Non, je ne connaissais pas Hubert Selby Junior. Marc Barbé m’a rappelé à l’ordre. Sur sa proposition « en forme de diptyque », j’ai lu coup sur coup La Geôle paru en 1974, et Le Saule, en 1998. Sur la couverture du premier, une fille de bordel occupe toute la couverture dans les tons orangés. J’espérais des bas-fonds enlevés, une plongée dans l’underground, un monument à l’homme de la rue. J’en suis là de mon goût pour les US. Une image le résume : Janet Leigh en soutien-gorge noir, dans un hôtel de Phénix, avant sa cavale et le motel Bates. J’avais lu, sur le conseil d’un autre ami, L’Accro de Daniel Goines, et l’incroyable baraque à junkies, sorte de préfabriqué à bestiaux, et toujours cette violence en dix mots et la mort en trois actes. De la grosse maille, peu de dentelles. Bref, je restais toujours en quête de romans américains, je veux dire à la hauteur de Bukowski combinant analyses à grandes claques et stylet à l’européenne.
La Geôle, c’est le Maldoror du détenu. Dès le début on s’y perd. Le roman a la forme d’un pare-brise éclaté. Car voilà. En proie à la rage, le prisonnier se disloque en grandes poussées convulsives. L’état de vengeance décuple ses forces. Sa fureur l’extrait du cachot, le propulse dans un prétoire idéal, au milieu d’un procès. Le condamné et ses avocats (dont on ne sait s’ils existent ou sont ses doubles) entrent en croisade contre les abus de pouvoir et le sadisme institutionnel pratiqué impunément par certains policiers. Le roman avance par spasmes et par crises. Selby nous prive de liaisons, il avance à l’ellipse, isole sans prélude ni épilogue les coups de boutoir du détenu. Le lecteur brinquebale entre les sautes du prisonnier, ses fureurs d’enfermé, et ses triomphes de vengeur. L’enragé vaticine, ressasse, cauchemarde. On croirait, tant il bascule à la douleur, que d’un même mouvement il en meurt et revient de sa mort. Que Selby aboutisse ou non dans cette restitution d’orages et de révolte comme directement ponctionnés à la souffrance, il invoque la langue à fourbir pour exprimer trente ou quarante années de prison, qui plus est lorsque le point de chute est le cachot réservé d’un milieu social ou d’une race. Mais les cris du prisonnier hurlent moins que l’horreur qui l’a mis au trou. Les salves d’injures du prisonnier, ses crises de rage sont moins bouleversantes que le soin mis par les vrais coupables, en l’occurrence deux policiers, à ruiner le corps d’une femme, à en faire une loque asilaire, et ce impunément. Le clou du roman tient dans la séquence sadienne du viol de cette mère de famille par les deux agents. Elle suffirait à faire une nouvelle. Sous le prétexte d’un contrôle de routine, les deux hommes entraînent la conductrice à l’écart, dans un sous-bois. Le viol par les bourreaux en uniforme, la clairière où personne ne vous entend crier, rien n’y manque, surtout pas la férocité détaillée des deux hommes, dont le rire accompagne la totalité du supplice. Il n’y a pas d’arme blanche, et c’est pire qu’un dépeçage. Les menottes y suffisent. L’entrave métallique entre au panthéon de l’outrage et de la torture, sans parler du style orthopédique des sévices, outre les atteintes génitales. La misère du prisonnier, en comparaison, si elle ne peut rivaliser dans une scène unique, se concentre dans l’obsession et la démesure des centimètres entre la couchette et le verrou. Selby emploie aussi la métaphore très crue d’un furoncle mûrissant dont toutes les phases se résolvent en éclatement et examen de la masse blanche et serpentins de pus, dans une analogie fatiguée de l’impossible éclatement qu’est la souffrance d’un homme payant pour le crime de deux autres. L’interrogatoire impitoyable du prisonnier se rêvant avocat, ou de son avocat rêvé, constitue l’autre point d’orgue. La voix de la justice, dans un virtuose resserrement de l’étau, confond les deux policiers appelés à la barre. Elle les mutile patiemment, grignote le socle où ils se croyaient intouchables. On pense à Douze hommes en colère ou à un Columbo cicéronien, un justicier aux traits de Grand Inquisiteur à la Vincent Price. Le Saule, paraît-il, désavoue la violence de La Geôle, comme si Selby confessait sa retraite, la déchéance de son style. Moi, j’ai préféré Le Saule à La Geôle, et largement. D’abord, parce que Le Saule se déroule dans le Sud Bronx, dont je ne sais rien, et qui me rappelle le New-York de Wolfen, un dédale de buildings à la mode des années soixante-dix, comme si les architectes les avaient ruinés de naissance, en beau métal passé à l’émeute. Bobby a 13 ans, Maria douze, il est noir, elle est Portoricaine, ils s’aiment autant qu’on peut s’aimer à leur âge. Une bande leur tombe dessus, Bobby est roué de coups de chaîne, gravement lacéré ; Maria, elle, reçoit une volée de soude en plein visage. Ici commence l’aventure. Bobby est recueilli par un vieux en sous-sol. La quatrième de couverture résume l’intrigue minimaliste, simple mais explosive. Selby a écrit le roman de cette matrice initiale. Tout s’étoile depuis l’agression. Bobby et Maria sont des étoiles tendres ; à l’heure de souffrir, qui plus est séparément, ils s’effraient d’être nés. Leurs songes passent au laminoir de la ville verticale. Leur choc élève le récit à une altitude compassionnelle, dans une connivence dramatique avec les tours. Le roman ne se lit pas seulement au ras des pensées et plaies cuisantes, mais aussi en lévitation des buildings, à une hauteur fatale où Selby a cherché le meilleur angle pour faire du Saule, aussi et peut-être surtout, un roman de New-York. Les décors troglodytes complètent cette vue latente et plongeante. Suivre Bobby et le vieux Moische, c’est connaître une ville trouée de grottes techniques, dans une variante urbaine du Voyage au centre de la terre. Selby creuse New-York en deçà du métro et des lignes fantômes. Étrangement, même si le roman ne déchoit jamais d’une stature prise à la scène liminaire, il se dilue parfois dans la relation entre Bobby et Moische. Peut-être trop conventionnel dans sa visée poignante, le lien entre le vieil Allemand et le garçon ne touche qu’à moitié. Les deux se tapent un peu trop sur l’épaule. Leurs fous rire, trop nombreux, frôlent l’invraisemblance. Selby en rajoute pour pousser la complicité des deux personnages à l’effervescence. Il force le conte. Plus que dans cette affection trop arrangée pour émouvoir, trop lisse d’intention universelle, le roman prend sa force à l’arrière-plan des quartiers, surtout dans cette image de Moische en oublié de la forêt, en homme des cavernes new-yorkais. Moische ressemble au survivant de Je suis une légende et à tout rescapé post-apocalyptique. Le lecteur attend le journal de ses heures les plus solitaires, souhaiterait en savoir plus sur la construction ingénieuse de son appartement high tech à la jonction des sous-sols et décombres d’une tour. Rien ne passionnerait tant que les modalités précises de son installation souterraine. D’ailleurs, le parcours qui mène de la cave à l’appartement, mériterait à lui seul un roman. Selby invente un souterrain inédit, au point qu’il conditionne les relations entre Bobby et Moische. Au fond du dédale composite, les moments de jonction entre Moische et Bobby donnent lieu à d’incomparables rencontres dans les ténèbres, surtout lorsque Bobby, se croyant perdu, finit par apercevoir au loin, dans l’obscur, le vacillement d’une torche lointaine, celle de Moische venu vers lui. Au fond de cette nuit labyrinthique aux échos initiatiques et mythiques, s’ouvre une cachette de fin du monde. C’est éloignés l’un de l’autre, seuls dans leur propre territoire, que Bobby et Moische atteignent à leur magnétisme maximal. Réunis, leurs magnétismes s’annulent dans une fable trop contrainte de l’ermite et l’oiseau tombé du nid. J’aurais aimé plus de hasard, de temps perdu, plus d’événements aléatoires, plus de scories dans la chaîne causale. Je sens que le récit aurait gagné à ce que Bobby et Moische se conduisent en dents de scie. Les atermoiements de Bobby sont trop prémédités. Son projet de vendetta génère un suspense fort mais trop long. Encore une fois, le paysage prend le relais. L’occupation du territoire par celui qui rôde en spectre dans son ancien quartier offre des vues imprenables sur les alpes urbaines de New-York. L’intrigue prend une large part de son intensité à cette approche espionne et en surplomb, au sens strict, planeuse. Les toits d’immeubles fument comme des sommets vénérables, et c’est comme la face cachée des avenues, la paternité d’étages et d’altitude du cinéma à néon et sirènes hurlantes. Selby, s’il force le trait dans les élans affectueux entre Moische et Bobby, crée une fièvre rare dans les raids solitaires de Bobby. La simple suggestion d’un décor à enjamber, d’une espèce de casse inextricable remplace la mésaventure d’une rencontre. Bobby arpente un quartier détruit comme il n’y en a peut-être jamais eus de semblables, sorte de bidonville de géants dont les habitants disparus ont laissé d’énormes totems surgis de gravats suggestifs et grimaçants. Musclé par trois mois d’exercice en sous-sol, l’adolescent est l’homme de New-York, son héros, le contrepoint de son canyon artificiel. L’histoire se brise en beauté sur tous les contreforts, et les dialogues souvenus, les bribes à souffle coupé, l’accent de Moische, les onomatopées de Bobby entre les montants d’acier gigantesques, se résorbent en éclats dans la danse des reflets.
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