Entre 83 et 87, un principe rieur, toute saison, régnait encore sur la vie des Français. Les attentats et les catastrophes eux-mêmes n’en prenaient pas le contrepied. Intermèdes de l’excitation générale, agissant sur les nerfs par dépêches criardes, outrances sévères montrées en force, drapées dans le reportage, ils ne juraient pas dans le décorum. Prises sans filtre à la panique et la bousculade, les images interdites au grain vidéo saturant les roses, à la fois hurlantes, astringentes et maussades, lâchaient une sorte de lascivité hasardeuse et d’expérience mal contrôlée, de la famille d’un Grand-Guignol pour élite dégrisée. Récemment passée « à la couleur », la télé raflait déjà les suffrages que l’on sait, mais les programmes étaient suivis, pour ainsi dire, à fenêtres ouvertes, comme la doublure du monde populaire, son extension cathodique. La télé fonctionnait encore comme un poste radio ; un rectangle plus lourd, mais toujours l’antenne. Vous aviez vos parents, vos amis, les oncles et les tantes, et, au milieu du salon, Denise Fabre, Giscard et Roger Gicquel. Se mêle ainsi pour moi, parmi ces « flash spéciaux » qui, le temps de quelques images, détraquaient le fil des jours, l’assassinat d’Anouar el-Sadate, ou plutôt l’assaut filmé de la tribune présidentielle, au Caire, attaquée par un commando djihadiste à coups de grenades et de fusil-mitrailleur. La ruse des tueurs, déguisés et infiltrés dans la parade, atteignit par l’audace et la redite bâclée du Cheval de Troie un niveau rare dans l’horreur spectaculaire. Au milieu du carnage, un homme presque calme, le bras arraché, semblait ailleurs, assis dans les décombres. La caméra ne filmait rien d’autre, à part les débris de chaises et les éclats de toutes sortes, que le moignon du bras aux lambeaux flageolants. Dans l’ordre des noces entre le soleil et le sang sous le feu général de l’été, l’accident de bus, à Beaune, et les enfants brûlés, jetèrent à leur tour un sacrifice implacable, un traumatisme à l’antique, héliogabalesque. Paris-Match n’avait pas lésiné, outrepassant de loin son fameux slogan du « choc des photos ». Le magazine traînait, cet été-là, chez mes grands-parents paternels, dans le Var ; j’avais monté le magazine et rouvert la double page indicible dans ma soupente. Quelques années après, un autre magazine avait circulé, à l’époque où certaines publications proposaient des cahiers spéciaux réservés aux adultes. Le numéro traitait de l’affaire Sagawa, le cannibale japonais. Impossible d’imaginer aujourd’hui une pareille image reproduite dans la presse. La rédaction avait publié les photos de l’étudiante à moitié dévorée, j’avais voulu voir ce que cachait la couverture du nouveau détective exhibé en travers du « Chasseur français » et de « Marie-Claire », chez ma coiffeuse. Ce n’était pas seulement le cinéma qui était bis et spontanément interlope, à l’époque, mais l’air du temps. La couleur naissante ne jurait pas seulement sur les écrans de télévision, surgissant de sa longue nuit en noir et blanc, elle détonnait dans la rue, mettant la touche criarde aux décors préfabriqués, aux quartiers transfigurés sans effort, malgré eux, en fabrique de la modernité. Ce béton blanchâtre, ces murs très pâles, qu’on aurait cru à la chaux par beau temps, ces murs de bâtiments en chantier dont la mémoire assemble sans différence la poussière de construction et l’éboulis de destruction. Un même syncrétisme de béton estampillé Beyrouth 1982 unissait les quartiers d’habitation, dans ce même enduit mural suburbain et proche-oriental évoquant la farine ou la poudre de riz d’acteurs prêts aux cérémonies sanglantes.
À la même époque, entre 1983, 1986 et 1987, plusieurs séjours de mon passé estival se superposent pour n’en former qu’un. Des amis de la famille nous prêtaient un appartement à Canet, dans les Pyrénées-Orientales. Je dis « nous », c’est encore peu, car aucune branche de la famille, pas un rameau n’oubliait de venir une semaine ou quinze jours, quitte à cohabiter à douze dans 30 mètres carrés, comme ce fut le cas en 1983, dans une bonne humeur de l’été un ton trop haut censée chasser les lourdeurs de la promiscuité. Les propriétaires, eux, ne devaient jamais s’y rendre, ou peut-être en février ; l’adresse affichait complet du premier au dernier rayon. Pour un enfant du Nord-Est, dans les années 70, les souvenirs de vacances à la mer, ces rares souvenirs préservés, eux-mêmes nimbés des prestiges du vague, des ajouts et déformations inévitables, sublimés par l’image cinématographique d’un grand Sud confondu au pays même du cinéma, à son perpétuel studio à ciel, ses romances, ses falaises, ses plages, ses dunes et ses drames, le Sud représente, plus qu’un pays, une récompense irréelle, l’annonce en terre ferme d’un au-delà, une avance sur l’éternité. D’ailleurs, la coutume d’une retraite au soleil, maintenant désuète et inaccessible parce qu’enrayée par la flambée des prix et l’accaparement de la côte par des criminels de tout bord, cette perspective de jadis en disait assez sur l’enchantement que des générations vinrent quérir sur les rives méditerranéennes. Rien n’épuisera les charmes évocatoires de l’arrivée, en train ou en voiture, en terre de lavande, quelque part entre Orange et Montélimar, les flammèches vertes, ifs ou cyprès, créant à elles-seules, dans l’air parfumé, l’annonce d’un pays du bonheur. Parmi ces souvenirs dont l’éloignement dans le temps semble extrait du passé et repris par les rêves, je me rappelle Jean-Claude, mon parrain, venu nous installer dans le train, ma mère et moi, avec nos bagages, pour le retour à Reims. L’anecdote remonte aux années soixante-dix, quelque part en Languedoc, comme un préambule à Canet, extrait de limbes estivales sauvé d’une période reculée de l’enfance. Le train démarre, prend de l’allure en quelques secondes. Jean-Claude saute du train en marche, maman pousse un cri. Le nez à la vitre, d’autres passagers la rassurent : « Il s’est relevé, Madame ». Jean-Claude a fait l’Algérie, il n’en parlait jamais. Le roulé-boulé sur le quai de la gare m’a toujours fait penser à son silence sur le sujet. Le même été, je crois, fut celui de mon premier cirque itinérant, de l’agrégat sensitif où se déclina en balises l’émerveillement teinté d’ocre, de vert et de bleu. La pinède, les sentiers vers la plage, les herbes sèches de la dune, les terre-pleins sablonneux, les cahutes à paella, les paillotes et les canisses, les odeurs et les tapages festifs. Les nuits sous la tente et les odeurs de plastique, au camping et à la plage, l’odeur des matelas pneumatiques, du caoutchouc noir, des masques de plongée à grosses sangles, les tubas à extrémité orange fluorescent. D’autres souvenirs, plus lointains, n’existent plus qu’à l’état de dépôt, de paillettes sensitives intégrées à un fantasme plus sourd, celui de la roche claire et de l’eau turquoise qui toujours se dérobent. Car Canet-Plage n’est pas Ramatuelle. Canet est un modèle perdu. La ville n’existe plus telle que je l’ai connue. Je redouterais, aujourd’hui, entrant dans cette ville rebaptisée Canet-en-Roussillon, de n’y rien retrouver, illustrant le célèbre adage baudelairien : « La forme d’une ville hélas… » Canet se donnait à l’enfant aussi bien qu’à l’adolescent. Lorsque qu’à l’âge de seize ans, j’ai tenu à y passer une quinzaine avec un ami, c’était déjà pour revenir sur les lieux. Les lieux de mémoire d’une station balnéaire parfaite en son genre. Il serait même à propos de dire : unique en son genre. La maquette sut-elle jamais d’ailleurs, combien sa modestie spéciale fut la clé de sa perfection ? Ni immense ni trop court, le front de mer affiche à lui seul le génie des proportions. Depuis le Nord, le « baladoir » dallé par Vasarely s’étend entre une digue pierreuse bordant le port de plaisance, et, au sud, une bande de terre mince où la côte semble diluée dans la mer, vers l’Espagne. Chorégraphiquement qualifiés à le faire, les promeneurs habillent la jetée. Quelle que soit l’heure ou le jour y défile un peuple entre deux eaux. D’un bord à l’autre de la digue, les enfants évoluent ici dans un quart d’heure perpétuel sans parents, tandis que les adultes prennent l’attitude tant soit peu scénique d’une rampe solennellement remontée. Désireux de nager jusqu’aux roches, j’ai connu les délices, me hissant entre elles, d’offrir mon pied aux épines de l’oursin. Plantée de palmiers, la promenade oublie la France. Le motif en pointe de l’écorce et des palmes y est si accusé qu’elle suggère un coin de Caraïbes, un îlot discret du Costa Rica. Au sud, donc, le front de mer se perd vers Argelès, Collioure et les cimes pyrénéennes, dont les cônes évoquent, plutôt qu’une chaîne de montagnes, d’immenses terrils, sombres et triangulaires. Les drapeaux et enseignes : clubs nautiques, RMC et poste de secours, les bannières pour moi énigmatiques de Malardeau dont le vent à coups secs faisait claquer les toiles, parsèment le bord de mer. La promenade assez large et son parapet réfractent la grande lumière. Une lumière sans excès, acquise au beau temps. Les rayons dardent à leur aise, ils cohabitent avec des cohortes nuageuses accrochées aux Pyrénées. Quand l’orage éclate et résonne contre les flancs des montagnes, le soleil ne détale pas, il se cale en retrait et, passés les grondements, reparaît aussitôt. Les façades en bord de mer présentent un éventail d’immeubles de six ou sept étages à la mode des années 70, aux balcons pavoisés de stores jaunes, oranges ou rouges. Les devantures de café, les terrasses des restaurants alternent avec les échoppes et les boutiques à touristes. Jouets de plage, épuisettes et présentoirs à cartes postales ébouriffent le trottoir. En progressant vers la place circulaire qui sans doute portait un nom typique, maritime et catalan, les terrasses s’allongent, les jambes s’étirent, mais les tarifs n’augmentent que très peu. Ainsi, au bout de la promenade s’ouvre une béance : peut-être le « théâtre de la mer », qu’après vérification il convient d’appeler « Place de la Méditerranée », une esplanade blanche où se groupent les estivants pour les fêtes et les spectacles. Là même où, épris de musique anglaise, brûlant de nuitée british, je dus me contenter de Rose Laurens et d’« Africa ». Un casino que j’imagine désaffecté et tourné vers la mer disparaît derrière les étals et n’accueille plus qu’une baronnie empaillée et balnéaire du temps jadis. Le glamour discret de ses revenants rejaillit pourtant dans la semaison raréfiée aux coins des rues de leurs cousins travestis et sophistiqués. Encore en retrait à l’heure des familles et des programmes en plein air, ils piétinent à l’ombre des palmiers, en avance pour l’ouverture du « Podium », discothèque dont l’entrée étroite, aux piliers de tessons argentés, lançait aux yeux trop jeunes pour la lumière noire, l’hymne argenté du fard à paupières. Cette hanse bétonnée où les soirées fourmillent et la nuit se prépare, donne sur le centre, l’artère principale aux allures de boulevard et de place. Quelques hôtels luttant pour un modeste standing y attirent les grosses cylindrées et autres parades de chrome. Il s’en faut de peu que d’anciennes Chevrolet, colorées et rétros, y mettent la touche cubaine. Un terre-plein planté d’arbres et de kiosques sépare les deux rangées d’édifices tout juste plus clinquants : hôtels, restaurants, épiceries. Un ou deux îlots indéterminés, cabines techniques ou entrées souterraines à l’aspect de postes électriques, suggèrent une avant-garde secrète, urbaine et réservée aux édiles, peut-être à un club de chefs catalans. Un cinéma, « Le Lido », orne à point nommé l’une des façades, ainsi qu’un angle d’arrondissement au pied d’un métro urbain. Ici, dans ce prolongement du théâtre de la mer, un précipité chic et urbain pousse à flanc de plage. Quoiqu’ils s’affairent en habits de ville, les passants gardent la mise déboutonnée d’une activité professionnelle immédiatement réversible en vacances, en liesse toujours un peu histrionne, en décontraction marchande et roublarde. À un signe tacite connu des autochtones, tous se rallient à la plage ou aux tables les plus choisies d’une vue sur la mer. Ville à ras-bord de la plage, ville des abords de la mer, Canet charme par un retournement sur soi. La mer n’en prend que mieux sa pleine mesure divagatrice. Canet donne à rêver de la mer comme on y pense de loin, à mille kilomètres ou plus de la Méditerranée. Elle ne se livre jamais une fois pour toutes et incite à revérifier ses teintes. Elle n’est pas bleue, pas de cette gamme bleue Bora-Bora sondée dans les James Bond. Seul le ciel pourvoit au bleu, non l’eau de mer. Jeune, j’ai dû en vouloir à son vert, à sa couleur de rivière ou de fleuve. Faire tant de kilomètres pour une eau d’étang, voilà ce que j’ai pensé, souvent, posant mes yeux déçus sur une mer du pauvre. Il doit exister, dans la gamme des eaux de mer, toute une nomenclature féminine. Si par exemple j’imagine l’eau polynésienne, j’y vois peut-être une oie blanche; différente de celle du cap d’Agde pourtant proche qui à toute force se maquille à l’azur et voudrait qu’on l’adopte, celle de Canet serait la déesse Méditerranée. La mer sauvage du Golfe du Lion, qui parle d’Espagne, d’une Catalogne atlante cachée jusqu’aux récifs des Baléares, celle qui vient et revient humecter le sable canétois. Si la transparence des mers du sud avait ses ombrages, ce seraient ceux de Canet. Jusqu’au sable où elle s’arrête, l’eau de mer, à Canet, garde quelque chose du bleu dur et presque noir qu’elle prend au large. Opaque et toutefois colorée, floue et sablonneuse, elle parle de la mer à recoins qu’est typiquement la Méditerranée. À l’inverse de l’idée reçue selon laquelle la Méditerranée représente une mer d’agrément, paisible et dressée à la villégiature, j’ai appris que nulle autre mer, sinon celle des Sargasses, ne montrait tant d’humeurs et de dangers, sinon de mystères. À Canet, les estivants se baignent dans l’eau fière, à prendre ou à laisser, celle-là même des naufrages et des tempêtes déclenchées sans préavis à l’abri des radars. Elle sent bon, et son parfum de grand large, auquel se mêle les effluves de monoï, sur la plage, ouvre une aventure quel nul milliard de roubles ne pourra jamais s’offrir. Il y faut une narine d’enfant seul qui regarde autour de soi, entre deux coups de pelle machiniques à un château de sable. Jamais eau saline ne m’a paru plus encline à aimer les triturations sans queue ni tête du sec et du mouillé pratiquées sur le sable comme un pétrissement élémentaire, une sensualité à l’ouvrage. Une dense littérature doit exister à propos des illuminations de la plage, des absences, des phases hagardes et quasiment évanouies sur le sable. Nul autre endroit n’offre ce poste terrestre où il devient dynamique de ne rien faire. L’ennui, au premier chef, devient l’allié des semaines, des mois à venir, l’homme étendu y désenfouit ses points cardinaux. Avec le soleil, c’est l’imagination qui afflue. Dans le regard qui perce au-dessus de l’épaule, quand étendu sur le ventre, l’on hésite à ouvrir ou fermer l’œil, s’entrouvre la dimension d’une répétition éternelle ; jamais nous ne sommes plus abouchés au précipice d’être né. Le soleil ne brille pas seulement, il vient d’inonder la dernière fosse à ténèbres. À Canet, il revient à la mer, à l’eau de mer que j’aime sans recul ni marée, de pratiquer ce « sur place » écumant dont le roulement, par temps mauvais, plaque ses vagues teigneuses. Les faces-à-faces avec la mer, à Canet, que l'on ait parcouru mille kilomètres ou plus, si l’on est Allemand, Hollandais ou Suédois, pour la rejoindre, se mettre en face et se confronter à l’énigme de sa beauté, ne se rend jamais. La bande de sable elle-même, plutôt étroite, forme un ruban où le simple fait de se tenir, debout, allongé ou dans la posture qui vous plaira, est un privilège intense dont la réalité scintille dans la caresse complexe du soleil marin. Muni d’un masque et d’un tuba, nageant quelques mètres sous l’eau, à vingt mètres de la plage, j’ai aimé n’y trouver qu’un sable uni, gondolé et ridé, ici et là, de quelques motifs ondoyants. Le seul regard jeté devant soi, où l’eau se brouille, contient autant de menaces, d’imminents surgissements qu’une exploration d’épave par cent mètres de fond. À douze ans, en 1983, je sentais sourdre, de partout, des merveilles brutales. L’appartement affichait complet. Du désordre de la cohabitation, je retiens les sorties en solo, en fin de matinée ou d’après-midi. Le premier des haut-lieux de Canet, je l’avais sous les yeux, à chacun de mes mouvements. L’établissement singulier jouxtait notre appartement, – rez-de-chaussée d’un bâtiment lui-même collé au grillage haut, presque aussi haut qu’un grillage de ménagerie, d'un camping municipal dont j’aimais le fouillis deviné à travers les arbres –. La gargote dont je veux parler, située en face de notre bas-immeuble, s’appelait le Scoubidou, ou un nom équivalent, bâclé et falot. Son identité forte, elle la devait, à ce qu’on disait, à la cuisine du chef, sorte d’ogre que personne ne voyait jamais, ou rarement, quand, à ses clients, il faisait l’honneur de venir brailler à l’unisson des fumets de sa cuisine. Il s’agissait d’une sorte de taudis de bois, d’une entrée de ranch ou d’un puits de mine à l’horizontal. La structure de planches appelait, plutôt que des clients, des menus et des tables dressées, des têtes de chevaux renâclant dans leurs stalles. Personne n’y entrait sans se pencher d’un air inquiet. De la fumée sortait au loin de l’amas de planches, émanations d’une rôtissoire à défier tous les contrôles hygiénistes du globe. Je n’y entrai, par fascination, que très tard, y commandant un boudin blanc. L’on me servit un boudin noir, et l’ingestion fut indiscutable. La réputation du lieu ne faisait aucun doute, la taverne ne désemplissait pas. Le lieu devait répondre au goût du public pour le frisson préhistorique ou pour les atmosphères saucières d’un antre de l’ogre authentique. Lors de mes premiers séjours, je longeais l’endroit à tout moment de la journée. L’endroit couvait toujours, il chauffait nuit et jour comme une usine à frites ; les viandes et le reste, le personnel et la faune infigurable de la cuisine, le tout transitait par je ne sais quel invisible arrière où se tramaient d’impondérables vies privées autour du dragon à toque blanche. Toujours est-il que l’assemblage de poutre rondes, de planches et de rondins qui formait l’entrée reste à mes yeux la plus parfaite métaphore d’un maître des lieux dont je ne vis jamais la tête. Je ne sais comment j’avais su convaincre ma mère de m’acheter un t-shirt du groupe Iron Maiden, dont je ne connaissais pas la musique, mais dont la demoiselle de métal m’effrayait et m’attirait. Au début, je peinais à l’assumer. Je l’arborais à moitié, j’hésitais à paraître avec, je n’en revendiquais qu’une partie de l’imaginaire. En vérité, la figure agressive me rappelait une figure vue en cauchemar, à l’époque où nous vivions à Croix-rouge, à Reims. Le style du dessin, sa référence aux comics d’horreur me plaisait. Ce t-shirt reste attaché pour moi à ce séjour de 83, sa face horrible au design stimulant en nouait l’intrigue. Je portais le programme des vacances à même le torse, non sans une espèce de gêne où je sentais l’écart entre ma réalité et ce symbole lourd et sans nuance. J’aurais voulu dire à tout instant ou inscrire en dessous du flocage : « c’est le dessin que j’aime et non le folklore à cuir et à clous, le signe de ralliement hard-rock ». J’éprouvais néanmoins une immunité étrange à porter ce t-shirt noir, je l’aimais comme un accessoire attirant. Une fois enfilé, je ne parvenais pas à l’oublier sur mes épaules, je promenais mon accessoire, et cherchais miroirs et vitrines pour l’admirer. Pour être plus juste vis-à-vis du hard-rock, deux copains du quartier possédaient les vinyles d’AC/DC, et la fièvre avait pris tous les jeunes de l’allée. A la maison, j’avais le live de 79 : « If you want blood » et le superbe 45 tours « Shook me all night long ». L’esthétique criarde, à commencer par la pochette du 33 tours représentant Angus Young perforé par le manche de sa Gibson, propulsait le groupe et le genre dans la famille du film d’horreur, du maquillage, des effets spéciaux, et – j’ai en tête les reflets de projecteur sur le sang dans les plis de la chemise blanche du guitariste, de la SUREXPOSITION. Intuitivement, l’Art m’attirait par-là, par les images-chocs et leur débordement visuel. À Canet, je suivais le mouvement des adultes, bien sûr, mais à force de rester en orbite du groupe, fort occupé par ailleurs, j’allais et venais à ma guise ou tout comme, avant et après la plage. Une petite salle, face au front de mer, proposait des flippers et des jeux d’arcade dont Space invaders, je n’aimais que celui-là et son canon à déplacement latéral. J’ai détourné l’attention un instant, peut-être cinq ou dix secondes. À l’endroit où je l’avais posé, il n’y était plus. Plus de porte-monnaie. Toute ma fortune, une dizaine de francs, envolée. Plus que le front de mer, j’aimais les rues qui menaient au dédale. Les terrasses débordaient tellement aux deux rives qu’elles semblaient piétonnes. Il n’y manquait rien, ni les guirlandes, ni les odeurs frites, ni ce mixte sonore d’une rue animée. J’ai en tête un souvenir de soirée, dans une pizzeria, où la saturation ambiante confina à l’essence d’une nuit d’été. Les petits restaurants, pressés les uns contre les autres, ressemblaient à une suite d’alcôves trapues. Des tavernes de bric et de broc à plafonds bas dont les arrière-cuisines devaient ressembler à des saunas à casseroles. Des centaines de personnes s’entassaient sous les tonnelle composites, balustrades artisanales bâchées de rouge et sponsorisées. Je n’ai gardé aucun souvenir précis de la bonne humeur, elle s’imposait, elle raflait les sceptiques. Je m’en souviens comme de l’extrait pur de cette festivité encore répandue au milieu des années 80. Le style « bon-enfant », si typique des Trente Glorieuses, et d’autant plus pressant et pathétique peut-être, dans ses derniers feux, portait une étrange intensité, style d’un groupe humain à qui la joie a longtemps manqué. Par-delà les différences, et tant mieux s’il y entre beaucoup d’un regard d’adolescent, la rue me sembla éclatante sans me paraître vulgaire. Nous avions rejoint, nous-mêmes pris dans ce mouvement, la joie qui chavirait la rue. Si je n’ai pas retenu les mots, les sujets abordés avec les adultes, les ressorts de l’humour, les manières, j’y transposais en revanche, par anticipation, et tous les signaux jubilatoires m’y encourageaient, des soirées futures, fréquentes et enlevées, dans le même genre d’atmosphère-chaudron où tout est possible, où les temps forts s’enchaînent dans une griserie établie et victorieuse. Entre douze et seize ans, la tranche d’âge de référence de mes séjours à Canet, les gens vous ignorent royalement. Vous n’êtes plus l’enfant, pas encore l’adulte, vous traînez-là, vaguement suspect, indéterminé d’âge, de condition et de mobile, un larcin toujours possible dans vos yeux indéchiffrables. Croiser des inconnus, sur la promenade faite pour se croiser dans un sens et un peu plus tard dans un autre, me plaisait. Les aventures sont maigres avec les autres enfants-adolescents car le groupe, le clan et la famille les agrègent. Ces heures limitées furent vastes par le champ qu’elles ouvrirent. J’y faisais mes premières virées en solitaire ; je rôdais vraiment, j’explorais, le cœur battant et les sens en alerte, au bord de la plage et dans les rues adjacentes. Sans doute m’a-t-on aussi, quelquefois, envoyé au tabac. J’aimais les deux ou trois rues plantées d’herbes folles et d’adresses pauvrettes qui nous séparaient des rues commerçantes. Certaines, jusqu’à la fin des années soixante, ne portaient aucun nom, et en 87, je longeais encore de ces zones sans cadastre. La mutation accélérée des rues à l’approche de la place principale, quelle reconstitution aurait pu les saisir, en rendre compte ? A hauteur des façades, des perrons, des fenêtres, le plaisir à s’imaginer les habitants, les occupants, les locataires, dépassait tous les jeux, tous les divertissements. À l’exception d’un, peut-être, qui voisinait en bonne entente avec cette pratique de la marche fouineuse et des adresses dévisagées : celui du dessin. Je ne crayonnais pas dans mon coin, en autiste graphique, mais je grandissais dans l’amour du dessin, un dessin dont je n’allais plus tarder à découvrir qu’il ne serait pas de BD mais de peinture. Et justement, dans cette artère principale, ce boulevard courtaud évasé en théâtre de la mer, j’aimais le grand tabac-presse, sobre et ventilé, plein de recoins. J’y entrais en curieux, d’autres fois pour rapporter des cigarettes aux adultes. Nous venions, la veille au soir, trichant sur mon âge, d’aller voir le film "Mad Max", projeté cet été-là, quatre ans après sa sortie, comme l’un des films coups-de-poing, une des quintessences brutales et nerveuses nées de l’âge du vidéo-clip et du genre post-apocalyptique dont il reste encore le fil-étalon avec "New-York 1997" de Carpenter. A l’époque, je n’avais rien vu de tel. Milner prenait d’une part la modernité machinique, érotisée et nihiliste, d’autre part le spectateur, et cognait le fantasmeur avec son propre fantasme. Le film attisa mon penchant pour une version métallisée du héros et pour une qualité précieuse et fuyante, le cœur secret de bon nombre d’œuvres puissantes : la cruauté. Le sens du trait accusé, du cerne, du contraste, de la mise en masque de tout ; l’espèce de maquillage guerrier à quoi ressemble tout dessin électrisé au désir. Je trouvai justement, dans ce tabac-presse, des cartes postales de l’illustrateur Melki. Des guerriers bardés de cuirasses métalliques, des combattants bio-mécaniques présentés de trois-quarts. Ces androïdes stylisés, librement copiés à partir des cartes postales de Melki et des reproductions du peintre suisse Giger, créateur aérographique de la créature du film « Alien », furent mon escale imaginaire pour Schiele et Van Gogh.
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