Nicolas Rozier
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Le Silence des agneaux, Jonathan Demme.

6/3/2023

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Le générique serait presque banal si ses lettres noires et cernées de blanc, ne rayonnaient pas au phosphore. Dès les premières secondes, la modernité est partout. L’image, subtilement grenue, a du corps. La nappe musicale et son adagio retors poussent une plainte froide, évocatrice d’une hostilité inconnue et du monde où elle règne. Soutenu par la composition d’Howard Shore, le film instille ainsi, d’emblée, sa distinction, sa marque de naissance. Au domaine des années quatre-vingt, on fait les cartons. Des objets puissants dépassent des caisses à l’heure du repli. Ils émergent ou pourraient émerger du brouillard riche où le grain vidéo abrase la suavité argentique. La grosse caisse des télévisions, les téléphones à cadrans, l’écran lourd des ordinateurs cathodiques sont encore à leur place, mais plus pour longtemps. Au milieu des bureaux et des affaires courantes, ils ont le charme des vieilles carrosseries.
Nous sommes en 1991, les grands millésimes sont derrière. Le tournage a pourtant son label des années terribles, car il a débuté le 15 novembre 1989. Saturé du meilleur de la décade, le film en est en quelque sorte le recueil et la quintessence. Sur la courbe de l’ivresse, nous sommes en pleine descente. L’époque finissante, aux prises avec la nouvelle, réagit à grands spasmes. Un insaisissable milieu prend forme. Avec son attirail démodé, ce monde qui sombre, dans Le Silence des agneaux, ne blanchira jamais et passera sans transition du vieil or au néant. L’adaptation du roman oscille entre cette patine aurifère et un sous-éclairage balayant à faisceaux hasardeux les franges du futur. Les extérieurs autant que les intérieurs ont la lumière indéfinie de paysages traversés en vitesse ; ils n’existent que par le hublot, dérobés et agressivement désolés. La carte se dessine d’une jungle abstraite des États-Unis. La liste des sites ressemble à une concurrence de théâtres spectaculaires et fanés, pour ne pas dire évacués. Les paysages, bâtiments et villes d’un territoire courant de la côte Est à la région des grands lacs : le pont et la campagne de Belvédère, Ohio ; l’aéroport de Lambert-Saint-Louis, dans le Missouri ; l’hôpital psychiatrique de Baltimore, la maison funéraire de Homestead, en Pennsylvanie ; le musée Carnegie d’histoire naturelle à Pittsburgh, la tanière de l’écorcheur à Perryopolis. Une zone infinie de confins et de férocité embusquée, tapie à son aise. Le FBI est l’unique élite autorisée à pratiquer l’occupation ubique du territoire. Au service de Crawford, encadré par les voyants d’un tableau de bord, l’avion de nuit est la fusée de ce cosmos ; il mène sur toutes les lunes des USA.
Le film entier joue, et pas seulement Hannibal se rétribuant en cruautés mentales aux dépens de Clarisse Starling, sur un état fragile et endimanché des choses et des êtres. A ce titre, rien de plus emblématique que le regard de Starling à la fenêtre des Bimmel, depuis la chambre de la victime. Toute la séquence dévie sur les secrets de l’enfance et de l’adolescence. Dans une réaction en chaîne, le spectateur est mis dans la situation vertigineuse du décompte des êtres qui auront compté. Ce regard de jeune fille, son angle de vue emprunté par Starling, donnant sur le jardin et les lopins des voisins, offre la plus prégnante des vues sur le drame. Le poème du regard à la fenêtre, l’enquêtrice en déglutit à l’improviste le cadastre funéraire.
Pris dans une lividité ambiante, un lendemain de crime perpétuel, paysages et humains se présentent comme allumés de l’intérieur, atteints d’une blafarde luminescence. Elle galvanise tous les plans. Un peu plus qu’héritière d’une décennie imaginaire qu’on pourrait dire « à la New-Yorkaise », par exténuation artistique du filon urbain, chaque image semble au néon, grésillante, et comme vernis au radium. La première séquence donne le ton. Starling court en survêtement, dans une forêt de Quantico, au camp d’entraînement du F.B.I. Le jogging en coton gris, dans une forêt plutôt factice, aux arbres de studio, intronise la couleur passée comme un signe, un vide de style entre deux modes. La matière déteinte se met à réfléchir. Si le vêtement ordinaire, convenable sans plus, impose l’univers aigre et sans joie d’un monde voué à l’enquête, au devoir et à l’angoisse, le volet capillaire a lui aussi son importance. Le choix des coiffures paraît en rapport direct avec la tonalité du film. Les cheveux en arrière de Scott Glenn alias Crawford possèdent un semblant de style rétro que dément in fine la coiffure parfaitement indécise de genre et d’époque que l’acteur et le réalisateur semblent avoir choisi par défaut. Scott Glenn, aux prises avec le styliste ou le visagiste de faction a dû lui dire, pour finir, de laisser tomber, en réglant le problème d’un coup de peigne. Son interprétation n’en souffre pas, au contraire, mais avec ses lunettes rondes, il fait moins chef du FBI que nazi au Paraguay. Il lui manque dix ans et il fait déguisé. Le médecin Chilton, lui, arbore un brushing de croisière. Demme lui a collé une perruque de vieux beau ; le gonflement est si envahissant qu’on ne voit que lui, jusqu’à l’étrange. La fille de la sénatrice, la blonde Catherine Martin, porte les cheveux longs, moins négligés que privés de genre et livrés à l’abondance. Les femmes adultes, Starling et la sénatrice en l’occurrence, affichent le même carré long qui évoque le brushing calmé du début des années 90. Un assagissement fade des chevelures disco qui, visant l’élégance, se perd dans la raideur apprêtée et donne un genre de pimbêche. Le visage de Jodie Foster, d’une grâce complexe et inquiète, le cheveu hésitant entre une coupe de belle-sœur, de tante ou de cousine, est l’emblème pâle du demi-jour. Le film ne quitte plus ce réglage de ciel gris blanc qui est moins la couleur des mauvais jours que celle des milieux de semaine. Les prises de vues affichent une trame qui ne sent pas l’effet, le filtre, mais une fierté fatiguée de l’image, toujours nerveuse néanmoins, voyeuse et compétitive. Il y entre un froid télévisuel de feuilleton, de série et de téléfilm de luxe. Une lumière de clip, de fond de cuve MTV. Les acteurs eux-mêmes se regardent en jouant, non comme les pionniers de la nouvelle décade, mais comme les derniers du grand huit. Le film invente l’éblouissement terne des jours sans gloire et la tête basse des afflictions dans un climat d’anonymat civil. Le film ne clame pas son crépuscule, ne le cherche pas, mais le subit de toutes parts comme son fondement. Jamais personnages ne m’ont paru si adossés aux années quatre-vingt, à l’image de la fille de la sénatrice, à quelques minutes de son enlèvement, passant à fond « American girl » de Tom Petty et chantant à tue-tête à son volant. Demme, réalisateur du superbe clip « Perfect Kiss » de New Order en 1985, s’avère d’ailleurs, par ses choix musicaux, un traqueur surfin du filigrane new-wave des années 80. Car, outre « American girl », plutôt rock mais au survoltage punk, Q. Lazzarus et Colin Newman dessinent la subsistance entêtante d’une, disons, dominante de style anglaise qui n’a toujours pas déchu, en 2023.
En adoptant une semi-crudité inspirée du documentaire, Jonathan Demme dépasse la note réaliste. Ici, personnages, décor et plainte désaccordée de la bande-son, instaurent une ambiance de damnation sourde et générale. Le film annonce son époque malgré lui, par une espèce d’enregistrement avant-coureur de son spectre. Il se trouve enveloppé, pelliculé, fardé de sa maille indécidable, quelque part entre le sinistre et l’insipide. Le réalisateur n’a sans doute pas choisi 1991 comme date de naissance mais tout, équipe de tournage, acteurs, décors, personnages, regarde autour de soi la périphérie sidérale qui cerne le film. Sa texture semble prise, quel que soit le moment de la journée dans les séquences, dans les brumes d’un nouveau jour ou d’une suite de jours sans repères. Ce n’est pas une lumière de saison, mais d’époque. Le Silence des agneaux, perdu au milieu d’un calendrier, ne connait pas le vide imaginaire au-devant mais il le redoute, le pressent et l’anime dans l’insolation blême de ses protagonistes. Plus que les crimes sophistiqués qui en sont vaguement l’emblème, le fond de terreur du film, sa qualité d’effroi latent montent des courants glacés d’un abîme de dégrisement. Rien ne paraît plus fictif et précaire, dans ce film, que la lumière du jour. Le film retombe à la nuit à la première occasion et sa clarté, épisodique, hivernale, est harcelée de ténèbres. Au-delà de 89, ce n’est pas l’imminence d’un creux d’intensité qui descend la température au zéro absolu chez le plus jovial des prévisionnistes, c’est l’annonce des limbes monstrueux entre deux âges, les no man’s land obscurs d’un temps arrêté. Un raidissement singulier naît, chez les acteurs, d’une époque à représenter en aveugle. Il y a de l’étonnement inquiet à se voir ainsi propulsés dans cette préfiguration de l’avenir dont ils jouent une des possibles intrigues. Le Silence des agneaux ne se cantonne pas à l’énigme, à l’exercice de style et au coup d’envoi sans rival du thriller moderne ; le film encaisse et restitue un choc imprévu. Pris de révulsion, il déchire un voile autrement plus épais que celui d’un genre. Par-delà le jeu des acteurs, la peau vire au blême inédit. Aux regards de Scott Glenn, au visage sans catégorie de Jodie Foster, au terrifiant bilan de l’ennui à venir que représentent les excès de Lecter, dans les différents face-à-face à la croisée des chemins auxquels se livrent les héros, on dirait le premier éblouissement d’une comète en approche. Les personnages échangent des paroles accordées à l’intrigue, mais au-delà des mots, les visages flottent comme des médaillons de cauchemars qui se lancent d’immuables regards. Chacun est seul, sans famille, largué au monde, les amarres coupées. Au mieux fonctionnels, au pire livrés au néant prochain dont rien ne les sépare, tous les personnages sont à deux ou trois mois de céder à des retraites précipitées, des retranchements définitifs dans des hameaux à tourelles ou des blockhaus en forêt ; à un ou deux semestres de tomber dans la drogue dure ; à un an, au plus, de ne plus se reconnaître.

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