête ambiante, d’une exaltation outrée, poussée un cran trop haut, latente et foraine. L’orange ne triomphait pas seulement dans la mode, les vêtements, les papiers-peints, les carrosseries, les salles d’attente et les MJC, l’orange colorait la lumière, celle du jour. De même que les rouges et les bleus, en super 8, refluaient sur le quotidien en donnant à toutes choses, filmées ou non, des coloris de Noël ou de vacances à la mer.
            En guise de magie suburbaine, je n’ai retrouvé le charme, la qualité ambiante qu’au début des années 90, dans la zone commerciale Reims-Cormontreuil. Je connaissais bien sûr les grands magasins qui, discrètement, avaient poussé autour de l’Hypermarché « Cora », légende de la consommation champenoise, au cours des années précédentes. Urbanistes, maires, notaires et promoteurs de l’époque, eux ou leurs successeurs, doivent posséder les archives, les dossiers, les finesses de cadastres, les petites histoires d’accords et de signatures entre l’impulsion initiale et l’agrégat progressif des commerces autour du vaisseau amiral.
L’expansion tentaculaire de telles zones ne viendra que plus tard, pour aboutir à ces recouvrements d’enseignes, villes entières de marchandises dont la dimension grégaire et abrutissante ne fait aucun doute, mais en dépit de l’espèce de rejet indigné qu’en homme civilisé et informé, je devrais leur réserver, je ne peux me départir d’un goût pour ces lieux, spécialement pour leur début de colonie vague et bannie. Aujourd’hui même, conduit par nécessités ponctuelles à m’approvisionner dans de tels centres, mon goût initial parvient à survivre à l’écrasement des enseignes en batteries.
À 20, 21 ans, titulaire du permis, fou de désir pour la peinture, n’ayant pas un kopek et peu enclin à enfiler la casquette d’un fast-food, je rôdais parfois dans la zone commerciale. Elle entrait, à cette époque, dans son âge d’or inavoué.
Depuis la place des combattants d’Indochine, prototype du rond-point que depuis mes 7 ans, je voyais en ouvrant la fenêtre de ma chambre, la route qui mène à la zone longe des bornes de choix. Depuis ce rond-point de départ, donc, l’automobiliste remonte en pente le quartier. Cette ligne droite encadrée de talus que depuis des décennies les employés municipaux ont tenté de fleurir – exaspérés par l’échec, ils ont dû y aller à l’engrais, à la vitamine du paysagiste, car depuis longtemps les habitations sont littéralement enfouies sous d’énormes massifs– est surmontée d’une passerelle ; elle relie le nord et le sud de l’ensemble pavillonnaire devenu en quarante ans une ville de maisonnettes, resserrées voire mitoyennes, marée de toits ponctuée de quelques immeubles à deux étages. Le quartier Val-de-Murigny n’a pas encore dévoré la dizaine de kilomètres de champs qui le sépare de la Montagne de Reims, mais c’est en bonne voie. En haut de cette première montée, un autre rond-point donne en léger surplomb sur le quartier voisin des Châtillons où j’allais à pied, en 82 ou 83, chercher le presque sulfureux vidéo 7. La route se poursuit par l’enjambement ferroviaire de l’ancienne ligne vers Paris. Les buissons, au pied du terrain de foot, ont connu de basses légendes associées à des « grands » de l’époque, brutes de 16 ans, taurins et ataviques, gueules de fait-divers qui ont mal fini en effet, l’un est passé à travers un pare-brise et je ne me souviens plus de lui avant l’affreuse cicatrice qui lui divisait le visage, quelques penauds furent géniteurs dès 16 ans et culbutés dans la vie dite active sans avoir dépassé la classe de cinquième), les autres ressemblent aujourd’hui, s’ils vivent encore, à leur père. Le franchissement de la voie ferrée, à droite, donnent sur une construction tardive de forme circulaire : le collège Coubertin. Adossé aux champs, le bâtiment paraît n’avoir jamais dégelé d’une inauguration que j’imagine pétrifiante et venteuse dans cette demi-steppe des Hauts-de-Murigny, à une époque, 91 ou 92, où l’accueil des adultes et adolescents, lors des premières classes, a dû être rude, pour le moins, dans cette rotonde, sorte de laboratoire de l’ennui disciplinaire où je n’ai jamais vu personne entrer ou sortir. À croire qu’une très complexe prise d’otage s’y déroule depuis 30 ans, et les habitants de Cormontreuil, de l’autre côté de la voie ferrée, n’entendent plus depuis longtemps les bruits de carreaux cassés ; ils découvrent, en face, au matin, les nouvelles brisures en forme d’étoile, et vérifient que rien ou personne n’est sur les rails, en contrebas.
Je n’ai jamais pu retenir la volée de portraits-robots suscitée par le dépassement rapide de ce collège, sans toutefois parvenir à fixer les modèles de suicidés cendreux mutés ici, hommes ou femmes dont la chambre de fonction, dans les cubes attenants livrés par un architecte pervers, devaient connaître de poignants réchauffements entre collègues, des solidarités de goulag, des renforts bâclés, des désastres mutuels, des lâchetés nocturnes, et des poignées de cheveux restées dans les mains, au moment du lever, au bord du lit.
J’ai eu beau tenter de rêver à neuf ce collège, de lui mettre une pauvre médaille en travers de sa façade en quart de rond, rien n’y a jamais fait. Exemple d’un ratage sans pitié, ce belvédère dédaigné regarde la ville et n’adresse qu’une devise depuis sa hauteur marginale : « Tourne-moi le dos autant qu’il te plaira, je suis ton avenir. »
Une fois ce monument dans le dos, la courte descente file au troisième rond-point où s’annoncent, à gauche une frontière pavillonnaire entre Cormontreuil et « Les Châtillons » repérable à la croix verte d’une pharmacie, à droite le quartier frontalier entre Murigny et Cormontreuil. Dans ce labyrinthe de maisons plus anciennes et disparates, les habitants m’ont toujours paru plus discrets, dans le but probable d’échapper à l’époque. Un communautarisme serré semble de mise pour faire passer leur chemin aux colporteurs, aux étrangers, aux joggers, aux piétons, à n’importe qui. Il faut dire que la zone commerciale frôle presque les perrons ; seul les en sépare bravement le Tennis-club où je ne peux concevoir, sur les terrains couverts, qu’un seul public d’adhérents, fossiles aérant l’endroit une fois par semaine et buvant un ricard, peut-être une coupe, en parlant impôts, Connors et McEnroe. Je passe d’ailleurs souvent par l’arrière, le long des bâches vertes, quand la circulation est trop dense.
Après un ultime virage en côte, se profile le rond-point au sommet duquel apparaît en son ensemble, dans sa cuvette, la zone commerciale. Elle présente l’avantage de s’étendre dans un creux, une sorte de vallée donnant sur la frange toujours plus mince qui, au sud de la ville, sépare Reims de son vignoble. Deux masses se distinguent ; à l’Est l’hypermarché Cora, autour duquel s’est agrégée une grappe d’enseignes en sourdine, peu accessibles, à l’ombre, et vouées plus que les autres, il me semble, au dépôt de bilan et aux changements de propriétaires ; au sud, le bassin d’entrepôts/hangars.
Cette première vague de constructions coïncida à la clôture des années 80 et au renoncement de la boutique, de ses coquetteries singulières comme modèle marchand. Les commerçants et les investisseurs osèrent, avec une impudence sacrificielle et un culot de saboteurs impunis, une architecture très austère, fonctionnelle et rectangle, aux toits plats et murs en tôles. Un vague soviétisme émane de ces blocs qui un temps, peut-être, ont joué de l’alibi du stockage, du marché en dur, et du prix de gros que la massivité de ces blocs a pu inspirer. En vérité, ces paquebots terrestres échoués sur les grèves urbaines, dans les friches aigres et boudées, correspondaient à un dégrisement de fond, au vieillissement, si l’on parle de génération, des premiers divorcés, au point final des « Trente glorieuses » et aux existences engourdies dans l’ennui, parfois les conforts d’un repli casanier. Les cibles idéales de ces grandes surfaces furent au rendez-vous. Au passage, avaient disparu ces étranges pionniers que j’apercevais jadis, à pied, poussant leur caddie le long des trottoirs, quasiment sur la route, des femmes en chaussons et fichus, poussant sur trois ou quatre kilomètres le caddie de la semaine.
Avec la nouvelle espèce de commerces, les parkings se multiplièrent, domestiquant les reliefs en terrasses. Dans la zone, ils dessinaient une colline d’asphalte déserte, le dimanche. Quand je dis que la zone de 91/92, à peu près et de mémoire, marquait la fin d’une époque, une capitulation de style et d’intensité dans « l’air du temps », ce n’est heureusement qu’à moitié vrai. J’observe, rétrospectivement un phénomène similaire à mon vécu légèrement décalé des années 80. Avoir 20 ans en 1990, c’était avoir vécu de plein fouet la fameuse décade, mais en enfant et en adolescent, non en adulte. Les grands films, et notamment les plus sulfureux, la musique punk et new-wave, je les découvrais peu à peu, avec une dizaine d’années de retard. La période culminante pour le cinéma d’horreur et le punk, – entre 1976 et 1982 – battit son plein, pour moi, en 91/92, exactement à l’époque où fleurirent les premiers bâtiments de la zone. Leur profil tassé suggérait sourdement une archive, un stockage des grandes heures, une prolongation qui grondait aux parois anthracites des hangars, monolithes couchés, cryptes tièdes des œuvre marquantes.
Ces unités de nécropole inavouée, d’un commémoratif plus vivace que lugubre, j’en prenais le frisson en sillonnant les parages, et j’aimais ce premier coup d’œil depuis le rond-point surélevé. Un quartier louche, délibérément tel, s’y étendait d’un regard. Son mélange atmosphérique m’a toujours paru prometteur, engageant ; certes jamais au point d’assurer une exaltation manifeste, une adhésion complète, mais le métissage des enseignes assurait une stimulation de fond, une basse continue où les sens et l’imagination pouvaient souvent, de façon renouvelée, trouver une pâture. D’emblée, ces adresses sombres, enveloppées de leur habit de tôle, donnaient le ton. Une fois éclairée de l’intérieur, les magasins-hangars ne parvenaient jamais à se débarrasser de cette clarté blafarde et crue de stations nocturnes. Quelle que fût la saison et l’heure de la journée, les devantures affichaient une pénombre de mi-novembre et une nuit précoce de 17h30. C’est ainsi qu’elles rutilaient, malgré elles, dissonantes officines de ferrailleurs franchisés. Les « grandes marques » comme on les appelle, ne se mêleraient à cette faune que plus tard, quand vraiment les carottes du commerce à l’ancienne furent cuites, archi-cuites, et qu’il leur fallut, à elles aussi, descendre dans ce caboulot, ce bal populaire. Le pionnier du commerce à hangar, invisible et acharné, omnipotent, assurant manutention, service-client, comptabilité, caisse, ouverture et fermeture, je l’ai vu quand même, ou j’ai cru le voir entre deux portes. Grand et pâle, en manches de chemise, dans l’exacte tenue froissée d’un retour de mariage, à l’aube, le visage verdâtre à l’image de sa décrue festive et de son bilan rauque. Un tendineux mutique jonglant avec les cartons, les traits fermés et les dents serrées. Toujours entre deux catastrophes dissimulant les suivantes. Toujours un bon mot à la caissière, fille-mère aux cheveux gras, élevée au chewing-gum ; un salut plus rude au deuxième, l’homme à tout faire, un kurde, dont le patron soupçonne qu’il dort quelque part, non loin de la réserve, dans un poste électrique ou entre les buissons derrière le compacteur. Toujours est-il qu’il le trouve à la tâche sans jamais le voir entrer. L’homme en blouse bleue ne dit jamais rien, il range pendant huit heures.
Bien sûr, autour du Dieu Cora, il y eut quelques forts en base, devenus des piliers, dont l’inexpugnable Top office, aujourd’hui flanqué d’un magasin pour adultes éclairé violemment, on le voit de loin, comme un étale de primeurs.
Quant aux princes de l’électroménager, aux entrepreneurs de province, ceux qui voyaient grands et tentèrent le coup à grandes suées avides, ils ne finirent pas millionnaires et durent baisser pavillon, surclassés par des hommes plus rudes, des rivaux venus des marchés, les adeptes du lever à 4h00, Turcs ou Chinois, les increvables du tréteau et du givre, qui font leur chiffre, le double et le triple, tant et plus que les placiers ont toujours pu les honnir, les fourrer dans les coins, ils VENDAIENT. Ceux-là, une fois leurs économies faites, installés dans la cuvette de Reims-Cormontreuil, rien ne les arrêta ; ils firent du luminaire, de la chaussure à la tonne, des brodequins à pieds-bots, des sandales à grands pieds, des pointures de géant, des péniches à trous, des semelles taillées dans les pneus, des chaussures pour dames, des collections détraquées, des nœuds de tresses, de strass et de glands où le coup de pied s’inquiète, où l’orteil se perd, des pieds-nus d’épouvante, des bottes fantaisies, manchons de perles pour éléphants, des vengeances de bottier, des prothèses sans nom, à clous et à perles. En gros, ils achetèrent l’invendable, les erreurs d’usine, les piles entières, les paires maudites dans leur boîte, les tentatives roses et vertes, et ils firent l’impossible. Ils trouvèrent des acheteurs, surtout les clientes, ils guettèrent les poissardes, les dépressives, les myopes, les chameaux, surent endurer les odeurs, les braillements, les cohortes miniatures, ne défaillirent jamais dans la neutralité effacée, celle qui sauve des bourbiers criards, des postillons, de la gouaille de rustaud, de l’hémorragie vulgaire, de l’obscène et de l’éraillée, ne tremblèrent jamais et ne reculèrent devant aucune remise. En somme, ils écoulaient à la russe. Personne, une fois entré, ne sortait vivant, pas même les plus rudes épouvantails, sans avoir au moins dans les mains, un colifichet, une babiole à vingt centimes. Ils en virent passer des modèles à paillettes, coquillages, écailles et rubans ; les plus obscurs des brocanteurs de la chausse n’arrivaient plus à fournir, ils tentaient de mettre par deux les orphelines, des horreurs en fuite, des masques vénitiens à talons, des pièges à lanières. Mais les revendeurs, les immortels, les imprenables, les quintessentiels de la vaillance, eux-mêmes, durent, pour survivre et ne pas quitter leurs murs, changer de produit. Du luminaire à la chaussure, ils passèrent à l’épicerie. Là, défilaient deux populations distinctes et parfois complices en des associations vérifiables, je veux parler des étudiants de trente ans et des femmes quinquagénaires. Les premiers ne voyaient pas la boutique, ils entraient, la tête fripée par dix heures d’absence entre quatre murs et venaient ici à l’heure de la bière, « avant que ça ferme ». Les yeux rivés sur la muraille de canettes, leur envie, en tout cas, se passait du moindre sourire, et s’ils entraient à deux, ils n’échangeaient autre chose, à un moment donné, qu’une espèce de bourrade, un grognement bref assorti d’une onomatopée, le tout noyé dans un gloussement unitaire. Des bonnets et tignasses ornaient les seigneurs de 18h00 qu’un jour, je vis donc, non béats dans leur coin, mais abordés ni plus ni moins par une femme. Celle-ci, plutôt bien mise, en imper de petit prix, trahissait l’anatomie sèche des vies âpres et de l’avanie régulière sinon constante, que cette courageuse avait toutefois jusqu’alors contenue en ses débordements trop fatals. Celle-ci, outre qu’elle montrait, surtout dans ce cadre, une tenue presque exemplaire, jetait néanmoins des regards francs et directs qu’au début je ne saisis pas tout à fait. Je naviguais à distance, hors de vue, et venais à l’instant de m’approcher de la file où patientaient les clients, quand cette femme, sans façon, s’adressa aux benêts. D’une remarque à voix haute sur les agréments de l’apéritif, et les gratifiant d’un sourire à la fois pudique et très direct, elle les invitait sur un ton de plaisanterie qui ne changeait rien à l’énormité hardie de la démarche, à boire chez elle. Les deux ne surent que répondre, ils tremblèrent vaguement et chacun, les deux garçons, la femme et moi-même, passa à la caisse en silence.
L’épicerie ne fit pas long feu, elle n’ouvrait d’ailleurs plus qu’entre 18h et 21h, et le volet se baissa définitivement.
Mais les piliers des débuts, dans la zone, et j’ignore combien de temps ils ont tenu, ne formaient à mes yeux qu’un pourtour à mon adresse favorite : le vidéo-club. Ceux du centre et des quartiers avaient fermé, les uns après les autres. Il ne s’agissait plus, à Cormontreuil, du vidéo-club au format de boutique, mais d’un magasin de taille moyenne qui hésitait encore entre la grande surface et l’alcôve à moquette. L’endroit présentait ce parfait déséquilibre entre l’assise révolue d’une époque et sa succession inconnue. Pour les retardataires ou les amateurs toujours actifs du creuset des années 80, prendre sa carte valait la peine. Edward Hopper aurait aimé, je pense, les halos diffus derrière la vitrine. Pareille au feutrage du célèbre tableau « Nighthawks » de l’Américain, une langueur énigmatique, que rien n’aurait su déchiffrer à fond, régnait le long du comptoir, où l’on servait non les cocktails, mais refilait les cassettes. Le nombre des employés, sans doute restreint, demeurait incertain. Outre un taulier ou une taulière inamovible, officiant derrière l’îlot central, mutique, boudiné d’ennui et par je ne sais quelle nausée machinale, d’autres se mêlaient aux clients, les surveillaient au prétexte de ranger les cassettes. Tobe Hopper, Lucio Fulci et William Lustig furent mes favoris dans ce grand bureau des rattrapages.
Mais par-delà sa raison d’être, le local, situé en contrehaut de la zone, en figurait la lanterne tardive, le phare souterrain. L’activité quasi-nocturne retentissait sur le périmètre de jour. Aux heures creuses, elle soufflait sur les parkings et les fragments d’esplanade une brise de drive-in et de coin louche. L’endroit ne connaissait pas encore l’embouteillage du samedi tel qu’il revient à coup sûr depuis des années. La place gardait son côté Nouveau Mexique et nuage de poussière à l’arrivée d’un voiture. Les autos espacées, sur les parkings, en gardant entre elles une distance, parvenaient à stationner de façon suspecte. Les espaces encore importants entre les clients, les bâtiments et les parkings, la résonance des pas et les claquements de portière articulaient un cinéma primitif.  Nouveauté incrustée en force dans le paysage, la zone, à ses débuts, ressemblait à un décor inachevé ou en passe d’être complété. Cet aspect lacunaire, les places vides entre les bâtiments, les terrains vagues, tout autour, qui les abouchaient avec les champs et les friches, lui donnaient un cachet artificiel, stimulant et scénique. Sans l’avoir ruminé en ces termes, à l’époque, la zone, pour moi, s’apparentait à un territoire malléable, propice aux écarts imaginaires, aux songes. Cette propriété rêveuse béait de la disponibilité que présente une frange, une suite de rues, d’impasses ou de terrains décentrés, juste avant qu’ils ne deviennent des bas-fonds reconnus. Il m’arrivait de marcher autour de la zone, d’en longer les abords. À pied, le plaisir était grand d’arriver par l’arrière. Après le dernier hameau viticole adossé aux côteaux, une ligne droite menait directement au dos des enseignes. Je les scrutais de côté, repérais les coursives mal protégées, les bricolages barbelés, les sorties de secours. L’arrière des bâtiments m’intéressait doublement. D’une part j’aimais frôler les hangars, très à découverts et cernés de vide. J’y voyais ce qu’ils sont : des coulisses pauvres dont le décor hirsute paraît en attente d’un fait-divers, d’une outrance imprévisible. Configuré pour les drames, l’espace de gravillons et d’herbes folles où se prennent les poses cigarette s’imposait comme l’une des places fortes de ce studio à ciel ouvert. D’autre part, la face cachée des magasins-entrepôts recelaient pour un peintre en mal de matériel, un stock potentiel. Je ne ponctionnais que rarement des cartons et débris de palette, mais ils me donnaient l’envie de supports récupérés. Je me souviens de fonds de palettes sur lesquels je collais du coton. Je ralentissais ainsi à hauteur des impasses où s’accumulaient les palettes, les cartons, et parfois d’autres rebuts inattendus. Adhérent du vidéo-club et patrouilleur de la zone, j’en aimais la maquette. Je faisais un tour, et si je revenais bredouille, j’en rapportais toujours une image, une promesse d’angles morts, une vue dérobée. Le paysage délavé offrait bien des facettes. Les bâtiments n’ont jamais effacé le terrain vague sur lequel ils s’alignent ; une ambiance demeure ; de palissades oubliées, de recoins d’embuscade. Entre hauts-buissons et taillis ferreux subsistent en kits et en fragments, quelque chose du New-York de Henenlotter ou de Lustig.


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Joan Eardley

11/25/2021

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© photograph Audrey Walker
Si j’excepte un voyage scolaire en sixième, où de façon anticipée j’abordais le punk alors en décrue sous l’espèce de braillards qui éructèrent à deux mètres de nous le long de la Tamise, la peinture fut au centre de mes trois séjours à Londres. Le premier pour la rétrospective Auerbach à la Royal Academy of Arts en 2001, le second pour visiter les grands Musées, en 2003, le troisième pour Kiefer à la Tate Modern, en 2008, dans l’ancienne usine électrique. L’échelle colossale des œuvres et des espaces évoquait avant tout la richesse européenne et le talent au tonnage des grands Musées. Je me souviens des coffrages titanesques, des caisses de verre où aurait pu tenir une caravelle, et du sillage invisible des responsables, retirés dans le fumoir doré où ils font les comptes, fonctionnaires spécialisés réservant, pour traitement unique à leurs milliers de visiteurs, un mépris sans faille déguisé en distinction, une morgue derrière laquelle, à leur aise, ils laissent monter à leur face ce rictus inimitable, quand ils pensent, trois ou quatre secondes par jour, à leurs « clients », autrement dit aux retraités, aux familles, et aux «étudiants », et à toutes les cliques lâchées entre les murs, avec des expressions de candidats sûrs d’être recalés à la sortie. Le meilleur d’une exposition, je l’ai souvent trouvé en bas, dans l’aquarium à beaux livres où l’établissement réalise une bonne part de son chiffre. Les livres imprimés pour les grands messes ne font pas même l’effort de soigner leur maquette, encore moins les désastreuses reproductions, absolument rédhibitoires, surtout quand les originaux vus un quart d’heure avant sont encore dans la rétine.
Le même jour de 2008, je traînais à la librairie de la Tate Britain après la visite des collections et de grands tableaux signés Kossof, Auerbach et Kitaj, quand un catalogue de format presque carré attira mon regard. Le repérage de cette pile succincte, trois ou quatre exemplaires debout sur l’un des multiples îlots, allait changer à jamais mon Musée imaginaire. Il faisait déjà nuit, au dehors, c’était l’hiver, et la clientèle commençait à se clairsemer. Le premier aperçu, en feuilletant, se déroula dans un contexte assez calme, à l’heure où chacun, spontanément, baisse d’un ton. Le ferrage eut lieu sans délai. Les reproductions, toutes, ne laissaient aucun doute sur la qualité exceptionnelle de l’œuvre. Les indices périphériques, captés à la volée, ne firent d’ailleurs qu’enrager cette première vague que plus rien, à l’avenir, ne démentirait. Le retentissement ne laissait pas de m’étonner, et je levai la tête autour de moi pour constater qu’autour, rien n’avait changé ; les gens vaquaient dans l’humeur dépassionnée des regards distraits, pré-ennuyés ou compassés, qui est la règle générale. Pourquoi vient-on ici précisément célébrer ce culte de l’affadissement, le mystère reste entier. La dose ou le taux d’intensité n’est pas atteint, c’est le moins que l’on puisse déduire de cette navrance traduite par les visages soupirant face aux œuvres, les originales et les reproduites.
De mon côté, la chance avait souri. Je commençais à tousser des interjections et à lever le livre au-dessus de la taille. Si je ne brandissais pas encore tout à fait la trouvaille, je la feuilletais un peu haut, désireux plus ou moins consciemment de la hisser et de faire remarquer à voix haute : « Dites-donc, cette femme est de chez vous ! ». De chez eux, d’ailleurs, pas tout à fait, car Joan Eardley vécut en Écosse. D’emblée, l’œuvre que je voyais défiler par extrait, avant de la scruter plus tard, bien calé sous la lampe, ne disait rien qui vaille sur la longévité de son auteure. Et en effet, je trouvais l’information sans délai. Le temps de Joan Eardley fut compté. Née en 1921, elle mourut en 1963 des suites d’un cancer.
            Artiste aimée, secrètement aimée en dépit des rétrospectives à la National Galleries of Scoltand d’Edimbourg, en 2007, et de l’exposition célébrant cette année, en 2021, le centenaire de sa naissance, Joan Eardley est une héroïne des quartiers pauvres de Glasgow. Le halo de tendresse autour du peintre dispense des pesants commentaires. Eardley portait assez haut ce sourire et cette flexion, aux yeux, où la vie comme les œuvres à peindre rutilaient, inexorables, préinscrites. Un accord presque irréel, signe l’harmonie limpide entre Eardley et le monde où elle a peint et vécu. D’abord Glasgow, pour les rues grises et l’enfance débordant de ces termitières à deux ou trois étages ; et, ensuite, telle la deuxième borne d’un arc : Catterline, le village de pêcheur. Sur les deux zones de vie et d’activité du peintre, on pourrait tirer des poèmes, des récits, d’autres peintures, un film, et de tels documents ne doivent pas manquer dans la sphère du peintre, chez ses admirateurs écossais et ses imitateurs du dimanche.
            Comment le charme peut-il opérer quand une œuvre met en scène des figures, au milieu du XXème siècle ? Comment une peinture reposant sur l’agencement de fragments d’anatomie peut-elle éclater de puissance sans incorporer à sa cuisine des éléments inconnus ou non balisés par l’histoire de la peinture, cela dépasse le compte-rendu, tant mieux et heureusement. La peinture de Eardley n’affiche pas même la faiblesse – qu’au demeurant on lui passerait volontiers – de paraître, à première vue, une peinture encrassée de suie naturaliste, complaisamment bitumeuse, plombée de bistre et pleureuse. Le tremblé du trait, les brisures subtiles du tracé, la manière dont la couleur, via la touche, est posée, le scrupule du tact en chaque intervention sur la toile est au cœur du processus créateur chez l’artiste écossaise. Entourée d’enfants, surtout de la ribambelle de tout jeunes qui posaient pour elle dans l’atelier, photographe des scènes de rue où les enfants étaient les acteurs directs d’un théâtre en plein air, Joan Eardley donne l’impression aiguë d’avoir été à la fête dans cette grisaille épique du quartier populaire. Les enfants à tignasse, les bambins sur les genoux des sœurs, les gamins en culotte, attifés, harnachés de guenilles franches et solennelles comme des uniformes de la pauvreté heureuse, sont les modèles primordiaux du peintre. Eardley était la chroniqueuse visuelle de leur épopée, celle qui en détecta la splendeur, saisissant la beauté jaillissante des jeunes têtes à la fenêtre, disponibles pour le jeu, la course et les cris, trop pressés de vivre pour glisser dans le songe noir de l’avenir adulte. Eardley voyait mieux que personne ce que les petits visages à grosses têtes et petits corps pouvaient avoir de trognes anticipées, d’atavisme ; elles n’en gommaient pas les traits rudes mais leur donnait, par le style de son dessin, une dignité de visage sans banalité, le même sursaut d’identité qui ferait dire à un enfant que l’on fixe : eh bien quoi ? Oui, c’est ma tête, je suis comme ça. Et tous, filles et garçons, reluisent comme des jeunes princes. Leurs vêtements modestes, les mises parfois crottées, signes des heures passées dehors, Joan Eardley en saisit la coupe altière sans modifier, travestir ou embellir. Eardley ne les change pas, elle leur donne leur patine, leur lustre spécifique, inaliénable. La transfiguration vient du dessin et de la couleur.  Les kids de Eardley paraissent sur les toiles dans une gloire modelée, une mise glorieuse où les gris les plus nuancés, du bleuâtre au mastic, sont les enchanteurs des rouges et des bleus. Mais à force de sertir les coups de couleur franche en nuances de gris, une bascule se fait où ce sont les notes grises qui flamboient. Il naît de ces camaïeux et de leurs accords une coïncidence rare avec la vigueur du dessin. Le trait de Eardley, prodige, ne disparaît pas dans les envahissements de la pâte ; l’artiste parvient à opérer les effets de coupes et de sabrages de transactions éclair dans la glue où les brisures décisives des contours vibrent à l’unisson des couleurs. Eardley-la-tendre se montre inséparable d’Eardley peintre. Il n’y a pas deux gestes ou deux temps entre les audaces d’écriture consistant pour Eardley à manier des perspectives redressées, du lettrisme mural, des à-plats géométriques, des raccourcis brusques, des éléments schématiques, ornementaux, du collage, des traces plus gestuelles, un modelé réaliste et le soin général de grande sœur dont elle enrobe et magnétise les moindres recoins de ses œuvres. La pointe de la prouesse est si fugitive que pour un peu, on la verrait tout en l’ignorant, à la façon d’un surcroît subliminal ; or, ce surcroît est bien visible et nous le devons à l’art dessiné du peintre, à ce jeu étroit entre les lignes où le réalisme des traits( du visage notamment) est maintenu à ce point d’équilibre par Eardley où la délicatesse des visages, en ce qu’ils ont d’unique, ne disparaît dans l’effet de déformation sculpturale que Eardley leur fait subir pour en faire des visages peints. Dans cet art de statues peintes et d’ enfants de tableau, l’artiste culmine. Elle parvient même, à la pointe extrême de l’exercice, à faire basculer ses « sujets » au statut d’une tribu picturale dont les enfants véritables seraient à la rigueur les copies. L’amour rayonnant du peintre n’est pas sous-jacent à son travail orfèvre, chaque trace et marque graphique paraît plus que jamais et sans métaphore à la petite semaine, une forme de pétrissement à la caresse. J’ignore si Eardley, outre la maladie qui l’a emportée, a souffert de solitude, de désamour, d’isolement, mais l’immense artiste était douce et les photos dont nous disposons le confirment sous tous les angles. Au regard et au sourire de l’artiste, nous assistons à une signature faciale de ses œuvres, nous entrevoyons quelle compagnie délicate et proche, peut-être quelle timidité chaleureuse, Eardley donnait autour d’elle.
Eardley excellait en cadrages parents de la photo qu’elle pratiquait également avec talent. Comme elle prisait d’ailleurs le format large ; je pense, par exemple, au très cinémascopique « Rottenrow » (94x164), peint en 1956. Avec une variante, ce tableau rappelle Artaud à propos du « Pont de Langlois » de van Gogh, lorsqu’il écrit que l’artiste avait peint un bleu où l’on a envie de tremper le doigt. Dans « Rottenrow », on a envie d’entrer dans la scène entière, de connaître plus physiquement, peau à peau, les plâtras d’huile bien finis maçonnés par le peintre. La noblesse du décor, la sensualité hybride des devantures et des entrées autour desquelles les enfants vaquent à leur jeu ou leurs rêveries, ouvrent un champ de possible excitant. Dur comme le bronze, meuble comme un sable-mouvant, les scènes de Eardley sont des passages, des porches d’aventure pour l’œil et l’imagination. Dans la série des « Children playing » et « Glasgow back street » dont Eardley réalise plusieurs variantes, l’art de composer s’impose par sa robustesse. Eardley réussit ce tour de peintre qui consiste à décentrer sans lourde manœuvre le centre de gravité des tableaux. Elle opère une occupation du tableau où chaque parcelle, par sa qualité de fragment de décor soigné, contribue à déjouer l’attraction centrale du « portrait ». Une tendance accrue, les dernières années, à bâtir ses tableaux comme des murailles où figures, inscriptions de lettres et ratures s’incrustaient dans un seul et même plan.
            Dans une continuité imparable avec les portraits d’enfants et les scènes de rue, Eardley peignait des immeubles d’habitation, des façades, des fenêtres, des étages. La série des « tenements » tient son exploit de garder indemne aux tableaux et dessins une intensité plastique qui se passe de la représentation humaine. Elle y est bien sûr, en transparence des parois, dans l’imminence indiquée des fenêtres, allumées, tamisées ou éteintes ; il n’empêche que les immeubles de Eardley réussissent cette prouesse de se suffire à eux-mêmes. Dans son tableau « Glasgow tenement blue sky », peint en 1956, Eardley, après Utrillo et avant les tours de New-York par Kokoshka, lève des façades qui égalent ou dépassent les souliers de van Gogh en sujet intrinsèquement pictural. Les exagérations fromagères des bâtisses de Soutine écrasent dans leurs bourrelets quelque chose au passage. Eardley, elle, préserve cet ingrédient très filmique du secret des alcôves. L’habitat du soir, la chaleur du foyer, les dégradés pathétiques dont la lumière du soir borde les toits. Un goût pour la maçonnerie, pour les pierres disparates, les pignons de guingois, les statures d’épaves, de future ruine, pré-éboulée. Eardley devait aussi voir, dans ces constructions, un profil trapu et vivant, personnage maudit et sans parole, cyclope anonyme, gardien des murmures et des crises, qui n’aurait eu que le dos et les épaules. Eardley trouve aussi, dans ce motif, l’occasion de déployer son goût pour la pierre et les briques, les contrastes d’enduit, les fondations pataudes, surmontées des hautes et lourdes cheminées, comme si les habitations dans les bas-fonds de Glasgow, croisaient la maison de l’ogre et l’usine.
Quant au troisième compartiment de l’œuvre, il fut pour Eardley son refuge et son vivier de paysages au grand air. Catterline, petit port de pêche aux maisons alignées sur une butte, en contre-haut du rivage, fut le théâtre choisi par Eardley pour y peindre les roches, la mer, et les prairies environnantes. Là aussi, entre la minuscule maison prêtée à l’artiste, habitat sorti d’une légende, mi-cabine, mi-chalet nain, et les séances en plein air où l’artiste peignait sur de larges panneaux tordus par le vent, une perfection hors du temps se profile où la parole n’est plus. Les pêcheurs tannés s’entendent à mots couverts avec le cœur buriné de Joan Eardley. J’espère en savoir plus, un jour, sur les rares piliers chaleureux qui permirent à l’artiste de peindre et l’aidèrent à tenir. Catterline, tel que je l’aperçois en photo, tel que j’en saisis l’adoption par Joan Eardley, femme de cœur et peintre immense, c’est un bout du monde moins géographique qu’élémentaire, un pays où croisent au ciel et à ras de terre les grandes couleurs sans hommes. C’est là qu’Eardley a peint des marines et des prairies que l’on pourrait qualifier « à bandeaux ». Le ciel en haut, les cabanes au milieu, affleurant sur une mince lisière, puis les buissons, les graminées prenant les deux tiers de la toile ou du panneau. Dans ce genre hautement classique et saturé de tradition, Eardley s’impose également, sans astuce, sûre de son goût pour le haut pigment qui suppure. Toujours sous les auspices d’un gris moyen sapé de reflets violacés, qu’on serait tenté de qualifier gris orage, s’il n’était de façon plus buté un gris d’écrin floral et la rampe de couleur d’une cinquième saison.
En France, pas un mot, pas une syllabe ou un atome de relais ne croisa jamais mon chemin pour mentionner l’Écossaise, avant ma découverte londonienne. Je n’ai pas envie que cela change, préférant un jour faire l’effort d’aller admirer les tableaux à leur place.
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Stéphane Mandelbaum

11/11/2021

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En faisant tomber le e final de son prénom, on verrait bien Stéphane Mandelbaum en artiste polonais, en peintre de l’Est. Mais le StéphanE de jeune bruxellois lui va bien aussi. On entend son père l’appeler depuis une fenêtre en étage, car Stéphane traîne et la nuit tombe. L’artiste belge a eu son temps fort parisien, en 2019, lors de l’exposition au Centre Pompidou, fielleusement cantonné au cabinet d’Art graphique, pour ne pas afficher le nom à l’échelle des peintres, en lettres trop grandes. L’occasion fut enfin donnée de voir sur pièce des dessins éparpillés dans les collections. Ma découverte remonte à mai 1990, j’avais 19 ans, à une époque où la chance de croiser les dessins de Mandelbaum étaient quasiment nulles. Le premier numéro d’une publication excitante, un fanzine-magazine truffé de sujets brûlants, méconnus ou oubliés, « L’Autre journal », dans les colonnes duquel Gérard Mordillat et Jérôme Prieur relateront leur unique rencontre avec la fille de cœur oubliée d’Antonin Artaud, Colette Thomas, venait de paraître. Il contenait notamment un article sur Mandelbaum, assorti de reproductions. Les dossiers du magazine avaient ceci de remarquable : ils élançaient leur propos de façon aguicheuse. Pour le dire autrement, les articles en donnaient largement, mais jamais assez, on en voulait encore. Je me souviens être revenu souvent sur les images de cet article, comme on le fait rarement pour les magazines de presse, car j’aimais, autant que le contenu de cet article, sa manière globale de corridor de papier, de labyrinthe et de coin louche. À partir des dessins reproduits, têtes de nazi, gangsters et autoportraits, peut-être aussi un nu criard, la composition de l’article atteignait au summum du suggestif. Le choix et le nombre limité des images tenait de la haute formule où la poignée d’œuvres, choisies et mises en scène avec soin peut-être mais surtout placardées sur la page avec un contraste de brûlot et une sorte de surmaquillage des lignes, ne semblaient pas fixes mais en expansion, bavant des doubles, des triples et des variantes. Les chaosmos bien ordonnés et archi-dynamiques des compositions imposaient des nuées, des criblures, des ratures, des biffures, des surfaces nervurées, des traits accusés dont les groupes et les amas en dents de scie rivalisaient de mordant en générant d’autres images, des projets, des dessins en chantier, ressemblants, créés selon les mêmes principes. Or, on aurait grand peine à les extraire et donc à les nommer, ces principes, car Stéphane Mandelbaum, fait rarissime, avait un style. Un style aussi invétéré qu’une malformation, que d’ailleurs l’artiste transposait dans ses portraits. Jouant des morphotypes de sa judaïté, pratiquant par là une épouvantable ironie à l’égard des propagandes antisémites des années 30 et des hideuses caricatures dont elles étaient assorties, Mandelbaum tendait par exemple à enfler le nez de ses portraits, à en faire une protubérance repérable. Ses portraits de Pasolini ou de Bacon encaissent eux-mêmes cette caractéristique faciale. Mais le style de Mandelbaum, loin de s’en tenir à l’exemple nasal, repose sur une magie, dans la forme et la fermeté du tracé, d’une très haute distinction. Impossible de le confondre. Le mot de caricature, pour qualifier les portraits, ne convient pas. On observe que la difformité pratiquée par l’artiste relève d’un soin consubstantiel accordé à ses modèles. Nous sommes au croisement d’une grande manière dessiné héritée ou non, on ne sait comment, d’une italianité caravagesque, et d’un décorum de sentine et des bas-fonds. Mandelbaum, fils du peintre Arié, était un jeune artiste, à qui il était permis et peut-être plus aisé qu’à un autre de faire atelier, d’expérimenter en grand et non seulement sur des quignons de feuille. Il n’en reste pas moins que Mandelbaum ne quittera jamais l’orbite serrée des petits papiers, même lorsqu’il s’attaquera à de grandes feuilles ou à des toiles. Le génie d’un griffonnage de luxe hantera tout ce qu’il fera de plus beau, et il n’est pas excessif de dire que rares, très rares sont les pièces qui déchoient à cette sûreté princière, précocement épanouie dans son maniérisme débauché. Car il s’agit bien d’un maniérisme paradoxal, celui d’une turbulence extrêmement tenue. Mandelbaum, on le sent physiquement à l’assaut graphique du papier, aurait bien voulu racler le fond des ténèbres, des antres sinistres ; capturer le rance et le rendre tel quel, l’ériger dans sa gloire fangeuse. Mais en dépit de cette attirance, passée par le prisme de l’artiste et le raffinement de son geste, l’engeance épousait le vénérable, en des noces hurlantes dont l’encre violacée du stylo consacre la saisie urbaine et nocturne. L’outil stylo-bille est l’instrument hypnagogique, semi-narcotique, des nuits blanches dessinées, et l’encre aux nuances bleues- violettes telles de délicates bavures du noir le plus profond, semble, plus que d’un dessin, d’une gravure dans le frais, propre à déchaîner une famille de contrastes indissociable du pâle et du blafard de la nuit violente. Si les injures employées comme des motifs, des nuées de signes à côté des figures et portraits, inaugurent l’ornement direct du sordide, Mandelbaum devait bien se douter de la part bâclée d’un tel recours, de la jeunesse pressée que trahissaient ces slogans dévergondés, mais il les utilisait en artiste, comme un punk prenait un soin maniaque à l’emplacement d’une chaîne ou d’une boutonnière. Le soin du trait franc, isolé et précis, et des gammes intermédiaires qui vont de la hachure à l’estompe, primait sur les éléments séparés, et attestait la qualité racée du dessinateur. Il y a dans l’obscénité, dans le mot ordurier comme dans les chairs surexposées d’une image porno, une teneur intense qu’en dépit du filtre moral ou de son corollaire : l’œil rompu à toutes les outrances, on ne saurait lui dénier. Mandelbaum insérait des images de revues pornos comme des notations en contrepoint de ses dessins. Il le faisait sans doute dans une fièvre ou une débâcle des sens, dans l’intuition en surchauffe de celui qui dessine, mais on ne peut ignorer le renfort réciproque des images. Une enchère à l’excitation, un goût marqué pour l’excès, une tendance à fourrager l’horreur XXème siècle, brosse un tableau sous-jacent aux kaléidoscopes graphiques des dessins, une fresque où se superposeraient dans un gigantesque sex-shop auschwitzien, une ère uniment génocide et dépravation. Sans doute un tel schéma de fond relevait-il pour beaucoup d’une convention à laquelle Mandelbaum adhérait, mais ce fond lourd le mobilisait moins que son désir exaucé en graphisme agressif. Je me fous bien, pour ma part, de voir les têtes de Pasolini, de Goebbels, Bacon ou de Goldman, que j’ai assez vues par ailleurs. Ou, pour être précis et plus juste vis-à-vis de Mandelbaum, j’aime assister au croulement de ses identités et du fatras qu’ils symbolisent sous la toute-puissance du dessin complètement affranchi à mes yeux de ces piliers de l’Art ou du crime. Je préfère les autoportraits de Mandelbaum ou les anonymes bourlingueurs croisés dans la nuit. Figures de la pègre et prostituées lui offraient une galerie de portraits sans pareil. Visages marqués, cernés, défaits, bouffis, languides, aux yeux vitreux et paupières lourdes, sans compter les clartés rudes, crues ou jaunâtres, qui ne devaient pas manquer de finir les masques expressionnistes de ses congénères. Dans cet agglomérat de manies à quoi aboutissent les caractéristiques faciales des portraits, on aurait tendance à reconnaître, d’une face à l’autre, une sorte de portrait-robot né des croisements pratiqués par l’artiste. Ce personnages-type émerge des têtes criardes de Mandelbaum, isolées dans la page ou multipliées en all-over associant des ruptures de grammaire allant d’un schématisme BD aux estompes subtiles d’un sfumato au crayon. Une sombre figure de cabaret, androgyne tenancier d’une joy division des camps nazis, travesti sadique, diva cruelle à lèvres noires. Des noircissements, semblables à des lèchements de salamandres empoisonnées, tachent d’arbitraires clair-obscur, les lascivités mortifères des portraits les plus saisissants. Lèvres noires où coïncident le maquillage hautain et cruel et l’enflure d’une tuméfiée de trottoir. Des années après l’article paru dans « L’Autre journal », j’ai croisé quatre fois Mandelbaum. La première fois, c’était au Centre culturel Jacques Franck à Bruxelles, en 2002, pour une exposition intitulée « Œuvres premières 1976-1979 ». L’espace en question, j’ignore s’il existe toujours, se trouvait au beau milieu d’un vieux quartier populaire. Le bâtiment présentait la forme et les couleurs (orange ou marron, je n’en suis plus certain) d’une MJC ; un charme à moquette râpée et aux murs de béton peint. L’exposition se tenait dans un beau rectangle, ni trop grand ni trop petit, et sans panneaux ni cloisons. Accrochées aux murs figuraient essentiellement des peintures en noir et blanc, parfois rehaussées de rouge. À la différence des dessins, nul foisonnement de signes, de figures et de lettres. Mandelbaum privilégiait l’à-plat pour les silhouettes et les fonds, et sa qualité de dessin éclatait aux visages. Je me souviens d’un autoportrait suspendu à des crochets, de criminels nazis et de papes. Venu de Reims le matin, je visitais l’exposition dans un état bourdonnant, seul au milieu des œuvres, tandis que le personnel du lieu vaquait à ses affaires dans un bureau surélevé au fond de la salle. La deuxième fois, ce fut dans le Nord, en Flandres, à Veurnes, non loin de la mer. J’avais rendez-vous avec le galeriste Hugo Godderis pour lui montrer mon travail. Je me souviens de la route et mon arrivée à proximité de la mer du nord. La galerie Godderis ressemblait à une maison d’habitation en briques rouges. J’appris ainsi du maître des lieux qu’il avait bien connu Mandelbaum, qu’il avait présenté son travail, jadis, et que le Moma de New York possédait des dessins de l’artiste. La troisième fois, je rencontrai le père de Stéphane, Arié Mandelbaum, en 2012, peintre auquel l’artiste Stéphane doit sans doute beaucoup, à commencer par ce traitement en halo des figures surlignées de contours évanescents propre à Mandelbaum senior, mais nous n’avons pas parlé du fils ce jour-là. La quatrième fois, mais celle-ci fut répétée, j’en dois le souvenir à Marcel Moreau. Aux murs de son appartement figurait un dessin de Mandelbaum dont, par le texte, l’écrivain avait accompagné les gravures érotiques. Moreau-Mandelbaum, duo belge et affiche de rêve.


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Manifeste pour une maison abandonnée

11/2/2021

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En 1961, le peintre Georg Baselitz et son compère Eugen Schönebeck exposent dans une maison abandonnée. Exposer n’étant pas forcément le mot juste, les artistes se livrant davantage au corsetage dans une ruine de leur « manifeste pandémonique ». J’ignore les détails du repérage, les circonstances de l’occupation et l'allure du bâtiment. Je l’imagine plus haut que large, pavillon bref à deux étages. Une maison de garde-barrière dont l’isolement, les mousses rampantes et les planchers crevés ne rappelaient plus même à l’entour, en 1961, les rails arrachés et le ballast dissous. Un cube à hautes croisées qui, du temps du gardien ou de la famille qui vivait là, s’allumait crument, le soir, à l’ampoule. Le seul modèle d’ampoule, d'ailleurs, de fabrication russe, spéciale gare et guérite d’entrepôt, bonne à pendre au bout des longs fils et allergique aux abat-jours comme une dame qui n’aurait jamais eu « une tête à chapeau ». La bâtisse paraît mince car ses fenêtres sont grandes. Resserrée comme de la chair froide sur de l’os, la maison entourée d’hiver et de nuit présentait le profil longiligne des paysans nordiques, du moins leur tête hâve aux joues creuses. Les retours tardifs à vélo, les maraudes louches dans la pénombre devaient longer ces vitres sans rideaux. Les rôdeurs et les tueurs impunis, eux, au large, ne ralentissaient qu’un instant ; n’attendaient pas le couchage du père, de la mère, du fils et de la fille ; ils passaient leur chemin. Une solidarité craintive, vaguement superstitieuse, les apparentait à cet extrait d’humanité planté dans la boue, entre deux poteaux et la vase. Une famille accrochée, certes, à la double barrière, mais comme à un pilori complexe où en pleine nuit, un rugissement les arrachait au sommeil, un braillement de ferraille qui, à dire vrai, leur passait dessus à heure fixe. Rien ne les avait habitués. Chaque nuit, entre le fanal vacillant et le fracas encore proche, les parents et les enfants se touchaient les jambes, les bras et le tronc, pour vérifier si tout était à sa place. Mais si les traînards et les travailleurs croisaient au large de ce phare, nul n’en connaissait les visages. Ils dînaient en ombre portée, pour toujours, à la table d’un décor de lanterne magique. Le spectacle de la famille, visible par la fenêtre, chacun penché sur sa gamelle à la Brueghel, lançait furtivement l’image d’une maison témoin où se mêlait l’impression rassurante et son contraire. Maison à l’écart et promise, de son vivant, particulièrement elle, à un abandon féroce, elle veillait à son poste avancée. Annexe du vide et clarté incongrue, tel un faisceau de lampe renversé sur le chemin, halo au milieu d’une jachère, elle ne veillait rien sinon les ténèbres. Le train, quand il frôlait la façade, ne transitait pas, il naissait de la nuit, produisait ce crissement de rabot à terroriser la famille et derechef s’abîmait dans l’opaque. Ne transportait rien, ni marchandise ni passagers, ses quatre ou cinq wagons évoquaient tout au plus des cylindres de houille tassés sur leurs essieux. Un parent ferroviaire du hollandais volant. Ainsi la maison en forme de carré anormalement sévère, en dépit de son appartenance à la maçonnerie des hommes et à l’architecture des villes, tranchait par son exception rogue, comme un relief de ciment étranger, non relié à la ville mais tourné vers la nuit comme accoudé à la mer.
A moins que l’adresse choisie par les deux peintres ne fût une loge ou un pavillon de chasse, éminence à demi ensevelie, résidu d’un domaine au cadastre englouti avec les notaires. En se dressant dans l’imagination, la maison de l’exposition s’entoure d’un territoire détrempé, d’un vaste bourbier où les paysans endurcis ont perdu plus d’une fois leurs sabots et galoches. Ce terrain vague, bien plus proche d’une berge fangeuse débordant d’une forêt que d’un champ, cette étendue où régneraient, infertiles, les vieux sangs d’un champ de bataille, me rappelle les labours littéraires, dont, par exemple, l’horizon de terre, au début du «Tambour » de Günter Grass, quand l’aïeul du personnage principal, alors jeune et fuyant les gendarmes, se réfugie sous les jupes d’une vaste paysanne et la lutine dans la foulée, sous l’auvent de tissu. Personne ne parle la même langue, ou avec de tels écarts d’accents ou de dialecte, que chacun reste pour l’autre, d’un bout à l’autre des hectares, un sauvage gesticulant des hiéroglyphes criards ; épouvantails dont Baselitz a sûrement eu du mal à se souvenir, sinon il les aurait dessinés, eux avant toutes choses, à l’époque où il eut cet élan superbe, c’est-à-dire sournoisement alléchant, de fourrer dans un cabanon sinistre son art, ses mots et son manifeste : « pandémonique ». Le plus aimable de ce vieux projet, c’est que sa violence gorgée semble toujours en cours. Une maison abandonnée, comme un vieux vin capable de se bonifier avec le temps, garde la majesté de sa parfaite inactualité. Évidemment, le contrepied d’un tel lieu, en regard des vitrines consacrées de l’art : galeries, musées et autres lieux alternatifs en dur et en propre, crée une excitation qui en outre survit peut-être encore mieux dans les mémoires de n’avoir été jamais visité. A plus d’un demi-siècle de nous, libre à quiconque d’emplir ce carré rongé de lierre et de salpêtre pour y placer le genre d’exposition explosive dont rêve tout candidat de l’intensité. Apparemment, Baselitz et Schönebeck n’eurent aucun visiteur. Je suis pourtant sûr qu’il y eut quelques bizarres, poissons-pilotes, vagabonds, fâcheux et tapeurs, une poignée d’olibrius ou d’artistes entre deux eaux pour se faire déposer dans les orties et franchir le perron de ladite maison. La brume des circonstances dessine en creux l’espèce de graphisme teigneux qui se grave à la mention de cet événement méticuleusement marginal. Marbrée par les outrages du temps, une ruine de taille modeste n’est pas un cadavre revêche mais une statue méprisée qui se donne à elle-même sa patine. Le couple que soudain elle forme avec un artiste qui lui trouve, dirait Malaparte, les airs d’un « autoportrait de pierre » fait d’elle un pavois surpuissant et instantanément dessiné, gravé, orné, ciselé, buriné, traversé par le modelé de l’artiste puisqu’il s’agissait de l’œuvre de Baselitz, peintre et futur sculpteur. La maison devient pire qu’un atelier sans avoir la tolérance d’un lieu d’exposition. Elle devient illico, dès que Baselitz et Schönebeck l’adoptent et pensent à ELLE sur le chemin du retour, le nez collé à la buée des compartiments gris de rase campagne, elle devient immédiatement, adoubée au désir, cette espèce de caisson hyperbare en quoi Baselitz, qui incantait le nom d’Artaud dans son manifeste, allait vraiment, pour le coup, le rejoindre, en tout cas partager avec Antonin Artaud ce sens aiguisé de la niche où s’accidentent et se battent « L’homme et sa douleur », du titre donné par Artaud à l’un de ses dessins. Et d’ailleurs…. Justement, cette maison est-allemande, ce quadrupède de mortier dans un trou perdu n’avait-il pas l’une de ses sœurs à Ivry, dans la maisonnette où Artaud fut ramené à la liberté civile, dans une logis implanté dans la promenade de l’asile et dont les pensionnaires en chemise de nuit hantaient les platebandes et les plants de tomates ? A l’intérieur de ce pavillon où Artaud a vécu les 17 derniers mois de sa vie et des plus denses, on aperçoit sur l’une des photos prises par Denise Colomb, deux des grands dessins à autoportraits multiples qu’Artaud avait dessinés sur place et avec lesquels il vivait, donc, après les avoir punaisés au mur. Ni atelier, ni galerie, la chambre-bureau d’Artaud, au chevet duquel tous les émissaires de la création défilèrent ou tentèrent de le faire a quelque chose de ce lieu entendu comme une extension rayonnante du créateur, chemisé comme le kevlar une balle par les murs de sa chambre. Artaud n’avait plus rien au sens de la société. Son habitat était dessiné, se démultipliait en dessins, et il leur a donné toute la vigueur d’une authentique maçonnerie de suppléance ou, mieux, de royaume, on ne peut plus réellement vivable, c’est-à-dire structuré, tavelé de rayons-traits où le carré d’espace intime est un bouquet de faisceaux imprenables, un arpent de volonté gagné à la force du trait et de la ligne, à la finesse d’une poigne électrisée, non à la manie, aux ressassements esthètes où se cache harassé l’espoir de grandeur, mais à la pure nécessité d’une Beauté-force in-extremis qui entre entière dans les gonds faciaux de la « tête armée », ainsi qu’Artaud la recuirasse depuis Nerval. A Baselitz, qui était jeune et en bonne santé, il ne fallait pas un gîte d’urgence, mais il lui fallait les mètres carrés d’une annexe ou d’une soute à munitions, un lieu d’épanouissement pour le cauchemar de luxe qu’il entendait peindre, pour y lever les revenants et les damnés d’une armée de poètes.
 

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Villiers de L’Isle-Adam

10/25/2021

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Villiers de L’Isle-Adam n’entrait pas dans l’au-delà immédiat des rêves, il y était déjà, en portrait et en pied, en titres et en textes, embué de nacre. Aborder Villiers, l’homme et l’œuvre, appelle à tort un menton levé ou un serrement de mâchoire ; il y faut un cœur nu et qui se souvient de l’avoir été davantage, dans quelques limbes héroïques où, encore en devenir, la future empreinte de nous-même nous appelle. Villiers suscite le point d’honneur. S’il ne l’invente pas, il l’arrache à sa léthargie et jamais n’y forfait. A propos de Villiers, on serait tenté de ne filer qu’un préambule orageux, lourd de gloire, et de gronder le mieux possible au souvenir de l’auteur. Mais il ne faudrait pas oublier, en ce cas, de chasser la poussière de caveau et les silences de tombeau. Ils cantonneraient le souvenir de l’écrivain au prestige restrictif d’une crypte à ciel ouvert. Car Villiers n’est pas un mort à faire un beau revenant mais un fier éternel. Confirmant à certains égards l’image qui le devance, celle d’un aristocrate empesé, pré-embaumé par les attachements de sa lignée, hissé de son vivant sur des majestés de catafalques, Villiers, pour autant, n’est certes pas un grand-père à sang bleu. L’homme serait plutôt un garçonnet de mirage, comme il en vient au monde quelquefois, par exception et parfait malentendu. Enfant gâté par la naissance, Villiers aurait pu l’être sa vie durant, mais les choses ont ainsi tourné que rien ne lui a été favorable. Je pense à la tante, détentrice de la bourse et inflexible sur un projet de carrière séante à ses yeux pour son neveu, excluant celle des lettres ; aussi au père, naufrageur fantaisiste des deniers raréfiés de la famille, abonné de la banqueroute, sombré dans la démence sur ses vieux jours. Ni l’amour ni la gloire, qu’ils portaient à l’état pur, n’ont offert leurs assises au grand Villiers. Ils sont restés à son front, perchés en diadème, en couronne, ou, plus précisément, dans une orbite de cœur séparatrice des vivants. Son biographe et exégète Allan Rait, dans un livre aujourd’hui rare, « Villiers, l’exorciste du réel », en a autopsié l’interminable crève-cœur ; la combinaison très spéciale de traits convergeant pour tenir à l’ombre le prodige. Les souvenirs abondent de situations où l’inadaptation de Villiers prend une tournure d’exclusion élective, de scoumoune caractérisée ; le mot de malédiction, ici avancé, ressemblerait au débarras en un mot d’une réalité que je ne voudrais pas atténuer. Dire que les exemples ne manquent pas est un euphémisme enragé. Ainsi, il est arrivé à Villiers, avec Marie Dantine, sa compagne, et son fils Totor, d’habiter des décombres quand la famille ne pouvait plus pourvoir au loyer. L’image ne m’a pas quitté de Villiers écrivant l’« Eve future », allongé sur le ventre, avec de l’encre diluée par économie. Je pense encore, parce qu’elle est si révélatrice, à la visite que l’écrivain, accompagné de Catulle Mendès et Judith Gautier, a rendu à Richard Wagner, et notamment à l’empressement avec lequel Villiers lut sa pièce « La Révolte » au compositeur, dont la réception fut désastreuse. Je pense à l’échec de cette démarche, que l’idolâtrie dont Wagner était l’objet vouait à la caducité, à l’écoute distraite du maître de Bayreuth. Un comble que cette situation de Villiers courant après les directeurs de théâtre ou sollicitant l’audience de Wagner. Un comble récidivant, très méchamment burlesque, où les marasmes de Villiers voué à une position de subordonné, ne se comptaient plus ; c’était un système, une routine, un marteau-pilon de l’abjection auxquels les amis rares ne purent rien changer. Pourvoyeur sans rival d’une grandeur sculptée en mots, Villiers a dû susciter cette haine fuyante, sans criminel attitré, qui est la règle banale de notre époque mondialement sanibroyeuse mais qui, à cette époque, ressemblait à une exécution publique sans procès, ni juges ni témoins, un de ces assassinats collectifs pour lesquels, puisque personne ne demande justice, rien n’arrête l’égorgement où se mêle dans le hideux baquet des sacrifices, la boucherie anonyme et désinvolte des groupes, des clans et des coteries, se hâtant de faire tomber la tête, ou, lorsque cela demande encore trop de bravoure, d’empoisonner lentement, en centaines de petites prises toxiques que Villiers ne manqua pas d’avaler. 30 ou 40 ans plus tard, un certain Antonin Artaud eût parlé de « passes d’envoûtement » ou d’une partouze à gurus où se décident les emmurements vivants de tout ce qui montre race ; une haine solidaire aussi mortelle que peu coûteuse à ses dispensateurs : la haine des concurrents. Haine imparable de la fin de non-recevoir augmentée de toutes les facilités assassines de l’ostracisme. Haine qui n’a jamais à se donner la peine du « non ». La haine du dos tourné et de l’indifférence, feinte et stratégique. Autre fait sournoisement révélateur, les amis de Villiers le considéraient comme un orateur remarquable, l’écoutant pendant des heures, là où rien ne pouvait démentir le génie, là où, sorti du cachot de l’imprimé, l’homme régnait à voix haute. Cette modalité de Villiers, le pseudo climat bon enfant de cet exercice de pure dépense où Villiers, sans y penser, se donnait sans compter et s’ouvrait littéralement à grandes vannes, laisse songeur. Dans ce contexte de déni du génie littéraire de Villiers, certes reconnu, mais tard, par accès fragiles, et dans un silence capitonné de spécialistes, les prouesses de raconteur à voix haute font l’effet d’une hémorragie, d’une générosité indécente engloutie dans l’abîme des goinfres, et pour tout dire d’une charité inouïe, suprême, consommée aux tables enfumées, et dont il ne restait rien au matin, sinon la place nette des scènes de crime, une fois récurées. L’auditoire se disperse, ravi et sidéré, mais peut-être aussi et sûrement fâché d’une impression aussi forte. Villiers se réveille le lendemain avec sa serviette pleine de textes dont Mallarmé prétend qu’il ne la quittait jamais, et Mallarmé, sinon le plus aimant du moins le plus clairvoyant, voyait à raison dans ce porte-document que Villiers tenait serré contre lui l’effort radiant d’une vie. Le monument portatif.
On remarque sans peine que la critique d’aujourd’hui, le plus souvent en tout cas, particulièrement lorsqu’il s’agit d’un auteur connu pour les soins maniaques réservés à ses lignes, concède la valeur d’une écriture de façon expéditive, en deux ou trois adjectifs. Le maniement des mots, les enjeux dont leurs combinaisons sont la place, sont traités comme un effort conventionnel, poussiéreux et daté, voire maniéré, qui ne mérite au mieux, et en passant, qu’une petite médaille, de celles remises aux besogneux. J’entends bien le fourre-tout parfois bien évasif suscité à l’emploi du mot « style », mais enfin, la marque sinon d’un style, du moins d’une langue ouvragée, reste la condition d’un grand texte. Villiers, lui, s’adonnait comme personne à l’exercice, corrigeant ses mots, ses phrases, ses textes, autant de fois qu’il le jugeait nécessaire. Il ne lâchait pas ses textes avant qu’ils n’aient atteint la maturation d’un dédoublement viril de sa peine, délégués au cordeau non d’une vengeance ou d’une revanche, mais d’une réhabilitation tombée avec toutes les duretés d’angle d’un verdict. Car voici un écrivain qui, à la tâche, ne démordait jamais, hanté par une mission de dépassement dans la flamboyance de ses timbres, arrachant des exploits avec des fièvres d’intensité voisine de la question de vie ou de mort. Rien, dans ce que Villiers a de plus singulier, n’est anticipable ou ne peut se contrefaire, il pousse la sonde assez loin pour ne jamais se laisser confondre. Ce n’est pas tout. Là où s’électrisent ses tournures, quand advient dans ses phrases ce mouvement de beauté monumentale, l’éclat n’est jamais isolé, seul et encadré dans le cadre d’une suée méritante. « Partout l’écriture d’un Dieu », dit Mallarmé des « Contes cruels ». Villiers, dans les lettres française, est le patron du grand style ; fils de Baudelaire et de Poe, contemporain et ami de Bloy et Huysmans, avec lesquels, je veux parler des deux derniers, ils s’appelèrent le « concile des gueux ». « Axël », pointe culminante et tardive du drame romantique, s’il faut catégoriser, passe pour le grand poème de Villiers, son chef-d’œuvre. Je lui préfère « L’Eve future » .
Au départ de ce projet, la déception amoureuse ne fait aucun doute, dont la fameuse calamité d’une rencontre arrangée avec une héritière anglaise, « noyée dans le lyrisme » dès la première rencontre. Elle ne donnera plus jamais de nouvelles à celui qui s’en était épris violemment. L’envergure du roman, initialement une nouvelle destinée aux « Contes cruels », dont le texte fut repris et peaufiné durant neuf années, ne sera jamais dite une fois pour toutes, c’est son pedigree surhumain, il faut le relire pour l’admettre. Villiers nous dépasse dans le souvenir de nos plus vives impressions. Les prestiges et les rehauts du souvenir, pourtant extrêmes, sont surclassés à la première relecture de quelques chapitres. Villiers y a mis des merveilles si indénombrables qu’elles semblent dotées d’un pouvoir de croissance et d’expansion autonome. Il s’agit là d’un livre continent, à tendance subaquatique et crépusculo-sépulcrale, d’une aube inconnue, réglée de lumière et de température sur une clarté de levant indécis ou de nuit polaire idéale pour accueillir ce chef-d’œuvre d’art où il entre autant de cinéma précurseur que de sculpture, de peinture, de photographies que de littérature. Cette collection de splendeurs compte des phénomènes que, jusqu’à Villiers, la poésie s’était contentée de comprimer et voiler en de nobles mais très volatiles poudres évocatoires. L’architecture de « L'Eve future », dont les chapitres courts frappés d’exergues de Baudelaire, Byron, Shakespeare ressemblent autant à une collection de foudre à la Des Esseintes qu’à la suite d’engrenages d’un mécanisme de haute précision, se présente comme un nouveau mythe. Le mythe d’une conjuration. Villiers y procède au démantèlement du hurlement à la lune de l’amant masculin. Les ensorcellements de la beauté féminine et les abus spontanés qu’ils suscitent, Villiers en déplace le centre. Les enchantements et ravissements torturants (car assujettis au bon vouloir de leur dépositaire féminin), rentrent, en quelque sorte, dans le giron de celui qui les éprouve et autant dire les génère. Villiers rend à l’amant noble, son alter ego lord Ewald dans « L'Eve future », ce qui lui revient, et la restitution passe par une science-fiction du mannequin-automate qui n’est pas sans rappeler un autre mythe, immémorial et fondateur : celui de Tristan et Iseut, notamment l’épisode de « la chambre aux images ». Séparé d’Iseut, Tristan en exil fait bâtir un temple où figurent des effigies de son malheur (dont le nain Froçin, le traître), et, au centre, aux côtés de sa servante Brangien, une représentation d’Iseut à qui Tristan exprime sa détresse et aussi ses reproches. Des sculpteurs et artisans sorciers aux entournures ont conçu pour lui ce double d’Yseut. J’y vois l’ancêtre de l’andréïde inventée par Villiers.
« L'Eve nouvelle », titre parfois concurrent, manque de peu ce que le titre organique « L'Eve future » parfait en étrave. Nous sommes ici propulsés dans l’immémorial matriciel et le métallique prototypique. L’oxymore d’un cuirassé subtil vient à l’esprit pour tenter de qualifier l’armature d’invincibilité conçue par Villiers au centre du cœur aimant. Cuirassé subtil également et au premier chef, l’andréïde Hadaly, la femme aux entrailles de cuivre, inaugure un joyau viscéral tel que nul Parnassien n’aurait osé la rêver. Un grand sentiment de pureté émane du titre, « L'Eve future », qui ressemble à une arche où les enjeux de la félicité s’annoncent d’entrée de jeu démesurés. Il semble que Villiers, à force de repentirs, d’aiguisage raffiné dans les finitions cruelles, ait répandu dans ce Menlo park imaginaire, –la propriété où Edison, l’inventeur, délivre d’une peine son ami et sauveur Lord Ewald en concevant pour lui l’Andréïde d’une maîtresse idéale, Hadaly, inspirée d’un original, Alicia Clary, dont il comble les lacunes–, un milieu ambiant où le récit suit son cours mais sans que le lecteur ne perçoive les sutures entre les poèmes en prose qui le fondent. Chacun de ces poèmes ou éclosion de fastes serait, comme d’une deuxième génération, émané des profondeurs du « Spleen de Paris ». Villiers ne s’est pas laissé débordé par l’ouragan de splendeurs, mis en ordre et presque en batterie dans « L'Eve future ». Le désarroi amoureux quitte ici les limites honteuses de son affaire personnelle, il devient une loi maudite que Villiers rebrousse patiemment, méthodiquement, en une gigantesque contre-offensive. Villiers cueille l’Amour au sommet du Mont qu’il bâtit de sa base à la pointe. Mais qu’est-ce que cet Amour ? La Beauté et les charmes féminins, emprisonnés dans le gel d’un pouvoir poétique quasiment poussé à l’illimité, ne sont plus en possession de donzelles de hasard. Villiers profondément, leur a sectionné les glandes à venin, l’ablation est faite, et il ne reste plus qu’une beauté inépuisablement subjuguante, puisée au creuset-sérail des mille et une nuits ouvertes à volonté par Villiers, à la force de son poème. L’écrivain n’oublie pas d’évaser son roman dans une profonde bouffée d’amour. Je pense aux entretiens de lord Ewald avec l’andréïde. Villiers trouve, dans ces dialogues de fin du monde ou de renaissance édénique, à la pâleur du banc de pierre sous les étoiles, les accents reconnaissables d’un cœur chaviré. Il y a chez Hadaly, dans l’inflexion noble de son inquiétude à n’être que fiction, dans le témoignage de sa détresse et la très préhensible crainte de périr qui l’anime, l’un de ces « épanchements du songe dans la réalité » dont parle Nerval dans « Aurélia ». Et plus encore la tessiture surréelle des rondes dans « Adrienne », du même Nerval.


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