Nicolas Rozier
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Pnine, Nabokov

1/14/2024

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Nabokov s’agitait à l’écran, sur le plateau d’« Apostrophes ». Delphine avait trouvé l’archive afin que je mette un visage et une voix sur le nom de l’écrivain. J’y trouvais un intellectuel à l’ancienne, volubile et infatué, en pays conquis, déblayant un parterre d’invités négligeables. Sans gêne, l’homme imposant imposait, efficace et sans retenue dans son pédantisme vainqueur. Nabokov, aux côtés de Borges, Eco ou Carpentier, compte parmi les grands de la cour de Delphine, et ma curiosité piquée, à force d’assister à ses valses d’affinités, me porta à vérifier les raisons de son goût pour les livres du Russe.
Ma lecture oubliée de Lolita, dissoute à trente années de distance, me laissa indécis. Mais depuis quelques années, je cohabitais avec les couvertures et volumes jaunis de Pnine, Ada ou l’ardeur, ou encore de L’Extermination des tyrans. Soit qu’ils plastronnassent un peu fort, comme leur maître, dans la bibliothèque, soit que Delphine les ouvrît, en leur milieu, pour relire telle page, ils me tournaient autour dans une orbite toujours rapprochée. J’ai lu Pnine, parce qu’il était le préféré de Delphine et qu’elle venait de relire.
Nabokov donne à sentir, en chacune de ses phrases, un homme soucieux de hauteur et de style. Les jambages paraissent ouvragés, un à un, recourbés comme du plomb. Nabokov se reboutonne ; point à la ligne. Cette élégance que l’on sent native, directement prise au berceau, n’en révèle pas moins un éclat, incessant chez l’écrivain, que le privilège de la naissance est loin de préfigurer à lui seul. Cet éclat se limiterait à de simples effets, des trouvailles en série, s’il ne trahissait pas, chez Nabokov, un art de ciseler en balafres, courtes et soigneusement ajustées pour le grand ou le petit monde, gainées dans une sobre désolation. Car Nabokov ne cède pas à ce timbre enfumeur, tout en inclinaison mélancolique, où tout peut se dire sans dépense, dans l’élan d’une seule et même pente. Bien avant la sourde élévation du chagrin, chez Pnine, en filigrane de son désespoir en formation, une sorte de lyrisme inconditionnel est à l’ouvrage dans le roman. De thématiques tout terrain, l’écriture de Nabokov affiche une santé de guirlande gelée où rutilent les vocables. Ce que tend à confirmer le don de l’écrivain qui, dit-on, voyait les lettres en couleurs. Une apparence de tonalité presque badine sert de rail à incruster les somptuosités bien pesées dont Nabokov ponctue ses lignes. Le fil du récit cadencé offre un défilé de facettes vives, ainsi qu’une visite en gros plans d’un canyon lexical. Nabokov ne quitte jamais l’onde légère qui est la monture de ses mots. Mots empesés ou rares, périodes, s’effilent avec une grâce presque distraite. Attendez-vous à ouvrir le dictionnaire, non au point cependant d’y trouver de la gêne. Le spécialiste des lépidoptères s’y entend en mise en scène des raretés. Il possède hautement le sens de la gamme. Les mots ont le scintillement de parures mixtes où le diamant ondule avec le caillou. Les mots inhabituels ont un parfait indice de saillie. Ils règlent leur préciosité au feu le plus juste.
Où Nabokov veut-il en venir avec Pnine ? Cela reste obscur.
Portrait d’homme abusé, Pnine présentait en puissance mille aspérités prêtant à la plainte et la complainte. Il revient à Nabokov d’avoir su traiter sur un mode délicat l’affreuse et banale cruauté de l’ostracisme pratiquée sur un homme lunaire et de culture russe, autant dire un extra-terrestre aux USA, mais aussi cette compassion retenue, parcimonieuse, réservée aux hommes considérés comme n’étant plus en âge de souffrir ; décemment s’entend. Dans Pnine, nous sommes entre gens de bonne compagnie. Les collègues de Pnine, professeurs émérites ou usurpateurs, colonnes percluses de leur spécialité, reniflent sans fin, comme les têtes d’un troupeau originaire, l’indéfectible étranger : Timofey Pnine, sa poignée d’étudiants, et son annexe de département sur le fil du rasoir. Ce roman ressemble au long rêve d’un aliéné, la nuit précédant sa mort. Le naufrage amoureux y atteint une matité sans précédent, un formidable non-dit, plus rêche qu’un compte-rendu de calvaire. La douleur amoureuse résorbée, dénuée d’effusions et de commentaires, – car l’être aimé l’a quitté pour un autre –, se mue en symptômes d’épouvantail. Ecrasé net, passé sous les chenilles de char de cette nouvelle foudroyante, Pnine se relève et traverse l’Atlantique. Partout où il évolue, animé par d’insaisissables mobiles, Pnine paraît, et pour cause, sous l’effet d’un coup de masse. Son goût et son talent pour le savoir font la sourdine de son existence. Hors des livres et d’infimes espoirs, tétaniques et congestionnés, Pnine représente la politesse du massacré. Monticule d’un savoir où cascade en interne le sang mutique d’une terrible déception, il mène la vie des disparus de leur vivant. Ce frère éloigné de Monsieur Hulot se prête mal aux qualificatifs qu’il suggère prématurément : « inadapté », « fantaisiste », ne lui conviennent pas autant qu’il pourrait paraître. Sa tendresse bloquée, emmurée, finit par passer, à force de rétention, dans une suite de craquements d’os, de tensions à tout rompre au cours des rencontres cordiales. Pnine échappe aussi à un type défini car finalement, il arrive qu’il s’amuse, en exil. Nabokov entretient autour de son personnage un climat d’embellie latente. Comme saisi au seuil de l’intégration, – après neuf années d’enseignement à l’Université de Waindell, il pourrait y prétendre –, Pnine séjourne dans ce vestibule, à la croisée des chemins, où les rêves pourraient reprendre. Je le vois tel, arrivant dans la vieille demeure des vacances entre Russes, dans une forêt de la Nouvelle-Angleterre, au volant d’une voiture qui rappelle une capsule, un spoutnik plutôt qu’une auto. Cette villégiature, au centre du roman, réunit les attraits d’un carrefour temporel, aux portes ouvertes et même battantes sur le passé. Pnine, par ses à-propos, sa victoire à la partie de croquet, sa connaissance de l’année précise où est censé se dérouler tel événement d’Anna Karénine, se conduit tel un souvenir vivant, un extrait vivace de la Russie tsariste ; une sorte d’hypnose vibrante, de zombie à sa manière, de survivance à l’humeur indéfinie. Là aussi, Nabokov maintient son personnage sur la crête énigmatique d’un caractère dont la basse continue se dérobe. Sa gentillesse informulable comme bloquée derrière un masque de convention lui donne une allure bizarre, de savant hermétique et rebutant, voire d’individu cérébral et lunatique. Nous voguons en eaux troubles au point, parfois, de frôler le fantastique, en tout cas les moments de déphasage qui l’annoncent. La scène de baignade en rivière, après une marche en peignoir avec l’aimable professeur Château, est caractéristique de cet imaginaire abrupt, qui peut rappeler à certains égards les ambiances de miroirs brisés du Maître et Marguerite. Un summum d’élégance à la Nabokov règne dans ces parages où les deux hommes, pris dans l’amabilité planeuse, se trouvent comme exaucés dans leur fantaisie détachée du monde, plus encore lorsqu’ils rencontrent, au détour d’une butte, un loufoque encore plus prononcé, à savoir un peintre académique de grande renommée peignant sur le motif et dont le crâne exposé brûle au soleil. Pnine sort alors un mouchoir de sa poche, le déplie, fait un nœud aux quatre bords, offrant un couvre-chef de fortune au peintre reconnaissant. La scène est typique d’une veine insaisissable, que je présume slave, où courtoisie et malice légère font bon ménage surtout quand elles se compliquent d’une part de burlesque. Par surcroît, la peinture, dans Pnine, est l’autre art majeur et discriminant. L’autre révélateur que Nabokov invite et réinvite à venir mettre de l’ordre à travers les êtres. Par réfractions interposées, la peinture vue, évoquée, discutée, achève la définition des êtres, leur apporte une finition. La peinture redouble également cette mise en prisme du monde déjà accomplie par les couleurs activées dans les lettres par l’écrivain-synesthète.
Mais l’épisode qui condense peut-être le mieux l’originalité du roman repose sur la rencontre de Pnine avec le garçon de son ex-femme, Victor, enfant conçu avec le psychiatre Wind. Ce jeune surdoué alors âgé de quinze ans, nous ne savons pas vraiment pourquoi Pnine doit ou veut le rencontrer. Le courant passe entre les deux. Et c’est leur pseudo filiation qui rend ce courant si miraculeusement conducteur. Nabokov excelle à mettre en scène cette parenté clownesque. Ils ne sont ni père, ni fils, ni beau-père, ni beau-fils, ils sont d’une autre possibilité, dont l’abstraction bouleverse. Nabokov trouve les sigles de cette abstraction. En vérité, de pauvres péripéties : Pnine, en vue d’accueillir le jeune homme, ne parvient pas à se procurer Martin Eden qu’il compte lui offrir, et se replie sur un titre mineur de London. Pnine compte également offrir à Victor un ballon de foot et apprend de la bouche du garçon qu’il n’aime pas le football. Pnine bazarde vite fait le ballon par la fenêtre, dans le cours d’eau qui traverse le jardin, avant que Victor ne s’en aperçoive. Le crève-cœur de ces petits ratages est d’une grande efficacité dramatique, en particulier l’image du ballon neuf, sa dérive abandonnée sur le cours d’eau, dont la métaphore profonde serre le cœur.
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