Nicolas Rozier
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Le Vampire de Düsseldorf, Marcel Schneider/Philippe Brunet

5/14/2025

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En octobre 1975, "Le Vampire de Düsseldorf" paraissait aux éditions Pygmalion. Ce premier titre de "La Bibliothèque infernale", signé Marcel Schneider et Philippe Brunet, fut séducteur en son temps, il le reste aujourd'hui. D’emblée, le livre rouge et noir, flanqué des lettres blanches surmontant le négatif d’une photo du tueur, attire le regard par sa couverture agressive. Elle rappelle « Le nouveau détective », évoque une pochette d’album ou un livre illustré, voire une cassette vidéo. L’objet criard, au gabarit de brique, joue de la séduction des revues interdites, vendues sous le manteau. Le résumé et la présentation de la collection, au dos de l’ouvrage, semblent eux-mêmes à la limite du racolage. Une excellente préparation à l’effroi naît de l’ambiance saturée, à la fois capiteuse et malfamée.
Le personnage central, l’Allemand Peter Kürten s’était rendu célèbre, à la fin des années vingt, pour une suite de crimes abominables. Kürten ne tuait pas seulement en de terribles improvisations au couteau ou aux ciseaux, avant d’autres outrages post-mortem, il buvait le sang de ses victimes, ce qui lui valut le surnom de « vampire ». Depuis le paroxysme des mises à mort dans les cryptes des 120 journées de Sodome, je n’avais pas retrouvé ce grain d’atmosphère, de lumière basse et de catastrophe lugubre. Les scènes de crime sont traitées comme des images subliminales, à coups de flashs et de détails cruels. Marcel Schneider trouve l’exacte ligne de crête où la suggestion bat son plein. Il s’arrête là où l’imagination est lancée. Les meurtres sont racontés dans une langue corsetée qui alterne mentions crues et périphrases cruelles, une outrance sèche où l’horreur rougeoie d’autant mieux qu’elle se décline dans la sobriété des tournures. J’entends, dans la prose de Schneider, un récit de club entre messieurs à l’heure du cognac. L’auteur, bien connu des amateurs de fantastique, ne se refuse aucun excès pourvu qu’il coïncide avec les somptuosités de l’épouvante. Les faits, traités avec hauteur et peut-être avec une pointe très opportune de dégoût simulé, en deviennent plus dérangeants encore. Schneider trouve un registre nerveux, provocateur, presque impatient d’en venir au fait, qui évoque l’union dans une même voix d’un aristocrate et d’un chroniqueur de terrain. Par une sorte de mimétisme retors, la hargne du criminel imprègne les phrases. Dans leur mise bien coupée, le lecteur sent l’encanaillement éprouvé à les tourner. Comme si une part de la brutalité criminelle s’était déportée aux saccades narratives, octroyant une autorité équivoque à l’auteur en charge du récit. Au point que le moindre vocable, dans cette prose aux dents serrées, participe d’une ambiance générale d’arme blanche. Un reflet de coutellerie hante les rues ouvrières et les nuits tardives au bureau de police. Les relations conventionnelles entre le commissaire et son assistant, les variations d’humeur, presque « bon enfant », typiques d’un roman policier, ne sont que des intermèdes. Dans son duo d’enquêteurs qui rappelle Holmes et Watson, Schneider se limite au strict pittoresque. Il ne s’agit surtout pas de détendre l’atmosphère mais de maintenir un lustre fictionnel, et tant mieux si les clichés du polar concordent à l’histoire des deux hommes. Schneider façonne comme une œuvre d’art ce conte de terreur et se plaît à montrer la trame fictionnelle. La structure en chapitres elle-même ordonne comme un roman d’aventure les étapes du parcours criminel. Sous la forme de tableaux/chapitres, Schneider s’applique à raconter les crimes avec un art renouvelé de la montée en puissance. En amont de chaque meurtre, un préambule glauque revient sous la forme d’un thème, presque d’un leitmotiv, où le décor et les protagonistes diffèrent mais où reprend le même engrenage. Habile à mettre en scène l’accélération irréversible de la pulsion meurtrière, Schneider conduit son lecteur à l’issue fatale avec un sens aiguisé des détails funestes et des insinuations traumatiques, pointant toutes sortes d’éclairs, surtout dans les yeux du tueur. Une insistance marquée sur l’expression du regard, qualifie à répétition l’aura effrayante du vampire par ailleurs impersonnel dans sa mise. L’éclat terrifiant des yeux de Kürten revient dans les témoignages comme un phénomène d’exception particulièrement obsédant. Cette volte de ton et de regard, au moment du passage à l’acte, finit par prendre une épaisseur documentaire. Un trait de personnalité se dessine, inaccessible, à la limite de l’irrationnel. Manifestement, un type inclassable de rage s’y exprime. Les images de « M, le maudit », le célèbre film de Fritz Lang, reviennent en mémoire. Superposé aux images mentales créées par Schneider, le film tendrait à prêter au récit une plasticité expressionniste. Mais l’œuvre de Schneider privilégie la brume et la nuit opaque. En cela aussi, Kürten est un vampire. Invisible, il vient d’une nappe, brume ou brouillard, et ne fait qu’un avec les zones les plus malsaines ; comme si un perpétuel coupe-gorge se reconstituait autour de lui lors de ses errances. Aussi, l’atmosphère glaçante du récit doit moins aux jeux d’ombre angulaires qu’à un fond moyenâgeux d’hiver germanique. Schneider brosse un tableau des vices et des faubourgs très complet comme autant de stations dans un train fantôme. Les bords du Rhin et ses tavernes, les arrière-cours, sont réduits à leur plus simple expression, dans une scénographie puriste où d’exacts tableaux d’enfer jonchent les marges de Düsseldorf. L’angoisse culmine entre les boqueteaux et les terrains vagues ; Schneider restitue le grain mortel de ces croisements de pénombre où la peur étend son empire. Les pires alertes sont dépassées, le danger n’a plus qu’à surgir, il surgit. Dans ces décors noirs, les yeux du vampire et l’écarlate du sang sont les seuls à trancher. Kürten marche sans être vu et s’échauffe à rôder. L’état de rôdeur est déjà une avance sur la ration sanglante.
Le vampire de Schneider prend pourtant un relief tout cinématographique quand l’auteur passe du je au il et inversement. Les changements de points de vue assurent le modelage du personnage, sa mise en trois dimensions. Le murmure de l’assassin, comme lâché dans l’espace du livre, se multiplie en échos. Schneider parvient à mettre au point un timbre composite aux accents très convaincants. Telle que Schneider la présente, toute en modulations et coups de gueule, la vie intérieure de Kürten, mêlée de cynisme, de frustration et de sentimentalité, offre au lecteur une préparation nauséeuse au déclenchement du processus criminel. Les pensées prêtées au tueur correspondraient presque à un dessin sauvagement maladroit, d’une gaucherie repoussante, qui serait le monde de Kürten tracé par lui-même.
Un autre effet de réel contribue au trouble caractéristique de ce récit. Il provient de la photographie, en frontispice, du personnage historique, le tueur Peter Kürten. Le document noir et blanc agit au seuil de la lecture, puis son aura vénéneuse se répand lentement au fil des pages. Au départ, cette photo d’archive exhale un relent d’annales judiciaires, puis très vite, elle suggère d’autres images, des clichés d’autopsie, un cahier classé X. Enfin, elle revient durant la lecture, quand nous cédons à l’envie de revoir l’assassin, d’examiner ses traits à l’aune de ses actes. Les mots de Schneider, comme retrempés à l’image du tueur, prennent le lecteur en étau entre le visage d’un homme et son histoire. Le portrait valide les mots d’une sanction glaçante.
Parmi d’autres condiments, je me suis plu à déceler une ressemblance entre les traits de Maurice Schneider, professeur de lettres distingué, très collet monté, et ceux de l’acteur Peter Cushing, le célèbre docteur Frankenstein de la Hammer. Un même faciès de tourments secrets, verrouillés sous une stricte élégance. Les émois de Marcel Schneider ne sont pas les moindres qualités de ce livre. Ils affleurent dans la trame du texte, en particulier sous la forme d’un subtil dévergondage issu de l’oscillation délicate entre la parole crue et la périphrase. Çà et là, des mots cinglants, isolés, tranchent comme le fouet.  Une sorte de gouaille distinguée émane de ce verbe ciselé mais aussi très direct où l’exigence littéraire trouve le ton et la forme à magnifier les ténèbres, non sans adopter parfois les manières un peu rudes du reportage, d’autres fois les piques pleines de morgue d’un maître en son palais.
Basé sur les conventions de l’horreur, gorgé des saveurs du genre, ce récit possède la qualité fuyante, difficilement saisissable, d’une grande sophistication. Elle tient sans doute à la délectation d’un exercice de style porté au pinacle par un écrivain dans la maturité de son art, et à la préciosité violente de ce roman d’horreur idéal.


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La Danse sacrale, Alejo Carpentier

11/8/2024

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Avant d’évoquer quelques aspects de la Danse sacrale, le dernier roman d’Alejo Carpentier, je veux applaudir au quasi miracle d’une écriture à la fois souple et affûtée, à sa poussée sans relâche, sûre de ses méandres, et qui file à son but. Du début à la fin de ce roman monumental, sans saut de ligne ni alinéas, l’impression d’une abondance triée, dont on sent partout que l’écrivain l’endigue toujours mieux pour lui donner cette coupe où s’improvise, en quelque sorte, une rigueur du débordement, ornée par une érudition elle aussi tenue par la bride. Les domaines, les connaissances, dans une espèce d’inventaire effervescent, cascadent ou s’étoilent autour de personnages eux-mêmes démultipliés par les mots foisonnants et la richesse des vocables. Quelques protagonistes, outre les deux héros, provoquent les remous d’un monde entier. La comtesse, tante d’Enrique, représente à elle-seule l’aristocratie cubaine ; Thérèse, la cousine créole, l’hyper-mondaine, est une damnée à l’excès et au plaisir. Gaspar, lui, le trompettiste de jazz, l’inflexible totem marxiste, résume l’amitié, la fraternité au beau fixe sur tous les fronts ; tandis que José Antonio, l’artiste refoulé, condensé du lâche-envers-soi, est l’opportuniste dilettante. Quant à Ada, l’amoureuse déportée de la période parisienne, elle balafre d’un trait incicatrisable l’existence d’Enrique.
La France des années 30, le Paris surréaliste, l’Espagne de la guerre civile, la Havane de Batista, puis celle de Castro, sont les théâtres principaux de l’histoire où nous suivons en contrepoint le parcours d’Enrique, issu de la grande bourgeoisie cubaine, et celui de Véra, fille d’un commerçant russe. Roman où l’art passe après la guerre comme il passe, en temps de paix, après la vie salariale, la Danse sacrale raconte la genèse de ces deux artistes-nés. L’un deviendra architecte, l’autre, ancienne ballerine, dirigera deux écoles de danse, mais Carpentier ne semble choisir ces deux arts que pour mieux célébrer de façon légèrement désaxée la peinture, et surtout la musique. La peinture, même si elle semble seconde, réapparaît tout au long du roman, par soubresauts. Si Carpentier évoque les artistes et sculpteurs les plus célèbres de la première moitié du XXème siècle : Miro, Tanguy, Escher, Matta, Chirico, l’écrivain distingue surtout le peintre Wilfredo Lam. La nationalité du peintre, lui aussi cubain, justifierait sa mention récurrente, mais en mettant l’accent sur cette œuvre et son style de figuration caribéenne parente des homoncules de Matta, Carpentier décline avant tout, par œuvres interposées, une carte de son goût, et plus qu’une carte, un emblème de son esthétique. Spontanément, je garde en mémoire deux temps forts de ces anecdotes liées à l’artiste cubain : le premier concerne sa situation de peintre marginal, menant une vie précaire dans un logement exigu, voué à la pauvreté et au malheur. Le deuxième prend à contre-pied le premier, quand Enrique apprend que Lam vient d’exposer dans un lieu prestigieux et d’y connaître le succès. Le fameux tableau du peintre intitulé : La Jungle, où des silhouettes fuselées, sortes d’oiseaux/totem vaguement anthropomorphiques, font les troncs d’une forêt dense, se superpose aux deux passages. « La Jungle » de Lam est une peinture d’autant plus entêtante qu’elle vient spontanément à l’esprit à la mention de l’artiste, aussi sûrement que le nom de Léonard suscite la Joconde. Carpentier joue de cette image subliminale. Cette forêt fantasque consonne d’ailleurs avec la forêt de Los Pasos perdidos et ouvre, dans La Danse sacrale, l’une des rares fenêtres sur les forêts luxuriantes d’Amérique latine. Du reste, les figures du tableau rappellent aussi la forme d’instruments à vent, une ressemblance qui devait séduire Carpentier, musicologue et compositeur.
Porté par Véra, l’autre volet du dyptique artistique est la danse, entendue comme la continuité organique de la musique. Emigrée à Cuba, l’ancienne ballerine de Pétrograd dépositaire des hautes exigences du ballet russe, dirige deux écoles de danse, une pour les filles de la grande bourgeoisie blanche, une autre pour les créoles. Elle trouvera dans le vivier populaire les danseurs d’un projet de création, que l’on pourrait dire d’une vie. Véra ambitionne de monter à la scène Le Sacre du printemps de Stravinski, et tout indique que Carpentier a concentré dans ce rêve son propre absolu. Significativement, parmi les pièces censées accompagnées l’œuvre de Stravinski, Véra inclut Ionisation de Varèse et d’autres pièces d’ascendance plus tribale liée aux origines cubaines. Ici, Carpentier, connaisseur de danses et de chants locaux, en imprègne le projet de ballet et en fait peut-être l’ingrédient décisif, le secret moderne. Pour l’écrivain, je suppose qu’il s’agit moins d’égalitarisme entre les arts populaires et l’art consacré, que la recherche d’un syncrétisme puissant entre différents styles. La gestation du projet, autant dire le désir de Véra, par le truchement d’évocations diverses : recrutement des danseurs, décors et répétitions, donne à imaginer ce que serait cette mise en scène ; le lecteur accède, non à l’œuvre même montée à la scène, mais à son ébauche prestigieuse, à son halo électrique avant-coureur. Le roman entier peut être lu comme la rêverie entrecoupée de secousses de ce projet crucial.
L’ambition d’un livre-monde en couve parfois une autre : celle d’un récit où le poème gronde, où l’album rêvé d’inarrêtables Florides bonde une histoire. Tel s’annonce, parfois sous des airs de patiente et endurante confidence, la Danse sacrale. Les nuits cubaines sous Batista, aux établissements de nuits américanisés, maisons de jeu et bordels, prennent un relief délectable, notamment lorsque Véra, vacillante, est sur le point d’y sombrer. Trappes nihilistes, les nuits immondes au luxe criard coïncident à de grandes pages. Mais les rives cubaines archi-décadentes dont Carpentier extrait la sensualité noire, ne sont qu’un prélude au tableau urbain à venir. L’écrivain, à même sa description somptueuse et lugubre, semble faire clignoter La Havane, comme vue de loin par Enrique. Le Venezuela, où se réfugie Enrique, éloigné de Véra par les dangers du régime, ouvre un volet tardif dans le roman. A cette occasion, alors que le menu très riche du volume commençait à m’engourdir, un déchaînement de merveilles me tira de l’ankylose. En abandonnant Véra pour aborder le demi exil de son mari Enrique à Caracas, Carpentier soudain trouve un second souffle, là où on le croyait à plein régime. Au tournant de la page 500, l’écrivain brosse un tableau stupéfiant de l’Amérique latine à travers l’exemple du Venezuela. Le paysan primitif s’y superpose à l’ouvrier qualifié, presque extraterrestre, maçon dantesque œuvrant aux carottages énormes précédant la fondation des gratte-ciels. En un raccourci saisissant, où l’écrivain affirme que le créole est passé sans transition de la charrue à l’avion à réaction, (sans connaître le chemin de fer !), Carpentier comprime l’impression d’une vie, impression symphonique où les poutrelles, l’acier et le verre, sur le modèle de New-York conquiert en quelques années un paysage préhistorique. Carpentier lève non une villa d’architecte aux arêtes tranchantes, mais son équivalent en ville entière, pleine d’altitudes voraces pour ainsi dire poussées à vue. Ces pages vertigineuses, comme scandées par les excavatrices et les engins modeleurs de paysage, pétrissent dans le frais, en pleine glaise imaginaire, le portrait en coupe d’un monde où quelque golem de la modernité aurait surgi de la terre pour y araser la nature à son envie, dressant les tours, tirant les voies rapides, nivelant les esplanades. A travers le prisme de l’architecte et sa revue pointilleuse, revoilà la peinture, la sculpture, en des espaces révélateurs d’une civilisation saisie à la pointe de son harmonie miraculeuse entre les forces chtoniennes du pays et l’importation très choisie des œuvres européennes. Car à côté des immeubles, il y a les tableaux, les sculptures, comme issus du même palais de cristaux, comme si les œuvres naissaient des flancs resplendissant de la matière dure et réfléchissante. En dressant le catalogue des artistes aimés, de Matisse à Zadkine, Carpentier forme un intérieur idéal, que l’on dirait à ciel ouvert, gigantesque béance entre Caracas et Maracaibo. On lui reprocherait presque l’omission de Giacometti.
Alejo Carpentier réserve un sort singulier aux amours de ses personnages. A cette occasion, l’écrivain, volontairement ou non, vérifie sur lui-même et sur le lecteur le nerf toujours vivace, après les années, d’un fol espoir de fidélité et d’Amour majuscule. Sinon qu’à cette aune, les deux héros voguent dans un sentiment émoussé, comme dilué au songe. Les limbes sentimentaux dans lesquels Carpentier les enferme semblent les dispenser des « tourments » et du « Sturm and Drang », comme s’en félicite Enrique sur le point de quitter Irène, sa maîtresse de Caracas. Séparations, et trahisons, dans le roman correspondent à des parenthèses semi-oniriques qui n’éclatent jamais à l’état de veille. On ne saurait qualifier à coup sûr les relations amoureuses telles qu’elles se déploient dans le roman ; ce que sous-tend exactement leur tonalité somnambule. Aux moments les plus cruels, le naufrage amoureux, dans la Danse sacrale, se limite à une sourdine étrange. Trahisons et blessures ont l’inconsistance de fantaisies mentales, de figures vagues venues d’un monde intermédiaire où Ada, l’amante disparue dans les camps, déambule en spectre. Ces drames donnent l’impression de gammes désenchantées que le fauteur et la victime endurent avec patience et application. Par-delà les accrocs de l’usure sentimentale, rien ne vient à bout de la tendresse narcotique et enveloppante entre Enrique et Véra. L’effet de ciel géant, dans les dernières lignes, ne vient pas de la fenêtre, mais du regard en arrière, vertigineux, sur les huit cents pages qui viennent d’être lues.


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Roger Vercel – Eté indien / Capitaine Conan

9/18/2024

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Dinard est devenue notre ville d’adoption. Du moins la ville côtière où, à moins de trois heures de route, nous allons le plus souvent possible. A Saint-Enogat, aux abords de sa plage semée de robustes maisons, demi-palais à flanc d’émeraude, je lorgnai sur la plaque d’un illustre résident : Roger Vercel. A l’époque du film de Bertrand Tavernier Capitaine Conan, j’avais négligé le nom de l’auteur et le roman, prix Goncourt 1934. Cette maison, l’un des monuments discrets de la plage, m’incitait à lire l’écrivain dont je partageais les goûts balnéaires. Ainsi, sur les marchés, nous gardions l’œil sur les bouquinistes, les librairies locales n’ayant cure, apparemment, de l’œuvre de Vercel, enfant du pays ou presque. Avec l’œil du lynx sur les stocks déclassés, Delphine a trouvé, un jour de marché à Saint-Briac, le genre de livre inespéré, voué à blanchir trente ans dans sa caisse : un Vercel de troisième main publié au « Livre de poche ». Ce n’était pas Capitaine Conan, mais un roman plus discret : Eté indien. Depuis quelques jours, je m’échinais à lire un Magnan que j’admirais sans plaisir et ne parvenais à entrer dans l’un des latinos que Delphine avait apportés par sacs entiers ; tous plus argentins les uns que les autres, et annonçant dès les titres et les couvertures une bigarrure enragée dont je n’avais pas le goût en ce milieu d’été nuageux. Ce roman de Vercel « poids moyen » ou « super-welter » dans le genre, tombait à point, et j’en voulais un autre dans la foulée. Je cherchai partout, remontant la rue de la Houle sans trouver d’autre titre. Eté indien compte 255 pages bien qu’au poids et à l’épaisseur de la tranche, il en paraisse 150. Vercel a écrit d’admirables romans maritimes. L’histoire d’Eté indien se déroule pour les deux tiers sur un transatlantique, l’aller et le retour encadrant la séquence new-yorkaise au centre du récit. En quelques mots, voici l’intrigue : l’épouse d’un officier de la marine part au-devant de son mari sur le point de revenir en France après deux années de service à la base de Norfolk, aux États-Unis. Le mari, outre qu’il ne répond plus depuis quelque temps aux lettres de sa femme, ignore qu’elle vient le chercher. Par dialogues interposés entre officiers à bord du paquebot, nous apprenons l’infidélité du mari, le désarroi grandissant de l’épouse et les suites d’un tel marasme. Si Vercel s’y entend pour ménager les gradations douloureuses, il se distingue également dans le traitement du sujet. Sur une trame classique de trahison et de rupture, l’écrivain contrecarre les cruautés de l’abandon, de ses vertiges et de ses douleurs, en forgeant un personnage de femme forte qui, en pleine tempête, lors du retour, domptera sa souffrance dans le chaos des éléments déchaînés. Les deux tempêtes, la conjugale et l’atlantique, n’en font qu’une, sans que la traversée symbolique ne tombe dans les travers d’une portée édifiante et d’une morale à violons. Eté indien fait le portrait d’une fierté à l’œuvre, à l’heure où tout s’écroule. Dans cet hymne à la dignité, Vercel nous offre une visite expresse de New-York, une tournée hallucinée de la cité aux gratte-ciels sous le prisme de l’abandon et du point zéro auquel retombe un être éconduit. Cette chute s’accorde au défilé des tours que l’auteur fait nommer « Bons géants » par son héroïne, lorsqu’elle découvre Manhattan, au loin, depuis le pont du bateau. Vercel, depuis la chambre d’hôtel, haute dans les étages, consacre à même la peine panique de son héroïne, l’union du chagrin et de la ville verticale. La détresse de l’épouse trahie se mue en syndrome neige et gouffre depuis les fenêtres donnant sur le ciel vague et les flèches d’acier. Vercel traite de l’effondrement avec une pudeur altière, d’autant mieux que son héroïne terrassée, échappe de justesse à l’effondrement. Il y a là, de la part de l’écrivain, comme une main tendue aux millions d’hommes et de femmes qui ont souffert, souffrent et souffriront de cette minute de peine capitale. Eté indien, enrobé dans son élégance de dîner en habit et de vicissitudes entre gens du monde, porte sa gravité sans emphase, et pourrait ressembler, de loin, sur un rayonnage, à un roman léger. Sa légèreté n’est qu’une des formes, les plus extérieures, de sa grande délicatesse et de sa grande élégance.
L’Eté indien précipita mon envie de lire Capitaine Conan. Je me demandais comment le roman allait résonner avec le film de Tavernier et la performance mémorable de Philippe Torreton dans le rôle-titre. Je craignais fatalement de ces distorsions inévitables sinon souhaitables entre le texte et le film, mais en vérité, et sans que cela n’entrave mon plaisir, ce fut tout le contraire. L’acteur fait corps avec l’argot de ruffian du personnage, Torreton et Conan se confondent admirablement. Quant à la langue de Vercel, elle caracole, elle file, elle fuse. L’expérience du terrain, Vercel termina la guerre sur le front d’orient, donne un liant inimitable à son récit. La règle militaire, sa rigidité confrontée aux réalités boueuses des fins de campagnes et à la débandade des vainqueurs, tout aussi hébétés et exténués que les vaincus, nous plonge dans l’anarchie romanesque d’un bourg moyenâgeux en temps d’invasion. Nous chancelons à la lanterne dans la nuit de Bucarest, déboussolés à l’épreuve et à la distance. Pas une page, pas une ligne d’ennui dans ce roman où s’entretissent à chaque instant les minuties de l’écrivain au travail et les mésaventures détrempées du cantonnement. J’allais dire : on ne voit pas les raccords entre la grande et la petite musique. Vercel retrouve cette parenté de manière et de fond entre la guerre et le roman. Le rythme emporte tout dans un ricochet général d’absurdités où amis et ennemis s‘aperçoivent sans jamais tout à fait se reconnaître, à l’image de ce terrible passage où Conan raconte son premier tué : « A un détour de la tranchée, je bute dans un grand type. Je m’y attendais plus que lui : j’ai tiré le premier, mais comme ça, sans viser. Il est tombé. » Roger Vercel trouve l’équilibre entre la voix de son lieutenant narrateur, André Norbert, et l’argot explosif de Conan. Il naît de ces idiomes entrecroisés une plasticité de haut langage où les saillies en argot semblent la pointe en pétard d’une assise châtiée. Mieux qu’une danse des registres où l’un succéderait à l’autre, l’interpénétration est poussée loin et d’autant mieux que les personnages, du troupier aux officiers supérieurs, déploient par leurs mobiles et leur langage un fantastique éventail rabelaisien. J’ai pensé à Londres de Céline et aux quais de la Tamise, toutefois en plans plus larges. Un rugissement jubilatoire ne cesse d’animer ce grouillement mou des troupes encore non démobilisées. Dans ce milieu nébuleux de l’après-victoire, le capitaine Conan, péremptoire et fulminant, troue la nuit roumaine de ses réparties fulgurantes et de sa neurasthénie teigneuse de combattant à l’arrêt. Le roman abonde en remarques tonitruantes et indignations retentissantes. C’est que le capitaine à la tête d’un corps franc composé de cinquante soldats recrutés parmi les préventionnaires et les anciens taulards, brandit leurs faits d’arme pour les disculper de leurs outrances, crimes et délits hors du front, et n’est pas en reste pour montrer le mauvais exemple. Les nettoyeurs de tranchée sont les fils maudits de l’armée, et Conan enrage de cette délicatesse d’hypocrite. Sa Légion d’honneur et ses multiples citations ne suffisent bientôt plus à couvrir les excès du héros admiré et méprisé. Conan, c’est le tueur au grand cœur. Il fraternise au courage, tout le reste n’est rien. Vercel taille à grands traits cette humanité singulière dont la liberté ne commence que dans « le coup de main » et dans les rues à tavernes des villes conquises. Il faut voir avec quel soin et sûreté d’approche Conan prépare ses assauts. Ses « gars » pour rester furtifs, mettent cinq minutes à franchir un mètre en rampant, rangeant un à un les cailloux et les pierres dans leurs poches pour ne pas les laisser rouler. Quand les hommes arrivent tout au bord de la tranchée, c’est l’assurance du coup réussi et de la tuerie au complet ; c’est la fête : « T’entendais les Buls causer dans leur trou, rigoler, parfois, à cinq pas de toi ! T’étais là, couché, ton sifflet entre les dents. Tu savais que tu les possédais d’avance…Tu jouissais, tiens !... Et puis tu te décidais ! Ton coup de sifflet, ça dressait d’un coup cinquante types qui tombaient dans la tranchée comme le tonnerre de Dieu !...Tu ne peux pas te figurer les têtes qui t’y voyaient, dans la tranchée, des gueules de type qui ne croient pas au diable, et qui le voient ! »  L’homme fait pour la guerre est un phénomène. Il y a du mystère dans le génie du « coup de main », des talents de chasseur, des aptitudes animales et nyctalopes. En soulignant l’art de Conan, capable depuis un poste de nuit, de détecter au milieu du relief le sillon où sa colonne restera invisible, Vercel lève le voile sur les secrets du guerrier. Conan est frère en cela de Jünger ou, dans la fiction, du gendarme Dussautour de Léon Bloy dans Sueurs de sang. Le chef de corps franc, rustique et rentre-dedans, l’est non seulement au-devant de ses hommes, mais aussi dans le dédale de la fiction. Toujours en tournée dans les bouges à filles de la ville, Conan a la bougeotte picaresque et semble partout comme un personnage de cartoon, toujours déculotté dans une chambre de passe et présent subitement à l’autre bout de la ville, à point nommé. Cette ubiquité à la limite de la sorcellerie foraine ébouriffe le roman. Certes, l’encanaillement ne dépasse pas la fête lourde et les plaisirs soldatesques, mais Vercel esquive l’enlisement dans l’ivresse sinistre et ses débordements grâce au rythme de son personnage principal subtilement en orbite du narrateur-contrepoint, «Norbert ». Le lieutenant Norbert, l’ami et le témoin du guerrier et de son drame. Vercel, en laissant pointer la détresse de son héros tout au long du récit, son besoin vital de combat et de fraternité, brosse en Conan, orphelin de son épopée, le portrait d’un Achille de Bretagne.
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Anaconda - Contes de la folie, de l’amour et de la mort,  Horacio Quiroga

6/24/2024

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Dans « Anaconda », des serpents font alliance contre les hommes. Je pouvais craindre une pente édifiante dans la veine d’Animal farm. Or, mieux qu’une fable animalière, Quiroga invente une véritable histoire à serpents. Par l’effet d’un élan sincère, d’un intérêt marqué pour ces reptiles, l’écrivain trouve une prise inattendue. Quiroga pousse le conte dans les retranchements de son merveilleux traditionnel parce qu’il avance en possédé tropical. L’étrangeté de son sentiment à l’égard des serpents parcourt le conte et toute son œuvre. Crainte et fascination vibrent dans la juste distance avec les serpents, comme si au plus près de la pupille ronde ou verticale, Quiroga préservait à même les modulations de son récit le respect tendu inspiré par ces bêtes venimeuses. L’intrusion d’un serpent dans une fiction, tel un piège vivant, en embuscade ou en mouvement, introduit toujours, après un réflexe panique, un arrière-plan d’aventure. Mais Quiroga va plus loin. En homme impressionné, il s’attache aux attributs des ophidiens et à leur portée d’emblèmes de la vie sauvage. Il y a le venin, et ses deux sous-classes bien connues, la neurotoxique et l’hémotoxique, déclinées en cocktails variables et diverses virulences selon les espèces ; et aussi leurs écailles, dont les motifs, quand le serpent en possède, ont les atours de très fins ornements. Confusément, on pense tapisserie, art rupestre, décoration précolombienne, peinture de guerre. Dans « Anaconda », ces travellings sur les motifs en chevrons et triangles, révèle l’imaginaire de l’auteur, si ce n’est la trame de sa poétique. Une sensualité au danger cerne les péripéties. Les venins, en leur chimie respective, stockés qu’ils sont dans les glandes, prennent sourdement le rôle des parfums et liqueurs dans un récit symboliste. Les serpents ondoient sous les feuilles mortes ainsi que des fioles courbes et vivantes. Dans « Anaconda », l’humanisation des serpents ne gomme pas leur superbe ; Quiroga place au centre de son intrigue leur sens de l’assaut et du camouflage. A l’image des serpents, l’histoire explore les dessous de la forêt et se délecte à y rôder. Les héros-serpents sont les émissaires de l’expérience tropicale. Celle de l’exilé Quiroga frappé par une effarante série de deuils. Orphelin de père, mort d’un coup de fusil sans que l’enfant n’ait jamais su s’il s’agissait d’un suicide ou d’un accident, Quiroga perdra également son beau-père, suicidé à l’arme à feu. D’un tir accidentel, l’écrivain tuera lui-même un ami, avant de perdre son épouse, suicidée au cyanure, et de mettre lui-même fin à ses jours par le même procédé quand il apprendra son cancer. Le palmarès funèbre distingue Quiroga comme l’un de ces précurseurs du néant, archis hantés, prêts pour l’au-delà et happés par lui comme l’attestent les photos de l’écrivain que chacun trouvera sur Internet. Aux yeux transparents de l’auteur reflue le choc d’un homme tué et retué de son vivant. Le destin terrible aurait pu murer l’homme et en finir avec son feu créateur. Mais un ami écrivain, Lugones, entraîne Quiroga à Misiones, au cœur de la forêt tropicale. Débute alors une immersion dans la forêt. L’homme foudroyé s’y gavera de hantises et de raffinements morbides.
Au début des Contes d’amour, de folie et de mort, j’ai retrouvé le serpent, en l’espèce de la yararacusu, cousine du « fer de lance » qui est le danger des broussailles. Dans « A la dérive », un travailleur de la forêt se fait mordre sur les rives d’un affluent reculé. L’instant de la morsure se dissocie à peine des piaillements et bruissements incessants de la jungle. L’autochtone, robuste et rustique, observe lui-même les méfaits du venin dans une froide escalade. En quelques lignes, le lecteur est renseigné sur les agréments de la morsure par une vipère latino. Quiroga, par ce récit bref de la morsure suivi du compte-à-rebours des soins urgents, condense une tournée de la forêt et du fleuve. Le venin, obscurément, prend le rôle d’un opium terminal. La crainte du lecteur pour le blessé se transforme en intimité planeuse, par-delà les phases cruelles de l’envenimation.
Dans l’œuvre de Quiroga, le serpent est le danger immédiat, en première ligne, complété, dans une circonférence seconde, par le jaguar.
L’animal est partout, sans être exclusif. Dans la distribution de ses personnages, Quiroga trouve un point d’équilibre entre animaux et humains. La dureté de la forêt annule la ligne de partage, souvent à la défaveur de l’homme que le milieu tropical engloutit à la première négligence. Dans « Les barbelés », un alezan et son compagnon de clôture, un vieux cheval, trouvent une voie dérobée dans l’enclos cerné d’arbres. Ils s’échappent à leur guise. S’ensuit une rencontre avec des vaches, derrière un enclos de réputation imprenable. La légende rôde, du taureau Barigüí, capable d’enfoncer les barbelés. L’intrigue m’importa moins, dans ce conte, que les forêts claires où les deux compagnons trottent à l’aventure. On croirait des couloirs d’herbes hautes plus que des rangées d’arbres. Le crin, la crinière et les végétaux ondoient à l’unisson, dans ce conte. La parenthèse enchantée, pour les chevaux, offre une vraie plongée dans le vert, sans qu’il s’agisse du fleuve ou de la jungle. Quiroga nous entraîne dans un morceau d’arrière-pays, complétant la collection de tableaux du recueil. Entre la ville abstraite et lointaine, les hameaux perdus, le fleuve et la jungle, il y a ces pâtures cernées de lisières. Les chevaux sont nos guides dans ces parages hors du temps. Quiroga aime ses héros fugueurs. Il les aime d’une tendresse virile, inimitable. Cela se sent à la légèreté des cavalcades, à la manière dont les crinières jouent dans la brise. Nous sommes dans la coulisse du monde. Je repense aussi à « Yaguaï », le fox-terrier du conte éponyme, l’héroïque chasseur de rats. Je ne savais plus où se trouvait, dans Mort à crédit, le petit chien fabuleux évoqué par Céline. En fait, il apparaît au début du roman, quand, remis par le narrateur à une famille de confiance, le chien de la rue se jette par la fenêtre par crainte inguérissable de l’homme. Yaguaï, vaillant sous « le vent de feu » des quatre mois de sécheresse à Misiones, me semble son frère. Les ressorts ont beau être connus, de l’évocation émouvante des bêtes partageant les joies et les malheurs de l’homme. Il n’empêche, à chaque fois, je tombe dedans volontiers. Je reçois profondément les efforts de Quiroga pour restituer la grâce des relations entre les animaux et ceux qui les aiment. L’hommage au petit chien blanc Yaguaï, en est un aussi aux péons qui l’ont vu vivre de près. Quiroga se garde bien de fléchir à l’endroit du sentiment. Tristesse et affection s’y déclinent en pudeur majestueuse.
Les contes de Quiroga l’apparenteraient à Villiers et Maupassant. J’admets une ressemblance avec le premier pour l’expression ciselée qui parcourt les récits, quoique le souffle semble raccourci par la chaleur ambiante de Misiones. Toutefois, l’expression très directe de Quiroga ne tourne jamais à la sécheresse. Le double critère de la précision et de l’énergie œuvre au calibrage de ses contes emprunts d’un luxe discret. Un raffinement discipliné décide des scintillements ponctuels dont Quiroga relève ses lignes. Le réglage de la voix narratrice est lui-même d’une rigueur remarquable. Les situations les plus extrêmes sont relatées avec des lenteurs de convalescent soupesant chaque mot et une sobriété d’explorateur dictant ses mémoires. Quiroga avance à son rythme de phrases courtes et comprimées, trouvant dans ce format l’exactitude aristocratique qui le distingue. Les rapprochements possibles avec Villiers sont multiples. Ainsi, « Une saison d’amour », conte d’une idylle fiévreuse, ou encore « L’oreiller de plumes », conte d’horreur gothique, rappellent l’ambiance funèbre de « Véra », sinon que la note surnaturelle et macabre, dominante chez Villiers, vient d’une fatalité tropicale chez l’Uruguayen, d’une malédiction poisseuse. Le lieu d’influence des contes, c’est-à-dire la forêt de Misiones trouée de villages torrides, précipite les drames dans un enfer lascif, presque normalisé. L’Amazonie de Quiroga n’interdit pas tout à fait le gothique à l’européenne, mais la fournaise à dards et à crocs y double l’imminence des spectres. Le milieu implique un vertige tropical, le syndrome « Cœur des ténèbres ». La lecture de Quiroga laisse une impression de songe transcrit où le grain émotionnel du propos s’efface devant les reliefs de l’aventure, aventures monolithiques dédiées à tel fragment de la forêt tropical et dont le recueil fait l’album. A l’enchaînement des phrases, la tension sous-jacente rend l’intrigue, plus que tendue, révulsive. Chaque moment de la narration semble maintenu sous pression, dans une progression aux abois. La jungle et ses pièges débordent sur les carrés défrichés, à l’endroit des villages. « Cour de terre » et « murets de briques » suffisent à situer le cadre de « La poule égorgée », le conte liminaire du recueil. Par son titre et la terre pauvre de son cadre, le récit gronde d’une horreur à venir, plus proche, cette fois, de Maupassant et d’un contexte paysan et pauvre, où l’horreur a la banalité d’un quotidien d’abattoir.
L’ensemble du recueil évoque une série complète de tableaux inspirés de la jungle. Une sélection de fait-divers extrêmes ou de désastres intimes où Quiroga met le luxe des saveurs amères. Un plan se dessine, de la vie humaine en lisière de forêt, et de son bestiaire. Les quinze contes, en évoquant les chapitres d’un roman et mieux encore d’un film, déroutent par leur modernité. En chaque titre, une même fermeté de slogan et de coupe élégante. Lisant un premier conte sans rien savoir sur Quiroga, je m’étais réjouis de découvrir un contemporain d’importance. Les contes forestiers de Quiroga ont la fraîcheur de textes écrits la veille.
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Raymond Carver, Cathedral

5/28/2024

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D’un abord direct et d’une concision très soignée, les nouvelles de Carver donnent un plaisir délicat. C’est même la qualité de cet agrément, à la lecture, qui paraît décisif. Il tient à l’apparente facilité des mots et des phrases, calibrés pour les préludes et le délié du récit. Carver établit les conditions de l’attrait. La sobriété des lignes ne tourne pas à l’austère mais à une gravité bien coupée. On sent l’homme derrière les propos, la rocaille d’un vécu et l’intolérance de l’esbroufe. L’enchaînement des jours longs et des nuits courtes dégraisse le propos et décape la manière. Carver œuvre dans la magie sourde, les lumières basses, les latences pré-orageuses, et il en joue d’autant mieux que les nouvelles, quand elles sont pourvues d’intrigues, échappent au ressort. Un flottement prévaut sur l’intrigue. Une fois posées les bases d’une lenteur interloquée sur fond de canicule ouvrière, l’écrivain y trempe ses personnages, les voue à une dérive ponctuée de malaises et de stupeurs, dans une gamme déclinée en reprises et variantes. Lorsqu’il concède un dénouement et sacrifie à la chute, jamais Carver ne dissipe ce brouillard où lecteurs et personnages partagent un même sentiment qui définirait tout le livre : un bouleversement nauséeux, un coup de masse, mais sans écho ni fanfare, en mode mineur, à l’état gazeux.
Entrées à l’improviste dans les maisons, au plus près des ménages, des couples modestes pris dans les traites, la fatigue et le roulis des fardeaux, les nouvelles de Carver sont d’une teinte rose-ambrée, d’un suspens en fin de journée, quand les hommes burinés, tout juste de retour à la maison, s’accoudent avec une bière en regardant sans les voir les cactus du désert. Cette lumière plus latente qu’explicite semble naître du rythme où les vies estropiées et la discorde conjugale s’enlisent. De l’Inland américain et ses crépuscules mélancoliques, Carver ne garde que la poussière. Les personnages n’y voient rien à travers, ils s’affairent ou s’abrutissent sans troisième terme. Ils font penser aux grands simplets à salopettes des romans de Steinbeck, martyrs d’indicibles crève-cœur. Sinon que les personnages de « Cathedral » ont la tragédie épuisée. Ils n’en sont plus à la plainte ou à la revendication, ni même à ces soubresauts isolés qui révèlent les fonds de rage. Leurs ambitions réduites ne les dispensent pas de l’angoisse, mais leurs vies assommées les dispensent des petites alarmes. Il n’empêche, même s’ils s’en effraient en silence, les écrasés craignent toujours les coups durs. Ils redoutent les gouffres, les surcroîts tragiques, l’ombre du coup fatal. C’est-à-dire la perte, la solitude, la séparation.
 Entre évènements modestes et accablement sourd, ce que la presse a coutume d’appeler les « petits riens » à propos de Carver, nous voguons dans la poisse des demi-drames. Toute action se déroule dans cette cotonnade de limbes ouvriers. Carver n’est pas l’homme des hautes plaines mais l’introducteur, dans le champ littéraire, de certains apartés en bras de chemises. Entre mari et femme, entre collègues, entre inconnus réunis par le hasard, les mots ne viennent pas mais un courant passe. Un lourd commandement de la vie humaine se fracasse au milieu de tous et les yeux en sont pleins. Chez Carver, l’accent est mis sur l’état interloqué des protagonistes. Ils ne rêvent pas, mais c’est tout comme. Bornes de traumatismes errants, ils prennent les décharges et assistent à eux-mêmes. Leur comportement, et jusqu’à leurs bouffées les plus volontaristes, reste au point mort. Le ciel figé, dans les nouvelles de Carver, pourrait servir de fond à un récit d’anticipation. Les héros déteints en soupçonnent l’espèce de grandeur mais ils n’ont ni la force ni l’envie de s’y adonner ne serait-ce qu’en de brefs face-à-face. Pour ces êtres pesants, essentiellement exposés, l’incongru devient l’événement. Ce n’est pas le merveilleux surréaliste qu’ils croisent au détour, encore que Carver pourrait figurer dans l’anthologie de l’humour noir d’André Breton – c’est le bizarre du quotidien que personne ne relève ; il passe, assourdissant, à travers la muraille des fatigues et des renoncements. C’est la fatalité déchue de son halo de gloire.
La première nouvelle, « Plumes » est emblématique du recueil. Le narrateur sympathise avec l’un de ses collègues, Bud. Depuis des mois, ils mangent ensemble, à la pause de midi, et Bud invite le narrateur à dîner avec sa femme. Le couple suit les indications et trouve l’adresse à l’écart de la ville. L’un de ces hameaux hirsutes où une maison apparaît au détour, tout en cour poussiéreuse et pourtours négligés. Le début en sourdine ferait penser au début d’un film à traquenard autour d’une famille d’attardés façon « redneck ». Les broussailles de Massacre à la tronçonneuse ou de La Colline à des yeux ne sont pas loin. Mais Carver ignore l’horreur stridente et le point d’orgue du crime en tant que ressorts libérateurs de l’incongruité, du bizarre et du monstrueux. Il réussit d’autant mieux cette emprise par le malaise qu’il le fait distraitement, dans un traitement négligé de la menace. Avec le couple arrivé sur place, encore dans l’habitacle et repérant les lieux, nous pénétrons dans le stupéfiant déclassé. Car un paon saborde l’accueil. Sa présence inattendue dans la cour, ses cris, sa roue, son allure et ses intentions obscures en font un gardien désagréable et une menace imprévisible. La note discordante est donnée. Malgré l’hospitalité gourde mais conventionnelle des hôtes, le grand malaise de l’incommunicable, de la séparation entre les êtres, de leurs mobiles hermétiques, présidera à la soirée. Une hideur mouvante et très vivace surgit en trois temps, dans un crescendo d’épouvante ménagé sans malignité par les hôtes. En guise d’aberrations complétant l’omniprésence du paon d’abord dehors, puis sur le toit et bientôt invité à la table, un dentier et un bébé très laid vouent les invités à une sorte de supplice mou et de crispation intenable. Les chocs ne sont pas brefs, ce qu’ils sont pourtant par nature, ils s’étirent. L’affaire du dentier perdure sans que personne ne juge utile, séant ou préférable, d’abréger le sujet. Otage d’habitudes et de rites pour eux révulsifs, le narrateur et sa femme sont moins en proie à la panique qu’à une chute dépressive accélérée. Une désolation générale dont le retour, pour les habitués, les dissuade de toute tentative pour la contrer ou même la réduire. Un accablement, mêlé de répugnance et de pitié, supplante l’horreur. Carver maintient sa nouvelle sur le fil d’une tension que rien ne soulage. Il parvient même à priver le lecteur de sa distance de confort en convoquant ses souvenirs d’assemblées malencontreuses et de failles irréductibles. Comme les invités, le lecteur fait bonne figure. Carver piège les réactions offusquées du couple, et d’autant plus que, par-delà les impromptus et discordances, les hôtes se montrent accueillants entre deux actes de fétichisme dentaire ou de cohabitation suspecte avec Joey, le paon. Ils ne peuvent protester, moins encore grimacer sans paraître infâmes. Rien ne les dédommage du dégoût triste dans lesquels ils sont venus s’enferrer. En dépit des saynètes éprouvantes, le repas va à son terme, sans épilogue réparateur ou atténuation conclusive. Fâchés à l’arrivée, ils repartent sonnés. Carver laisse agir sans même l’emphatique suggestion d’un ECCE HOMO concluant le marasme. C’est précisément dans les interstices des manies frustes et de la barbarie affleurante que se distingue la voix de l’écrivain. Soudain en filigrane, je vois cette photo de l’homme en cuir, ses larges épaules et sa tête qui rappellent Bernard Lavilliers et William Petersen. J’y entrevois la tendresse grinçante, l’espèce d’accolade douloureuse qu’au travers de situations ingrates, discordantes à souhait, à la fois criardes et exsangues, Carver donne à tout instant à ses personnages. Sous l’énoncé des faits et le retrait devant les situations qui jurent, Carver les enveloppe, non de compassion ou de pitié, mais de toute la sympathie d’un égal. Il possède la science d’être proche et fraternel sans le dire, en se conduisant vis-à-vis de ses anti-héros comme un courant d’air aimant. Sa délicatesse spécifique est celle des échanges de l’aube et de la garde baissée. A cet égard, rien ne me semble plus caractéristique que la fin de la nouvelle « C’est pas grand-chose mais ça fait du bien », la nouvelle la plus tragique. La crainte du pire : la perte d’un enfant, traverse les pages de toute sa force de météore. Pour une fois, Carver donne sa conclusion à l’horrible suspense, mais il la couronne d’une scène finale d’anthologie ; l’un de ces matins du monde vertigineux où les personnages, réunis à l’arrière d’une boulangerie, n’échangent plus même des regards à transpercer l’âme ; assis dans la lumière aurorale, foudroyés de malheur, ils mangent la fournée de gâteaux. Carver tient là, dans la scène de cette boulangerie à l’aube, dans la volte d’un boulanger bourru ouvrant ses bras in extremis, l’une des plus déchirantes réunions d’êtres qui se puisse concevoir. Je sens le cœur à bout dans l’invention de la scène, dans le soin mis par Carver à rendre dans toute sa force de propulsion, un pur élan d’amour humain.


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La Geôle, Le Saule, Hubert Selby Jr

4/25/2024

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Non, je ne connaissais pas Hubert Selby Junior. Marc Barbé m’a rappelé à l’ordre. Sur sa proposition « en forme de diptyque », j’ai lu coup sur coup La Geôle paru en 1974, et Le Saule, en 1998. Sur la couverture du premier, une fille de bordel occupe toute la couverture dans les tons orangés. J’espérais des bas-fonds enlevés, une plongée dans l’underground, un monument à l’homme de la rue. J’en suis là de mon goût pour les US. Une image le résume : Janet Leigh en soutien-gorge noir, dans un hôtel de Phénix, avant sa cavale et le motel Bates. J’avais lu, sur le conseil d’un autre ami, L’Accro de Daniel Goines, et l’incroyable baraque à junkies, sorte de préfabriqué à bestiaux, et toujours cette violence en dix mots et la mort en trois actes. De la grosse maille, peu de dentelles. Bref, je restais toujours en quête de romans américains, je veux dire à la hauteur de Bukowski combinant analyses à grandes claques et stylet à l’européenne.
La Geôle, c’est le Maldoror du détenu. Dès le début on s’y perd. Le roman a la forme d’un pare-brise éclaté. Car voilà. En proie à la rage, le prisonnier se disloque en grandes poussées convulsives. L’état de vengeance décuple ses forces. Sa fureur l’extrait du cachot, le propulse dans un prétoire idéal, au milieu d’un procès. Le condamné et ses avocats (dont on ne sait s’ils existent ou sont ses doubles) entrent en croisade contre les abus de pouvoir et le sadisme institutionnel pratiqué impunément par certains policiers. Le roman avance par spasmes et par crises. Selby nous prive de liaisons, il avance à l’ellipse, isole sans prélude ni épilogue les coups de boutoir du détenu. Le lecteur brinquebale entre les sautes du prisonnier, ses fureurs d’enfermé, et ses triomphes de vengeur. L’enragé vaticine, ressasse, cauchemarde. On croirait, tant il bascule à la douleur, que d’un même mouvement il en meurt et revient de sa mort. Que Selby aboutisse ou non dans cette restitution d’orages et de révolte comme directement ponctionnés à la souffrance, il invoque la langue à fourbir pour exprimer trente ou quarante années de prison, qui plus est lorsque le point de chute est le cachot réservé d’un milieu social ou d’une race. Mais les cris du prisonnier hurlent moins que l’horreur qui l’a mis au trou. Les salves d’injures du prisonnier, ses crises de rage sont moins bouleversantes que le soin mis par les vrais coupables, en l’occurrence deux policiers, à ruiner le corps d’une femme, à en faire une loque asilaire, et ce impunément. Le clou du roman tient dans la séquence sadienne du viol de cette mère de famille par les deux agents. Elle suffirait à faire une nouvelle. Sous le prétexte d’un contrôle de routine, les deux hommes entraînent la conductrice à l’écart, dans un sous-bois. Le viol par les bourreaux en uniforme, la clairière où personne ne vous entend crier, rien n’y manque, surtout pas la férocité détaillée des deux hommes, dont le rire accompagne la totalité du supplice. Il n’y a pas d’arme blanche, et c’est pire qu’un dépeçage. Les menottes y suffisent. L’entrave métallique entre au panthéon de l’outrage et de la torture, sans parler du style orthopédique des sévices, outre les atteintes génitales. La misère du prisonnier, en comparaison, si elle ne peut rivaliser dans une scène unique, se concentre dans l’obsession et la démesure des centimètres entre la couchette et le verrou. Selby emploie aussi la métaphore très crue d’un furoncle mûrissant dont toutes les phases se résolvent en éclatement et examen de la masse blanche et serpentins de pus, dans une analogie fatiguée de l’impossible éclatement qu’est la souffrance d’un homme payant pour le crime de deux autres. L’interrogatoire impitoyable du prisonnier se rêvant avocat, ou de son avocat rêvé, constitue l’autre point d’orgue. La voix de la justice, dans un virtuose resserrement de l’étau, confond les deux policiers appelés à la barre. Elle les mutile patiemment, grignote le socle où ils se croyaient intouchables. On pense à Douze hommes en colère ou à un Columbo cicéronien, un justicier aux traits de Grand Inquisiteur à la Vincent Price.
Le Saule, paraît-il, désavoue la violence de La Geôle, comme si Selby confessait sa retraite, la déchéance de son style. Moi, j’ai préféré Le Saule à La Geôle, et largement. D’abord, parce que Le Saule se déroule dans le Sud Bronx, dont je ne sais rien, et qui me rappelle le New-York de Wolfen, un dédale de buildings à la mode des années soixante-dix, comme si les architectes les avaient ruinés de naissance, en beau métal passé à l’émeute. Bobby a 13 ans, Maria douze, il est noir, elle est Portoricaine, ils s’aiment autant qu’on peut s’aimer à leur âge. Une bande leur tombe dessus, Bobby est roué de coups de chaîne, gravement lacéré ; Maria, elle, reçoit une volée de soude en plein visage. Ici commence l’aventure. Bobby est recueilli par un vieux en sous-sol. La quatrième de couverture résume l’intrigue minimaliste, simple mais explosive. Selby a écrit le roman de cette matrice initiale. Tout s’étoile depuis l’agression. Bobby et Maria sont des étoiles tendres ; à l’heure de souffrir, qui plus est séparément, ils s’effraient d’être nés. Leurs songes passent au laminoir de la ville verticale. Leur choc élève le récit à une altitude compassionnelle, dans une connivence dramatique avec les tours. Le roman ne se lit pas seulement au ras des pensées et plaies cuisantes, mais aussi en lévitation des buildings, à une hauteur fatale où Selby a cherché le meilleur angle pour faire du Saule, aussi et peut-être surtout, un roman de New-York. Les décors troglodytes complètent cette vue latente et plongeante. Suivre Bobby et le vieux Moische, c’est connaître une ville trouée de grottes techniques, dans une variante urbaine du Voyage au centre de la terre. Selby creuse New-York en deçà du métro et des lignes fantômes. Étrangement, même si le roman ne déchoit jamais d’une stature prise à la scène liminaire, il se dilue parfois dans la relation entre Bobby et Moische. Peut-être trop conventionnel dans sa visée poignante, le lien entre le vieil Allemand et le garçon ne touche qu’à moitié. Les deux se tapent un peu trop sur l’épaule. Leurs fous rire, trop nombreux, frôlent l’invraisemblance. Selby en rajoute pour pousser la complicité des deux personnages à l’effervescence. Il force le conte. Plus que dans cette affection trop arrangée pour émouvoir, trop lisse d’intention universelle, le roman prend sa force à l’arrière-plan des quartiers, surtout dans cette image de Moische en oublié de la forêt, en homme des cavernes new-yorkais. Moische ressemble au survivant de Je suis une légende et à tout rescapé post-apocalyptique. Le lecteur attend le journal de ses heures les plus solitaires, souhaiterait en savoir plus sur la construction ingénieuse de son appartement high tech à la jonction des sous-sols et décombres d’une tour. Rien ne passionnerait tant que les modalités précises de son installation souterraine. D’ailleurs, le parcours qui mène de la cave à l’appartement, mériterait à lui seul un roman. Selby invente un souterrain inédit, au point qu’il conditionne les relations entre Bobby et Moische. Au fond du dédale composite, les moments de jonction entre Moische et Bobby donnent lieu à d’incomparables rencontres dans les ténèbres, surtout lorsque Bobby, se croyant perdu, finit par apercevoir au loin, dans l’obscur, le vacillement d’une torche lointaine, celle de Moische venu vers lui. Au fond de cette nuit labyrinthique aux échos initiatiques et mythiques, s’ouvre une cachette de fin du monde. C’est éloignés l’un de l’autre, seuls dans leur propre territoire, que Bobby et Moische atteignent à leur magnétisme maximal. Réunis, leurs magnétismes s’annulent dans une fable trop contrainte de l’ermite et l’oiseau tombé du nid. J’aurais aimé plus de hasard, de temps perdu, plus d’événements aléatoires, plus de scories dans la chaîne causale. Je sens que le récit aurait gagné à ce que Bobby et Moische se conduisent en dents de scie. Les atermoiements de Bobby sont trop prémédités. Son projet de vendetta génère un suspense fort mais trop long. Encore une fois, le paysage prend le relais. L’occupation du territoire par celui qui rôde en spectre dans son ancien quartier offre des vues imprenables sur les alpes urbaines de New-York. L’intrigue prend une large part de son intensité à cette approche espionne et en surplomb, au sens strict, planeuse. Les toits d’immeubles fument comme des sommets vénérables, et c’est comme la face cachée des avenues, la paternité d’étages et d’altitude du cinéma à néon et sirènes hurlantes. Selby, s’il force le trait dans les élans affectueux entre Moische et Bobby, crée une fièvre rare dans les raids solitaires de Bobby. La simple suggestion d’un décor à enjamber, d’une espèce de casse inextricable remplace la mésaventure d’une rencontre. Bobby arpente un quartier détruit comme il n’y en a peut-être jamais eus de semblables, sorte de bidonville de géants dont les habitants disparus ont laissé d’énormes totems surgis de gravats suggestifs et grimaçants. Musclé par trois mois d’exercice en sous-sol, l’adolescent est l’homme de New-York, son héros, le contrepoint de son canyon artificiel. L’histoire se brise en beauté sur tous les contreforts, et les dialogues souvenus, les bribes à souffle coupé, l’accent de Moische, les onomatopées de Bobby entre les montants d’acier gigantesques, se résorbent en éclats dans la danse des reflets.

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Alejo Carpentier, Los Pasos perdidos

4/1/2024

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Los Pasos perdidos, le roman d’Alejo Carpentier, va de pair avec son titre français : Partage des eaux. Au souvenir du roman, le lecteur hésite. Dans un tiraillement franco-hispanique, il superpose les deux perditions. Le brouillage des titres intitule au mieux l’inconnu terrestre auquel Carpentier dédie tous ses soins : la forêt vierge d’Amazonie. Carpentier file à son but : sous le prétexte d’une mission extravagante, la recherche d’instruments primitifs pour le compte d’un département de musicologie, le narrateur entreprend un périple dans la jungle. Sur son trajet aux allures de dérive, il s’éprend d’une indigène, coupant les bases avec sa vie civilisée et son mariage fatigué. Passé le conte amer et désinvolte d’une relation exsangue, le narrateur emmène avec lui une femme, comparse irritante et maîtresse occasionnelle. Dès les premières pages où poissent les tourments conjugaux d’un drame à la Tennessee Williams, le verbe de Carpentier s’empanache. A même sa souplesse et ses ciselures, on le dirait plumé. Carpentier hérisse des aigrettes, déploie des ramages, des beautés de carquois. Si les noms d’instruments, savants et exotiques, y sont pour quelque chose, une franchise supérieure coiffe les observations en cascade, vives et désabusées. Loin de mener son voyage avec fermeté et rigueur, le narrateur laisse agir autour de lui. Acceptée sans ferveur, son expédition le déporte. A l’enchaînement des tribulations, la mission se dissout. Le point de départ est une ville aux portes de l’Amazonie, l’une de ces villes livrées aux humeurs excessives : fêtes, carnavals, émeutes. Or le narrateur, au moment où la ville révèle son tempérament, se conduit en observateur, en passif estomaqué. Ni lunaire, ni outrancier, Carpentier, par le biais de son narrateur, plonge ainsi qu’un bâton de glace dans les bigarrures des révolutions sud-américaines et la sueur des rixes. Ainsi, le début du roman s’attarde dans un hôtel à l’arrêt, où clients et personnel sont piégés par une révolte soudaine. De celles qui passent, dans ces villes surchauffées, comme des orages. A l’hôtel, le service se délite, le personnel prend les armes et disparaît. Les clients sont bientôt livrés à eux-mêmes. Au-dehors, le danger rôde, la clameur va et vient des escarmouches où les balles, si elles ressemblent à des pétards, tuent au coin de la rue. A ce moment, l’écriture se confond à son thème. Les couloirs déserts de l’hôtel, la réclusion des clients, la déchéance brusque des lieux, la perte des civilités, se mettent au diapason d’une écriture à la fois précise et lymphatique. L’écriture du Cubain ressemble à l’hôtel en crise, à ses lascivités de chaos. La salle de restaurant, plus encore les étages et les chambres, se transforment en alvéoles incertaines, en latences de tableaux que Carpentier vernit de son approche de sang-froid. Car le romancier ne saute pas sur les outrances, il les maintient à une température d’absence où le pire, en instance ou avéré, reste amorti. Une sorte de ouate l’enrobe. De lucidité dégrisée. Les cris sortent moins de la bouche des personnages que des situations. A la manière dont le narrateur encaisse l’incongruité, elle passe pour de la normalité écartelée. C’est embué dans ce baroque narcotique que le narrateur se défait de son amante après une station dans un camp de base, point de départ pour la forêt vierge. Carpentier veille à ménager les approches longues et subtiles de la forêt amazonienne. Elle n’érige pas ses murailles au bord de la ville, elle siège, immense, au-delà de cols dont la traversée brumeuse confine au passage initiatique. Les monts ont l’allure semi aérienne des lieux coupés du monde. Le narrateur bascule. Le transport semble une navette pour les nuages et les passagers, peu ou prou, sont ensorcelés à la brume. Après la rupture avec la maîtresse déliquescente, le moment vient pour le narrateur de connaître les baroudeurs, les chercheurs d’or et les indigènes de la forêt profonde. A la « taverne du paradis », une poignée de figures ténébreuses s’agglomère au nouveau venu, un bréviaire d’aventuriers. Une même peau cuivrée unifie les figures : prêtre, guide, chercheurs d’or. Ici débute la véritable percée dans la forêt profonde. Carpentier rassemble un parfait éventail de transfuges de la forêt dont on attend des excès qui ne viendront pas. Carpentier les tient à l’état torpide et s’en tient à suggérer leurs yeux forestiers, plissés à l’extrême. Ils entourent le narrateur sans vraiment intercéder entre lui et la forêt. Un contraste se créé entre le rythme encore syncopé du narrateur et celui hypnotique des habitants de l’Amazone. On présume que rien ne ressemble vraiment à ce que le narrateur s’était imaginé. Au prétexte de sa recherche, le narrateur s’adjoint les services des baroudeurs et part avec eux en pirogue. Quand le bras d’eau emprunté se referme sur l’expédition, les hommes cernés de branches traversent un élément qui n’est plus de forêt mais de chimie en rut. L’eau entière, en bouillons et multiples émulsions, devient une vase protéiforme, à brusques contrastes de transparences et d’opacités fourbes. Carpentier nous fait toucher aux camaïeux jaunes et grisâtres des eaux voraces, aux mouvements brusques des fonds. Dans ce bras d’Amazonie, l’eau monte en sauce et en crème. La gluance torve s’élève aux moires de la gemme et l’on touche, par l’esthétique stratifiée, aux pierres précieuses de Caillois. Le regard fasciné se voue à l’étude des textures. Le calme et la sobriété entourant ces perceptions, en détournent la pente monstrueuse. Les plus belles pages du roman ont ce caractère de sensation neuve et sans tonalité affective déterminée. Cette réserve émotionnelle coïncide d’ailleurs avec un détachement progressif du narrateur basculé dans une absence aggravée par la jungle. Carpentier développe les pensées et sensations de son personnage principal sur un mode atone qui distingue le roman. Par exemple, quand le narrateur peut lever la tête, les paysages sont plus véhéments que magnifiques. Véhéments sans être excédés. Prodigieusement indifférents. Il ressort du gigantisme une immense toile de fond déteinte sinon dépressive.
L’installation progressive du narrateur dans un village rudimentaire de la forêt, avec sa maîtresse indigène, consomme la coupure avec le monde civilisé, sans réelle consécration de ce geste. Ici se dissolvent les promesses du roman à moins que ne culmine un vertige de la jungle dont Carpentier se serait évertué à transcrire la narcose. Dans tous les cas, la suite s’enténèbre. Le narrateur prétend vivre au plus près d’une nature prodigue à sa manière, mais son expérience, comme repue, ne donne pas à Carpentier la matière d’une relance de son récit. La plénitude possible ne dépasse pas, sur le plan dramatique, les faibles béatitudes de la convalescence. Les bains sous les cascades, le livre d’heures de la jungle ne rendent qu’une joie terne que Carpentier voulait sans doute rendre telle : proche d’une banalité épanouissante où le soleil et les arbres n’ont pas à resplendir comme dans un livre d’images pour combler les attentes imaginaires de l’homme blanc. L’harmonie suggérée ressemble à l’ennui, un ennui trempé dans la rudesse élémentaire et le gris d’écorce. Les notations éclatantes n’auraient pas dû manquer, et pourtant, nul ramage d'ara ne vient embraser l’uniformité de la forêt. Une forêt d’ailleurs très peu verte et que la somme d’impressions tacites générée par l’écrivain suggère plutôt gris-marron, couleur de boue sèche. La pesanteur générale ne décidera pourtant pas du retour du narrateur-artiste. C’est l’obsession d’art qui supplante et désamorce les merveilles environnantes. Car le narrateur traîne une symphonie inachevée. Il en trouve la substance dans les jours purs et sans durée de son nouveau milieu, mais sans pouvoir la noter, la consigner sur papier, car il n’a sur lui ni stylo ni papier. Il y a là, dans ce défaut d’outils simples mais nécessaires, un paradoxe nauséeux dont Carpentier semble pousser sans conviction la parabole opposant l’Art à la nature. Autre ombrage massif sur la fin du roman, la maîtresse indienne, robuste et hommasse, est maintenue dans une ombre peu séduisante. Bourrue, elle ne parle pas ou si peu, réduite à une partenaire d’étreinte. L’endroit où le narrateur donne à penser qu’il voudrait vivre ne quitte jamais une dominante terreuse. Le site peine à offrir en partage l’illumination du narrateur. Son extase boueuse ne passe pas. L’existence limpide dont il se dit épris ressemble à un abrutissement forcé. Autant que l’encre et le papier qui lui manquent pour écrire sa symphonie, une hébétude sournoise le chasse de la forêt vierge. Le drame final ne viendra qu’enterrer tout à fait le rêve intenable qui jamais ne se met à correspondre avec l’intuition et le désir du narrateur. L’ailleurs présumé absolu se transforme en limbes verts, en limbes bis de la civilisation moderne.

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Hadriana dans tous mes rêves, René Depestre

3/13/2024

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Haïti bourdonne sous un soleil taché. Le grain de l’air est celui des visions et des heures poisseuses. Les secrets débordent sur la vie publique. En terre vaudou où rôdent les cyclones, le paysage entier est une veille de cataclysme. Quelques palmes rebiquent, sur les bas-côtés, mais les couleurs caribéennes tardent à éclore. Une latence vénéneuse assourdit les tropiques. Depestre y règle le ton du roman. Il n’en changera plus. Celui d’une extase appliquée, tout en pulsions et splendeurs maladives ; une entrée à fond de pulpe dans la chair désirante, parfois somnambule, jamais convulsive.
Depestre façonne une prose magistrale. Les mots s’y encastrent en carreaux de faïence. Tout : vocabulaire et syntagmes, prédilection pour des phrases plutôt courtes ou de forme médiane, lexique vaudou, notations érotiques, préciosités symbolistes, concourt à l’extrême rigueur des pages, au climat d’orfèvrerie calme et planeuse. L’exactitude et la justesse, passé un certain seuil, transforment les lignes, les caractères, en typographie supérieure. Telles se tournent les pages. Leurs finitions vont en bloc, en graphie collective, déchiffrable à vue, dès avant la lecture. Une saturation de richesses s’y décline, des gavages luxueux et languides s’y crevassent, mais grouillant d’une charogne baudelairienne comme miraculeusement ordonnée, sur son trente-et-un. Depestre ne sera jamais plus fort qu’en ses lignes mezza-voce. Sous le signe d’un ciel opalescent à l’unisson des charmes nubiles d’Hadriana Siloé, l’écrivain haïtien, dans une majesté sans accrocs, tresse un continuum de splendeurs. Les personnages, les dominantes d’un passage ou les détours de l’intrigue ; horreurs, grâces, étrangetés, bizarreries, cruauté, vertiges charnels et l’arrière-monde insidieux qui les couve, tous les motifs s’engendrent à la beauté, exhortés à la prolifération.
La zombification au centre du roman, au cœur de la culture haïtienne, au comble de la magie noire du vaudou, agit comme un leurre. Depestre ne joue pas de la corde scandaleuse et des sensations fortes du surnaturel. Il se saisit des vestiges, des témoignages, et en fait la basse continue d’une idylle, le coefficient multiplicateur d’un fantasme de jeunesse. Un prestige d'outre-tombe distingue l'idole. Car Hadriana, prodige de beauté, fut ensorcelée à l’heure de ses noces, donnée pour morte, inhumée et ressuscitée par un sorcier vaudou. Le roman débute ainsi, sur le drame d’Hadriana foudroyée sur l’autel, dans une apothéose de l’identité haïtienne. Après la scène aveuglante, la mariée foudroyée sur l’autel, le dispositif est en place.
L’époque éloignée de ma lecture m’avait empêché, il y a quelques mois, de revenir sur mon expérience, sur l’inattendue vibration de ces chapitres. Je ne gardais rien en mémoire de la noria d’entités lubriques visitant les femmes de l’île et secouant leurs corps comme des poules qu’on emporte dans un tintamarre de caquetages. Par-delà moralités et déviances, Depestre écrase les mœurs, ses frontières changeantes et fragiles, pour foncer à sens unique dans sa pulsion érotique. Lisant « Hadriana dans tous mes rêves », roman attrapé sur l’étal d’une brocante, – je ne connaissais ni le titre ni l’auteur –, j’assistais au développement, plus calme qu’exalté, d’un désir fait poème. Un désir à entendre ici sans entrave, et ne cédant rien de sa profonde excitation. J’ai perdu les détails de l’intrigue, et sans doute les avais-je perdus sur le coup, en tournant les pages, tracté par une écriture gorgée à bloc d’énergie sexuelle. Sans gêne ni honte, sans aucun embarras, ni posture provocatrice, Depestre raconte une île vouée au rut. Comme destinée à une apocalypse sexuelle. Les Haïtiennes et les blanches, au début victimes de sorciers, subissent des abus. Cela commence par les noces tragiques d’Hadriana dont le foudroiement au zénith donne le coup d’envoi aux débauches. L’île, dès lors, se dérègle, et les femmes sont nuitamment et bestialement visitées. L’excès des attentats, les agresseurs insaisissables, sortes d’incubes, enveloppent les faits-divers dans l’immunité du cauchemar. La sidération fait corps avec l’impunité. Derrière la façade du rang et de la respectabilité de la femme blanche, les proies sexuelles des démons vaudous nommés loas, passent d’épouse ou fille de maître à goules nymphomanes. Dans les faits, ces viols nocturnes, passé l’effroi de la prime étreinte, virent à un consentement donné durant l’acte, avec tous les luxes et les glissandi de cette volte. Les victimes cèdent à l’énorme jouissance procurée par les entités au centre de l’histoire : d’inconcevables organismes, sortes de papillons mécaniques aux trompes priapiques et membrures ingénieuses, âmes errantes d’Haïtiens zombifiés. L’épidémie d’orgasmes tient l’île dans une atmosphère de nymphomanie générale ; un état de fièvre copulatrice où les créatures nées de la sorcellerie deviennent les amants prisés, les irremplaçables dispensateurs du haut plaisir féminin. Hadriana dans tous mes rêves bascule ainsi rapidement dans un état de tempête sensitive. Ce ne sont plus, au fil des pages, qu’attentes fébriles dans la pénombre, adultères béants et spectaculaires. Les visiteurs lubriques, fleurs mâles à pistils télescopiques, lutinent si fort leurs victimes consentantes que les étreintes comportent dans leurs paliers imaginaires une part d’extase à la fois créatrice et meurtrière. Les femmes entreprises s’ouvrent charnellement selon des plis de corolles et d’élytres. Depestre y dresse une entomologie humaine où l’accouplement devient un nouveau continent de la poésie. A la description animée des saillies entre lit et plafond, on pense aux encres de Wols, aux symétries frétillantes de ses bulbes à pattes et  nervures. Une sensualité  glorieuse culmine dans la cérémonie sauvage en surplomb des lits démontés, prise à un accord ensorceleur entre la chair en émoi, les replis génitaux, les galbes et les sucs. L’érotisme cru fait corps avec la joie de l’inventeur. Les chambres moites n’ont plus de plafond ni de toit. Les prodigieux adultères se déploient, commis en lévitation, à une hauteur que l’on dirait le dessus des toits, cases ou propriétés, selon un angle de vue où les félicités ouvrent sur les criques. Par ces lévitations et migrations convulsives, Depestre trouve un raccourci caribéen de l’extase, une voie par les airs où le balancement des palmiers et l’alcôve ne font qu’un, dans une intimité vespérale, de souffle tiède et d’étoiles luisantes sur les flots. Les enjeux humains se dissolvent, dans l’intrigue, à la faveur quasi exclusive des demi-dieux lubriques, les loas, et de leurs noms à rallonge. Depestre énumère, dans les fumeux aléas relationnels, les phallus vivants et irrationnels, monstres cabotins à leur manière. On ne sait où ils vont, où ils se retranchent, et précisément ce qu’ils sont entre deux assauts. Ces démons lubriques du vaudou, en tout et pour tout, se disputent leur proie. Le tissu de leur concurrence ou de leurs relais dans les intrusions au sein des maisons, des lits conjugaux, entoure leur anatomie délirante d’un contexte burlesque que Depestre mêle finement à leur attrait sexuel. L’un d’entre eux se distingue finalement, devenu le maître d’une île devenue son sérail. Ses prouesses se résument au nom incroyable que Dépestre lui décerne : Papa Villebrequin.

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Souvenirs d'un pas grand-chose, Charles Bukowski

3/3/2024

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Chez Bukowski, nous partons d’un fond de désespoir nativement cautérisé par la terreur. La terreur de la nullité.
Naguère, j’avais lu ses poèmes, ceux réunis dans L’Amour est un chien de l’enfer, sans y trouver l’écrivain dans toute son ampleur. Sa légende de buveur intrépide, relayée par la séquence bien connue, en France, du plateau d’Apostrophes, où Bukowski se saoule en direct, bêtement insulté par Cavanna ; ce folklore de provocation et de scandale a retardé mon accès à l’œuvre. De même que le film Barfly de Barbet Schroeder, inspiré de la vie de l’écrivain, avec Mickey Rourke dans le rôle principal, se délectait d’un crépuscule éthylique où Faye Dunaway joue les princesses semi-clochardes. Voir et revoir Bukowski chez Pivot ou en Mickey Rourke à quatre pattes ne me disait rien de Chinaski. L’écrivain me restait inconnu. Je fus bien avisé de choisir son roman de l’enfance. Ham on rye « Jambon sur seigle », le titre original, raconte la jeunesse d’Henri Chinaski jusqu’à ses premières nouvelles à la machine à écrire. En dédiant son roman « à tous les pères », Bukowski démarre en trombe par un sarcasme sans nom, donnant le ton du désespoir plein de poigne et néanmoins rêveur qui traverse le récit, par-delà les coups, la souffrance et les offenses. De plaintes, il n’est jamais question. Bukowski raconte un coin de Californie des années vingt et trente, caractérisé, en ce qui regarde ses parents et sa grand-mère, immigrés allemands, par la dureté domestique et l’humiliation de classe. Au centre de la frustration sociale, le père violent et coléreux, bat son fils dans la salle de bains, à coups de ceinture, « le cuir à aiguiser le rasoir », dans un rite qui ponctue les semaines. L’opération scande la vie du foyer, l’ignominie du père, en même temps qu’il cristallisera l’inversion progressive du rapport de force. En l’espèce, la monstruosité du père pouvait faire l’objet d’un traitement plus vengeur et d’un règlement de compte déchaîné. Or, pour aborder le sujet, Bukowski ne fait pas un écart, s’en tient à un écœurement courageux qui rend sur la page, en style continu, un amorti sec, étrangement ressemblant à l’endurcissement progressif de l’enfant qui encaisse de mieux en mieux les coups, et se montre doué à les rendre. Plus qu’il ne brosse un portrait de père, Bukowski invente une malédiction des familles, un genre de psychopathe à demeure avec sa complice en malfaisance : la mère, lâche et pleurarde. Tout allait mal, à l’époque de la grande dépression, le chômage et la pauvreté décimaient les familles. Elles survivaient dans une ère primitive, à l’état presque sauvage en dépit des maisons, des cuisines et des voitures. Tout va mal pour le jeune Chinaski, que ce soit à la maison ou à l’école, sans que le récit ne cherche la compassion du lecteur. L’apitoiement n’y trouve aucune forme d’entrée ou d’expression. Il n’y condescend surtout pas, concentré sur une épreuve de force au train effréné. Une cadence de heurts et de survie à l’instinct, de force brute. Tout se passe dans l’entre-deux des bagarres à coups de poings. L’amitié ne procède que d’un partage éraillé entre les forts et les faibles. Une même agressivité traverse les différents plans de l’existence : sport, filles, école, parents, puberté, lascivité, tout fume et fulmine de mauvaiseté. Assailli de brutalités physiques et symboliques, le jeune Chinaski doit enfouir très profondément son intuition de la grandeur. Sous la grêle des avanies et d’un entourage larvaire, lâche, défait et marqué au coin de la débilité et de l’atavisme, Bukowski, je veux dire son jeune double Harry, ne fait plus de détail, et se lance dans une misanthropie d’urgence au milieu de pulsions sans décor. « Bing », « Bang », « Paf », eussent aussi bien donné son titre au roman, ou, « Les débuts d’un puncheur », ou « La droite du Polak ». Harry et sa cour des miracles trouvent les répits et les pis-aller dans le pire :  les coups bas, la cruauté, la violence gratuite, les mots orduriers. Dans un marasme aussi noir, l’on s’attend à une relève des fantasmes, à l’effigie planeuse d’une amante idéale, voire à une idylle. La femme, enfermée toutes générations confondues dans une galerie de portraits calamiteux, ne forme qu’un catalogue de fragments anatomiques. La pinup composite dont les jambes en particulier se croisent savamment sur des jupes remontées, se cantonne à l’objet d’un désir agressif et découragé que le pucelage d’Harry regarde passer au large. Nous voguons dans une déception tonique, une folie meurtrière en puissance sur fond de banlieue rectiligne et de lignes à haute tension. Au-delà des premiers plans en saccades, le roman prend son essor dans l’orangé poussiéreux d’une Californie des migrants et des pionniers, des luttes de terrain vague et des parties de base-ball. Ces joutes participent du seul enchantement. Bukowski s’attarde significativement sur l’art du lancer, de la frappe et des courses.
Au collège, le regard de Harry sur les fils de famille, sur les blonds en coupés sport, traduit une hargne peut-être banale et prévisible ; il n’en reste pas moins que le voltage de ce jugement avec les yeux, plus grondant et perçant qu’articulé, dégage une force vive, il est pur. Je l’aime dans toute la férocité d’injustice qui l’a fait naître. Bukowski répète à deux ou trois reprises ce qui manque à cette frange dorée, tout en isolant ses traits répugnants. Cette abjection, que Harry capte au vol comme un mauvais effluve, jure assez pour que l’écrivain se dispense d’en autopsier la crevure. Sa haine concentrée génère sa propre énergie. Loin d’être celle supposée de l’aigreur, son accent las se fait aérien et déploie des ailes fantastiques sans plumes et sans ciel ; dans l’adversité absolue, elles se chauffent de leur propre envergure.
En dépit de la trépidation constante où aucune émotion ne peut se déployer, entre deux bourrades ou autres rythmes haletants, soudain, le lecteur voit Harry. Il se découvre à hauteur de Harry et j’allais dire, presque à sa place. Le complément est précieux. Bukowski donne à sentir l’espèce d’hypnose transitoire où Harry se retrouve ou semble sur le point d’advenir à lui-même. Ce portrait en filigrane présente un jeune homme lymphatique entre deux mondes. Lâché au désert, il étend ses membres, ses mains puissantes touchent le sol, les formes alentour, rues et baraques, se dissolvent, et Harry s’entend respirer. On reconnaît, en ce jeune homme du gouffre, le bel œil au long cours du vieux Bukowski.
Harry, auquel une vague maudite inflige une acné sévère, se sépare encore un peu plus, si cela était possible, de la communauté. Par à-coups, il se venge de sa disgrâce sur ses amis les plus faibles. Par accès, il tombe dans la méchanceté, mais toujours sa solitude lui revient. Bukowski le fait dire une fois à son alter ego, une seule fois dans tout le roman : il est malheureux. Mais plus qu’il ne souffre des faveurs inaccessibles des filles, voué à tendre sa tête de repoussoir, il s’épouvante de l’autre, surtout de ceux qu’il nomme les « ternes ». Sur le terrain archi-labouré, en littérature, de la servilité humaine, Bukowski se montre direct, et d’une impatience fanatique. L’origine du malheur, Bukowski ne l’isole jamais mieux que dans les yeux vides du plus grand nombre, dans la complicité éteinte de l’homme machinique. Ce n’est pas un credo mais un coup de masse. Le plus obsédant des maléfices. L’évocation des métiers, hautes ou basses œuvres, évoque une étude de bubons en période de peste. Quand il ne traite pas frontalement le sujet, Bukowski grésille de dégoût et de rage. Je ne connais aucune collection de personnages aussi détestables que dans ce livre. Les moins inamicaux sont encore des lâches et des traîtres, des spécimens sortis d’un bocal, dans un tableau sans échappatoire. Bukowski ne se gêne pas. Si le rire provoqué à chaque page fait du roman un sommet de truculence, c’est qu’il puise à une strate profonde de l’exaspération. L’habitude de tout supporter, Bukowski l’écrase en pages explosives. La tentation rôde du crime et du braquage, d’une saignée plus franche que les combats à mains nues. L’étau se resserre autour du fils d’Allemand boutonneux. La chambre finit par sauter car le père a lu les nouvelles, celles écrites par son fils. Le père s’est vu dans le miroir et a tout jeté par la fenêtre. Harry ne saute pas à la gorge du père, il ramasse ses feuillets et vide les lieux sans se retourner. La voie se précise d’une vie d’expédients, de mauvaise chambre et d’écriture entre deux bars.
L’alcool prend sa place. Il n’a, d’emblée, aucun nom, ne porte sur aucun breuvage d’élection. Bière ou vinasse font l’affaire, et Bukowski introduit l’alcool dans sa portée spiritueuse d’antidote liquide au désespoir. Jamais Bukowski, dans le roman, ne donne mieux à sentir son image de l’homme, qu’à l’aune de l’alcool. Ce n’est pas tant l’alcool d’ailleurs, c’est boire, où le verbe équivaut à partir, à la vitesse de la descente et à la quantité absorbée. Nous sommes au seuil du mythe, que je méconnais encore, de l’artiste de la bouteille et des voyages en ivresse. Les romans de l’alcool me fatiguent, les vapeurs me dérangent et les joutes viriles entre buveurs, pires que tout, ont quelque chose de l’américanisme à western le plus stupide. Mais Bukowski rabote si bien la tendresse et l’affection dans ses pages ; les cœurs, autour de lui, sont si bien récurés, si exempts de toute lumière, que la déchéance recherchée et la course vautrée, la hargne à rasades produisent à elles seules de l’énergie. Bukowski débute en buveur de choc, il terrasse ses adversaires. Les K.O de boxe ou les K.O au whisky se ressemblent et souvent se combinent. Précisément, le dernier Chinaski du roman annonce sa légende. Installé dans une chambre miteuse au-dessus d’un bar, à une adresse sordide où des Philippins montent la garde autour d’une rombière un peu catin, Harry commence sa vie minimaliste. Le stylet des Philippins, arme cruelle des crimes discrets, que Harry devine à la cheville ou dans la poche intérieure des élégants de l’immeuble, met l’accent exotique à l’autobiographie. Elle tourne à l’aventure plus poisseuse que tropicale, et les premiers signes de folie, de milieu irrévocablement détraqué, se resserrent autour du buveur. L’affrontement avec Becker sonne le glas du dernier aplomb. Tout vole en éclats dans le chaos et la crasse, en une scène de corps-à-corps d’un registre épique des bas-fonds dont je n’ai pas d’exemple. 

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Pnine, Nabokov

1/14/2024

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Nabokov s’agitait à l’écran, sur le plateau d’« Apostrophes ». Delphine avait trouvé l’archive afin que je mette un visage et une voix sur le nom de l’écrivain. J’y trouvais un intellectuel à l’ancienne, volubile et infatué, en pays conquis, déblayant un parterre d’invités négligeables. Sans gêne, l’homme imposant imposait, efficace et sans retenue dans son pédantisme vainqueur. Nabokov, aux côtés de Borges, Eco ou Carpentier, compte parmi les grands de la cour de Delphine, et ma curiosité piquée, à force d’assister à ses valses d’affinités, me porta à vérifier les raisons de son goût pour les livres du Russe.
Ma lecture oubliée de Lolita, dissoute à trente années de distance, me laissa indécis. Mais depuis quelques années, je cohabitais avec les couvertures et volumes jaunis de Pnine, Ada ou l’ardeur, ou encore de L’Extermination des tyrans. Soit qu’ils plastronnassent un peu fort, comme leur maître, dans la bibliothèque, soit que Delphine les ouvrît, en leur milieu, pour relire telle page, ils me tournaient autour dans une orbite toujours rapprochée. J’ai lu Pnine, parce qu’il était le préféré de Delphine et qu’elle venait de relire.
Nabokov donne à sentir, en chacune de ses phrases, un homme soucieux de hauteur et de style. Les jambages paraissent ouvragés, un à un, recourbés comme du plomb. Nabokov se reboutonne ; point à la ligne. Cette élégance que l’on sent native, directement prise au berceau, n’en révèle pas moins un éclat, incessant chez l’écrivain, que le privilège de la naissance est loin de préfigurer à lui seul. Cet éclat se limiterait à de simples effets, des trouvailles en série, s’il ne trahissait pas, chez Nabokov, un art de ciseler en balafres, courtes et soigneusement ajustées pour le grand ou le petit monde, gainées dans une sobre désolation. Car Nabokov ne cède pas à ce timbre enfumeur, tout en inclinaison mélancolique, où tout peut se dire sans dépense, dans l’élan d’une seule et même pente. Bien avant la sourde élévation du chagrin, chez Pnine, en filigrane de son désespoir en formation, une sorte de lyrisme inconditionnel est à l’ouvrage dans le roman. De thématiques tout terrain, l’écriture de Nabokov affiche une santé de guirlande gelée où rutilent les vocables. Ce que tend à confirmer le don de l’écrivain qui, dit-on, voyait les lettres en couleurs. Une apparence de tonalité presque badine sert de rail à incruster les somptuosités bien pesées dont Nabokov ponctue ses lignes. Le fil du récit cadencé offre un défilé de facettes vives, ainsi qu’une visite en gros plans d’un canyon lexical. Nabokov ne quitte jamais l’onde légère qui est la monture de ses mots. Mots empesés ou rares, périodes, s’effilent avec une grâce presque distraite. Attendez-vous à ouvrir le dictionnaire, non au point cependant d’y trouver de la gêne. Le spécialiste des lépidoptères s’y entend en mise en scène des raretés. Il possède hautement le sens de la gamme. Les mots ont le scintillement de parures mixtes où le diamant ondule avec le caillou. Les mots inhabituels ont un parfait indice de saillie. Ils règlent leur préciosité au feu le plus juste.
Où Nabokov veut-il en venir avec Pnine ? Cela reste obscur.
Portrait d’homme abusé, Pnine présentait en puissance mille aspérités prêtant à la plainte et la complainte. Il revient à Nabokov d’avoir su traiter sur un mode délicat l’affreuse et banale cruauté de l’ostracisme pratiquée sur un homme lunaire et de culture russe, autant dire un extra-terrestre aux USA, mais aussi cette compassion retenue, parcimonieuse, réservée aux hommes considérés comme n’étant plus en âge de souffrir ; décemment s’entend. Dans Pnine, nous sommes entre gens de bonne compagnie. Les collègues de Pnine, professeurs émérites ou usurpateurs, colonnes percluses de leur spécialité, reniflent sans fin, comme les têtes d’un troupeau originaire, l’indéfectible étranger : Timofey Pnine, sa poignée d’étudiants, et son annexe de département sur le fil du rasoir. Ce roman ressemble au long rêve d’un aliéné, la nuit précédant sa mort. Le naufrage amoureux y atteint une matité sans précédent, un formidable non-dit, plus rêche qu’un compte-rendu de calvaire. La douleur amoureuse résorbée, dénuée d’effusions et de commentaires, – car l’être aimé l’a quitté pour un autre –, se mue en symptômes d’épouvantail. Ecrasé net, passé sous les chenilles de char de cette nouvelle foudroyante, Pnine se relève et traverse l’Atlantique. Partout où il évolue, animé par d’insaisissables mobiles, Pnine paraît, et pour cause, sous l’effet d’un coup de masse. Son goût et son talent pour le savoir font la sourdine de son existence. Hors des livres et d’infimes espoirs, tétaniques et congestionnés, Pnine représente la politesse du massacré. Monticule d’un savoir où cascade en interne le sang mutique d’une terrible déception, il mène la vie des disparus de leur vivant. Ce frère éloigné de Monsieur Hulot se prête mal aux qualificatifs qu’il suggère prématurément : « inadapté », « fantaisiste », ne lui conviennent pas autant qu’il pourrait paraître. Sa tendresse bloquée, emmurée, finit par passer, à force de rétention, dans une suite de craquements d’os, de tensions à tout rompre au cours des rencontres cordiales. Pnine échappe aussi à un type défini car finalement, il arrive qu’il s’amuse, en exil. Nabokov entretient autour de son personnage un climat d’embellie latente. Comme saisi au seuil de l’intégration, – après neuf années d’enseignement à l’Université de Waindell, il pourrait y prétendre –, Pnine séjourne dans ce vestibule, à la croisée des chemins, où les rêves pourraient reprendre. Je le vois tel, arrivant dans la vieille demeure des vacances entre Russes, dans une forêt de la Nouvelle-Angleterre, au volant d’une voiture qui rappelle une capsule, un spoutnik plutôt qu’une auto. Cette villégiature, au centre du roman, réunit les attraits d’un carrefour temporel, aux portes ouvertes et même battantes sur le passé. Pnine, par ses à-propos, sa victoire à la partie de croquet, sa connaissance de l’année précise où est censé se dérouler tel événement d’Anna Karénine, se conduit tel un souvenir vivant, un extrait vivace de la Russie tsariste ; une sorte d’hypnose vibrante, de zombie à sa manière, de survivance à l’humeur indéfinie. Là aussi, Nabokov maintient son personnage sur la crête énigmatique d’un caractère dont la basse continue se dérobe. Sa gentillesse informulable comme bloquée derrière un masque de convention lui donne une allure bizarre, de savant hermétique et rebutant, voire d’individu cérébral et lunatique. Nous voguons en eaux troubles au point, parfois, de frôler le fantastique, en tout cas les moments de déphasage qui l’annoncent. La scène de baignade en rivière, après une marche en peignoir avec l’aimable professeur Château, est caractéristique de cet imaginaire abrupt, qui peut rappeler à certains égards les ambiances de miroirs brisés du Maître et Marguerite. Un summum d’élégance à la Nabokov règne dans ces parages où les deux hommes, pris dans l’amabilité planeuse, se trouvent comme exaucés dans leur fantaisie détachée du monde, plus encore lorsqu’ils rencontrent, au détour d’une butte, un loufoque encore plus prononcé, à savoir un peintre académique de grande renommée peignant sur le motif et dont le crâne exposé brûle au soleil. Pnine sort alors un mouchoir de sa poche, le déplie, fait un nœud aux quatre bords, offrant un couvre-chef de fortune au peintre reconnaissant. La scène est typique d’une veine insaisissable, que je présume slave, où courtoisie et malice légère font bon ménage surtout quand elles se compliquent d’une part de burlesque. Par surcroît, la peinture, dans Pnine, est l’autre art majeur et discriminant. L’autre révélateur que Nabokov invite et réinvite à venir mettre de l’ordre à travers les êtres. Par réfractions interposées, la peinture vue, évoquée, discutée, achève la définition des êtres, leur apporte une finition. La peinture redouble également cette mise en prisme du monde déjà accomplie par les couleurs activées dans les lettres par l’écrivain-synesthète.
Mais l’épisode qui condense peut-être le mieux l’originalité du roman repose sur la rencontre de Pnine avec le garçon de son ex-femme, Victor, enfant conçu avec le psychiatre Wind. Ce jeune surdoué alors âgé de quinze ans, nous ne savons pas vraiment pourquoi Pnine doit ou veut le rencontrer. Le courant passe entre les deux. Et c’est leur pseudo filiation qui rend ce courant si miraculeusement conducteur. Nabokov excelle à mettre en scène cette parenté clownesque. Ils ne sont ni père, ni fils, ni beau-père, ni beau-fils, ils sont d’une autre possibilité, dont l’abstraction bouleverse. Nabokov trouve les sigles de cette abstraction. En vérité, de pauvres péripéties : Pnine, en vue d’accueillir le jeune homme, ne parvient pas à se procurer Martin Eden qu’il compte lui offrir, et se replie sur un titre mineur de London. Pnine compte également offrir à Victor un ballon de foot et apprend de la bouche du garçon qu’il n’aime pas le football. Pnine bazarde vite fait le ballon par la fenêtre, dans le cours d’eau qui traverse le jardin, avant que Victor ne s’en aperçoive. Le crève-cœur de ces petits ratages est d’une grande efficacité dramatique, en particulier l’image du ballon neuf, sa dérive abandonnée sur le cours d’eau, dont la métaphore profonde serre le cœur.
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Solénoïde, Mircea Cărtărescu, traduit par Laure Hinckel

12/26/2023

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En débutant la lecture de Solénoïde, j’ai craint mille pages débitées d’une voix neutre, comme détachée et revenue de tout. Elle réveillait le souvenir de Kafka, de l’ennuyeuse et répétitive lecture du Château. J’ai reposé le volume, sans savoir si j’aurais la patience et l’envie intuitive d’insister. Mais l’envie me reprit, entre autres, de trouver l’introuvable en France : une littérature qui sonne et parvient à presser le néant contemporain pour en tirer quelque chose. Peut-être ai-je mieux reçu, à la reprise de ces pages, non la discrète condescendance d’un homme dégrisé qui se prépare à un long exposé, mais une voix qui, finalement, semblait prise dans le soleil gris et le néant mou à travers quoi l’homme du XXIème siècle doit se résoudre à se percevoir, lui et ses prochains. Solénoïde possède deux atouts majeurs. Je pense, d’abord, au décor urbain de Bucarest. Dans le roman, la ville devient l’exact tableau d’épave du XXème siècle : la capitale des croulements et des lèpres pariétales, en même temps qu’une espèce de Musée vivant du malheur. Fait remarquable et audace assourdissante, il n’y est jamais question de Ceausescu, de sa démone, et du blanc-seing soviétique donné à leurs crimes. Les hommes de la Securitate, eux-mêmes, font figure de bouchers fatigués. Cărtărescu prend de vitesse le pittoresque du marteau à faucille, il l’ignore pour se consacrer à l’entier paysage corrodé et à sa face de ville morte-vivante non réduite à un régime ou à une page stéréotypée de l’histoire. L’effet pénétrant de la ville donnée à voir par l’écrivain, vient du caractère réaliste de son spectre, de l’adéquation entre la marée de toits fantômes,– disons : son double fantastique –, et la représentation floue et lointaine qu’un Français peu voyageur se fait de la capitale roumaine. Cărtărescu ne se contente pas de mentionner les quartiers et les rues de sa jeunesse, à travers ses lieux, il invoque des pans de sa sensibilité, des emplacements acquis pour toujours à son cœur. L’avenue Ştefan Cel Mare, répétée tout au long du roman, parcourue dans les allées et venues de la routine ou de l’exception, prend la dimension d’un espace non plus seulement familier, mais dont l’auteur dirait la patine électrique, le moindre écaillement ou mouvement d’aigrette sur ses tuiles. Les quelques avenues et rues de la ville chères au narrateur prennent une chaleur vasculaire, offrent un exemple achevé de ville splénétique.
Cărtărescu ne dit rien des années 2000. Elles ne valent, en effet, qu’une épave du siècle précédent, un champ illimité de ses vestiges. Dans le récit, nous voguons, et cela ne fut pas pour me déplaire, entre 1976 et les années 80, du moins dans la rémanence de cette époque qui depuis lors, privée du relais de quelque forme d’avenir, règne sur un présent de dérive sidérale. Cărtărescu lèche et pourlèche de descriptions jubilatoires, les « anges décrépits des frontons », les bâtiments colossaux d’âge et d’apparence méconnaissables, les fabriques, les usines, les rues anciennes, les locaux désaffectés, en s’attachant aux pouvoirs évocatoires des lieux, à leur force de hantise, et pour tout dire : à leur merveilleux de colonie oubliée. Chaque compartiment de la vie sociale, sous l’égide des souvenirs d’enfance et des lieux de mémoire, isole, mieux que des souvenirs, des traumas toujours vivaces. Cărtărescu, autour du journal-pivot de son narrateur, restitue la circonférence de scènes marquantes qui n’appartiennent plus strictement à l’enfance mais s’alignent aux angoisses de l’adulte. A l’angoisse, Cărtărescu égalise les âges d’homme. Le narrateur ne pratique pas les classiques aller-retour du présent au passé, il se déplace à vue sur la ligne du temps, et son lecteur avec lui. Entre deux chapitres, le récit lamé d’angoisse mortelle nous replace dans le milieu ambré d’une vue panoramique de Bucarest. Le reportage sur les comportements et leurs déterminations étriquées d’urbaine commedia dell’arte, nous maintiennent dans un équivalent urbain de contrées barbares où l’effroi le dispute à de sourds enchantements. Emblématique de ces charmes pris aux paysages d’un régime dictatorial et obscurantiste, la rue où le narrateur élit domicile concentre cette impression de ciel arrêté sur un décor du bout du monde. Le bidonville slave superpose la maisonnette, la hutte et la yourte. Caténaires de tramway, tziganes et cosaques à la retraite cohabitent dans les replis de cette rue aux baraques disparates, aux visages méfiants, aux perpétuels occupants de courettes chaotiques, aux maisons  intercalées à des remises, suite de couches branlantes élevées en maisons, pièces montées de tôles et de planches, à la fois coupe-gorge et rue d’un conte d’Hoffmann. Le narrateur y trouve une maison que lui vend un propriétaire improbable, dans une transaction lunaire aux clauses hermétiques et suggestives. Commence alors, pour le personnage, une expérience de la ville en forme de parabole.
Le héros est professeur. Et voici le second atout du roman. Cărtărescu donne au milieu scolaire sa dimension de château hanté, directement hanté, en classes complètes, avec professeurs sadiques, vieilles obsédées, ogres au féminin, harpies du tableau noir ; une Comédie humaine au complet, avec sa salle des professeurs où siègent en photos sépia de vieux dignitaires austro-hongrois comme installés aux premières loges des radotages et des persiflages, aux gradins des messes basses et des problèmes, des ragots, des alliances et mésalliances. Avec leur cahier d’appel, ce n’est pas une ruine étrange que parcourent les professeurs, mais une usine à dépérir, une perdition organisée en étages, en séries de portes identiques, en odeur de rance et de détergent, en lieux d’ambiguïtés intenables entre adultes et enfants, en pénombres sournoises abouchées à des sous-sols sans fin, en classes transformées en raccourcis cruels du destin, en cubes de théâtre hiératiques sans échappatoire.
Les personnages les plus durs, dans la vie comme dans les romans ; les plus fantasques, les moins plausibles, Cărtărescu en dresse une collection étoffée, comme un concile de monstres à la croisée des contes. De l’enfant au vieillard, chacun apparaît, dans la maille du récit, au ras de sa condition. De l’oie blanche à l’illuminé hypnotique, Cărtărescu extrait le criard. Tout y passe. Du non écrivain qui aurait pu l’être (le narrateur), au directeur hideux, martyr conjugal à l’assise inamovible et batracienne dans son trône-bureau, en passant par Irina, collègue et maîtresse, avec qui le narrateur copule en apesanteur, à un mètre au-dessus du lit de sa maison pluridimensionnelle. Irina en reste à cette conduite feutrée, à l’amorti de ouate temporelle propre au roman. Irina, et en cela le personnage ressemble aux autres, se maintient à un niveau de présence délayée, abstruse, y compris dans l’étreinte, comme si elle ne quittait jamais l’inconsistance d’une revenante ou la taie d’indifférence, au regard d’androïde. Solénoïde prend sa trame romanesque à un journal qui certes recense les récits de rêve et les inquiétudes métaphysiques du narrateur, mais la forme du journal donne surtout libre cours à la liste des motifs romanesques que sans sa forme ouverte à tous les débords, l’écrivain n’aurait pu lier dans le cadre d’un roman, même long et parfois trop long. Ainsi, Cărtărescu s’est-il décidé, un jour, à écrire un grand et long roman, une somme décisive, et d’y imbriquer toutes ses obsessions, ses hantises, ses fantasmes, gravitant, – on ne s’en étonnera guère –, autour de l’angoisse suprême. Cette déclinaison de thèmes : la nostalgie sans fond de l’enfance, de ses reliques, (dont les dents de lait du narrateur et les restes desséchés du cordon ombilical à son nombril) ; l’amour et la romance entendus comme des états somnambuliques, des combinaisons fortuites appelées couples ; les terreurs nocturnes ; l’insupportable finitude ; les souffrances programmées de la condition humaine, place le roman sous le signe de la fatalité, avec en point d’orgue, une atroce et immense statue d’obsidienne, divinité de la malédiction où le roman se dilate en fresque fantastique et se repaît d’horreur froide, antique. Cărtărescu aime à jouer de la corde lugubre, et décide d’ailleurs de marteler, à plusieurs reprises : « Nous vivons une nanoseconde sur un brin de poussière », dans un adage défaitiste auquel je préférerais toujours les assertions magiques d’Artaud, magiques et enthousiastes jusqu’au déni de la mort telles que : « Avant les médecins, la mort n’existait pas ». Mais Cărtărescu tient les rênes de sa noirceur.
Les enfants de l’école 86, les élèves se hasardent au sous-sol de la fabrique, prototype d’usine à coupole, palais noirci aux flammes, là où, derrière la vitre de terrarium et de cages de verre géantes, flottent de gigantesques insectes ou acariens géants, formes de « sarcoptes de la gale » démesurés. A l’emploi répété de mots-joyaux, tels que « hyalin » ou « kaolin », Cărtărescu s’adonne à l’hybridation entre les « Anciens » de Lovecraft et les gemmes du symbolisme. Le narrateur, accédant à ces entrailles interdites, découvre sans les déchiffrer ces énigmes pleines d’augures, de même qu’il recense, dans son journal, des créatures apparues au pied de son lit, durant la nuit, plus vivaces que la chair tangible, mais dont l’aberration n’offre aucune prise à son entendement. Ces phénomènes où ladite réalité supplante le rêve et où le rêve impose une réalité accentuée, entourent le narrateur, et par suite le lecteur, d’une révélation suggestive, plus grondante qu’explicite. En maintes apparitions et intrusions fantastiques elles-mêmes reliées aux effrois de l’enfance prise sous la lentille des dentistes ou celle du chirurgien procédant à l’ablation des amygdales, le narrateur énumère des accrocs dans les coordonnées ordinaires du réel. Harcelé de phénomènes étranges, le narrateur frôle les abîmes du destin humain. Toutefois, il ne s’y jette pas. En scènes et situations éprouvantes, nous en restons à une sorte de terreur sacrée. Le narrateur s’en tient à une contemplation sidérée, effrayée, et à une comptabilité de l’épouvante. Solénoïde pourrait glisser dans la tératologie, dans la fascination morbide de ses labyrinthes. Mais afin de raidir ou d’ordonner un tant soit peu ces grimaces de limbes, Cărtărescu, par le biais de contorsions généalogiques, s’enthousiasme pour l’un des points-limites de la connaissance, avec, en première ligne, Charles Howard Hinton, le tesseract et la quatrième dimension. L’hypothèse d’une quatrième dimension s’invite en issue possible à l’emprisonnement humain. Or le sérieux indubitable des recherches du mathématicien, telles qu’elles sont relatées par le narrateur dans une vulgarisation abrupte de quelques pages, s’accompagne elle aussi d’un vertige et d’un flottement, d’un grain encore et toujours rêveur, d’une absence, comme si ces recherches, ces calculs et théories elles-mêmes n’affleuraient que dans les bribes souvenues d’un songe ou d’un rêve. Le cube déployé en croix, celui-là même d’une modélisation de la quatrième dimension, prend dans les pages consacrées à Hinton, la texture fragile de miracle et de mirage dissipé, d’un sigle dans le vide. Toutefois, Cărtărescu porte le faisceau de son écriture dans tant de directions, sonde tant d’angles morts de la destinée humaine, qu’il serait vain et traître à son effort de les réduire à des chimères. Tant d’ailleurs immédiats semblent abouchés à la réalité, dans Solénoïde, que le doute s’immisce de failles dans la mortalité implacable. Solénoïde s’emploie à les recenser dans un vaste circuit de mélancolie bucarestoise.
A cet égard, tout l’épisode du séjour au Préventorium renoue avec l’efficacité des pages dédiées à l’école et à son microcosme délirant, en poussant l’ébranlement des frontières de la réalité en troisième dimension à son acmé. Cărtărescu, dans l’internement forcé des enfants, dans les atmosphères de dortoirs et de baraquements, dans les instants de communion avec la forêt, atteint sa plus grande efficacité. C’est, aux trois-quarts du roman, son âge d’or. Dans les phases récréatives, entre deux cours dans des bâtiments posés entre deux bois et aux salles de classe transpercées de branches, le jeune médium Traian, comme un enfant revenu du monde adulte pour habiter sa lucidité première, jette sur le roman l’un de ses rayons puissants où l’enfance se confond à l’état de passage et de glissement dimensionnel vers un ailleurs vivable, peut-être la berge, les lèvres du cratère où Cărtărescu abandonne le narrateur, Irina et leur bébé ?


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Siouville

12/14/2023

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J’aime la Manche. Nous nous doutions, pour nos vacances à Siouville, tout en haut du Cotentin, sous le « Nez de Jobourg » et l’extrémité menaçante de la Hague, d’approcher l’un des derniers secrets du littoral français. La Manche correspond aux confins du parc Normandie-Maine, en constitue la Floride. A partir d’Avranches, tout se tait. Rien ne saurait emballer le rythme de vacances perpétuelles affichées jusqu’aux boutiques, la plupart démodées, ouvertes deux heures par jour, tout au plus. Des parois de granit, d’un marron-gris moins boudeur que discret, et c’est tout. Avranches, l’entrée sud du Cotentin, prévient l’arrivant : Il n’y trouvera, au-delà, ni bienvenue ni son contraire. Mais le trajet, cette fois, plus aventureux, se ferait par le Nord, par Bayeux et Carentan. Dépassées les plages du débarquement, les hauts-lieux des batailles, vous entrez dans le maquis. La voie rapide, une fois quittée, donne sur la haie. Non la haie irrégulière, clairsemée et éparse, telle qu’elle balise les routes de l’Orne, mais un labyrinthe touffu, une épaisseur râblée de chemins creux permanents. Levez toujours les yeux, vous ne verrez rien. Le vert terreux des haies presque rejointes en tunnel par le haut, ne laisse qu’un filet de ciel, un trait de pâleur entre ses feuilles. Seule la carte et les panneaux de lieux-dits balisent l’avancée tortueuse. La haie végétale, en bourrelets sans âge, borde tout. La route, entre les deux murailles, semble une largeur précaire, plus détestée que tolérée, une inguérissable concession à la Région et au département. Très vite, la civilisation disparaît. Les barrières et les clôtures, quand elles pointent, jettent aux yeux d’autres siècles. Rien ne bouge ni ne tremble au passage des voitures. A mesure qu’avançait notre convoi, en l’occurrence deux voitures, un silence accru séparait les bornes toujours plus effacées. Le paysage ne cédait aucun de ses indices, pittoresques et avant-coureurs, d’une arrivée imminente ou de quelque sortie que ce soit. Le seul paysage plausible, celui que nous finissions par redouter au détour, depuis nos sièges, ressemblait à la fin du bitume devenu chemin de terre, piste à ornières elle-même dissoute dans les sillons évasés d’un immense marécage. En guise d’impasse, la route se fit tortueuse, tandis que la haie, déjà opaque, devint noire. L’épaisseur noueuse, autour de nous, ne devait plus rien à une pousse aléatoire, mais à un entonnoir méthodique, une manière de resserrement et de prise en étau, préfigurant un avis d’expulsion. Dans les derniers moments, tandis que les virages promettaient un arrêt imminent des voitures, bientôt empêtrées, la haie se mit à baisser. La densité des arbres et des racines, à la base, restait la même, mais, comme sous l’effet d’un levier, les haies parurent descendues d’un mètre puis de deux mètres dans leur tranchée mécanique. La Manche, en barrant la vue d’arbres et de monticules, ne concéda qu’à regret, au dernier moment, des trouées sur la mer. Siouville, après des villages qui aurait pu être des Vosges ou de la Creuse, apparut enfin dans son pli : une cinquantaine de maisons déparées, directement sur le front de mer. Je ne vis en quinze jours que deux ou trois amateurs, dans ce haut-lieu annoncé des surfeurs. En bon Manchois, ils se faisaient discrets, ils venaient du large, directement sur les vagues, sans passer par la plage. La plage, justement, tenait ses promesses. L’eau claire, d’une transparence d’atoll, baignait nos chevilles. La marée discrète maintenait l’eau à portée, en des nappes majestueuses formant un liséré d’écume de dix kilomètres, jusqu’à la falaise de la Hague. L’étendue de la plage, s’augmentait d’un sublime dégradé jusqu’à l’intérieur des terres. La dune, mouvementée, ses chardons et ses bosses, d’une taille de colline pour certaines, profilait une beauté déserte dont je doute qu’elle ait son équivalent ailleurs en France, qui plus est au mois d’août. En la traversant pour gagner la plage, nous marchions dans un décor d’aventure, une plaine Kirghize où chameaux et nomades auraient pu croiser notre groupe. A lever de tels cônes, la dune montrait des facettes de carrière ou de sablière, tout en restant, pour ce tressautement typique, plumé et hirsute des herbes sèches, l’antichambre idéale de la plage. Le paysage, artistement disposé par bandes, ne finissait pas avec la dune. Finement abouchée à la fin de son relief, débutait à l’arrière, au nord de Siouville, une lande irlandaise, très verte où paissaient d’ailleurs des moutons. L’enchaînement des rubans : pente irlandaise, dune Kirghize, plage chilienne, et mer d’atoll, excusez du peu, composait le littoral de Siouville, sans que ces fastes conjugués donnassent accès, aux émerveillés en attente que nous étions, un éblouissement correspondant. Un écart subsistait entre les éléments du spectacle pris séparément ou de façon unitaire, et l’impact sur nous de ces joyaux de rivage. Il appartenait à Siouville, bord de Manche, de limiter l’éclat de ces merveilles à une impression tamisée, reprise par un fond de fraîcheur, une brise marine qui donnait au paysage son vernis aérien. L’alignement de maisons indéfinissables pour le cachet, désinvoltes par l’architecture, pratiques et sans luxe, s’accordait aux êtres sans visage, d’ailleurs peu nombreux. L’unique ruelle commerçante, à l’extrémité sud de cette plage immense, donnait au camp de Siouville une allée grecque, en pente vers la mer, sans parapet et brise lame. Les jours de tempête, la mer devait s’y engouffrer en murs de trois mètres, sans croiser un hôtel ou une maison d’hôte. L’assemblage de cette rue accentua encore l’effet coupé de l’endroit, et son style du bout du monde. Les façades de masures aux tailles moyennes, mitoyennes et serrées les unes contre les autres, laissaient entrevoir d’exquises courettes, où des enfances magnifiques avaient eu lieu. Les gestes les plus anodins, l’achat d’une baguette, ou l’aller-retour dans cette ruelle en pente, nous enveloppaient d’une texture étrangère, des bribes de paroles d’une société à part, très jalouse de son hermétisme. Les vacanciers, s’il en fut, étaient d’ici, les autres ne séjournaient qu’une nuit, visités par des sons, des rites, un climat de chuchotements, marin et ésotérique ; ils décampaient. Nous étions restés. Le centre de retraitement des déchets radioactifs, accueilli jadis comme une manne, s’intégrait au décor sans tension ni scandale. Plus penaud depuis l’entrée dans l’ère écologique, le bassin de La Hague, dans un exercice impossible, se tassait en hauteur. Cette discordance plantée dans le granit, nous gêna, je crois, dans des proportions variables. J’ose dire que cette gêne avait du style. L’œil ne peut rester longtemps à contempler le sable et la mer, sans lâcher une œillade, là-bas, sur la falaise, pour y tâter de ce frisson noir. Le contrepoint toxique et sa concentration mortelle, en divorce intégral avec la transparence de l’eau siouvillaise, participait de cette tension locale, parente des sites d’essais atomiques, en Polynésie. Nous posions chaque jour nos draps de bain sur cette plage aux faux airs de l’île du Docteur Moreau. En se baignant, personne ne put s’empêcher, savourant la qualité limpide, de la soupçonner moins empoisonnée que maudite par l’ombre portée de la Hague.
Ce nez de Jobourg, nous devions y monter. Ce serait l’occasion, aussi, peut-être, de voir de plus près les Manchois. Le jour même, « La Manche libre » en faisait ses gros titres. La colère grondait. Les habitants, depuis quelques jours, s’indignaient de l’envahissement des touristes, Allemands, Hollandais, Français, tous des étrangers donc, venus piétiner leurs platebandes. Une invasion était en cours. Les camping-cars recouvraient la falaise et le nez. Devant cette alarme indignée, notre crainte fut grande de ne pouvoir accéder au chemin de crête et au promontoire, le dernier éperon, à l’Ouest, avant l’Amérique. En arrivant sur le parking, nous ne vîmes pas mille camping-cars, ni cinq cents, mais une camionnette serrée contre une voiture d’occasion. Le Manchois est très réactif, car les deux camping-cars sans doute aventurés la veille sur le parking, deux familles hollandaises perdues probablement, avaient dû être chassés à la grue, au tracteur ou poussés dans le vide, sur les récifs. L’invasion, en tout cas, fut vertement endiguée, et les falaises resplendissaient à nouveau, vertes et lustrées, sauves de toute mécanique. Au sommet du chemin en pente, nous attendait une vision spectaculaire, millénaire, bleu canard et houleuse, sur un belvédère absolument désert exposé aux rafales.
Je ne suis pas un agité touristique, mais la Manche avait tout pour me plaire. Le premier lieu, projet de visite, avait joué en faveur de notre choix de vacances, il s’agissait de la lande de Lessay cadre de l’action de la nouvelle de Barbey d’Aurevilly : L’Ensorcelée. Ce no man’s land quelque part au centre de la Manche, haut-lieu de la chouannerie, abritait également le village de naissance de l’écrivain et un petit musée, avait-on découvert, qui lui était consacré. La virée nous mena au milieu de nulle part, dans l’une des zones rurales les plus méconnues de France. D’un village à l’autre, l’ancien dominait, l’âge des aïeuls restait en suspens, et les mairies et voitures, présentes comme fatales ou obligatoires, se posaient sur le canevas comme des ajouts factices sur la broderie du passé. La Maison de Barbey, enregistrée à regret à l’office des lieux visitables, lieu de tourisme malgré lui, fonctionnait néanmoins, sur un mode mineur, avec son guichet, son stagiaire d’été réveillé, stupéfait, presque, de notre entrée. La maison de Julien de Gracq, dans un autre genre, m’avait ébahi pour la prouesse des tenanciers à raser toute magie propre à l’œuvre de l’écrivain. La Maison de Barbey, elle, telle que nous la découvrîmes, tuait son illustre habitant d’un contre-éloge indécidable : somme de négligences ou vœu collégial de dénigrement, je n’en sais toujours rien. Toujours est-il que les pièces bistres annonçaient à la pénombre la prétendue mauvaise tête de l’écrivain qu’à toutes forces les objets, les meubles et les documents entendaient relayer. Un énorme portrait de crapaud à moustaches où Barbey ressemble un peu à Flaubert, claquant l’image d’un hobereau acariâtre, fauchait le visiteur dès l’entrée. Cette première pièce s’acharnait à donner de Barbey une image détestable en une série de formules plus amères et désagréables les unes que les autres. Sous l’apparence d’une célébration du maître des lieux, l’entreprise culturelle se muait en lynchage, il n’y manquait que les fléchettes pour viser les bouffissures et les bajoues de la grosse poire gorgée de morgue à quoi les pièces de ce musée, à commencer par les photos, s’attachaient à réduire l’auteur des Diaboliques. Un sanguinaire, un malfaisant à langue de vipère, insistait en grands caractères toutes les citations. Pour le visiteur non prévenu, à qui ce lieu seul, sans l’expérience de la lecture, donnerait une idée de Barbey, les présentations, pour le moins, étaient sabordées. L’intention générale, très suspecte, se perdait dans un grand soupir fatigué, lui-même transféré au moindre bibelot. Les concepteurs du projet n’auraient pu faire pire, sinon, peut-être, glaner l’avis des visiteurs dans une enquête, à la sortie.
Finissons avec une autre visite, plus au nord, dans un village à proximité de la Hague. Un village devenu célèbre ou presque, depuis que Jacques Prévert y a fini ses jours. Qui ne se fait pas une idée sympathique et débonnaire de l’homme au mégot et à la casquette, du bon copain de comptoir, titi parisien spécialiste de la camaraderie et de l’argot des faubourgs ? Moi aussi, je stagnais, à son égard, dans une estime en suspens. Elle s’est précisée lors de notre visite. En cirés et capuches, nous entrâmes dans la demeure. Le jardin comportait, sur le devant, ces végétaux dignes du Voyage au centre de la terre : des feuilles de rhubarbe à cacher trois hommes. Après quelques piétinements dans les locaux vides, équipés du seul bureau de Prévert en étage, le « bureau de monsieur », à l’approche duquel les visiteurs, respectueux et fascinés, baissent la voix, le déplacement impose la scrutation des quelques papiers collés aux murs et en vitrines.  On y apprend que le beau village choisi par le couple, devint en quelque sorte leur domaine, leur seigneurie. Nous sommes ravis d’apprendre, en continuant nos lectures qu’une femme du village, embauchée comme domestique, notamment parce qu’elle habitait en face, dut se plier à toutes sortes d’exigences, dont celle qui consistait à servir le petit déjeuner au lit. La servante et le jardinier, lui aussi enrôlé sur place, se relayaient à la cuisine et dans les massifs, au bon plaisir de Prévert, en veillant à respecter ses horaires, ses heures de rêveries. Parmi d’autres aménités, je garde le souvenir du frère de Prévert, dont je ne savais rien, à peu près englouti par l’homme célèbre et laissé sur la touche. D’ailleurs, dans une démarche similaire au camouflet réservé à Barbey sous le toit même où il vécut, la Maison Prévert proposait un film, toujours dans ces petites loges où l’on fourre les touristes, qui achevait l’écrivain, sans manières, à la mode manchoise. La femme de ménage tenue de répondre à tous les désirs du couple, expliquait avec une sincérité sans malice, presque en s’excusant, l’attitude de ces Parisiens en pays conquis. La Maison d’Omonville-la-petite offrait du scénariste des Enfants du paradis, l’image d’un Parisien abandonnant sa défroque de copain de café, pour celle d’artiste bien décidé à se fabriquer son domaine. Un roi très peu aimable en son royaume.


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Vie et destin, Vassili Grossman

11/19/2023

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                                                                                                  « Je vous prie de rendre la liberté à mon livre »
                                                                                                             Vassili Grossman à Nikita Khrouchtchev.
 
Vie et destin, le roman de Vassili Grossman, offre un tableau intégral de l’homme. Tout sera dit, laisse à pressentir le romancier dès les premières pages, et en effet, rien ne manque à l’appel, rien de crucial n’est oublié, et l’on songe à la paix dans laquelle Grossman aurait pu se retirer, tout devoir accompli, si son roman n’avait pas été muré, trente années durant, aux sous-sols du KGB, laissant le texte impublié du vivant de son auteur.
Grossman embrasse l’humaine condition avec la patience d’un grand désespéré. Certes, il y avait matière, avec Stalingrad comme toile de fond, à écrire un roman âpre sur les mois impitoyables de la bataille qui allait décider du sort du monde. Ce roman, Vie et destin le compose et le sublime dans tous les sens du possible. Seulement, aux amateurs de récit de guerre, Grossman offre l’inespéré : la source même de leur passion étrange. Car si les morts éclatantes, les bravoures écrasées et anonymes, les tableaux d’enfer que recherche l’amateur figurent bien au complet, la guerre selon Grossman s’élève à une toile gigantesque dont le front n’est qu’un élément. Stalingrad donne le ton, et l’onde se propage. Dans Vie et destin, la canonnade terre-et-ciel sera en toutes choses, jusqu’au moindre pli de lèvre dans un dialogue à l’abri, loin de la première ligne. Ce ne sont pas les assauts ou l’enfoncement des positions qui sont les seuls décisifs, ce sont les dialogues à l’écart, dans la pénombre des labos de Kazan, dans un appartement à Moscou, ou dans les QG-tanières creusés au bord de la Volga. Ce sont les virements d’atmosphère en petits comités, les saynètes surcomprimées par le gigantisme de l’invasion et de la contre-offensive, la fameuse contre-offensive qui se fait attendre, qui gronde tel un séisme dans les profondeurs, dans l’attente d’un décret tellurique.
Comme rarement, dans un roman, les protagonistes s’adressent la parole. Et c’est peu de dire que ces êtres de fiction ont du corps. Tous se disent les mots qu’on échange à l’heure des adieux. Chacune des paroles, surtout, a le grain de la peine qui l'a inspirée. J’ai souvent repensé, au fil de la lecture, à ces mots d’Efim Etkind évoquant Grossman, ses grosses mains puissantes d’Hercule façonnant son œuvre mois après mois. Ce raccourci traduit l’amour sans faille qui bonde les pages.
Des steppes de Sibérie à celles de Stalingrad, le froid n’est pas l’arrière-plan qui se passe d’être dit tant il congèle à la ronde ; il double les personnages. Le soldat allemand, le soldat russe, les commissaires politiques, les gradés, les mères courages et les amantes versatiles, tous viennent du froid et se retrouvent au milieu du plus brutal des hivers : l’hiver 42. Ainsi, je m’attendais à des silhouettes à demi statufiées, intimement prises par l’hiver et exprimant ce gel pénétrant. Or Grossman, qui ironise lui-même sur la perception de la langue russe par une oreille étrangère « heurtée par une langue de barbare », pose sur toutes choses, et en premier lieu sur ses personnages, un regard de père, de frère ou de cousin. En homme vigilant et attentionné, il les couve du regard. Dans une ère violente qu’aucun adjectif ne saurait qualifier, les personnages vraiment odieux restent très rares. On pourrait considérer que le malheur en partage adoube tous les acteurs du drame, mais les effets de présence chaleureuse sont le fait de Grossman et de sa capacité à envelopper ses personnages, à ne jamais les tenir à distance. L’écrivain marche avec eux, avec ceux surtout, qui dans l’isolement connaissent les foudres de la perte, comme la mère de Tolia, sur la tombe encore fraîche de son fils dans un cimetière d’hiver noir, ou Novikov à l’ouverture d’une lettre mortelle. Chaque solitude présentée par Grossman rend une atmosphère de fermette allumée au cœur de la nuit. Cette lueur de conte contribue pour beaucoup au mouvement en avant qui porte la lecture des 1200 pages.
Parmi les nombreux personnages, des héros se distinguent, et ceux qui méritent de l’être sont assez nombreux pour qu’ils diffèrent d’un lecteur à un autre. Novikov, le colonel tankiste, champion de la grande percée, héros de la victoire, vit les heures exaltantes dans la promesse d’un bonheur encore plus géant : les retrouvailles à venir avec la femme de son cœur. Au seuil d’un grand amour que ses victoires immédiatement légendaires vont élever en arche, Novikov devient le siège d’un doublé crépusculaire, d’une consécration inhumaine. Cette transfiguration en demi-dieu, qui plus est d’un chef qui épargne ses hommes, travaille le récit en profondeur, inquiète l’histoire d’une pulvérisation au grandiose. Si Vie et destin paraphe le parcours de chaque personnage, le marbre du titre légende au mieux Novikov. Les deux autres sont Krymov et Strum, les ballotés du régime. Le premier, commissaire politique, sera le jouet-type des mesures arbitraires prises au sommet de l’état. Enfermé à la Loubianka, dans un bâtiment carcéral à défier les pires dystopies, il entre dans l’absolu de l’absurde, dans une cruauté presque planeuse, comme directement inspirée des yeux de Staline. Le second, sur un plan scientifique, connaîtra le mouvement inverse, allant d’une presque déchéance à un brusque retour en grâce, marqué par l’un de ces fameux appels téléphoniques de Staline. (On pense à celui reçu par Chostakovitch à l’époque où celui-ci craignait l’emprisonnement).
Vie et Destin s’est fait connaître, aussi, pour la « bonté humaine », celle pratiquée loin de tout, sans témoin, par les anonymes, sans visée ni cadre, sans théorie ni concept ; rien qu’à l’instinct. L’élan de la « bonté humaine » fracasse toute idéologie criminelle résultant des systèmes à bonheur. Par l’entremise d’Ikonnikov, prisonnier d’un camp en Allemagne, considéré comme un fou, Grossman délivre une terrible parole, directe et pure, une parole étranglée qui rappelle la guerre sainte de Daumal, mais en plus cru, prise non au fond du cœur, mais à l’emplacement de ses restes fantômes. A ces mots, comme déposés au pied de la communauté humaine, le lecteur entre dans la châsse sacrée du récit, avec le sentiment que tout l’effort de Grossman se résume à ce cœur mis à nu.
Dans l’ordre du déchirement, Grossman n’aurait pas eu besoin d’évoquer, comme il l’a fait dans le détail, l’itinéraire des familles dans les camps de la mort, de la sortie des wagons jusqu’aux chambres à gaz. Outre la détresse et l’horreur toujours fichée dans un détail saugrenu, ce chapitre-calvaire est l’occasion, dans la gamme très riche des portraits humains, d’inclure ceux, dans le processus d’extermination, qui tenaient les portes de l’enfer et jubilaient à l’accomplissement du pire, au plus près de l’effroyable. Jamais, dans la littérature concentrationnaire, je n’ai lu plus terrible. Le propre de ces hommes, hargneux et banals, c’est qu’ils semblent impossibles à typer. Leur profil de démon-chiffonnier ne prend forme qu’en gestes furtifs au milieu des condamnés, lorsqu’ils veillent au déshabillage en bon ordre, tout en pratiquant une hypocrisie comme née de l’abîme sifflant, là-bas, au bout du tunnel. En ces lieux les plus obscurs de tous les temps, où toute incursion déclenche une monstrueuse impudeur, Grossman sait encore mener son lecteur, sans rien lui épargner, tout en ménageant la dignité des assassinés.
La « bonté humaine » tisse le roman en entier, mais elle flamboie plus dure en certains lieux du monde stalingradien. Si le centre sacré de la parole du roman tient dans le monologue d’Ikonnikov, le haut-lieu du roman, lui, est un nid de bataille, un point de résistance dans les décombres : la maison du 6 BIS. Est-ce encore un lieu que ce réduit de morts en sursis, pris dans une veillée d’armes sans issue ? C’est l’âme du combat et le vestibule des amis. Ici convergent les pentes imaginaires. Grossman a rendu, par touches, la bataille de Stalingrad : la Volga, l’usine électrique, les résistants improbables, encore à leur adresse après les kilotonnes de bombes, les rats, la famine et les charognes. Mais pour les honorer, les lever sur la stèle de la mémoire universelle, il n’aura pas eu à multiplier le compte-rendu des sous-sols, à inventorier les noms de famille, les cas déchirants, impensables, les enfants au regard dans les fentes d’éboulis. A lui seul, LE 6 BIS assurait la mission. Grossman ne pouvait explorer plus avant la pulsion humaine que dans ce blockhaus taillé au mortier. Autour de Grekov, c’est le commando des commandos qui opère. Les grades sont encore aux épaulettes, et Grekov commande, mais dans ce salon de ruines où les hommes boivent l’eau croupie des canalisations, la guerre n’est plus celle menée deux ou trois souterrains en arrière. Ce n’est plus seulement l’avant-poste ; c’est la lutte suprême où les ennemis se voient dans les yeux. Les uniformes sont de terre et de suie, et les sorties, la nuit, à deux ou à trois, sont mortelles à tous les coups. Quant aux bombardements, à la mitraille, ils détruisent à chaque fois le trou de gravats où les hommes se calent et s’accoudent. Une jeune radio arrive sur place, suscitant le désir, plutôt une rêverie plus ou moins brutale. Une idylle va naître dans les décombres. A gestes et à mots comptés dans la pénombre des galeries où l’on rampe, les espoirs fébriles achèvent de placer la maison 6 BIS dans les limbes de la guerre. Jamais hommes et femmes, tombés au combat, ne se sont si clairement adressé la parole. Leurs voix ressemblent à des essais dans le néant, et, puisque le son parvient à sortir des gosiers, ils continuent jusqu’au bout. Et l’on entend que la disparition fatale, que l’état de mort anticipé gainent leurs mots et leurs attitudes d’une espèce de courtoisie hébétée, de calme jamais trouvé du temps de la vie.
Grossman illustre encore cet état de limbes, en le doublant d’un coup de boutoir universel, à travers la scène d’une rencontre entre un soldat allemand et une femme russe déambulant, après l’encerclement des armées allemandes, dans les ruines neigeuses. Sur fond de planète inconnue, le soldat géant et la veuve chassent l’épluchure. Les yeux rivés par terre, fouillant dans la boue, ils se rencontrent et se saluent dans une révérence à tout rompre :
–      Bonjour, Madame.
–      Bonjour Monsieur.
 


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Londres, Céline

9/7/2023

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Londres est un mutant. Gallimard se pourlèche, Gibert en est plein. Des colonnes de cinquante, partout, sur les rebords, les corniches, le long des rampes, en vitrines, en pergola au pied des escalators. Pas dans les rayons avec les autres, – chacun à sa place, deux neufs et trois défraîchis  –, mais entassés, bien visibles, avec les gadgets du sol au plafond et jusqu’à la caisse. Plus nombreux qu’un calendrier de l’avent fin novembre, c’est un stock sans promo ni banderole. Du clandestin industriel. Londres, Céline, Gallimard, il suffit d’imprimer. Les jeunes, les vieux, les vieilles, tout le monde a le sien, un bout de scandale, une suite de légende. 20 euros l’exemplaire. J’ai pris le mien.
Le début en trombes s’emmêle dans l’argot. Sans prévenir ni poser les pions, Céline avance au hachis. Le récit démarre dans l’abstrait, la roulade, un fouillis de rues et de tripots, tant il caracole. Dans l’interlope, dans l’impatience des bas-fonds, à un millimètre des nerfs auscultés à l’heure des pires avanies. A la lecture du chaudron, en plein chaos, j’ai cru à l’erreur, à la défaillance. Nenni. En quelque sorte, la parole à souffle coupé peu à peu s’articule. Non que l’aube refroidisse les outrances, elle les distingue. C’est du bord de Tamise à la sortie des tavernes. Londres pourrait être Anvers, Hambourg, Macao, une ville de docks, au ras du pavé, des plus luisants et de toutes les substances. Un souvenir de L’île au trésor flotte sur les pages du début, comme bouillies à l’alcool. Myopes, saccadées, coupées d’angles morts. On ne voit pas les visages, rien ne les décrit, tout les burine. Les épaves et les brutes roulent ensemble, se battent ivres morts parmi les filles, toutes légères et tarifées. La grande guerre et son XXème siècle à la bombe, outre-manche, font trembler toute la clique, mais les événements, malgré la peur d’être pris, renvoyés au front, rugissent à froid, très loin, dans une autre dimension, séparés d’une Angleterre flibustière à la « Long John ». Le lecteur n’a pas encore trouvé son aplomb qu’il sait déjà, s’il s’y retrouve, que Céline ne manquera aucun bouge, aucun soupirail, que la ville de guerre, la défensive Londres, dernier bastion coupé de la guerre ouverte, repaire des éclopés, des déserteurs, va rendre son suc jusqu’à essorage. Le tapin, dans ce contexte de survie clandestine, n’a plus le temps d’être glauque, c’est presque un mérite. Les femmes, loin de virer pathétiques et clouées au destin, paraissent des sœurs, des méritantes, infirmières spéciales dont les exploits entre embarcadère et latrines, sous les ponts ou ailleurs, s’approchent, pour le style et l’aura, d’une mission obscure. Les raclées distribuées, elles-mêmes, sonnent plus guignoles que dramatiques. Les claques, les coups de pied au derrière ornent une basse continue de tendresse, scandent un burlesque de farce. Les filles semblent inépuisables et ne souffrent qu’à la rigolade, rieuses jusqu’au sang, telles des figures de sérails, à l’arrière-plan des tableaux. Ferdinand est maquereau, un peu au hasard, par la force des choses. Il fallait l’inventer ce prisme parfait. Voilà la rudesse humaine en son plus simple appareil. La ville n’habille qu’à peine ce déluge pulsionnel. Elle l’envenime de toutes les promiscuités. Céline débarrasse les trafics relationnels des phases transitoires, dans un vertige de round entre une droite et un uppercut. Les protagonistes ont la face en parechoc, ils débarquent du froid, de l’Est, et de la boue. Eux-mêmes colosses boueux, sortes de molosses pires que des vagabonds, sont des monuments de la rue au croisement de Goya, Rabelais et Dickens, (façon Borokrom et Moncul). Dès leur entrée en scène, l’impression de monstre en liberté, de record en brutalités à babines secouent les pages d’une grosse semonce. Céline se prend de vitesse. Sa vigueur l’éperonne, il raconte tout à la fois. Entre le Voyage et Mort à crédit, on le croirait affamé, et, excusez du peu, en manque de récit. Dix romans se piétinent sur la ligne de départ. Le début, j’y insiste, conditionne l’embardée générale. Emporté par la bousculade, le lecteur se repère mal dans les trente premières pages comme prises dans un goulot d’étranglement, une rixe de lieux, de visages et de sensations. Il ne sait pas où il est, avec qui, et de quoi il retourne exactement. Angèle, la prostituée embarquée outre-manche par le major Purcell, reste aux mains du narrateur, propulsé maquereau et lié à toute une faune franco-étrangère exilée à Londres. Le roman se cale dans l’entre deux fièvres des vacances et de la cavale. Le tout enflammé aux vaches maigres, aux nuits rances et drôles. La tonalité régnante, c’est l’irrésistible attrapé au vol du délire. Sans passé ni lendemain, les héros jaillissent d’une penderie à personnages secondaires, des prototypes mal taillés, sortis des réserves et des oubliettes avec leur costume de foire. Ils jurent tellement qu’ils en deviennent réalistes. On dirait que Céline a jeté de l’appât, du corsé bien au fond des ténèbres, des impasses et des sentines, et que les solitaires hideux, du modèle semi damné, ont mordu. Ils ne seraient que lâches et immondes, mais Céline les travaille, en biseaute les blocs, et trouve des angles inédits, des aperçus moins sombres de leur cœur de bœuf. Ici commence le numéro de bestialité camarade. Il y a Leicester, le quartier et le siège de la clique. Un pandémonium sans faute, le quartier général du romanesque, son réservoir, ses étages et ses chambres. Difficile de se faire une idée précise de l’état d’esprit des personnages. Aux abois et voués aux nécessités physiologiques, d’ailleurs assouvies dans un même mouvement qui englobe la peur, la sexualité débraillée et les manies les plus tordues, les personnages engagés sur la scène de Céline paraissent privés du sommeil où, éventuellement, ils pourraient réparer leur mécanique détraquée. Le risque du peloton, de la police, de la cour martiale, alimente une atmosphère de colo. Je pense au séjour de Borokrom et Ferdinand chez Yugenbitz le médecin, où la planque et la cohabitation dans une espèce de cagibi livrent à la mitraille de saynètes un arrière-plan potache des mobiles humains les plus inexorables. Rien que la crainte que le géant Borokrom ne saute sur la femme du médecin pendant que le narrateur l’accompagne dans sa tournée vaut la lecture. Le fond de marasme causé par l’urgence de se cacher et de s’en sortir, constamment rehaussé par le roulis du bizarre des autres, nourrit le cadencier célinien. Les personnages sont là, sur la place, comme des anciens, mais les autres, ceux qui arrivent de leur débandade ont le cachet lascar et olibrius. Nous les voyons venir. Cantaloup, le souteneur marseillais, est le pivot de la communauté. Autour de lui s’agrège la faune du roman. Comment se sont-ils rencontrés, Céline doit l’indiquer dans un courant d’air, mais on l’imagine sans vraiment le savoir. Le rythme emporte tout, surtout les préambules. L’état de traque permanente maintient les personnages sous tension, parias et profiteurs. Ils vivent ensemble, dans une sorte d’immeuble des miracles, non loin de la Tamise et des docks. Cantaloup au centre, en maquereau vieille manière, et les déserteurs tout autour, des vétérans exilés, des échappés, des fugitifs de cargo. Des rescapés et des planqués, de vrais vétérans, même des médaillés comme Ferdinand, des officieux, des officiels, tous clandestins, blessés mal remis, permissionnaires sans retour, monstres de contrebandes dont Céline a poussé à fond le côté mastoc rabelaisien en même temps que la stature d’ogres des faubourgs, dockers-nés. Borokrom et Moncul en tête. Pour les patronymes, Céline plafonne, aucun ne sature pas au délire. Et quand le major, l’Anglais excentrique, ne s’appelle que Purcell, il faut voir le numéro, ses copulations distraites avec Angèle, ses saillies neurasthéniques sous les yeux de Ferdinand, puis sa lubie des masques à gaz, en laquelle je vois, par l’excès illimité, le coup d’essai des patates poussées à l’électrique de Courtial des Pereires, l’inventeur dans Mort à crédit. L’autre Anglais, le très smart aristocrate au grand cœur, déjanté notoire imbibé au tonneau, disparaît en prison, sans procès ni jugement après des hauts faits de camaraderie où l’alcool inaugure un troisième état de la matière : ni morte ni vive, mais saoule. Céline tire le meilleur de l’aventure, de la narration palpitante, du gros plan suraigu sur les catastrophes triviales de la vie à la rue et des profondeurs de la dèche. Il invente le cauchemar réaliste et chaleureux. La débandade épique et ses figures hypnotiques. Céline, – ici pointe son secret exhibé partout dans ses prouesses –, enrobe d’un amorti songeur l’avalanche des outrances. Pas une once de penchant compassé, quand Ferdinand accuse le coup, mais une espèce de crève-cœur qui emprunte le même véhicule élancé, et pour tout dire le même fuselage de bourrade. Outre cet esprit d’accolade au milieu des pétards et des bombes, il y a le goût naissant du narrateur pour la médecine, pour l’exception des danseuses, ou encore le sentiment de fraternité dont les secondes inexprimables passent, au milieu des séquences, comme d’assourdissants ravalements de glotte. Les recoins, les adresses, le nom des rues animent le violent puzzle du roman. Pour être mieux suggestif, Céline ne décrit jamais vraiment les putains, leur tenue précise. Elles racolent à manteau unique, fardées expresses, dans un mixte fané et endurant. L’expression boudinée et enflée des anciennes donne la réplique à l’ingénuité des plus jeunes. Elles rappellent les beautés de Van Dongen, sans la moue mystérieuse. La prostitution de guerre elle aussi a ses raids. Si foudroyants que les clients paraissent engloutis en fond des ruelles plutôt qu’assouvis à l’horizontal. Les filles absorbent les marins et les ogres dans un fond de rue dont elles gardent le seuil. Les passes entourent l’intrigue d’un continuum de coins louches, d’enclaves sinistres. Des trous d’ombre à viols et à crimes dont Céline, en n’y portant jamais la lumière, tire le meilleur. Deux notations et le frisson est lâché. 


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Le Silence des agneaux, Jonathan Demme.

6/3/2023

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Le générique serait presque banal si ses lettres noires et cernées de blanc, ne rayonnaient pas au phosphore. Dès les premières secondes, la modernité est partout. L’image, subtilement grenue, a du corps. La nappe musicale et son adagio retors poussent une plainte froide, évocatrice d’une hostilité inconnue et du monde où elle règne. Soutenu par la composition d’Howard Shore, le film instille ainsi, d’emblée, sa distinction, sa marque de naissance. Au domaine des années quatre-vingt, on fait les cartons. Des objets puissants dépassent des caisses à l’heure du repli. Ils émergent ou pourraient émerger du brouillard riche où le grain vidéo abrase la suavité argentique. La grosse caisse des télévisions, les téléphones à cadrans, l’écran lourd des ordinateurs cathodiques sont encore à leur place, mais plus pour longtemps. Au milieu des bureaux et des affaires courantes, ils ont le charme des vieilles carrosseries.
Nous sommes en 1991, les grands millésimes sont derrière. Le tournage a pourtant son label des années terribles, car il a débuté le 15 novembre 1989. Saturé du meilleur de la décade, le film en est en quelque sorte le recueil et la quintessence. Sur la courbe de l’ivresse, nous sommes en pleine descente. L’époque finissante, aux prises avec la nouvelle, réagit à grands spasmes. Un insaisissable milieu prend forme. Avec son attirail démodé, ce monde qui sombre, dans Le Silence des agneaux, ne blanchira jamais et passera sans transition du vieil or au néant. L’adaptation du roman oscille entre cette patine aurifère et un sous-éclairage balayant à faisceaux hasardeux les franges du futur. Les extérieurs autant que les intérieurs ont la lumière indéfinie de paysages traversés en vitesse ; ils n’existent que par le hublot, dérobés et agressivement désolés. La carte se dessine d’une jungle abstraite des États-Unis. La liste des sites ressemble à une concurrence de théâtres spectaculaires et fanés, pour ne pas dire évacués. Les paysages, bâtiments et villes d’un territoire courant de la côte Est à la région des grands lacs : le pont et la campagne de Belvédère, Ohio ; l’aéroport de Lambert-Saint-Louis, dans le Missouri ; l’hôpital psychiatrique de Baltimore, la maison funéraire de Homestead, en Pennsylvanie ; le musée Carnegie d’histoire naturelle à Pittsburgh, la tanière de l’écorcheur à Perryopolis. Une zone infinie de confins et de férocité embusquée, tapie à son aise. Le FBI est l’unique élite autorisée à pratiquer l’occupation ubique du territoire. Au service de Crawford, encadré par les voyants d’un tableau de bord, l’avion de nuit est la fusée de ce cosmos ; il mène sur toutes les lunes des USA.
Le film entier joue, et pas seulement Hannibal se rétribuant en cruautés mentales aux dépens de Clarisse Starling, sur un état fragile et endimanché des choses et des êtres. A ce titre, rien de plus emblématique que le regard de Starling à la fenêtre des Bimmel, depuis la chambre de la victime. Toute la séquence dévie sur les secrets de l’enfance et de l’adolescence. Dans une réaction en chaîne, le spectateur est mis dans la situation vertigineuse du décompte des êtres qui auront compté. Ce regard de jeune fille, son angle de vue emprunté par Starling, donnant sur le jardin et les lopins des voisins, offre la plus prégnante des vues sur le drame. Le poème du regard à la fenêtre, l’enquêtrice en déglutit à l’improviste le cadastre funéraire.
Pris dans une lividité ambiante, un lendemain de crime perpétuel, paysages et humains se présentent comme allumés de l’intérieur, atteints d’une blafarde luminescence. Elle galvanise tous les plans. Un peu plus qu’héritière d’une décennie imaginaire qu’on pourrait dire « à la New-Yorkaise », par exténuation artistique du filon urbain, chaque image semble au néon, grésillante, et comme vernis au radium. La première séquence donne le ton. Starling court en survêtement, dans une forêt de Quantico, au camp d’entraînement du F.B.I. Le jogging en coton gris, dans une forêt plutôt factice, aux arbres de studio, intronise la couleur passée comme un signe, un vide de style entre deux modes. La matière déteinte se met à réfléchir. Si le vêtement ordinaire, convenable sans plus, impose l’univers aigre et sans joie d’un monde voué à l’enquête, au devoir et à l’angoisse, le volet capillaire a lui aussi son importance. Le choix des coiffures paraît en rapport direct avec la tonalité du film. Les cheveux en arrière de Scott Glenn alias Crawford possèdent un semblant de style rétro que dément in fine la coiffure parfaitement indécise de genre et d’époque que l’acteur et le réalisateur semblent avoir choisi par défaut. Scott Glenn, aux prises avec le styliste ou le visagiste de faction a dû lui dire, pour finir, de laisser tomber, en réglant le problème d’un coup de peigne. Son interprétation n’en souffre pas, au contraire, mais avec ses lunettes rondes, il fait moins chef du FBI que nazi au Paraguay. Il lui manque dix ans et il fait déguisé. Le médecin Chilton, lui, arbore un brushing de croisière. Demme lui a collé une perruque de vieux beau ; le gonflement est si envahissant qu’on ne voit que lui, jusqu’à l’étrange. La fille de la sénatrice, la blonde Catherine Martin, porte les cheveux longs, moins négligés que privés de genre et livrés à l’abondance. Les femmes adultes, Starling et la sénatrice en l’occurrence, affichent le même carré long qui évoque le brushing calmé du début des années 90. Un assagissement fade des chevelures disco qui, visant l’élégance, se perd dans la raideur apprêtée et donne un genre de pimbêche. Le visage de Jodie Foster, d’une grâce complexe et inquiète, le cheveu hésitant entre une coupe de belle-sœur, de tante ou de cousine, est l’emblème pâle du demi-jour. Le film ne quitte plus ce réglage de ciel gris blanc qui est moins la couleur des mauvais jours que celle des milieux de semaine. Les prises de vues affichent une trame qui ne sent pas l’effet, le filtre, mais une fierté fatiguée de l’image, toujours nerveuse néanmoins, voyeuse et compétitive. Il y entre un froid télévisuel de feuilleton, de série et de téléfilm de luxe. Une lumière de clip, de fond de cuve MTV. Les acteurs eux-mêmes se regardent en jouant, non comme les pionniers de la nouvelle décade, mais comme les derniers du grand huit. Le film invente l’éblouissement terne des jours sans gloire et la tête basse des afflictions dans un climat d’anonymat civil. Le film ne clame pas son crépuscule, ne le cherche pas, mais le subit de toutes parts comme son fondement. Jamais personnages ne m’ont paru si adossés aux années quatre-vingt, à l’image de la fille de la sénatrice, à quelques minutes de son enlèvement, passant à fond « American girl » de Tom Petty et chantant à tue-tête à son volant. Demme, réalisateur du superbe clip « Perfect Kiss » de New Order en 1985, s’avère d’ailleurs, par ses choix musicaux, un traqueur surfin du filigrane new-wave des années 80. Car, outre « American girl », plutôt rock mais au survoltage punk, Q. Lazzarus et Colin Newman dessinent la subsistance entêtante d’une, disons, dominante de style anglaise qui n’a toujours pas déchu, en 2023.
En adoptant une semi-crudité inspirée du documentaire, Jonathan Demme dépasse la note réaliste. Ici, personnages, décor et plainte désaccordée de la bande-son, instaurent une ambiance de damnation sourde et générale. Le film annonce son époque malgré lui, par une espèce d’enregistrement avant-coureur de son spectre. Il se trouve enveloppé, pelliculé, fardé de sa maille indécidable, quelque part entre le sinistre et l’insipide. Le réalisateur n’a sans doute pas choisi 1991 comme date de naissance mais tout, équipe de tournage, acteurs, décors, personnages, regarde autour de soi la périphérie sidérale qui cerne le film. Sa texture semble prise, quel que soit le moment de la journée dans les séquences, dans les brumes d’un nouveau jour ou d’une suite de jours sans repères. Ce n’est pas une lumière de saison, mais d’époque. Le Silence des agneaux, perdu au milieu d’un calendrier, ne connait pas le vide imaginaire au-devant mais il le redoute, le pressent et l’anime dans l’insolation blême de ses protagonistes. Plus que les crimes sophistiqués qui en sont vaguement l’emblème, le fond de terreur du film, sa qualité d’effroi latent montent des courants glacés d’un abîme de dégrisement. Rien ne paraît plus fictif et précaire, dans ce film, que la lumière du jour. Le film retombe à la nuit à la première occasion et sa clarté, épisodique, hivernale, est harcelée de ténèbres. Au-delà de 89, ce n’est pas l’imminence d’un creux d’intensité qui descend la température au zéro absolu chez le plus jovial des prévisionnistes, c’est l’annonce des limbes monstrueux entre deux âges, les no man’s land obscurs d’un temps arrêté. Un raidissement singulier naît, chez les acteurs, d’une époque à représenter en aveugle. Il y a de l’étonnement inquiet à se voir ainsi propulsés dans cette préfiguration de l’avenir dont ils jouent une des possibles intrigues. Le Silence des agneaux ne se cantonne pas à l’énigme, à l’exercice de style et au coup d’envoi sans rival du thriller moderne ; le film encaisse et restitue un choc imprévu. Pris de révulsion, il déchire un voile autrement plus épais que celui d’un genre. Par-delà le jeu des acteurs, la peau vire au blême inédit. Aux regards de Scott Glenn, au visage sans catégorie de Jodie Foster, au terrifiant bilan de l’ennui à venir que représentent les excès de Lecter, dans les différents face-à-face à la croisée des chemins auxquels se livrent les héros, on dirait le premier éblouissement d’une comète en approche. Les personnages échangent des paroles accordées à l’intrigue, mais au-delà des mots, les visages flottent comme des médaillons de cauchemars qui se lancent d’immuables regards. Chacun est seul, sans famille, largué au monde, les amarres coupées. Au mieux fonctionnels, au pire livrés au néant prochain dont rien ne les sépare, tous les personnages sont à deux ou trois mois de céder à des retraites précipitées, des retranchements définitifs dans des hameaux à tourelles ou des blockhaus en forêt ; à un ou deux semestres de tomber dans la drogue dure ; à un an, au plus, de ne plus se reconnaître.

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Thomas de Quincey

5/18/2023

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Abordant le cas de Thomas de Quincey, mangeur d’opium et double baudelairien à symétrie égale avec Edgar Allan Poe, je renonce à revoir le portrait gravé ou médaillon représentant les traits de l’auteur. De la lecture des Confessions d’un mangeur d’opium, traduit par Pierre Leyris, je garde le souvenir, somptueux et altier, d’une impression sans fin, aux propriétés de lévitation et de volutes, faites pour être traversées et retraversées au fil des pages et hors du livre. Ici, l’orfèvrerie déliquescente offerte au lecteur recompose en pierreries aériennes les nuées du sublime. De Quincey ouvre ses collections. L’homme a posé ses valises terrestres de condamné à la matière pour s’engoncer dans son cottage. Le vide crié autour de son emplacement rend la terre britannique à son statut d’île antique. Exception humaine retranchée entre plis et collines, solitaire d’un âtre au fond d’une masure sans lanterne, dans le silence agraire et le vent sifflant importé des falaises ou des landes, l’homme paraît n’avoir jamais rouvert la porte close de son fécond hivernage.
Piégé à la dose, après mille tracasseries, pourchassé par les créanciers, le cœur sabordé, et cerné au loin par des projets d’éditions évanouis à force de mauvaise volonté, De Quincey, l’un de ces morts avant l’heure, et qui cherche un trou pour s’étendre, fut de tous les esclaves de l’opium le plus endurant à vénérer son bourreau, poussant les hommages à cette vénéneuse à la hauteur des envoûtants rouleaux de « Suspiria ». Basculé dans les cercles de l’Enfer palpitant des surdoses, les fameuses 8000 gouttes dont le score rappelle celui d’Artaud, De Quincey n’invente pas seulement l’arborescence complexe de l’éclair opiacé quand il charge et enfonce les mondes, il fulgure dans la même lancée une exorbitation d’inventeur de l’Art, sans jamais s’arrêter ou même ralentir à ce point d’auto-émerveillement où l’indicible est la norme et la sidération la cadence. De Quincey nous inquiète et nous fascine à l’évocation de paliers, de strates, de passages et de seuils où le lecteur parvient à le suivre, à épouser ne serait-ce que l’amorce, l’appareillage torsadé, l’amorce mécanique des basculements inouïs et des gouffres non géographiques où ils mènent. Cet homme ravi revient en mots fiévreux sur la terreur inhérente à l’opium. Comme déporté un cran trop loin dans le rouge du couchant, il en crève le disque, et pour tout dire, l’œuf de Mélancolie. De tous les grands mélancoliques, De Quincey est celui dont les lignes, par le souvenir que j’en garde, répond le mieux à l’ambition absolutiste d’outrepasser la broderie méditative des couchants pour basculer inexorablement dans les distensions de sa chute à l’incandescence. De Quincey, semble-t-il, a franchi ces frontières en pionnier conscient. Voici accomplie la percée la plus fidèle à cet abandon extrême qu’est l’opium, à la prise cérémonielle et au rite cruel d’emportement qu’elle réserve à ses damnés semi-volontaires. Ce « transport » n’est pas réductible. Mais si la commotion dilatatrice ressemble à une extase réservée à des élus, De Quincey en dénie la portée mystique, parlant au contraire d’une miniaturisation des dieux, d’une relégation de toute hiérarchie métaphysique, telle qu’Henri Michaux, peut-être, dans ces labos de L’Infini turbulent ou de Misérable miracle, a pu en croiser les terribles et gratuits laminoirs. De Quincey n’est pas même resté longtemps ce miroir charnel où, dans les reflets vivants du morphinomane, se mirent des forces sans nom. A un stade avancé de son enfoncement dans l’opium, il se mit à refaire en mots la traversée du tain qu’il se sentait devenu à la fréquentation du pavot. Le temps, au premier chef, n’est pas suspendu ou révolu, il s’apparente à un crépuscule difficile, criblé de scrupules, de remords inaccessibles ciselés au cœur en d’infimes bas-reliefs, et résolus en de hiéroglyphiques translations. Non plus le temps donc, mais un porche où l’infini bonjour a le génie de l’adieu. Un porche monté sur des affûts de nuits coupées de tout mouvement vers le jour. Ainsi nous apparaît De Quincey, sous les poutres de son cottage, assis face à l’âtre et tisonnant de sa veille terrifiée un crépuscule inhumain, giron d’un rendez-vous déchirant avec la poignée d’êtres chers à son cœur. Dans son fauteuil, que j’imagine à bascule pour la forme mais fixe comme une coque face aux braises, le pilote de ces limbes véhéments visite à l’opium chacun des points d’écorchement de l’amour. La fleur de pavot, par décret hauturier, surplombe et écrase comme l’un de ses plus bas tiroirs à néant, les malentendus d’une heure ou de trente années entre un homme et une femme. L’opium en vient au fait. Le plus intime de l’Anglais, exploré en pleine pulpe, laisse en plan l’amateur de sensationnel, le client du délire, pour se livrer, avec la plus transperçante des acuités, à un rendez-vous si décisif qu’on ne pourrait le concevoir que sans suite, pulvérisation communiante, pâmoisons décapitées de leur paroxysme, n’était le continuum des exploits de l’auteur pour chantourner en de vertigineuses et véloces parades les éclosions de consternations sincères, dans le compte rendu d’alliage étrange, héroïque et dégrisé, de son expérience et de ses poussées dislocatrices. De Quincey ne s’en va pas, moyennant une discipline aussi brève qu’exigeante et hasardeuse, pour rencontrer ses amis en rêve et longer avec eux les parapets des cimetières, et se réjouir au réveil de leur privilèges de Peter Pan funambules, ainsi que René Daumal en inventait l’expérience dans son  Nerval le nyctalope, De Quincey se bat pied à pied avec sa plaie. Il y entre peu de fanfaronnade. Le récit de l’Anglais, si grave et pénétrant qu’il soit, prend même le risque, et le prend sans gêne, de laisser son lecteur à tel ou tel point d’une Abyssinie léthargique où l’opium, pour plusieurs pages, a retenu son fidèle. Les rescapés du récit, que tel passage pourrait affaler, se redresseront assez vite au tournant du voyage. La figure centrale d’un enfant mort, - la propre fille de l’Anglais ? - y rappelle jusqu’à la parfaite confusion un Amour oublié, un visage englouti, une croisée des chemins, une photo ou un nom, le visage d’un bonheur dont j’avoue ne plus savoir qui il fut, s’il fût quelque chose pour l’Anglais ; si l’opium lui inventa ce souvenir fondamental ou si mon impression subsistante sur ce point pourtant crucial ne s’avère qu’un énième sabordage de ma mémoire déficiente. Toujours est-il qu’il émane des incursions de l’auteur un Amour revenant, désenfoui à l’opium, et l’espèce de main tendue où l’espoir de tous les temps a taillé sa sculpture. Enfant perdu ou Amour emporté, De Quincey les hybride en les purifiant, au centre de son cottage multi-dimensionnel, dans une même arabesque de bois. L’état de migration et de lent foudroiement où l’Anglais retourne, par-delà tous les tourments, parfume le bois d’une pure odeur de passé où un cauchemar édénique semble faire la tournée des derniers hommes. Le passé reflue si fort, il suppure si abondamment des boiseries que la sève et l’essence du bois paraissent à leur tour fumables. C’est le chalet des contes qui pleure à la pipe de l’Anglais. Cette main tendue qui attend au fond de l’opium, sa réalité de main de brouillard traversant les mondes comme la flèche manuelle du cœur, elle s’avance, non à l’heure des revenants, frappant à la porte, surgie de ses lambeaux de dentelles ; elle arrive selon l’inclinaison du long trajet retour d’un « train pour les étoiles ». Déposée aux premières lueurs, charriée au plus doux des rayons, à la pointe du faisceau, le royal, qui entre les frondaisons cueille et soulève l’or encore pâle des prairies, elle descend ; et tout le dialogue perforant et chavirant au-delà du dicible sera de cette arrivée en pente dans le cœur humain de Thomas de Quincey.
Le gentilhomme à force d’opium réintègre son cœur, le fouille à forces déclinantes, en recollectant ses douleurs cardinales. Le chemin quotidiennement repris, le soir venu, des talus à silhouetter l’absolu, fillette-femme composite d’une famille géologique nervalienne, ne cesse plus de sauver l’être aimé dans un cœur qui, à volonté, le retrouve, car ce champion, à force d’arpenter l’infini, en a fait son royaume.

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L’Île magique de William Seabrook

5/1/2023

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Le nom de William Seabrook lève de fumeux tropiques. Ce baroudeur des contrées sauvages les choisissait dangereux, malfamés. De ce visage d’archives, je retiens les yeux éperdus et inquiets, photographiés dans les plumes et les palmes. Seabrook ne rêvait pas d’aventures, mais des pièges exotiques, des nasses sacrificatrices et cruelles qui peuplent les plis inexplorés du globe. L’homme voulait voir de près l’archipel, le marigot, la boue équatoriale et les bananiers, et il enjambait pour cela autant de garde-fous que nécessaire. Si bien que le zombi et le cannibale, ces deux états-limites aux confins de l’humain, sont attachés à son nom par des liens sulfureux d’explorations, de témoignages et d’expérimentations. Paul Morand avait lu L’île magique, et voyait en Seabrook un « Cendrars américain ». Belle formule à bandeau et à réclame, mais en vérité, Seabrook ne prenait pas les lointains à bras le corps dans un élan fraternel, sous l’alibi quelconque d’un tourisme colonial ou en s’attribuant l’apanage des grands explorateurs. Lui entrait dans la catégorie des collectionneurs d’effroi. La beauté emprunte souvent son principe ou ses finitions à une part détraquée. A cet égard, Seabrook n’était pas en reste. On pressent chez l’écrivain une sociabilité complexe, une réserve glacée à la Lovecraft mais en version mobile. Un goût immodéré pour les dangers encourus par l’homme blanc éloigné de ses bases. Sans nul doute l’écrivain-explorateur, anthropologue aux entournures, s’effrayait volontiers à la pénombre des musées ethnographiques, aux départements des masques, des coiffes, des gris-gris et des totems, mais il n’en restait pas aux cabinets de curiosité. Seabrook exige le fantasme de terrain et se jette dans les zones où l’horreur prospère dans sa glèbe. Ainsi fut-il, en Haïti, plus qu’un voyageur blanc, un fouineur ombrageux en même temps qu’un Américain type, à moustache et à chapeau, un intrus insaisissable, frappé au coin d’on ne sait quel rictus ou expression lugubre. La marque sévère d’un crime en suspens, marinée en décades, lui allongeait le portrait. Je ne saurais dire s’il osait par intrépidité et panache. J’inclinerais pour un ressort moins distinct.
Seabrook est devenu célèbre en plongeant dans les arcanes du vaudou et en le révélant au monde blanc dans son roman L’île magique publié en 1929. En explorant Haïti, en s’infiltrant dans les coulisses paysannes, en prenant les faux rythmes de sa faune, en s’approchant des plus furtives manigances, Seabrook a lancé au monde le mythe et la réalité du zombi, c’est-à-dire de l’homme « mort-vivant », et, par extension, du mythe du cadavre abruti mais relevé de sa tombe, doué d’une raison basique, criminelle, vengeresse et cannibale. Seabrook ne pousse pas le macabre jusqu’à la mobilité et l’animation des corps putréfiés, tels qu’ils paraîtront, criards, dans les films de Lucio Fulci ou de Jorge Grau, mais rend compte d’un rite criminel sur lequel plane un doute terrifiant. Un vertige sans pareil, un gaz de très subtile irréalité plane sur les faits, qu’ils soient avérés ou non. Il est un meurtre partiel, en Haïti, dont la victime ne meurt pas mais dont elle ne revient jamais. Pour résumer, des personnes déclarées mortes après un empoisonnement qui les plonge dans une léthargie similaire à la mort clinique, sont exhumées durant la nuit suivant l’inhumation. Les meurtriers opèrent dans l’atmosphère viciée et invisible d’une sorcellerie traditionnelle dérivée du vaudou. Opérant de la sorte, les fauteurs prennent possession d’un être. Une fois ranimées, les victimes ne le sont qu’à demi, comme perpétuellement sous l’influence d’un poison sans retour qui les prive de volonté, les vouant à l’égarement, l’absence, l’oubli, et à la plus parfaite docilité. Le zombi illustre ainsi la pire forme de l’esclavagisme. Le zombi oublieux de soi et des siens, n’ayant qu’un souvenir presque néant de son passé, travaille aux champs pour les négriers d’outre-tombe, mais l’esclavagisme peut être aussi sexuel. Il semblerait que les heures passées au cercueil brisent irrémédiablement l’identité mise en terre. Seul un pantin mécanique, disponible comme un automate, émerge de la tombe quand son maître vient le déterrer. Ainsi rôde, dans L’île magique, une vraie crainte d’épouvante à ciel ouvert, et les habitants, au nom d’une superstition attachée au vaudou, en acceptent la terreur. Entrouvert sur le monde des morts, le récit de L’île magique flotte lui-même comme un nuage répandu dans la vie, par le biais d’autres textes, dont le chef-d’œuvre de René Depestre Hadriana dans tous mes rêves, paru en 1988, où affleure le roman de Seabrook. Dans les deux romans, certains protagonistes finissent par croiser des parents qu’ils croyaient morts. Déplacés sur l’île, dans les plantations reculées, ils endurent sans broncher les heures du labeur agricole, avant de rentrer aux baraques où ils restent là, somnambules sous l’auvent, à attendre que le contremaître revienne les chercher le lendemain. Mais la rencontre en pleine rue n’a jamais lieu, jamais vraiment. Les disparus, les revenants n’apparaissent qu’au crépuscule, toujours à la lumière basse d’un hameau. Soudain, un passant endeuillé, un veuf, une veuve ou un orphelin croit reconnaître sa tante, sa mère ou son cousin, pourtant morts depuis peu.
La fine transe qui parcourt L’île magique, culmine dans une scène étrange au plus haut degré. Elle nous soulage de l’égarement auquel Seabrook nous confronte, entre hypnotisme, envoûtement et craintes sans prise, en déchirant le voile des non-dits et des dissimulations. La scène, après maintes tergiversations et indices effrayants, lève soudain un tableau irrationnel au cœur de la nuit. Le narrateur baladé par les autochtones, mis en échec par la loi du silence, finit par prendre sur le fait l’interdit et l’impensable. Le narrateur pousse la porte obscure, au sens strict. Il ouvre une bicoque, à l’arrière d’un domaine, et reçoit l’image de plein fouet. Des personnes en habits sont à table, dans un simulacre de repas, de dîner solennel servi par un majordome. Il reconnaît les convives, enterrés depuis peu. Une énorme dissonance assaille le témoin sous la forme de détails grinçants et d’une ambiance faussée de toutes parts. La scène de théâtre, le décor de poupées, les dîneurs pieds nus et crottés, l’argenterie dans la cabane, la langueur des convives qui continuent leur repas sans lever la tête, le majordome, lui bien vivant et engagé dans une complicité inaccessible, concourent à une explosion détraquée, à une horreur sans effort. Jamais, dans aucun récit, je n’ai approché en scène de fiction, une impression si caractéristique de cauchemar et d’irrationnel plausible. Une lascivité de perdition à la frontière de la vie et de la mort naufrage la distinction entre le vraisemblable et son contraire. Le lecteur n’a rien à comprendre à cette perversion macabre, le décorum suffit. La charge dénaturée de cette coutume cachée ouvre sur l’interdit et le tabou, et l’occultiste qu’était aussi Seabrook, réussit l’effraction parfaite d’un monde intermédiaire. Une fois la porte refermée sur la preuve criante, le récit reprend sa somnolence, son rythme de chappe secrète ponctuée d’énigmes. A rebours, la scène du repas, en pleine nuit, ressemble à une impudicité. Seabrook nous abandonne à son seuil, livrés que nous sommes à son mystère. Le lecteur-voyeur y repense à voix basse, sans démêler les mobiles de ces habitudes ataviques, inscrites dans une tradition indéchiffrable. Les criminels se cachent derrière le titre de sorcier, y trouvent une sorte d’immunité garantie par la loi du silence, avec les abus criminels que cela suppose, mais rien ne parvient à dissiper complètement la chappe irrationnelle qui entoure et facilite ces malveillances. L’île magique est composée, organiquement, sur cette part d’inconnu.
Dans la scène du repas, Seabrook, en ouvrant soudain la porte sur les zombis, ces apatrides biologiques, dans le même geste lève le voile sur d’étranges fantoches. Le lecteur est soudain face à des entités imaginaires inédites, auxquelles le statut même de personnages de fiction ne convient pas. Ce sont là, en quelque sorte, les réservistes de la fiction. Le narrateur témoin, dans un réflexe mimant l’impression du lecteur, referme aussitôt la porte de cette bouffonnerie glacée tant l’image tremble croyable à la croisée des mondes. Le reportage croise l’invention, l’imaginaire reflue dans la bouffée vérace. La scène irrigue le roman entier, donne un centre à son dédale. Seabrook fait du vaudou un mystère nomade, circulatoire et ambiant, galvanisé en image autour de cette scène singulière où l’impossible, un instant, fait surface.


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Marc Barbé / Jacques Prevel

4/7/2023

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De son vagabondage aux USA où, jeune menuisier, il vécut de ses mains, Marc Barbé a gardé l’ampleur, aux yeux et au corps, des grands espaces. Le bois fut sa matière et pourtant, on pense au fer, aux complexes géants de la côte Est. Frappé au coin d’un style Pittsburgh, Marc est revenu noir et blanc, repeint aux années 40, modelé aux rues et bas-fonds du film noir. Directement monté de L’inconnu du Nord express ou de Rusty James.
Dans la patrie du cinéma, au fond de ses nuits étoilées, aux recoins de ses faubourgs, Barbé a sévi. Chacun l’aura vu passer, manteau noir et cheveux en arrière, démontés en mèches lourdes sur le front. Rocailleux et baroudeur, noctambule à l’ancienne, il arpente les ombrages, les ruelles, les impasses. Depuis trente ans, il les collectionne. Il y aurait un sérieux trou à l’arrière, dans les marges, sans ce rôdeur qui, longeant les palissades, les haies, les murets, rumine et grésille, implosif. Entre pavés et flambeaux, l’acteur patine sa fulgurance, il la gaine de ses regards fêlés et de sa voix de minuit. Quand Marc entre en scène, souvent pour une séquence, jaillit un éclat que rien n’annonçait ; une espèce de scandale après quoi tout se tait ou se poursuit à voix basse. A sa manière, comme un nomade entre deux studios, il continue l’Amérique. A la manière du Hitcher, il vient de nulle part, débarque en solo. Les toits, les fenêtres l’habillent. Barbé prend son rôle, puis il repart, couvert par les machinos et les mouvements du plateau.
En 93, Barbé ne débute pas, il commence de plein fouet. Comme s’il avait trouvé ou retrouvé au hasard son élément. Sur l’initiative de Gérard Mordillat qui souhaitait un inconnu pour donner la réplique à Sami Frey-Artaud, Marc Barbé jouera Prevel, le poète Jacques Prevel. Le risque était grand de se perdre dans les mailles taciturnes de l’auteur des poèmes De Colère et de haine. Loin de s’y empêtrer, Marc Barbé va créer le rôle. Atteindre ce point de trouble entre le personnage et l’acteur qui donne au jeu sa noblesse et les forces de ses magies libérées.
D’abord oui, le visage osseux et les traits fins de Barbé ressemblent à Prevel. Mais ils font mieux que ressembler, ils extrapolent un Prevel finalisé, ils excèdent la ressemblance, en restituant avec plus de vérité que l’original, une condition famélique dont Prevel fut l’étendard. A grands pas et regards dans le vide, Barbé le prolonge et l’affine. A coups de faciès blême, en corps et en gestes, en déplacements épuisés, en déceptions harcelantes, Barbé illustre ce qu’Antonin Artaud résuma dans l’un des adages burlesques et pénétrants dont il avait le secret : « Monsieur Prevel, vous avez toujours l’air préoccupé ». L’acteur revêt cette préoccupation, cette peau grise à regard bistré, comme l’état poétique à part entière, sa distinction inimitable et sans cause.
L’absolu, ce vocable fébrile qui voudrait tant, quand il sonne, être à la hauteur de lui-même, Barbé alias Prevel ne cesse de courir après, d’un rendez-vous stérile à un autre. L’amant et mari infidèle Jacques Prevel longe les murs d’une ville avare jusqu’au surnaturel ; murailles au travers desquelles Prevel vole les minces éclairs dont il fit ses poèmes. Mots pressurés, tombés de l’hostilité générale. Car les vers de Prevel, directement extraits de la mort au cœur, sont de terribles pauvrets. Ils jurent, ils rendent un accent rauque, un aveu strangulé qui sent l’invisible potence où Prevel a balancé quand il croyait encore être en marche entre deux espoirs.
Cadré de près par Mordillat, Barbé, par un art inédit du visage, recompose le format de poème-cartouche cher à Prevel. Un bariolage d’énorme souci, un orage plein de pièges et de nasses coupantes y éclatent à grands traits. Les portes claquent entre les scènes de vaudeville sentimental et les nausées de l’adultère. La vanité littéraire, les relations, frôlent le Normand avec une lenteur appuyée et obscène. Barbé/Prevel-le-toisé, le snobé, l’ostracisé, en régurgite à tout instant la dragée pour en faire un poème, puis un autre. La suite de portraits filmés où se lève en Marc Barbé un Jacques Prevel comme relevé des morts pour finir sa phrase, pour aller au bout de cet achèvement révolté dont Artaud lui contestait le cran, balise la file de loges et de situations aigres où le Normand a pris ses poèmes. La carrière où Prevel a taillé, n’est plus la rue ni même le pavé, mais une travée, une abstraction minérale hérissée d’arêtes vives. Une poésie rase et hâve barrée d’un hoquet. Jacques Prevel, parce qu’il ne passait pas, n’avait pas le genre, le stigmate bohème qui l’aurait fait adopter, faute de trouver la tête bis qu’il ne tenait pas en réserve, tendit forcément la seule possible : une tête d’inconnu au bataillon, d’indécrottable nouveau venu, que seul Artaud sut connaître et aimer.
Marc Barbé joue de façon très frontale et subtile cette balafre interne du complexe provincial. Il en synthétise la tuméfaction. Quelque chose de noir et brillant au regard du Normand, pareille à une fièvre riche, une cruauté de bubons, une révolte cireuse. En lettres, en poèmes et en personne, Artaud avait vu Jacques Prevel, et l’avait vu en entier, tel que Barbé en souligne les traits. « Vous avec le visage comme les romantiques allemands » dit encore Artaud à Prevel, dans la série de ces affirmations pleines et déconcertantes, hirsutes et affectueuses autant qu’offusquées.
Sans forcer, le film En Compagnie d’Antonin Artaud, nous replonge dans le Saint-Germain de l’époque, ou plutôt, dans l’ambiance de ses marges d’après-guerre, dans la fumée très scénique de ses brumes de faubourg. Un cachet de docu-fiction s’empare des séquences. Paris redevient ce marécage torve où Artaud, libre d’aller et venir, ayant sa propre clef, résidait à l’asile d’Ivry comme dans un quartier populaire, occupant d’une maisonnette de décor, avec son carré de potager, ses quelques plants de tomates et ses fleurs entre les herbes folles. C’est mieux que la campagne à la ville, cette bâtisse plantée dans la promenade des toqués. Pas loin, le pont de Charenton enjambe lui-même comme un pont japonais grand format la mêlée de fumées et de brume. Artaud et Prevel marchent dans les nuages, entre des tôles et des pointes affleurantes, structures d’acier d’une ville renversée, carcasses en l’air. A cette toile de fond, aux angles vifs des coins de rues, à l’ossature saillante de Prevel, Barbé prend son outil. L’acteur modèle en visage le cas isolé et la peine perdue dessinés aux traits de Prevel. Car Jacques Marie Prevel fut moins le provincial écarté du sérail que l’on prétend qu’un modèle excessif de bohème sec, de fantôme vivant, égaré d’un conte d’Edgar Poe. Si personne, en dehors d’Artaud et de quelques créateurs plus obscurs, n’a saisi l’envergure de Prevel, c’est que le poète de Bolbec n’entendait pas se contenter, lui, d’une petite spécialité poétique, d’un petit genre à l’abri duquel, modeste par nécessité, il eût prospéré à proportion de sa maigre ambition. Prevel étouffait de grandeur. Peu importe qu’il manquât des moyens nécessaires pour forger les poèmes qui le hantaient. Sa hantise pâle, anonyme, compliquée par sa double vie et sa misère, flambait à froid, comme un moulage. Ses poèmes fulgurants, Prevel les a exhalés dans ses arpentages sans issue, avant de les écrire. Il les devançait et les supplantait à la vie ingrate. Pour les faire, et avec quelle peine, Prevel dut attendre que ses poèmes vécus lui retombent dessus entre deux haltes, au bout du rouleau. Et il semble bien que Marc Barbé, en certaines acmés du film, ait retrouvé ce Prevel strangulé, possédé indubitable. Strictement poète au sens le plus combustible du terme. Je pense aux scènes d’indiscrétion par la vitre quand Prevel, arrivé au pavillon d’Ivry, entend des éclats de voix dans le pavillon, n’ose entrer, et regarde discrètement par le haut de la porte. C’est Colette Thomas qui répète, poussée à bout par Artaud. Prevel-Barbé reste à la porte et assiste à la scène. En œillades furtives d’une grande délicatesse, il décoche l’expression majeure du film, le dessin de traits de la force encaissée. Le séisme d’un coup asséné trop profond. La culmination d’une vulnérabilité sur la brèche. Comme rajeuni à la terreur, le visage cède et plisse, en proie à la béance du trop plein. Au spectacle de Colette Thomas malmenée par Artaud, secouée à grands cris, sommée de reprendre sa diction d’un poème de Nerval « Il étAIT t’UN ROI de THUlé, à qui son amANTE Fid’èleeeuuhh… », le jeu de l’acteur – si le mot convient encore – culmine dans l’invention du rôle. Barbé espionne, envahi d’une immense pudeur. Dans un précipité émotionnel, l’admiration le dispute à l’effroi, l’effroi à la gêne, et il advient de cet embarras l’expression d’une tendresse, d’une sorte d’affliction affectueuse qui est peut-être le tronc secret des 100 poèmes de Prevel. Marc Barbé, à l’instant, reflue dans Prevel en excédant sa correspondance au poète. Barbé, soudain dans un rôle de valet de théâtre derrière la porte, ouvre la forge d’Artaud. Et c’est comme si, acceptant et refusant l’éclaboussure de l’intensité, Barbé-Prevel reculait en avançant. Tel est la plasticité à laquelle atteint Marc Barbé au seul moyen de son visage, penaud derrière la vitre, en une série de hochements, comme dans un théâtre d’ombres. Ce coup de pâleur, par le complet saisissement qu’il parvient à radiographier, offre une vue imprenable sur le creuset poétique, un pur extrait d’Absolu.

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Roberto Matta

3/28/2023

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J’ouvre un catalogue de Matta. Le peintre est partout, en noir et blanc, en couleurs, en manteau ou en chemise. Dans des hangars, des émeutes, bras ouverts, grandiloquent, sûr de lui. J’entends presque l’emphase. Chauffée par tous les soleils, la tête du peintre, un peu en poire, en rappelle une autre, celle de Bacon, comme s’il existait un type crânien, une phrénologie des peintres. Il y a de l’arsouille, de la malice dans ce crâne et ce visage avenants, du roublard sincère, mais cette fantaisie, loin de cacher une paresse, révèle une trempe d’illuminé authentique.
A mon horizon d’apprenti, Matta resta longtemps en réserve. Je le rencontrai assez tôt chez les parents d’un ami. Son père médecin, bourgeois de la ville, montrait un goût pour les arts. Je lui dois, sans qu’il l’ait jamais su, le maniement à pleines mains de gros livres d’art, monographies si massives que je m’éblouissais à ce qu’elles étaient vraiment : un pesant de somptuosité pour nuits blanches. Piochant parmi les surréalistes, entre les escaliers d’Escher et les gares de Delvaux, j’ouvrais le livre d’un art plus corsé ; sûrement plus grave, à mes yeux, dans son obsession. C’était Matta. Dans mon souvenir, le volume était maximal. Rien qu’à l’épaisseur de l'ouvrage, un frisson d’art aurait pris la brute. Les planches, d’entrée de jeu, feuilletées une première fois avant d’y revenir, se ruaient dans les yeux, y lâchant l’impression à la fois poisseuse et capiteuse, d’une peinture gorgée, presque trop mûre. La nouveauté se jetait sur moi en germinations d’atelier, suggérant une lumière médiocre et contrainte, vespérale et livide au départ des œuvres. Quelle que fût son origine vaporeuse, elle chauffait visiblement les gammes de l’artiste, ses ocelles de visions liquéfiées au napalm, ses univers en pleine desquamation, marécages armoriés ou mangroves aériennes. Pour me plaire, à cette époque, il y manquait le dessin de figure, la forme en ampoule des têtes, dont l’expression du visage se confondait pour moi, quasiment, à l’efficacité artistique. Le germe de mon attirance en fut d’autant plus insidieux. L’effet puissant, trop bizarre pour être aimé sur le coup, déclencha cette appréciation suspendue, donnée comme une avance, dont jamais je n’ai retrouvé l’exemple. Ainsi, j’accordai une admiration d’avance à cette peinture audacieuse ; effrénée et libre, assurément, mais partout maniaque. Un art taillé pour les temples engloutis et repris par les lianes, parente malgré elle des religions solaires, sans jamais s’y soumettre ; trop jalouse de ses pays neufs, vouée à ses opérations pionnières et à ses chances apprivoisées. Une peinture forte en impacts, en éclosions subites, mais aussi pleine de ressources sensitives accessibles aux patiences de l’homme libre, aux décantations lentes.
A qui Matta a-t-il emprunté ? Je n’en sais rien. A en croire les notices, l’artiste aurait débuté à pleins feux, immédiatement dans la vrille, adonné à ces éclatements de totem aux grouillements d’homoncules. A lui, beaucoup emprunteront cet ingrédient introuvable, celui, tant circulatoire que visible, de l’énergie en peinture, ce supplice sans image qui finit en tableau. Pour composer, Matta y allait au chiffon, laissait faire le premier nuage, le premier accent de matière, avant de prendre la suite. De grandes cérémonies naissent de ces turbulences issues du risque et de la chance. Le vaporeux, l’estompe et le trait s’y conjoignent, outre différents types de floculations. Matta, réunissant les états généraux de la peinture, célèbre les deux techniques les plus opposées, celle du sfumato, et celle du trait. Astreinte au tracé net et aux formes circonscrites, la peinture tranche en surimpression des nuées, des diaprures, dont les profondeurs transparentes sont l’élément propre du peintre. Le Chilien, dès les années 40, renouvelle autant que possible des suggestions d’espaces métaphysiques. Des cavées sans ciel ni mer, comme des rêves pris dans l’ambre.
Les limbes de Matta, cependant, sont grouillants. Le bestiaire du peintre a ceci d’extraordinaire qu’il déjoue et fusionne dans sa présence magnétique les forces séparées de l’abstrait et de la figure. Matta dote ses hommes-frites articulés d’une qualité industrieuse, bons à faire contrepoids, un peu partout dans les compositions, aux fumées d’univers. Multipliée en batteries, en rangées, leur présence hirsute impose son énigme par-delà la pitrerie où les gestes aliénés de leurs postures. Matta dénude dans ces figurines la « pile atomique de l’éternel ». Les unités de cette peuplade évoquent des robots, des jouets, des prototypes. Réduits aux deux dimensions, ils ont l’évanescence de ludions. Leur raison d’être semble liée à l’agrément que le peintre prend à les dessiner en peinture. Ce sont les bonshommes de Matta. Les compagnons humanoïdes de ses pétarades cosmiques. Dans ses dessins, Matta rappelle les machines crayonnées par Artaud. Dans ces mises en espace ponctuées de modules égarés aux coins improbables de la feuille de papier, il existe une vraie parenté d’exaspération, une panique, à débrider un modèle d’homme total, fût-ce sous la forme d’amande nerveuse où Matta, comme Artaud, cintrait la fusée héroïque d’un homme à naître, bardé de toutes les forces, c’est-à-dire de tous les désespoirs, errant à la recherche de ses rampes de lancement elles-mêmes abandonnées dans l’orbite blanche du papier. La même atmosphère de moteurs avant la mise à feu, le même roussi de compte à rebours.
Peintre d’Amérique latine, Matta, comme le cubain Wilfredo Lam, aime le triangle, la forme pointue, mais il n’hésite pas, dans un égalitarisme des formes qui ne se contente pas des prédilections du dessin pour les formes acérées, à recourir au rond et à la boule. Dans une espèce d’enfantillage en force, le peintre les emploie à l’encontre de tous les principes dynamiques. A côté de ses personnages, limités à une anatomie d’automate rudimentaire, Matta aime placer les formes peu fières de la famille du cercle. Au point que l’impression demeure, après la vision des toiles, en vivant quelque temps avec leur souvenir, de véritables arches pour les formes. Il en résulte une impression de chaos hospitalier ennemi de toute ségrégation. Tout doit entrer, tout doit tenir, claironnent les tableaux géants, sans pour cela que Matta se départisse d’un raffinement de stylet, partout où la peinture menace de baver. Et quand effectivement elle coule ou se disperse, elle le fait dans les limites d’une stricte dérogation consentie par le peintre. Dans l’œuvre de Matta, les univers pleins frisent à outrance, dans une véhémence qui ne tourne cependant jamais à l’exubérance tropicale des muralistes mexicains ou à un autre folklore des pays chauds. Matta invente les paysages d’un hémisphère sud cosmique avec des rouages de célébration semblables à des rayons, des gerbes de feu, des stries d’arc-en-ciel, des moutonnements sans correspondance connue, dont les combinaisons aboutissent, non à d’improbables édens customisés, mais à des paysages de tableaux épris de leur ébriété au bizarre, natifs de la peinture en bataille sur la toile et de ses fignolages.
Quand plus loin dans le même catalogue, je vois ses dessins, je retrouve l’art délicat qui, sur papier, rêve de gravure directe, sans passer par la matrice du zinc et du cuivre. Dans les zones au crayon, se lèvent des raffinements de lacis brefs, des croix tortueuses formées par quelques lignes mutuellement barrées, où je surprends cette raideur dans l’indéfini où une image rêvée est soudain figée à sa crête visionnaire.
L’un des génies distinctifs de Matta tient au scepticisme stimulant engendré par ses peintures. Les tableaux du Chilien procurent une forte impression toujours mêlée d’une gêne sourde, d’une presque réserve, laquelle, une fois que nous sommes écartés des tableaux, revient germer sous l’espèce d’une envie de les revoir et de découvrir les œuvres supposées voisines, les variantes irritantes et stimulantes, elles aussi, du principe turbulent qui les anime. L’un des facteurs responsables du phénomène est sûrement la part d’extravagance sans retenue. Nombreuses sont les peintures du Chilien où l’enthousiasme s’exalte jusqu’à la crise, lorsque l’image vire au dévergondage explosif, plus précisément à un trop plein dont le fini pourrait laisser à désirer. Mais Roberto Matta, même quand il exulte légèrement de travers, voit sa gaucherie reprise par des volées de fastes en tous sens.
Partout dans ses toiles et ses dessins, Matta agit en indien de son art, plus qu’en artiste de son pays. Tout se voit et se sait dans un tableau. Dans l’assemblage tremblant qui décide, à un moment donné, de l’achèvement de l’œuvre, je reconnais aux tableaux de Matta ce flamboiement sans prise, cet éclat qui doit ressembler au jour reflué des tessons de vitraux retrouvés dans les cryptes. Il darde dans le mirage pétri à la naissance du tableau, c’est-à-dire à la manœuvre, en pleine exécution, à la chance et à l’effort, au pilotage à vue qu’en peinture on appelle le métier.


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Terminator

3/7/2023

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39 ans après sa sortie, Terminator, le film de James Cameron, est une icône bien calée. Bien rangé à sa place d’honneur, le film n’en continue pas moins d’émettre sa lueur, cette teinte dans la lueur, gagnée par Cameron et son équipe. Car Terminator, luxe noir et rutilant, ne tient pas dans les limites de sa case, au rayon film B. A lui seul, le film détache un fragment, presque un blason d’époque ; l’insigne du centre des années 80. Car s’il est en vogue d'encenser la décade, j’entends moins souvent parler de la courbe d’intensité, pour le cinéma, dont les deux pics s’élèvent en gros en 1981 et en 1987. On oublie ce ventre mou, entre 83 et 85 d’une décade qui, entamée tout feu tout flamme, s’était quelque peu enrayée avant de repartir à plein régime jusqu’en 89. Des livres devaient paraître, à cette époque, j’ignore lesquels. La musique et les films, plus généralement l’image, la peinture, la BD, les clips, détonnaient plus fort. Ainsi,  couvant depuis l’extraordinaire année 1981, Terminator  explose en 1984, au moment d’un creux dans la créativité des eighties, au point de labelliser cette année à lui seul, rasant le souvenir d’Orwell. Terminator et 84 se tiennent, ils forment ensemble un nom de code. Comment raconter cette perfection de timbre refluant dans l’époque comme son exacte doublure ? Je rejette à l’avance le piège du ressouvenir consensuel ; cette nostalgie molle du quinquagénaire tournant sa calvitie vers l’image brouillée de son adolescence. Les souvenirs immérités, cela existe. Ils pendent à la face de ceux qui n’ont rien fait pour tenir ce cran d’intensité atteint à l’époque. Comment tirer jusqu’à nous ce pan d’étoffe bien réel où nous aimions notre temps parce qu’il possédait une force, une surdose, un désir ambiant - l’air en était électrisé, les moins enthousiastes l’admettent, et l’on aimait en être, avec un sentiment d’appartenance et d’embarquement pour un futur fier ? Sans doute en racontant notre rendez-vous à l’arrêt de bus, avec trois copains du collège Croix-rouge III, en classe de 4ème, tous habitants du quartier pavillonnaire « Val de Murigny » au sud-ouest de Reims. Ces maisonnettes de plain-pied comme préconçues, avant toute chose, pour le monde adolescent de la chambre, à l’intérieur, et le labyrinthe des allées, à l’extérieur. Pour nous quatre, la sortie était inédite. P. en serait, F. également et aussi M. Le trajet en bus, avec la ligne i des TUR, « transports urbains rémois », menait « Place du théâtre », là où convergeaient toutes les lignes. Nous avions 13 ans un samedi après-midi de 1984 et allions, rieurs, excités et largement pré-fascinés, au-devant d’un film dont la rumeur enflait dans les classes. Les flyers, les affichettes, les photos de plateau flanquaient les vitrines du Gaumont et aussi les commerces, les galeries, les radios, les vidéos-clubs. Une atmosphère télévisuelle et radiophonique, j’allais dire un grésillement vidéo tramait les rues, les allées et les squares. Un privilège de l’avenir, encore indéterminé, montait à l’horizon. Un phénomène partagé comme une fête et une prescience, dressait l’arrière-plan d’un orage en approche où grondait tout le génie de l’époque. Je garde le souvenir diffus, dans la salle obscure, de l’avant séance hilare et trublionne, mais aussi d’une inquiétude avide, à quelques secondes du début. Le cinéma, à l’époque, courtisait le genre et cherchait son étoile. Les futurs sombres de  New York 1997  de Carpenter, ou de Mad Max  de Miller, avaient posé des bases anti-utopiques ; mais les rebelles du New-York carcéral et les motards déguisés des routes australiennes, par exemple, lésaient le ressort d’une vraisemblance minimale. La part menaçante d’une technologie noire restait cantonnée dans une songerie sans forme ni vision plausible. Terminator, jusqu’en ses audaces de chevauchements temporels, « fait vrai ». L’action se déroule à Los Angeles en 1984 mais l’identité profonde du film et de son ambiance vient du futur injecté dans le présent et à l’hémorragie futuriste qui s’ensuit. La Californie à brushing et à walkman n’aurait eu que le charme à paillettes d’une vie rock, aux mœurs vaguement libérées, propre à de nombreux films de l’époque, si ce fond n’avait été magistralement embouti par le duel entre Reese et le tueur de métal. L’ambiance de motels et de voitures volées pour les courses poursuite ; les carrosseries grises ainsi que les armes à canons sciés, donnent aux éléments rares du décor un clinquant aérodynamique et monochrome. Il suffit que le Terminator ou Kyle Reese touchent l’un de ces accessoires, fracturent une voiture ou surgissent dans le premier décor venu pour y porter cette nuit perpétuelle qui sent la grenaille et le fer brûlé. Dans ce modèle de nuit d’une grande ville à la fin du XXème siècle, entrecoupé de souvenirs du futur, Cameron entrouvre les portes d’un avenir dont l’énergie agressive paraît vraisemblable. Celle d’une artillerie robotique assassine, d’un quatrième Reich où l’homme, réduit à une guérilla dans les décombres, est devenu la proie de ses propres machines. Terminator dévoile le fantasme de luxe de tous les cauchemars de guerre. Une guérilla post-apocalyptique perdue d’avance contre des machines surpuissantes. Parce que Cameron ne lève que rarement le voile sur ce monde dément, la brièveté des séquences en sature l’efficacité imaginaire. Car ici, nulle échappatoire fantasmagorique, nulle présence extraterrestre ne met l’imagination à distance de son objet. Ce retournement et cette domination des machines sont d’une catégorie de possible bien autrement inquiétante. Celle d’un cauchemar éveillé, terrifiant, où les survivants sont voués au combat et à la misère, aux assauts de nuit, à des opérations commandos conduites par des soldats bardés d’explosifs, terrés et hagards, entre deux coups de force, dans les boyaux de décombres crasseux. Dans les sous-sols, vieillards, femmes et enfants en loques, attendent la fin. De cette catastrophe, Cameron modèle le joyau noir, en prenant soin d’en biseauter toutes les facettes d’eschatologie new-wave et industrielle. La musique de Brad Fiedel entre nappes de synthétiseur et chocs de métal, invente un thème de l’impitoyable, un martèlement minimaliste à fort coefficient martial. Le compositeur trouve ici l’emblème d’une cognée d’enclume où retentissent alternativement la décharge sourde d’un orage artificiel et le tintement clair d’un métal indestructible, tandis que les boucles et les vrilles du synthétiseur scandent une impossible échappée. Cameron passe Los Angeles au mercure, en fait une ville en futurisme trempé. Une couleur de maquette, vert-de-gris, couvre ponts, entrepôts et tunnels. Les décors de nuit ont la sévérité mais aussi la dignité des talus d’un champ de bataille. Les lieux de refuge, pour Sarah Connor et Kyle Reese, deviennent aussitôt des hauts-lieux. Partout où ils passent, les coins de terre s'effarouchent. La force déployée dans les combats et la fuite créent un effet d'aspiration où les passants semblent engloutis et condamnés. Les héros s’affrontent au milieu de la foule, dans les centres commerciaux, les bas-fonds, comme si déjà personne n’existait plus. L’autre, les autres semblent massivement absorbés, disparus dans les effets de distorsion de la vitesse. Si les héros courent souvent dans le cinéma américain, c’est un critérium de l’alerte dans Terminator, presque un symbole de l’urgence. Kyle Reese, soldat du futur, est celui qui tire en reculant. Un romantisme à la gerbe d’étincelles jaillit de cette bravoure à reculons. Le film y trouve une part de son grand style. Le style sans fioriture d’un homme téléporté nu et dont la tenue urbaine sommaire, enlevée au passage dans le stock d’un hangar, donne sa mise définitive au type « guerrier de la nuit ». La veste « battle dress », les Nike montantes et le canon scié brossent à grands traits une tenue de combat nouveau genre, le nécessaire élancé du guérillero improvisateur. Michaël Biehn, torse nu sous les pans de son imper. Lui aussi, par sa provenance, tient du robot, de l’homme cuirassé et du ténébreux, sorte d’égoutier musculeux. C’est grâce à lui que le film prend contraste, sur lui que se réfractent tous les contrastes d’effroi, toutes les lueurs d’explosion et les clignotements de la rue. Dans une certaine mesure, quand le film est lancé à pleine puissance, Kyle Reese et l’androïde meurtrier forment à eux deux une espèce de modèle qui fusionne dans leur combat. Un prototype de héros presque invincible, de chair et de fer. Les visages de Schwarzenegger et de Biehn se superposent au fil des suées et blessures. La partition du Bien et du Mal passe au second plan à la faveur, si l’on peut dire, d’une Mort vivante distinguée par sa violence ; un instinct de combat, qu’il soit androïde ou humain. La guerre, dans Terminator paraît l’unique devenir, quels qu’en soient la forme, les vainqueurs et les vaincus. Les coups de flashs sur les villes détruites, couvertes de crânes et de gravats, pilonnées sans trêve par des engins à mitrailles et lasers, patrouilleurs en rase motte aux technologies exterminatrices, dressent un tableau béant dont la séduction vient de la désolation irrévocable. Ce ne sont plus les plateaux de féérie variables de Star Wars, c’est une tranchée de fin du monde et son théâtre d’agonie sous les feux croisés des tirs. La vision de Los Angeles détruite et labourée, le lit d’épaves et de carcasses n’est plus d’une ville bombardée mais de vestiges concassés et d’armatures calcinées, d’une sorte de charnier de pierre et d’os où rampent et se faufilent de rares sections de chocs, pulvérisées à la moindre détection des robots artilleurs survolant les ruines. A la vue de Kyle Reese pris dans une course pour sauver la future mère du chef de la résistance, ce fut comme si, dans ce cinéma Gaumont du centre de Reims, se condensaient et s’élucidaient tous les désirs de science-fiction, tous les climats de jeux vidéo guerriers, l’état royal des horizons soupçonnés dans les jeux « Vectrex » ou même à l’arrière des rampes de tir « Space Invaders ». Soudain, dans cette superposition de traits humains et androïdes naissait en chair et en os le plus beau des jouets virils ; la fierté personnifiée d’un élan presque sans cause, dressé ainsi qu’une statue resplendissante. Sommet isolé et sans rival d’une science-fiction urbaine, d’une SF frontale, d’autant plus proche de nous qu’elle sent la poudre et la rage des hécatombes historiques, Terminator, le personnage de Kyle Reese en tête, invente un héros anonyme, sans cape ni pouvoir, qui se bat avec les moyens du bord. Le héros d’un branlebas inscrit aux fondations des villes géantes. A ce titre, Kyle Reese, transposition physique d’une angoisse élancée, est une statue guerrière animée en même temps qu’un soldat mélancolique, un poète d’action au laconisme punk et new-wave dont James Cameron a inventé l’aventure sur-mesure. Si Michaël Biehn est si convaincant dans son rôle, c’est qu’il parvient à jouer la panique, l’effroi vissé aux yeux d’une condition humaine inconnue. Tout, dès lors, autour de lui, prend son poids de catastrophe, son TNT dramatique.


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Nicolas Alquin

2/28/2023

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Où vont les sculptures ? Qui, dernièrement, a vu un marbre, un bronze ou une terre cuite ? Dans quel palais visitable ? Quelle couveuse clandestine ? En quels bas-fonds de prestige naissent et dorment ces gigantismes ? Formes géantes du rêve, les sculptures sont ailleurs. Leurs maîtres taillent à l’ombre. Les meilleures verrières n’y font rien. Les volumes et les masses, achevés ou en cours, créent l’ombre qui les enserre. Rien ne vient à bout de la pénombre qui entoure leur socle ou leur lest. Les ateliers, hangars ou dépôts, décombres de l’industrie, hectares désaffectés, tiennent cachés l’œuvre et l’artiste. Même érigés à ciel ouvert, à l’image du Calvaire de Dunkerque et ses 22 tonnes, la fonte et le bronze détournent leurs atomes. A quelque endroit qu’on les pose, ils regrettent la forge, ils grondent à froid. Cette part secrète, pareille à une timidité de géant, donne aux bronzes et aux bois sculptés leur rayon farouche.
Si Alquin se fait rare, son œuvre lancine, drapée dans sa rumeur. De loin, j’ai aperçu les formes. Ovoïdes, crantées, oblongues, nervurées. Le bois clair et noble, lustré de formes en amande. Dans l’obscurité où affleurent les bustes, l’impression naît du croisement de l’art nègre et de l’art étrusque, comme sabrés dans un seul élancement. L’éclairage oblique et partiel révèle des lustrages d’objets rares, de meubles faits main, nantis de grâces ébénistes. Surgies de leur halo de soufre, d’une teinte mielleuse comme exsudée par les pores du bois, des rondeurs d’épaules ou de crânes roulent en luisant comme des totems ou de coupantes effigies. Tandis que s’annonce une représentation humaine dans la tradition des aînés, Alquin, par ses bois verticaux ou ses bronzes, impose une référence moins humaine qu’hybride. Au moment où l’œil pourrait s’arrêter, gêné par tel détail mimétique, Alquin rudoie sa colonne humanoïde. Lassé de l’anatomie humaine, l’œil la retrouve avec le délice de ne plus la reconnaître. La tête sculptée, chez Alquin, invente sa rotondité. Le souvenir torse de la gueule ou de la tête se résout en vides de tranchoir. La tête burinée à clairevoie par Giacometti, son obsession d’une face quadrillée et transparente, devient chez Alquin cette mêlée de tenailles à quoi le dessinateur le plus moderne rêve d’abréger en dessin la tête humaine. Quel que soit l’angle de vision, les têtes d’Alquin réalisent en dur un modelage dérobé. Au lieu d’une partie du visage, chaque vue renouvelée à la faveur d’un angle précis dévoile un vide, un profil sans prise. Le centre dérobé du visage se multiplie en bois strié ou en vague de bronze. Le siège du regard réside et darde dans les effets de crânes tranchés, entre excavations et asymétries. Une sorte de cimier y défie les pleins et les vides où l’angle droit dévaste et sublime la courbe. Alquin n’oublie pas le nez, les yeux et la bouche ; il en trouve à la fois la combinaison géométrique, le sigle abstrait et la prise monumentale, l’omniprésence creusée à l’ombre. Les attributs du visage sont bien là, mais en creux, dans une chorégraphie magnétique de leur emplacement.
 Taillée dans la masse, une face intégrée, à la fois heaume, masque africain et morphologie d’insecte, coiffe l’armure à troncs multiples. Les bustes consistent en blocs de pseudo-thorax déboîtés et séparés par des crevasses rectilignes, aussi nettes et béantes que si le sculpteur les tronçonnait à la règle. Les Gardiens ou le Goliath, entités équarries au ciseau et à la tronçonneuse, rappellent les arts primitifs, les fétiches en bois et le ciselage en bord de fleuve sur fond de mélopée, mais leur posture, leur inclinaison, leur contrapposto en désordre, sont d’une autre mélancolie. Il y a du fer d’Europe dans ces bois taillés. Une patine nordique, une note cendreuse où s’allient le bois, le bronze et l’acier. Des latitudes superposées augmentent les propriétés colossales. Morcelées en piles, sommes de tronçons désaxés, les sculptures, plus qu’elles ne rappellent le rapiècement d’Osiris, ouvrent plus bas, à l’Est africain, tout en suggérant un futurisme d’armure inspiré des temps mérovingiens. Surtout, Alquin répond en artiste à l’enjeu de la tête d’art, aux traits inventés d’un visage d’art après quoi ont couru les dessinateurs du XXème siècle les plus audacieux : Artaud, Michaux, Dierickx, Fautrier, Bonifacio, et les artistes COBRA. Mieux que Rodin ou Medardo Rosso, Alquin manie l’espèce de froissement embouti qui distingue le modelé du métal. D’un pli de carrosserie violentée naît l’impression de face la plus stimulante. Dans l’atelier aux recoins, des sculptures moins hautes, des figurines bosselées fixent ce drapé de plomb où le sculpteur, par son dessin en relief, devance le dessinateur sur papier. Dans cette série de bronzes, les héros sveltes tel Hélios dont le squelette se double d’une aile, forment de parfaits exemples du corps envisagé en étrave ; le surgissement d’un torchis anthropomorphe entre athlétisme affectif et abstraction fière. Allusions guerrières, têtes-heaumes et boucliers y semblent moins l’anecdote d’un arsenal que des motifs d’élancement.
Une féminité longiligne, un fuselage Massaï, comme un penchant de galbe, double le plus souvent les armatures, leurs variantes à carapaces et à cuirasses. Aux allures de casques et de mâchoires intégrés, au retour de leur forme effilée, on pense, en version boisée, aux xénomorphes d’Alien, à la forme effilée de masques rituels, en Centre Afrique, à des silhouettes d’insectes géants, préhistoriques, à des mantes. Mais la découpe, chez Alquin, l’entaille profonde prend une dimension autonome. Elle ne se réduit pas à sa fonction séparatrice. Répétée ou isolée, souvent oblique toujours rectiligne, sa qualité vaut par elle-même, et le soin avec lequel Nicolas Alquin la pratique dans le bois en fait l’emblème d’un trait de référence pour un dessin suprême. L’art de la balafre droite, chez Alquin, se combine à l’art de la bosse rigoureuse. Rodin, en son temps, dans son monolithe balzacien, pressentait ce modelé aux tensions réparties sur un nombre réduit d’arêtes franches ; la géométrie absorbant dans un rude cabossage les complexités du modelé.
Le modelé régressif dénude la matière jusqu’à sa révélation hypnotique. Le geste artistique s’accomplit au bénéfice de la matière, il la consacre. Sous les yeux du regardeur, le bois et le bronze entrent dans un luxe méconnaissable. La matière véhémente exulte à moignons brandis, notamment les bois chaulés de l’artiste. Que les bras et les mains engagés dans le geste soient prolongés d’une lame circulaire n’y change rien.
Nous entrons dans la mythologie du bois et du bronze.
Le bois exotique, l’iroko passé au bitume puis strié de blanc, accède aux fastes inédits d’un marbre végétal. La magie opère d’autant mieux que, d’aussi près que l’on puisse scruter la surface et ses aspérités, on ne sait pas comment c’est fait.
Le sculpteur ne manque pas d’éclairer les curieux à propos de la technique employée, mais l’indication « bois chaulé », loin de résorber l’énigme, la rend plus cuisante. Car l’on croirait, approchant ces masses sombres striées de blanc, une cérémonie texturale. L’emprise sensible ne disparaît pas à peu de frais. Avec une satiété inquiète, l’œil continue de scruter en tournant autour des poutres musculeuses. L’impression exotique du bois noir lacéré de blanc provoque des synesthésies où le bois se fait peau, et la peau zébrée, avertissement. On pense aux couleurs vives annonciatrices du venin dans la grande forêt primaire. De manière sourde, les rides blanches évoquent la réaction d’un bois extrait de mangroves acides.
Dans la continuité du veinage surfin et au gré de soudaines bifurcations, les stries blanches virent au dessin et à la gravure sur bois, aux rides graphiques et appuyées épousant les fibres. Aux cernes prononcés et explicites. Entailles blanches, marquages, encoches et taillades, comme des ornements reptiliens surlignant les coups de ciseaux, les zones pommelées ou en écailles flanquent soudain de brèves coutures, des scarifications proches du hiéroglyphe. De vagues tridents, agressifs comme des plaies, assument la trame schématique d’un visage ou d’un motif anguleux. Les blancheurs rayées subliment et compliquent les gammes mouvementées de la taille, du cran ou du polissage. Dessin et taille s’unissent pour donner forme au vieux rêve d’un dessin épais, tridimensionnel et phosphorique.
Aux œuvres d’Alquin, je vois un modèle de roche et de méplats ; une forme carrossée, de grosse poutre ou de billot équarri. De bois ou de bronze, cette manière à bords francs revient et affleure. Angles et coins nés du sabrage donnent leur royauté aux sculptures, leurs facettes de joyaux géologiques, leur unité de géantes décrochées des falaises. En sculptant, rainurant, en tachant et taillant ces massivités de blocs chus, Alquin lève ses géants ; il les rend, aussi, à leur abandon de récif ou d’éperon taillé par un séisme.


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Picasso

2/19/2023

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Longtemps, j’ai rejeté Picasso. Ses outrances novatrices, ses figures grotesques, supports d’une nouveauté à tout prix, son cabotinage prétentieux et hâbleur, son égoïsme drapé dans sa légende de minotaure, son cubisme rébarbatif, sa suffisance avec Antonin Artaud, qui lui valurent trois lettres, dont une troisième virulente et méritée de l’éconduit, son allure poseuse, en marinière ou torse nu dans son gros short, quasi couche-culotte de vieillard lubrique, en décontracté iconique, en plus grand peintre du monde ; sa signature usée, son nom mondial, marque de fabrique voisine de Bob Marley et de Marylin sur les draps de bain, les drapeaux et toute la quincaillerie à leur effigie, et encore et toujours son imagier saltimbanque, ses arlequins, ses acrobates, ses guitares et ses violons en morceaux, son air satisfait avec Cocteau et tous les poseurs à voix de fausset comme Paris aime et aimera toujours à les couver ; sa cour penaude, « picassiettes » inclus, comme se plaisait à ironiser le peintre ; ses amis et courtisans en vacances, à sa table ou agglutinés autour de lui lors des férias et des liesses populaires. Tout le folklore frelaté de la frime mondaine, sans parler, pour ne pas déranger la carrière du génie, de la petite Raymonde, l’orpheline adoptée avant d'être « confiée » à Max Jacob.
Puis le temps est venu, progressivement, par glissements d’autant plus insensibles qu’ils désavouaient une de ces positions tranchées que l’on ne quitte pas sans trouble, d’aimer sa peinture.
J'en suis venu à aimer Picasso en peinant au dessin, plus encore à la peinture, lassé d’une représentation trop esclave. Tous les néo-expressionnistes allemands, les milliardaires à astuces qui ont compté pour moi, peuvent toujours faire les malins ; leurs provocations chics et ressassements sur l’histoire teutonne, oscillant d’atmosphère et de style entre austérité gratuite et pied de nez loufoque, - les deux penchants, interchangeables, se valant -, jouant tantôt de la morgue, tantôt de la clownerie qui plaisent tant dans les cocktails d’ambassade, n’ont jamais cassé la baraque.
J’ai mis du temps à remarquer, notamment chez les surréalistes hispaniques et latinos, mais aussi chez les Cobra ou le meilleur Dubuffet, l’influence pénétrante de Picasso, la portée libératrice de ses avancées. La manière dont elles ont aidé et continuent d’aider la peinture à se faire. En chacun des tableaux de Pablo Picasso, une fermeté d’action, d'affaire expédiée, préside à l’éclat. La phrase archi-galvaudée où le peintre prétend avoir tenté, à longueur d’années, de réapprendre le dessin de l’enfance, sa grâce passagère, garde une vérité invincible. L’une des signatures les plus frappantes du peintre tient à sa fraîcheur d’attaque. La main sûre d’un désir transmis directement, de façon presque fluidique aux gestes et aux traits ; un désir tout puissant oublieux du public et de l’exécutant lui-même. Par sa manière franche, subtile et rare, d’un pur élan, Picasso nous livre en art un désir presque sauf de toute médiation. Chez Picasso maître de cette enfance, un enjouement fondamental rugit d’un seul coup, extrait de cette chambre royale où il reste le plus souvent, chez l’écrasante majorité des artistes, une image rêvée, tâtonnée dans l’obscur et obstinément emmurée. La sûreté sans crainte propre à l’enfance du dessin, l’observateur en retrouve quelque chose en chaque œuvre de Picasso. L’impression d’une volte dans les habitudes, un raccourci de la distance entre la peinture rêvée et la peinture faite. La magie procède d’une somme de facteurs qu’il serait hasardeux de vouloir isoler. Pour autant, il est possible d’observer, par exemple, que Picasso n’aime pas la peinture brouillée, les triturations de la matière épaisse et les boues complexes qui en résultent. Picasso peint net et tranché. L’artiste soumet tout acte créateur, chacune de ses expérimentations débridées, à la discipline d’une grande tradition où chaque zone peinte paraît consacrée, jamais cédée à l’anodin. Chaque Picasso lève un passé qui sent la verrière, l’atelier géant, le maître et les élèves. Monté du Quattrocento, un parfum d’encaustique flotte autour des œuvres de l’Espagnol. Dans le geste du peintre subsiste l’ascèse d’un maître ancien déporté au XXème siècle. Au reste, le novateur effréné n’a jamais franchi une frontière que ses héritiers directs, Matta et les surréalistes latino, ont passé après lui. Jamais Picasso n’a peint d’animalcules à la Michaux ou d’homoncules à la Matta, encore moins de ces bolides indéfinis d’allure biomécanique brochés-griffés aux dessins-écrits d’Artaud. Picasso en resta à la nature morte, au paysage et au portrait. Et dans ce carcan de sujets, il poussa de la façon carabinée que l’on sait les interprétations de l’anatomie et de la forme des choses, à un degré d’animisme pictural où selon les mots mêmes l’artiste doué pour ce genre de bravade : « même les casseroles peuvent crier ». Que Picasso se soit astreint aux grands sujets classiques ou qu'il les ait choisis, met en évidence une prouesse typique du peintre. Prenons Pêche de nuit à Antibes ou l’une des célèbres versions des Ménines, mieux, celles des Femmes d’Alger. Nous avons certes affaire à une peinture traitant de coordonnées connues, avec un haut et un bas, une perspective, qu’elle soit écrasée n’y change rien, tandis qu’objets et figures posent à leur place. Cependant, lorsque l’image se dévoile, Picasso pousse ses composants à une révolte imaginaire. Un désir d’épure que Matisse partagera dans ces collages et autres « Danses », impose aux formes une discipline géométrisée où le raidissement et la schématisation se confondent à l’effort de modernité. Soudain, les protagonistes, qu’ils soient au départ des personnages humains ou animaux, des meubles ou des objets, prennent la pose d’une sophistication fallacieuse, celle de vieux jouets ou de marionnettes stylisées retrouvés dans les coulisses englouties d’un théâtre, à Byzance. Les jeux de lignes et de pans, dans les grands tableaux de Picasso, joignent le sérieux d’un plan d’architecte à la bagatelle érotique ou à la farce, non sans une trivialité d’artiste de foire. D’un enfant de prince raffiné et impatient, on dirait l’enlèvement des grandes effigies inachevées que les orfèvres du jouet lui préparaient. Picasso fait ses tableaux en disposant des attelages de conte enlevés d’on ne sait quelle caverne d’enchantement syncrétique. Aussi, bien avant de représenter un être ou une chose avec un goût pour les formes mi-animales mi-humaines que l’on pourrait dire « en dos de girafe », les parties du tableau, pans et quartiers en aplats, prennent une autonomie de plaques découpées brandissant leur splendeur, leur valeur de tessons extraits d’un ensemble fastueux, exotique et préhistorique. L’artifice rutile et les intuitions sensuelles de la peinture appliquée, du drame à mains nues à quoi accède l’acte peint chez Picasso, occupe toute la scène, ses devants et ses arrières.
Car Picasso est de ceux qui activent, en appliquant la peinture sur la toile, ses propriétés fascinantes et exclusives. L’artiste quand il trace ou couvre, sauve l’état de fraîcheur luisante de la couleur posée. Il possède l’art du coup de lumière de la couleur allumée.
Pour l’aspect coupant des parties, pour aiguiser au mieux leur tranchant, le peintre a dénudé le canevas des tableaux, le soubassement grondant de leurs assises, et en a tiré des carcasses, solitaires et indépendantes de leur sujet, des statues nettes et lisses, faites pour l’emboîtement dans la composition. La manière dont Picasso cloisonne le tableau comme un maître verrier, son insistance sur les lignes de forces qui structurent l’espace, opèrent en lui le dessin de stries franches, l’étoilement à branches cassées d’une brisure, sinon que rien ne casse. Subsiste alors, en lieu et place du plomb séparateur dans les vitraux, une impression de nervures, de lignes palpitantes débridées de leur gaine. Le pan, chez Picasso, prend une valeur magistrale, au point que son dessin se construit depuis leurs imbrications. Maître du tableau-puzzle, jusqu’aux expériences du collage dans Femmes à la toilette par exemple, Picasso a élevé l’art de fractionner la toile ou la feuille à un niveau imprévisible avant lui. Une magie de conte, l’accès un monde élémentaire et merveilleux naît de ce traitement, j’allais dire des contours ou des cernes, mais nous ne sommes pas chez Rouault, qui en est l’expert, nous sommes chez Picasso, et lui excelle dans la symphonie brève, poème symphonique si l’on veut, d’une virtuosité du télescopage, d’une tectonique de l’aplat en dents de scie.
Un art de vivre déborde de ces fonds unis ou ornés. Un nuancier de tapissier surfin émane en puissance des tableaux, mêlé au goût de plâtre des maisons en chantier, des maçonneries en cours, et aux motifs criards de la décoration domestique. Un universalisme, un humanisme du foyer, du home sweet home croise chez Picasso le gigantisme de talent et d’échelle. C’est que Picasso a trouvé dans la peinture le médium roi pour inventer sa vie, et il ne fit rien de moins, sa vie durant, que d’aller droit dans le merveilleux et de s’y frayer sa voie d’un tableau à l’autre. Un merveilleux quotidien, populaire ou emprunté aux traditions étrangères. Un merveilleux féminin, plus idolâtre que démystificateur. La femme peinte, chez Picasso, peut toujours prendre les noms de muses majeures, la même divinité peinte en emprunte les masques. Sa peinture est dévouée au plaisir, et à l’extension de sa jouissance. Les audaces de Picasso sont d’un jouisseur plus encore que d’un inventeur de forme. Il semble que la fièvre sexuelle de « Minotaure », comme toujours haletant, sorti d’un buisson et relevé d’une étreinte, ait frayé des tropiques méditerranéens. Quelle action « à température », quel acte climatique peuvent mieux correspondre à l’été espagnol que cette canicule ambiante de sexualité peinte ? Des neiges pyrénéennes aux fournaises andalouses, Picasso en porte au regard l’extase bourrue. Une surchauffe solaire aux miroitements maritimes. Rôdeur ébouriffé des couchants cuivrés entre l’Europe et l’Afrique, Picasso est une sorte de vulcain de Majorque longeant les côtes.
La Méditerranée est sa maîtresse en composition. Chez Picasso, les formes courbes ou hantées par la courbe rappellent les criques et les hanses du littoral. La couleur n’y vire pas à la transparence polynésienne ou à celle des Caraïbes, elle prend ses forces au vieil or du Golfe du Lion entre reflets cuits et orage. Picasso est l’homme de la Méditerranée. Peindre, c’est l’autre métier des côtes méditerranéennes. Pêcheurs, nageurs, solitaires et peintres partagent le rivage et le même sucre originaire, le même souffle pris à l’exhalaison des pinèdes de nuit. En chacune des peintures de Picasso, je vois l’homme fou du midi, un véritable, un authentique fada de ce face-à-face entre l’homme et le soleil, face-à-face d’ailleurs plus souvent surplombant et oblique que Van Gogh aussi était venu retrouver pour s’y éblouir à la vie à la mort. Picasso fut à sa manière un fantastique réflecteur, par toiles interposées, des terres ocres inondées de soleil. Je veux tout, crie chacun des tableaux de Picasso, dont la volée de formes unit une espèce de bagatelle peinte à une splendeur sophistiquée.
En ce rôdeur des dunes et des crêtes rocheuses gronde aussi le thaumaturge d’un âge précédent le métal, d’une ère où le soleil donna aux hommes les premiers rêves du minerai fondu et ouvragé. Picasso peintre se souvient, avec ses yeux et ses bras, de ce climat de forge à ciel ouvert, et il en déduit les plus inventives de ses formes. Carrossées, tels des assemblages de tôles ou de boucliers aplatis, elles passent à la toile, métissées par l’exemple des fétiches tribaux, des masques d’Afrique noire aux formes ovoïdes et aux grimaces tétaniques. Ici prend effet le dessin d’une modernité intouchable, sans prise, indémodable, ici prend son essor le graphiste accidenté, le magicien géométrique qui sait trouver l’intensité des tournures dans les formes plutôt qu’il ne défigure. A cet égard, les portraits de Dora Maar flanquent des essais de dessin libre réalisés en connivence avec les secrets de la face humaine. Ces portraits crevassés donnent le jour à des portraits peints où c’est la tête humaine vivante qui ressemble à la peinture et non l’inverse. Bouquets explosifs de la tête dont la peinture recèle le modelé, redistribution des traits de la tête en grand arroi de caricature désorientée, il émane de ces évocations de visage aux facettes géométriques une liberté autoritaire qui semble en faire trop pour ouvrir la voie à ceux qui suivent. Picasso se garde bien de laisser je ne sais quelle expression prendre le pas sur le tout puissant agencement des formes et l’efficacité optique de leur assemblage. Ses conglomérats de lignes brisées ne se laissent pas détourner par les pesanteurs vagues de la psychologie. Le lâché fascinatoire des formes entre elles, unies et réciproquement tranchantes, s’aiguisant les unes aux autres, l’emporte sur toute lenteur d’intention sous-jacente.
Picasso aime l’angle et la pointe d’une passion inexplorable. Les deux caractéristiques mettent les portraits au carré autant qu’elles élancent en Babylones impromptues les moindres silhouettes d’édifices. Picasso minotaure, gardien des secrets d’une Atlantide picturale, Espagnol autant qu’Égéen, encastre une majesté d’architecte dans ses tableaux. Les demoiselles d’Avignon autant que Guernica dressent des profils industriels, des manières de herses ou contours dentelés, des silhouettes de machines ou d’objets donnant aux scènes peintes un fini élancé où se confondent indices futuristes et schématisme primitif. Je pense à l’espèce de bombe à pointe, d’autant plus mystérieuse qu’elle ressemble à un réacteur, surgie de la gueule suppliciée de cheval, dans Guernica, et au visage en masque africain dans les Demoiselles d’Avignon. Ces deux signes au milieu des compositions concentrent un taux saturé de modernité, l’exacte part d’étrangeté nerveuse distinguant le moderne. Ils suffisent à ce que le tableau tienne ; ils assurent le contrepoint, en regard des zones plus reconnaissables, du désir le plus noueux du peintre, en pleine éclosion d’inconnu. Les deux détails plantent une névralgie que rien à ce jour n’a calmé. Le regardeur ne pose jamais son regard sur les deux détails énigmatiques sans y trouver une hypnose à chaque fois rechargée, il ne peut les fixer sans sauter dans un rêve, une formule rêveuse à effet immédiat. Le thème guerrier et la portée revendicatrice font corps dans leur camaïeu gris de grande peinture historique, mais Guernica est surtout, au-devant même des massacrés dont il dresse la stèle, un hymne, avec les morts qui voulaient vivre, au dessin, de même que le visage tribal de la prostituée, dans Les demoiselles d’Avignon, inaugure un nouvel âge de personnages graphiques entièrement constitués par le désir de peindre. Picasso ne peut aimer davantage de cet amour déchirant et post-mortem les martyrs de Guernica qu’en les unissant à la force passionnée de son dessin inventif. Le tremblé rigoureux du trait est à l’honneur. Un trait riche d’une qualité comme cordée par l’expérience du peintre ; un laconisme de geste tracé en retenant son souffle ; un style de ligne également empreint du charme des décors préparatifs pour un décor d’opéra ou les sous-bois obscurs des premiers Walt Disney. 


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Roger Gilbert-Lecomte

12/7/2022

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Le médaillon de Gilbert-Lecomte, son portrait de trois-quarts lévité des brumes du cimetière nord, son visage de fumée pâle flotte sans rage, l’œil fort et lointain, au ciel des légendes rémoises.
Étudiant et lecteur tardif, je l’ai découvert aux heures creuses, quand tous les connaisseurs, tous les découragés du poète n’en parlaient plus, ou peut-être une fois l’an, dans un club ou une discrète officine. Le plus souvent, initiés perclus du poète et vieux briscards littéraires muraient leur souvenir flamboyant. Que restait-il de Lecomte au milieu des années 90 ? Les reflets d’un hiver impersonnel sur le parvis de la faculté, là où peinaient à se croiser les rêveurs sans avenir, les maniaques sans objet, les plantons désœuvrés, les somnambules du CROUS, les suspects de tout poil plus ou moins désinscrits, anciens candidats libres attardés aux pourtours des préfabriqués. Au titre de l’égarement et des parcours mal engagés, les recrues ne manquaient pas ; elles piétinaient, penaudes, ombrageuses et pessimistes. Quelques matricules de ce contingent perdu en fin de siècle furent des lecteurs de Lecomte. Pour le passé et le présent, il fallait humer profond, chercher loin les particules du dernier courant d’air. Il paraît qu’en 1975, Arthur Adamov était venu à l’université pour parler de son ami. J’ai souvent pensé à cette visite d’Adamov que j’imagine plus diaphane qu’une sortie de revenant. Ainsi la poussière spectrale elle-même datait. Il ne restait à l’égaré de 1997 qu’à trouver Lecomte en deux tomes, à la « B.U », entre deux vols et deux rachats. Plus sûrement à la bibliothèque Carnegie où bien plus tard j’ai ouvert en gants blancs, dans la salle réservée aux livres rares, le Miroir noir. Seul le libraire de la « Belle image », rue Chanzy, approvisionnait les lecteurs. Bien entendu au prix fort, à plein tarif, mais après l’impôt Gallimard, vous teniez les trésors. Les transis de chaque génération venaient s’y procurer les deux volumes, Tome I les proses, Tome II les poèmes.
Natif de Reims-la-très-plate, j’ai admiré de près la légende, j’ai lu ses poèmes, parcouru les mêmes rues, passé des nuits mémorables rue Hincmar où habitait la famille Lecomte, tourné autour du même Sphinx, surnom donné par Lecomte à la cathédrale incendiée par les Allemands en 14. Le plomb fondu, dit-on, giclait par la gueule des gargouilles, et vue du ciel, une immense fournaise dessinait une croix de feu. Depuis la Grande Guerre, Reims rebâtie n’a jamais revécu. Jamais vraiment. Tout ce qui vit, à Reims, se faufile et presse le pas, embué dans la teinte sourde et mauve d’un ombrage funéraire. Un perpétuel et imminent couvre-feu y maintient la vie à voix basse. Un hologramme d’éboulis et de pierres éventrées double le centre et sa cathédrale, sa ruine maîtresse dont les réfections augmentent la gravité gothique d’une raideur embaumée. Les décombres ont leur ténacité propre, leur physiologie, plus encore ceux d’une ville rasée à l’obus. Leur fierté dentelée et indéchiffrable ne disparait pas, ne se laisse pas engloutir. Pour des ruines de cette classe, vous pouvez toujours rebâtir ; l’air et la lumière, eux, ne se laissent pas assainir. Le déblaiement puis le remplacement des ruines par des façades neuves n’en déclenchent que la mise en limbes, cette manière d’encens toutes saisons où Reims paraît le dernier avant-poste civilisé avant le Grand Est. Comme l’a dit Céline, qui pouvait inclure la Champagne : « après Nancy, c’est la Russie et les plaines sans fin ». Né de ces limbes, Lecomte est l’enfant des ruines, le féérique-né de la pierre concassée. Je le vois tel : enregistré, certes, sur les registres d’état civil, mais plus intangible qu’un feu-follet à la crête des gravats, fugueur des limbes, envoyé des catastrophes, étrange consolateur des ravagés, ravagé souverain lui-même, ludion autoproclamé « Coco de Colchyde », drogué à l’os pour demeurer à ce point du « CHASSE CROISE DU COMA. » Drôle et grave, altier et revenant. D’ailleurs, Lecomte édicta lui-même la très sévère conjonction de faisceaux, le combinat très serré de grâces et de damnations à l’origine d’un poète.
A qui pressent, espère et désespère de la trouver, Lecomte offre une preuve de poésie sans rivale. Dans la verticale des vers empilés, une maturation de vocables polis à l’angoisse dresse en totems l’extrême en personne. Dans l’ordre du poème en vers, dans le creuset suprême où le genre prend son excellence, les fatrasies de Lecomte arment le modèle-type d’une verticale de choc, d’un moulage d’ogive parent de la stèle, mais plus lourdement gravé dans la nuit archaïque du rêve sans nom que Lecomte nommait l’avant-naître et que les philosophes énoncent « l’antéprédicatif ». Le hurlement né de toute vie qui se découvre à vivre, Lecomte en fait l’apanage de ses poèmes. Lancé ou plutôt repropulsé dans ce monde des « prestiges », l’homme-poète y embrase sa poudrière d’avant-naissance. Une permission est donnée, dans ces démonstrations de puissance, pour rêver de près à la possibilité d’aller et venir par-delà la vie et la mort. Les poèmes de Lecomte offrent l’assouvissement d’un désir jusqu’à eux seulement pressentis. Ils ne brouillent aucune piste et ne se retranchent pas dans les vapeurs du genre pour esquiver le moment de l’impact. La pointe bouleversée, la commotion inédite et raréfiée, localisée et parcimonieuse, dans l’écrasante majorité des poèmes de tous les temps, Lecomte en fait un roulis compact, un feu nourri sans relâche. Le niveau conditionnel de la grandeur poétique est posé, de l’éblouissement en deçà duquel poème et poésie, nommés à blanc, perdent leur nom.
Avec « Sacre et Massacre de l’Amour », avec « L’Énigme de la face humaine », ou « Cristal d’Ouragan », Lecomte a donné l’étalon de l’avalanche bouleversée, qu’elle soit brève ou à flots, et l’exemple du maniement des gigantismes. Du dynamitage fastueux et orfèvre, du cri articulé sur la page aux marges bien dégagées pour le tir. A côté de ces verticales noires aux syllabes inimitablement fuselées, il est devenu hasardeux, en poèmes, de minauder. Sur un papier devenu marbre fumant, je ne sais trop ce que beaucoup, d’innombrables lecteurs et auteurs de poèmes, continuent de nommer poésie, mais je n’ai jamais rien vu de semblable dans l’ordre du « lyrisme d’écorché » dont Artaud qualifia la poésie de Lecomte. L’explosion née des vers saturés dans leur embardée se voit peut-être faire, çà et là, du style, de la concurrence littéraire, de la véhémence de concours, mais dans la poussée, Lecomte parvient à une échappée sans pareil. Tandis qu’il se plaît à percuter les mots superbes qui s’appellent, Lecomte accroche une démesure, accomplit un saut d’échelle et de paradigme reconnu au luxe de ses reflets sombres. Ces éclosions miraculeuses et denses, ce goût pour la force comprimée des vocables dont le télescopage libère et décuple les plus rares rayonnements, voilà l’exercice fiévreux et tendu en lequel je reconnais le poème.
Une vraie dépense de lecteur naît de la fréquentation de Lecomte. Depuis dix ans, peut-être plus, j’ai laissé sa mémoire au repos. Non que j’en néglige le souvenir, mais je m’épargne le coût spécial de sa lecture. Car il en faut de l’exaspération et de la peine, de l’inconditionnelle et de l’immémoriale, pour lire ces cartouches saturées, pour les lire à l’exacte pointe de la nuit où elles demandent à être lues ; plus de volonté et d’énergie encore pour y retourner sans jamais s’éloigner de leur ligne de front. Il y faut même quelques témoins, quelques co-découvreurs eux aussi embrasés. Entrés dans ma vie pour partager ces heures spéciales décrochées de toute contingence, riches heures vécues aux tournants de poèmes où une majesté élective s’adresse personnellement à votre cœur soudain redessiné par ses meurtrissures les plus fidèles, ces compagnons ont disparu quand les pages se sont refermées. Étudiants sans soutien, rêveurs inutilisables pour les sociétés terrestres, leur destin s’annonçait compliqué et la persévérance dans la voie ouverte par Lecomte, création tout azimut et consumation d’une manière ou d’une autre, promettait une vie en mèche courte dont chacun a préféré s’écarter.
Lecomte est ainsi devenu une contrée somptueuse et invivable dont ses lecteurs deviennent les vétérans. Par-dessus l’épaule, une terrible unité entre le visage et les textes nous accompagne. Le visage de Lecomte est l’étrave de ses poèmes. Son regard bistre et ses cheveux plaqués aux tempes, une fois dans l’œil du lecteur, fanatisent sa lecture. « Le Prophète » ne se lit pas sans le filigrane des traits de Lecomte. Ses poèmes possèdent l’art d’une décollation fantomatique, d’un feuilletage en œuvre des traits de la face, de dénouement final dans le tracé d’un visage. Ainsi les poèmes de Lecomte ont-ils une façon de regarder en face avec des yeux dardés depuis des fonds de pages encavernés de blancheur sacrale. Son visage s’avance et bascule en avant, avec les mots, il transparait, inséparable, comme le bas-relief d’un demi dieu intriqué à son nom et à sa devise.
A côté des grands poèmes ravageurs à « coups de casse-tête dans le ventre » se dresse la flottille brève des proses armoriant les quatre numéros de la revue « Le Grand Jeu ».
Mon préféré les excède et les devance ; Lecomte y a planté son drapeau noir, tout en haut de lui-même. Sa mort triste elle-même ne le hissa pas plus haut. Cette prose écrite en pleine possession de ses moyens, Lecomte l’a ouvragée sur un mode très spécial, sur la corde raide d’un signe pour lui aussi électif que distinctif d’un cœur humain : L’ADMIRATION. Lecomte, monté sur le vaisseau puissant de son admiration pour Rimbaud, signa ce chef-d’œuvre : « Après Rimbaud, la mort des arts ». Titre et propos pratiquent une échelle de fulgurance inconnue, un foudroiement au ralenti qui, visant au but en une fois, n’oublie rien. La hantise de beauté et de son bouleversement décisif, par acharnement, par torture à la finesse, culmine à un paroxysme d’intensité qui ressemblerait trait pour trait à la forme la plus fidèle que la bonté pourrait prendre si elle se risquait à en prendre une plutôt qu’une autre. 


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Voyage au bout de la nuit, Céline (1)

10/7/2022

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Loin du monument criblé de gloses, je relis le Voyage. L’envie me prend, en son milieu, d’y venir sans attendre et de gloser à mon tour.
Dans dix ans, il y aura un siècle que le chef d’œuvre a posé son énigme. Elle demeure. Pour ma part, je me demande, en surimpression de l’exploit continuel, pages après pages, à quelle crise, à quelle sorte de ravage total Céline puisa ce flot ininterrompu d’indignation vivace, de présentation rebelle du genre humain.
La pauvreté, étoile noire du Voyage, doit y être pour beaucoup. Chez Céline, elle prend sa valeur irrationnelle. Quand son mot tombe, au coin des péripéties, un mauvais goût vous monte à la bouche. Céline ne tourne pas autour, ne change pas de ton en la sortant de sa besace. Quand il la pose, en nom ou en adjectif, elle n’est plus l’annonce d’un débat houleux ou d’une revendication, elle pèse son poids de mort. Céline la présente à sa place, surajoutée à la misère de la condition humaine, clôturant ainsi le programme à souffrir. Humain et pauvre, c’est le dictame banal, pour Céline, et le lot au complet. A partir de cette double malédiction, l’écrivain déroule en chaîne. La guerre, la ville, la brousse, l’aliénation à l’américaine, la nausée des romances, la pantomime de l’amitié, la maladie. Quels que soient le lieu, les circonstances et l’individu, une tuerie tout terrain. Relisant, je ne vois plus une once de l’exagération prétendument associée à ces lignes. L’excès n’est plus qu’un scrupule d’exactitude devant les faits. Loin de continuer à subir dans une interminable ingestion les poisons avalés de force sur le chemin, Céline invente le grand purgatif ; tout sera rendu. Le lecteur, lui aussi, libéré, est pris de spasmes libératoires et en passe par tous les rires. Les coups de comique donnés au fond de la poitrine avec leur vérité éclose, se déplacent comme des astres, et l’on n’y voit plus clair tellement tout éclate dans les constellations. Un amour dévasté vogue sans mot ni étendard. Le Voyage offre le meilleur promontoire pour le sentir croiser au loin, réalité coupée des hommes, émettant vers lui d’indéchiffrables faisceaux. Le Voyage ne peut se lire à fond qu’avec le cœur d’un chien estropié. Autrement, on en laisse.
La fresque dans laquelle Céline nous propulse possède un pouvoir vérace presque illimité. Sans qu’il l’ait voulu, sans forcer ni édifier personne, Céline exécute un tableau sans retour, cernant une douleur qu’on ne peut cantonner à la vie, un désespoir qui l’outrepasse, un blast post-mortem où il n’y a pas plus de paix pour les cendres qu’il n’y en eut pour la chair. Un poids de hurlement enfermé leste les phrases pleines et bien calibrées. Leur centre de gravité est si fort que l’on sent les marges brûlantes, la coupe franche d’un ouvrage de ferronnerie sur les bords. Force est d’admettre le sang-froid étrange que l’écrivain a dû mobiliser pour se contenir à l’écriture de telles pages. Les degrés de cuisson, à la table d’écriture, sont peu mesurables, mais je parie que Céline a dû s’impressionner bien des fois, que lancé dans ses diatribes d’Empereur fourrageant au glaive dans la plèbe, débordé par des flèches décochées et des implications de sens où il resta le cloué de lui-même, il lui fut difficile de rester au fauteuil, penché au bureau, sans être tenté par les distensions faramineuses de la lyre, capable qu’il eût été, à lui seul, d’aligner en livres une chaîne de monts Olympe. Et pourtant il n’en fit rien. Lui qui pouvait s’envoler, au détour de chaque brèche, sur cent pages de développement fulgurant, à dents serrés, retenait ce pouvoir. Cette force grondante n’en rejaillit que plus fort et en trombes, en chaque épisode, saynète ou séquence de choses vues et revisitées à l’écorchure. Céline fait sauter les volcans, non dans le panorama, à l’horizon lointain des gigantismes, mais en prise directe avec le scandale des situations, des actes, des pensées, et surtout des mobiles qui les engendrent. En l’espèce, rien ne le surpasse, pas même Proust, qui raffine plus loin et plus profond, mais rend ses momies à leur vapeur et se retranche en majesté. S’il m’est impossible, lisant le Voyage, de ne pas m’esclaffer à tout instant, de réprimer une sorte de hoquet, de manie rigolarde à se taper sur les cuisses, le réflexe ne rend pas justice de l’éventail d’impressions. D’ailleurs, je module parfois mes hoquets, j’en fais du soupir consterné et admiratif, j’essaie des moues plus fidèles. Le récit est si juste, si enlevé et dans le mille, qu’il manque au cerveau humain la capacité réceptive, l’adéquate, la séante. La réaction physiologique reste en-deçà du sens libéré par les mots. Ce rire machinal, standardisé et impropre, révèle une difficulté du lecteur à encaisser la blessure dite en chacune des saillies, leur cri subliminal. Est-ce de la pudeur ? La peine suppure. Cabrée en ironie, en sarcasmes records, la détresse se tord dans une grimace ou fuse dans une syncope. Céline n’escamote pas sa douleur, il la brandit à froid. L’outrance débraille tout dans l’horreur explosive et c’est pourtant une tendresse massacrée qui inquiète et qui hante à la sortie de ces abattoirs en tous genres. Dans l’après-coup des semonces, un Céline titubant double chaque fait-divers. Le lecteur en reçoit la peine sans savoir d’où elle vient. Céline l’envoie moudre son noir juste en retrait du curseur. Mais si le lecteur n’accède pas à l’ombrage, il en reçoit la froidure. Au reste, point de passages compensatoires ou de réconforts ; tout ce qui ressemble à une éclaircie palpite dans un regret, un fantasme ou une crise mélancolique. La bonté d’Alcide ou de Molly n’y paraît que la forme rare d’un malheur digne. Seule la catastrophe fluctue, dont Céline invente la météo et les fausses embellies. On ne peut plus suivre l’intensité, l’une après l’autre, elles se recouvrent. Rien ne brûle dans cette vie, qu’au détriment des brûlés. Débrouillez-vous avec ça, laisse entendre Céline. Car l’écrivain trouve dans l’urgence, dans la nécessité immédiate d’être compris, une éloquence de combat. Il compresse l’indicible. D’où cet exercice virtuose d’une prose châtiée accidentée d’un argot placé avec soin aux articulations, aux liens de subordination, avec des « malgré que », des « c’est lui qu’il a dit » dont l’incorporation très choisie, plus que l’effet de gouaille et l’électrocution de registre, tétanise le discours, le raidit, le hérisse d’angles durs en plein milieu. Céline trouve à ce clavier un effet de franchise implacable, un ton de désarmé offensif qui donnent à son timbre une amplification offusquée et le délié agressif, d’une invention sans pareille, de sa pente oratoire.
D’où vient ce plaisir grave à lire le Voyage ? J’ai attendu 34 ans avant de le relire tant je voulais me réserver une sorte de primeur regagnée à l’oubli. Comme œuvre d’art humaine, comme texte littéraire, ce roman est une victoire de l’imagination sur l’écrasement universel. Non que son terrible pessimisme y soit réversible, mais sa flamboyance montre une riposte exemplaire aux principes destructeurs. Rouvrant le Voyage, je m’aère aux embruns d’une liberté intrépide. Chaque abjection y trouve sa bourrade, son répondant au centuple, sa volée de mots ennemis. La jubilation d’une grande aventure se double, et pour lui donner toute la place, d’un exposé vengeur impliquant toute l’espèce. Céline, d’un seul tenant, accomplit la grande tournée punitive. Il a trouvé l’angle juste et la bonne prise pour crever l’outre pleine d’immondices. A la façon d’un volontaire malgré lui qu’il fut sans doute, il se réveilla plus souvent qu’à son tour dans les bas-fonds du carnaval, engagé dans les spirales du siphon. Dans Voyage au bout de la nuit, un Moyen-âge des temps de peste, fagoté d’attributs modernes, ouvre partout des yeux d’effroi et de survie. On pense, aux yeux ronds plein de peur et d’envie, aux postures prêtes à détaler, au thorax palpitant de crainte, à la métaphore d’une immense ratière. Atteint d’une pitié hargneuse, complexe et dilettante, Céline y portraiture les ragondins en habit, les sorcières et les ogres du quotidien avec çà et là de feintes timidités d’anthropologue afin d’en restituer encore plus fidèlement les faciès. Le lecteur le moins attentif ne peut échapper aux comptes rendus des bestialités, et à leurs effets de miroir. Céline n’oublie rien des flammes troubles dans un regard et du foyer qui l’anime ; comme aucun écrivain il en capte les girations criminelles. La dénudation forcenée à l’œuvre dans le Voyage élève le portrait humain à un nouveau genre : celui de débandade ; hommes et femmes s’y dissolvent à vue dans une sorte de putréfaction situationnelle.
Je ne vois pas qui pourrait se prétendre guéri, à jamais guéri des hommes et des femmes. Céline ne fait pas comme si on ne sait quelle distance, expérience ou amnistie, pouvait gommer ou ne serait-ce qu’atténuer l’état convulsif des choses, et surtout éteindre le glas attaché à chaque être, sonnant le trait mesquin et rapace qui en signe le passage terrestre. Voyage au bout de la nuit ne risque pas de vieillir, car tout ce qui arrive, doit arriver à un être humain, y est consigné. La vie y consonne avec la mésaventure. Certains mièvres parleront d’exorcisme. Je ne connais pas dans le détail le rite romain de l’exorcisme, mais pour la chasse aux démons, Céline a fait le tour, et s’est visé lui-même en premier.
L’ironie dont on a tant parlé à propos de Céline, à force d’assumer à elle seule les réalités immondes, n’est plus de l’ironie, elle n’active plus ce fond de ricanement nerveux qui souvent en accompagne le déclenchement. Son martèlement se transforme en frappe sur l’enclume. A la cognée, sa giclée d’étincelles éclabousse tant qu’elle peut. Un sentimental y verrait des larmes de feu.
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Nécropolis, Herbert Lieberman

9/21/2022

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Longtemps, le roman d’Herbert Lieberman, Nécropolis, ne fut qu’une couverture, l’image d’un texte dont je ne savais rien. Le nom de l’auteur aux syllabes bien sonnées, le titre âcre et intimidant, et surtout la photographie explicite en première de couverture : les pieds d’un cadavre à la morgue, recouvert de son linceul, portant l’étiquette d’identification à l’orteil, signaient le statut grinçant d’un livre infiltré dans les familles, accédé à ce rang improbable des romans lus « par tout le monde », c’est-à-dire, en 1976, par les maris en cravate après le bureau. Le roman rutilait noir entre les classiques défraîchis, les volumes pesants, les spécialités en dix volumes reliées cuir, les briques jaunies d’un encyclopédisme daté ou d’une pédagogie d’après-guerre. Nécropolis tranchait par sa vindicte, plus froide et vénéneuse que provocatrice. Aperçu à neuf ou dix ans au pied des immeubles, dans des caisses abandonnées ou sur les brocantes, le roman lâchait son timbre de gong. Un grondement sinistre évocateur de sous-sols et de prophétie lugubre, doublé d’un halo médical, lui-même précurseur de l’odeur phéniquée, forcément mêlée à une autre, grasse et insinuante. La couverture condensait un mystère tentateur de réalités choquantes. Je sentais son taux élevé de propriétés dérangeantes, de celles propres à susciter le sentiment vague, pénétrant et durable, de l’appréhension. Je l’appréhendais dans les deux sens du terme, à distance. Il toisait les lecteurs, les haranguait à la menace, par son calme noir et glacé. Son titre cinglant jaillissait de la couverture et mordait le regard.
Le joyau malfamé, patiemment, me donnait rendez-vous. Le titre finit par disparaître des cartons, des éventaires, évacué des caisses où les familles l’avaient jeté plutôt que remis dans le circuit. Deux décades au moins l’ont relégué à l’oubli, déteint son éclat clandestin, avant que son venin typé n’ait refait surface. Je cherchais déjà, et je cherche toujours, des textes hybrides, des chemins de traverse dans les genres consacrés. Nécropolis me revint en mémoire comme une promesse d’ouvrage échappant à son genre déclaré, débordant ses codes et ses cadres. Ainsi, je n’ai lu le texte que quarante années après les frôlements d’enfance évoqués plus haut. Depuis la fin des années 70, les séries et le cinéma ont fourragé dans le domaine médico-légal au point d’en faire un secteur ouvert au public ou tout comme. Le roman de Lieberman, lu après cette déferlante, aurait pu en pâtir, teinté d’une apocalypse démodée. D’ailleurs, le héros du roman, le professeur Konig, légiste new-yorkais, a dû fournir l’un des modèles de cette veine surexploitée, dans le polar, où le médecin supplée l’enquêteur. Or, le héros de Nécropolis, indissociable de l’atmosphère new-yorkaise des années 70, violentes et suantes comme une cale labyrinthique entre les tours et les no man’s land, possède ce grain de stupeur tendue d’une exploration pionnière, d’un arrière-goût de « première ligne ». Une chape d’angoisse, concentrée sur Konig, se répand à toute chose. Une ambiance d’acouphènes, de froissement textile exagéré, d’excès blafard, de pression névrotique dans les taches et les relations, donne à Nécropolis un relief accusé, un tempo à cran, qui tient le roman à l’écart des stéréotypes. Beaucoup mieux que dans mon souvenir très dilué de « la trilogie de verre » de Paul Auster, Lieberman restitue l’insomnie identitaire de New-York. Texte classé et primé dans la catégorie policière, Nécropolis déploie une richesse d’arrière-plans et de lignes de fuite où les gouffres aventureux de la ville, ses grottes à charpentes sont données à sentir. Lieberman trouve le point d’accord entre la mélancolie de son légiste et la nuit naufragée dont NY est le perpétuel sous-titre. Si je passe la comparaison molle entre l’autopsie des fondations d’édifice et celle des cadavres, il n’en reste pas moins que les effets de rue et l’évocation des bâtiments qui les bordent donnent un puissant relief organique à la ville. Dans Nécropolis, les débris anatomiques de chair, d’acier et d’asphalte, plus ou moins volontairement égalisés par Lieberman, reluisent d’une vie seconde, pris dans une résille électrique, une vaste turbine qui galvanise sans distinction le mort et le vif. La Nécropolis de Lieberman donne l’idée d’une embouchure du Styx mais en double sens. L’air noir et somnambule fusèle les allées et venues d’une dérogation béante à la frontière du vivant. L’abîme y bat du clapet. Liebermann paraît réussir une levée en coupe de NY, sa radiographie déjetée, le tableau artiste auquel ils aboutissent, sans peut-être l’avoir voulu, je veux dire, sans l’avoir voulu autant. Non que Nécropolis constitue un long poème de New-York, mais sa masse électrique parcourue de sirènes, ses hangars béants et immeubles désaffectés, ses taudis complexes qui l’approfondissent d’une termitière sans cadastre, Lieberman en dresse les arches véhémentes et les carcasses fossiles. La nuit fait sa patine des ossatures mal nettoyées, des supports à lampe-torche et gyrophare, nous entrons sous l’influence d’une note sourde annonçant un monde intermédiaire. Je pense au hangar le plus lépreux de l’enquête, cette nef de suie aux grincements de temple sans nom dédié à la perdition ; mais aussi à cette berge, ce marécage sous les ponts où remontent les restes envasés des victimes. Mais ces trouées ne font pas le roman ; Lieberman n’y va pas, du moins pas carrément. J’imagine son éditeur, ou ne serait-ce que l’ombre tutélaire des affaires, penchés sur son épaule, le dissuadant d’ouvrir en grand les dessous new-yorkais. Les personnages de Nécropolis chancellent aux lisières, ralentissent au pied des galeries les plus noires. Ils s’avancent, s’exposent à des radiations de ruines fraîches, pleines de poutres et de rivets, s’arrêtent au milieu de stalactites inédites, mais ils n’y basculent pas en entier. Ils gardent l’uniforme et les réflexes de la surface. Cent mètres plus loin dans les souterrains ou les étages sans lumière, dans les tanières au fond des éboulis, les annexes condamnées du métro, et le genre littéraire du roman, policier et hybride, le polar poétique passerait à l’éblouissement, à la pulvérisation des assises liées au genre. Nous passerions au non genre, nous dépasserions les offices et les rubriques, le cahier des charges. Soudain, nous passerions du polar audacieux à la ville traversée ; au foudroiement rétrospectif retracé et gainé par l’accélération des mots. Nous en serions alors, d’un coup, au reflux de force sur la page ; au broiement rythmique de l’homme dans la ville, tel que Jacques Prevel en a recabré en vers libres les éclairs. Le lecteur effleure, dans Nécropolis, les fonds organiques d’une civilisation régressée à ses piliers rugissants. Ce sont presque les sous-sols antiques de New-York atomisé découverts dans La Planète de singes. Cette régression cyclopéenne ouvre sur le monde de la rencontre mise à nue, sur la plateforme inattendue, grésillante d’éternité et de retrouvailles imminentes ; là où l’heure sonne de trouver la formule, d’articuler en gestes et en regard la juste et définitive étreinte.
L’intrigue seconde, qui à rebours devient la première, en vient à cet abîme de gravité. Car le père recherche sa fille. Elle a disparu, sans que le père sache si sa fille est morte quelque part ou si elle vit retirée. Artiste peintre en rupture de ban, privée d’une mère emportée par la maladie, coupée d’un père toujours absent, abstrait, accaparé voire hanté par les corps assassinés, leurs débris humains repêchés par la police criminelle, la fille donne au mythe urbain son héroïne la plus reculée, la plus transfuge entre les deux mondes. Cette jeune femme introuvable, que son père craint perdue, engloutie dans les bas-fonds, décoche la réponse à la question phare et non formulée « que faire ici et maintenant, une fois née sur la terre ? » La réponse filée, plus grondante que le tumulte new-yorkais, d’un angle oblique plus glorieux que la herse de ses tours, excède de loin les bornes établies du polar : Peindre.
En passant, Lieberman s’offre le luxe d’esquiver le portrait « de l’artiste en jeune femme », lui préférant, pour donner plus d’épaisseur à la jeune artiste, une condition radicale et sublime. Lieberman entre dans la matière fébrile, il tient à dire quelque chose, un propos hauturier, impérieux, qui le tenaille bien plus que les conditions imposées par son éditeur. Peut-être s’en veut-il de le vouloir, il veut parler d’Amour. Inaccessible, introuvable, la fille de Konig ressemble à un pur extrait de New-York, au détachement volatile d’une divinité tutélaire envolée d’un très haut fronton. Le seul tableau trouvable de la jeune femme, levé en son absence et en son nom, semble avoir été soufflé, embué plutôt que peint. Le tableau, suggère Lieberman, est d’un abandon magistral. Il ne claironne pas l’écriture audacieuse, la provocation bizarre d’un stylé né à New-York. Le tableau est un ciel, et il reprend ce motif maître à zéro, comme si le paysage n’avait que très peu existé jusqu’alors en peinture. La jeune Konig en revient à la terre inondée de soleil. Vu par les yeux du père, le tableau s’allume pour lui, il l’attendait pour rayonner à pleins feux. C’est uniment un couchant maximal, en altitude, et un autoportrait transparent, un apaisement grandiose broyé en phosphènes. Nécropolis porte comme un chant second la douleur filiale, des images latentes de naissance, d’enfant jeune sous la lumière précise d’un recoin de saison, les traits saisis dans une image qui perdure et défie le temps, s’obstine à l’emporter sur la razzia des jours et de la séparation.
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