Nicolas Rozier
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Alejo Carpentier, Los Pasos perdidos

4/1/2024

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Los Pasos perdidos, le roman d’Alejo Carpentier, va de pair avec son titre français : Partage des eaux. Au souvenir du roman, le lecteur hésite. Dans un tiraillement franco-hispanique, il superpose les deux perditions. Le brouillage des titres intitule au mieux l’inconnu terrestre auquel Carpentier dédie tous ses soins : la forêt vierge d’Amazonie. Carpentier file à son but : sous le prétexte d’une mission extravagante, la recherche d’instruments primitifs pour le compte d’un département de musicologie, le narrateur entreprend un périple dans la jungle. Sur son trajet aux allures de dérive, il s’éprend d’une indigène, coupant les bases avec sa vie civilisée et son mariage fatigué. Passé le conte amer et désinvolte d’une relation exsangue, le narrateur emmène avec lui une femme, comparse irritante et maîtresse occasionnelle. Dès les premières pages où poissent les tourments conjugaux d’un drame à la Tennessee Williams, le verbe de Carpentier s’empanache. A même sa souplesse et ses ciselures, on le dirait plumé. Carpentier hérisse des aigrettes, déploie des ramages, des beautés de carquois. Si les noms d’instruments, savants et exotiques, y sont pour quelque chose, une franchise supérieure coiffe les observations en cascade, vives et désabusées. Loin de mener son voyage avec fermeté et rigueur, le narrateur laisse agir autour de lui. Acceptée sans ferveur, son expédition le déporte. A l’enchaînement des tribulations, la mission se dissout. Le point de départ est une ville aux portes de l’Amazonie, l’une de ces villes livrées aux humeurs excessives : fêtes, carnavals, émeutes. Or le narrateur, au moment où la ville révèle son tempérament, se conduit en observateur, en passif estomaqué. Ni lunaire, ni outrancier, Carpentier, par le biais de son narrateur, plonge ainsi qu’un bâton de glace dans les bigarrures des révolutions sud-américaines et la sueur des rixes. Ainsi, le début du roman s’attarde dans un hôtel à l’arrêt, où clients et personnel sont piégés par une révolte soudaine. De celles qui passent, dans ces villes surchauffées, comme des orages. A l’hôtel, le service se délite, le personnel prend les armes et disparaît. Les clients sont bientôt livrés à eux-mêmes. Au-dehors, le danger rôde, la clameur va et vient des escarmouches où les balles, si elles ressemblent à des pétards, tuent au coin de la rue. A ce moment, l’écriture se confond à son thème. Les couloirs déserts de l’hôtel, la réclusion des clients, la déchéance brusque des lieux, la perte des civilités, se mettent au diapason d’une écriture à la fois précise et lymphatique. L’écriture du Cubain ressemble à l’hôtel en crise, à ses lascivités de chaos. La salle de restaurant, plus encore les étages et les chambres, se transforment en alvéoles incertaines, en latences de tableaux que Carpentier vernit de son approche de sang-froid. Car le romancier ne saute pas sur les outrances, il les maintient à une température d’absence où le pire, en instance ou avéré, reste amorti. Une sorte de ouate l’enrobe. De lucidité dégrisée. Les cris sortent moins de la bouche des personnages que des situations. A la manière dont le narrateur encaisse l’incongruité, elle passe pour de la normalité écartelée. C’est embué dans ce baroque narcotique que le narrateur se défait de son amante après une station dans un camp de base, point de départ pour la forêt vierge. Carpentier veille à ménager les approches longues et subtiles de la forêt amazonienne. Elle n’érige pas ses murailles au bord de la ville, elle siège, immense, au-delà de cols dont la traversée brumeuse confine au passage initiatique. Les monts ont l’allure semi aérienne des lieux coupés du monde. Le narrateur bascule. Le transport semble une navette pour les nuages et les passagers, peu ou prou, sont ensorcelés à la brume. Après la rupture avec la maîtresse déliquescente, le moment vient pour le narrateur de connaître les baroudeurs, les chercheurs d’or et les indigènes de la forêt profonde. A la « taverne du paradis », une poignée de figures ténébreuses s’agglomère au nouveau venu, un bréviaire d’aventuriers. Une même peau cuivrée unifie les figures : prêtre, guide, chercheurs d’or. Ici débute la véritable percée dans la forêt profonde. Carpentier rassemble un parfait éventail de transfuges de la forêt dont on attend des excès qui ne viendront pas. Carpentier les tient à l’état torpide et s’en tient à suggérer leurs yeux forestiers, plissés à l’extrême. Ils entourent le narrateur sans vraiment intercéder entre lui et la forêt. Un contraste se créé entre le rythme encore syncopé du narrateur et celui hypnotique des habitants de l’Amazone. On présume que rien ne ressemble vraiment à ce que le narrateur s’était imaginé. Au prétexte de sa recherche, le narrateur s’adjoint les services des baroudeurs et part avec eux en pirogue. Quand le bras d’eau emprunté se referme sur l’expédition, les hommes cernés de branches traversent un élément qui n’est plus de forêt mais de chimie en rut. L’eau entière, en bouillons et multiples émulsions, devient une vase protéiforme, à brusques contrastes de transparences et d’opacités fourbes. Carpentier nous fait toucher aux camaïeux jaunes et grisâtres des eaux voraces, aux mouvements brusques des fonds. Dans ce bras d’Amazonie, l’eau monte en sauce et en crème. La gluance torve s’élève aux moires de la gemme et l’on touche, par l’esthétique stratifiée, aux pierres précieuses de Caillois. Le regard fasciné se voue à l’étude des textures. Le calme et la sobriété entourant ces perceptions, en détournent la pente monstrueuse. Les plus belles pages du roman ont ce caractère de sensation neuve et sans tonalité affective déterminée. Cette réserve émotionnelle coïncide d’ailleurs avec un détachement progressif du narrateur basculé dans une absence aggravée par la jungle. Carpentier développe les pensées et sensations de son personnage principal sur un mode atone qui distingue le roman. Par exemple, quand le narrateur peut lever la tête, les paysages sont plus véhéments que magnifiques. Véhéments sans être excédés. Prodigieusement indifférents. Il ressort du gigantisme une immense toile de fond déteinte sinon dépressive.
L’installation progressive du narrateur dans un village rudimentaire de la forêt, avec sa maîtresse indigène, consomme la coupure avec le monde civilisé, sans réelle consécration de ce geste. Ici se dissolvent les promesses du roman à moins que ne culmine un vertige de la jungle dont Carpentier se serait évertué à transcrire la narcose. Dans tous les cas, la suite s’enténèbre. Le narrateur prétend vivre au plus près d’une nature prodigue à sa manière, mais son expérience, comme repue, ne donne pas à Carpentier la matière d’une relance de son récit. La plénitude possible ne dépasse pas, sur le plan dramatique, les faibles béatitudes de la convalescence. Les bains sous les cascades, le livre d’heures de la jungle ne rendent qu’une joie terne que Carpentier voulait sans doute rendre telle : proche d’une banalité épanouissante où le soleil et les arbres n’ont pas à resplendir comme dans un livre d’images pour combler les attentes imaginaires de l’homme blanc. L’harmonie suggérée ressemble à l’ennui, un ennui trempé dans la rudesse élémentaire et le gris d’écorce. Les notations éclatantes n’auraient pas dû manquer, et pourtant, nul ramage d'ara ne vient embraser l’uniformité de la forêt. Une forêt d’ailleurs très peu verte et que la somme d’impressions tacites générée par l’écrivain suggère plutôt gris-marron, couleur de boue sèche. La pesanteur générale ne décidera pourtant pas du retour du narrateur-artiste. C’est l’obsession d’art qui supplante et désamorce les merveilles environnantes. Car le narrateur traîne une symphonie inachevée. Il en trouve la substance dans les jours purs et sans durée de son nouveau milieu, mais sans pouvoir la noter, la consigner sur papier, car il n’a sur lui ni stylo ni papier. Il y a là, dans ce défaut d’outils simples mais nécessaires, un paradoxe nauséeux dont Carpentier semble pousser sans conviction la parabole opposant l’Art à la nature. Autre ombrage massif sur la fin du roman, la maîtresse indienne, robuste et hommasse, est maintenue dans une ombre peu séduisante. Bourrue, elle ne parle pas ou si peu, réduite à une partenaire d’étreinte. L’endroit où le narrateur donne à penser qu’il voudrait vivre ne quitte jamais une dominante terreuse. Le site peine à offrir en partage l’illumination du narrateur. Son extase boueuse ne passe pas. L’existence limpide dont il se dit épris ressemble à un abrutissement forcé. Autant que l’encre et le papier qui lui manquent pour écrire sa symphonie, une hébétude sournoise le chasse de la forêt vierge. Le drame final ne viendra qu’enterrer tout à fait le rêve intenable qui jamais ne se met à correspondre avec l’intuition et le désir du narrateur. L’ailleurs présumé absolu se transforme en limbes verts, en limbes bis de la civilisation moderne.

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