Nicolas Rozier
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Souvenirs d'un pas grand-chose, Charles Bukowski

3/3/2024

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Chez Bukowski, nous partons d’un fond de désespoir nativement cautérisé par la terreur. La terreur de la nullité.
Naguère, j’avais lu ses poèmes, ceux réunis dans L’Amour est un chien de l’enfer, sans y trouver l’écrivain dans toute son ampleur. Sa légende de buveur intrépide, relayée par la séquence bien connue, en France, du plateau d’Apostrophes, où Bukowski se saoule en direct, bêtement insulté par Cavanna ; ce folklore de provocation et de scandale a retardé mon accès à l’œuvre. De même que le film Barfly de Barbet Schroeder, inspiré de la vie de l’écrivain, avec Mickey Rourke dans le rôle principal, se délectait d’un crépuscule éthylique où Faye Dunaway joue les princesses semi-clochardes. Voir et revoir Bukowski chez Pivot ou en Mickey Rourke à quatre pattes ne me disait rien de Chinaski. L’écrivain me restait inconnu. Je fus bien avisé de choisir son roman de l’enfance. Ham on rye « Jambon sur seigle », le titre original, raconte la jeunesse d’Henri Chinaski jusqu’à ses premières nouvelles à la machine à écrire. En dédiant son roman « à tous les pères », Bukowski démarre en trombe par un sarcasme sans nom, donnant le ton du désespoir plein de poigne et néanmoins rêveur qui traverse le récit, par-delà les coups, la souffrance et les offenses. De plaintes, il n’est jamais question. Bukowski raconte un coin de Californie des années vingt et trente, caractérisé, en ce qui regarde ses parents et sa grand-mère, immigrés allemands, par la dureté domestique et l’humiliation de classe. Au centre de la frustration sociale, le père violent et coléreux, bat son fils dans la salle de bains, à coups de ceinture, « le cuir à aiguiser le rasoir », dans un rite qui ponctue les semaines. L’opération scande la vie du foyer, l’ignominie du père, en même temps qu’il cristallisera l’inversion progressive du rapport de force. En l’espèce, la monstruosité du père pouvait faire l’objet d’un traitement plus vengeur et d’un règlement de compte déchaîné. Or, pour aborder le sujet, Bukowski ne fait pas un écart, s’en tient à un écœurement courageux qui rend sur la page, en style continu, un amorti sec, étrangement ressemblant à l’endurcissement progressif de l’enfant qui encaisse de mieux en mieux les coups, et se montre doué à les rendre. Plus qu’il ne brosse un portrait de père, Bukowski invente une malédiction des familles, un genre de psychopathe à demeure avec sa complice en malfaisance : la mère, lâche et pleurarde. Tout allait mal, à l’époque de la grande dépression, le chômage et la pauvreté décimaient les familles. Elles survivaient dans une ère primitive, à l’état presque sauvage en dépit des maisons, des cuisines et des voitures. Tout va mal pour le jeune Chinaski, que ce soit à la maison ou à l’école, sans que le récit ne cherche la compassion du lecteur. L’apitoiement n’y trouve aucune forme d’entrée ou d’expression. Il n’y condescend surtout pas, concentré sur une épreuve de force au train effréné. Une cadence de heurts et de survie à l’instinct, de force brute. Tout se passe dans l’entre-deux des bagarres à coups de poings. L’amitié ne procède que d’un partage éraillé entre les forts et les faibles. Une même agressivité traverse les différents plans de l’existence : sport, filles, école, parents, puberté, lascivité, tout fume et fulmine de mauvaiseté. Assailli de brutalités physiques et symboliques, le jeune Chinaski doit enfouir très profondément son intuition de la grandeur. Sous la grêle des avanies et d’un entourage larvaire, lâche, défait et marqué au coin de la débilité et de l’atavisme, Bukowski, je veux dire son jeune double Harry, ne fait plus de détail, et se lance dans une misanthropie d’urgence au milieu de pulsions sans décor. « Bing », « Bang », « Paf », eussent aussi bien donné son titre au roman, ou, « Les débuts d’un puncheur », ou « La droite du Polak ». Harry et sa cour des miracles trouvent les répits et les pis-aller dans le pire :  les coups bas, la cruauté, la violence gratuite, les mots orduriers. Dans un marasme aussi noir, l’on s’attend à une relève des fantasmes, à l’effigie planeuse d’une amante idéale, voire à une idylle. La femme, enfermée toutes générations confondues dans une galerie de portraits calamiteux, ne forme qu’un catalogue de fragments anatomiques. La pinup composite dont les jambes en particulier se croisent savamment sur des jupes remontées, se cantonne à l’objet d’un désir agressif et découragé que le pucelage d’Harry regarde passer au large. Nous voguons dans une déception tonique, une folie meurtrière en puissance sur fond de banlieue rectiligne et de lignes à haute tension. Au-delà des premiers plans en saccades, le roman prend son essor dans l’orangé poussiéreux d’une Californie des migrants et des pionniers, des luttes de terrain vague et des parties de base-ball. Ces joutes participent du seul enchantement. Bukowski s’attarde significativement sur l’art du lancer, de la frappe et des courses.
Au collège, le regard de Harry sur les fils de famille, sur les blonds en coupés sport, traduit une hargne peut-être banale et prévisible ; il n’en reste pas moins que le voltage de ce jugement avec les yeux, plus grondant et perçant qu’articulé, dégage une force vive, il est pur. Je l’aime dans toute la férocité d’injustice qui l’a fait naître. Bukowski répète à deux ou trois reprises ce qui manque à cette frange dorée, tout en isolant ses traits répugnants. Cette abjection, que Harry capte au vol comme un mauvais effluve, jure assez pour que l’écrivain se dispense d’en autopsier la crevure. Sa haine concentrée génère sa propre énergie. Loin d’être celle supposée de l’aigreur, son accent las se fait aérien et déploie des ailes fantastiques sans plumes et sans ciel ; dans l’adversité absolue, elles se chauffent de leur propre envergure.
En dépit de la trépidation constante où aucune émotion ne peut se déployer, entre deux bourrades ou autres rythmes haletants, soudain, le lecteur voit Harry. Il se découvre à hauteur de Harry et j’allais dire, presque à sa place. Le complément est précieux. Bukowski donne à sentir l’espèce d’hypnose transitoire où Harry se retrouve ou semble sur le point d’advenir à lui-même. Ce portrait en filigrane présente un jeune homme lymphatique entre deux mondes. Lâché au désert, il étend ses membres, ses mains puissantes touchent le sol, les formes alentour, rues et baraques, se dissolvent, et Harry s’entend respirer. On reconnaît, en ce jeune homme du gouffre, le bel œil au long cours du vieux Bukowski.
Harry, auquel une vague maudite inflige une acné sévère, se sépare encore un peu plus, si cela était possible, de la communauté. Par à-coups, il se venge de sa disgrâce sur ses amis les plus faibles. Par accès, il tombe dans la méchanceté, mais toujours sa solitude lui revient. Bukowski le fait dire une fois à son alter ego, une seule fois dans tout le roman : il est malheureux. Mais plus qu’il ne souffre des faveurs inaccessibles des filles, voué à tendre sa tête de repoussoir, il s’épouvante de l’autre, surtout de ceux qu’il nomme les « ternes ». Sur le terrain archi-labouré, en littérature, de la servilité humaine, Bukowski se montre direct, et d’une impatience fanatique. L’origine du malheur, Bukowski ne l’isole jamais mieux que dans les yeux vides du plus grand nombre, dans la complicité éteinte de l’homme machinique. Ce n’est pas un credo mais un coup de masse. Le plus obsédant des maléfices. L’évocation des métiers, hautes ou basses œuvres, évoque une étude de bubons en période de peste. Quand il ne traite pas frontalement le sujet, Bukowski grésille de dégoût et de rage. Je ne connais aucune collection de personnages aussi détestables que dans ce livre. Les moins inamicaux sont encore des lâches et des traîtres, des spécimens sortis d’un bocal, dans un tableau sans échappatoire. Bukowski ne se gêne pas. Si le rire provoqué à chaque page fait du roman un sommet de truculence, c’est qu’il puise à une strate profonde de l’exaspération. L’habitude de tout supporter, Bukowski l’écrase en pages explosives. La tentation rôde du crime et du braquage, d’une saignée plus franche que les combats à mains nues. L’étau se resserre autour du fils d’Allemand boutonneux. La chambre finit par sauter car le père a lu les nouvelles, celles écrites par son fils. Le père s’est vu dans le miroir et a tout jeté par la fenêtre. Harry ne saute pas à la gorge du père, il ramasse ses feuillets et vide les lieux sans se retourner. La voie se précise d’une vie d’expédients, de mauvaise chambre et d’écriture entre deux bars.
L’alcool prend sa place. Il n’a, d’emblée, aucun nom, ne porte sur aucun breuvage d’élection. Bière ou vinasse font l’affaire, et Bukowski introduit l’alcool dans sa portée spiritueuse d’antidote liquide au désespoir. Jamais Bukowski, dans le roman, ne donne mieux à sentir son image de l’homme, qu’à l’aune de l’alcool. Ce n’est pas tant l’alcool d’ailleurs, c’est boire, où le verbe équivaut à partir, à la vitesse de la descente et à la quantité absorbée. Nous sommes au seuil du mythe, que je méconnais encore, de l’artiste de la bouteille et des voyages en ivresse. Les romans de l’alcool me fatiguent, les vapeurs me dérangent et les joutes viriles entre buveurs, pires que tout, ont quelque chose de l’américanisme à western le plus stupide. Mais Bukowski rabote si bien la tendresse et l’affection dans ses pages ; les cœurs, autour de lui, sont si bien récurés, si exempts de toute lumière, que la déchéance recherchée et la course vautrée, la hargne à rasades produisent à elles seules de l’énergie. Bukowski débute en buveur de choc, il terrasse ses adversaires. Les K.O de boxe ou les K.O au whisky se ressemblent et souvent se combinent. Précisément, le dernier Chinaski du roman annonce sa légende. Installé dans une chambre miteuse au-dessus d’un bar, à une adresse sordide où des Philippins montent la garde autour d’une rombière un peu catin, Harry commence sa vie minimaliste. Le stylet des Philippins, arme cruelle des crimes discrets, que Harry devine à la cheville ou dans la poche intérieure des élégants de l’immeuble, met l’accent exotique à l’autobiographie. Elle tourne à l’aventure plus poisseuse que tropicale, et les premiers signes de folie, de milieu irrévocablement détraqué, se resserrent autour du buveur. L’affrontement avec Becker sonne le glas du dernier aplomb. Tout vole en éclats dans le chaos et la crasse, en une scène de corps-à-corps d’un registre épique des bas-fonds dont je n’ai pas d’exemple. 

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