Nicolas Rozier
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Raymond Carver, Cathedral

5/28/2024

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D’un abord direct et d’une concision très soignée, les nouvelles de Carver donnent un plaisir délicat. C’est même la qualité de cet agrément, à la lecture, qui paraît décisif. Il tient à l’apparente facilité des mots et des phrases, calibrés pour les préludes et le délié du récit. Carver établit les conditions de l’attrait. La sobriété des lignes ne tourne pas à l’austère mais à une gravité bien coupée. On sent l’homme derrière les propos, la rocaille d’un vécu et l’intolérance de l’esbroufe. L’enchaînement des jours longs et des nuits courtes dégraisse le propos et décape la manière. Carver œuvre dans la magie sourde, les lumières basses, les latences pré-orageuses, et il en joue d’autant mieux que les nouvelles, quand elles sont pourvues d’intrigues, échappent au ressort. Un flottement prévaut sur l’intrigue. Une fois posées les bases d’une lenteur interloquée sur fond de canicule ouvrière, l’écrivain y trempe ses personnages, les voue à une dérive ponctuée de malaises et de stupeurs, dans une gamme déclinée en reprises et variantes. Lorsqu’il concède un dénouement et sacrifie à la chute, jamais Carver ne dissipe ce brouillard où lecteurs et personnages partagent un même sentiment qui définirait tout le livre : un bouleversement nauséeux, un coup de masse, mais sans écho ni fanfare, en mode mineur, à l’état gazeux.
Entrées à l’improviste dans les maisons, au plus près des ménages, des couples modestes pris dans les traites, la fatigue et le roulis des fardeaux, les nouvelles de Carver sont d’une teinte rose-ambrée, d’un suspens en fin de journée, quand les hommes burinés, tout juste de retour à la maison, s’accoudent avec une bière en regardant sans les voir les cactus du désert. Cette lumière plus latente qu’explicite semble naître du rythme où les vies estropiées et la discorde conjugale s’enlisent. De l’Inland américain et ses crépuscules mélancoliques, Carver ne garde que la poussière. Les personnages n’y voient rien à travers, ils s’affairent ou s’abrutissent sans troisième terme. Ils font penser aux grands simplets à salopettes des romans de Steinbeck, martyrs d’indicibles crève-cœur. Sinon que les personnages de « Cathedral » ont la tragédie épuisée. Ils n’en sont plus à la plainte ou à la revendication, ni même à ces soubresauts isolés qui révèlent les fonds de rage. Leurs ambitions réduites ne les dispensent pas de l’angoisse, mais leurs vies assommées les dispensent des petites alarmes. Il n’empêche, même s’ils s’en effraient en silence, les écrasés craignent toujours les coups durs. Ils redoutent les gouffres, les surcroîts tragiques, l’ombre du coup fatal. C’est-à-dire la perte, la solitude, la séparation.
 Entre évènements modestes et accablement sourd, ce que la presse a coutume d’appeler les « petits riens » à propos de Carver, nous voguons dans la poisse des demi-drames. Toute action se déroule dans cette cotonnade de limbes ouvriers. Carver n’est pas l’homme des hautes plaines mais l’introducteur, dans le champ littéraire, de certains apartés en bras de chemises. Entre mari et femme, entre collègues, entre inconnus réunis par le hasard, les mots ne viennent pas mais un courant passe. Un lourd commandement de la vie humaine se fracasse au milieu de tous et les yeux en sont pleins. Chez Carver, l’accent est mis sur l’état interloqué des protagonistes. Ils ne rêvent pas, mais c’est tout comme. Bornes de traumatismes errants, ils prennent les décharges et assistent à eux-mêmes. Leur comportement, et jusqu’à leurs bouffées les plus volontaristes, reste au point mort. Le ciel figé, dans les nouvelles de Carver, pourrait servir de fond à un récit d’anticipation. Les héros déteints en soupçonnent l’espèce de grandeur mais ils n’ont ni la force ni l’envie de s’y adonner ne serait-ce qu’en de brefs face-à-face. Pour ces êtres pesants, essentiellement exposés, l’incongru devient l’événement. Ce n’est pas le merveilleux surréaliste qu’ils croisent au détour, encore que Carver pourrait figurer dans l’anthologie de l’humour noir d’André Breton – c’est le bizarre du quotidien que personne ne relève ; il passe, assourdissant, à travers la muraille des fatigues et des renoncements. C’est la fatalité déchue de son halo de gloire.
La première nouvelle, « Plumes » est emblématique du recueil. Le narrateur sympathise avec l’un de ses collègues, Bud. Depuis des mois, ils mangent ensemble, à la pause de midi, et Bud invite le narrateur à dîner avec sa femme. Le couple suit les indications et trouve l’adresse à l’écart de la ville. L’un de ces hameaux hirsutes où une maison apparaît au détour, tout en cour poussiéreuse et pourtours négligés. Le début en sourdine ferait penser au début d’un film à traquenard autour d’une famille d’attardés façon « redneck ». Les broussailles de Massacre à la tronçonneuse ou de La Colline à des yeux ne sont pas loin. Mais Carver ignore l’horreur stridente et le point d’orgue du crime en tant que ressorts libérateurs de l’incongruité, du bizarre et du monstrueux. Il réussit d’autant mieux cette emprise par le malaise qu’il le fait distraitement, dans un traitement négligé de la menace. Avec le couple arrivé sur place, encore dans l’habitacle et repérant les lieux, nous pénétrons dans le stupéfiant déclassé. Car un paon saborde l’accueil. Sa présence inattendue dans la cour, ses cris, sa roue, son allure et ses intentions obscures en font un gardien désagréable et une menace imprévisible. La note discordante est donnée. Malgré l’hospitalité gourde mais conventionnelle des hôtes, le grand malaise de l’incommunicable, de la séparation entre les êtres, de leurs mobiles hermétiques, présidera à la soirée. Une hideur mouvante et très vivace surgit en trois temps, dans un crescendo d’épouvante ménagé sans malignité par les hôtes. En guise d’aberrations complétant l’omniprésence du paon d’abord dehors, puis sur le toit et bientôt invité à la table, un dentier et un bébé très laid vouent les invités à une sorte de supplice mou et de crispation intenable. Les chocs ne sont pas brefs, ce qu’ils sont pourtant par nature, ils s’étirent. L’affaire du dentier perdure sans que personne ne juge utile, séant ou préférable, d’abréger le sujet. Otage d’habitudes et de rites pour eux révulsifs, le narrateur et sa femme sont moins en proie à la panique qu’à une chute dépressive accélérée. Une désolation générale dont le retour, pour les habitués, les dissuade de toute tentative pour la contrer ou même la réduire. Un accablement, mêlé de répugnance et de pitié, supplante l’horreur. Carver maintient sa nouvelle sur le fil d’une tension que rien ne soulage. Il parvient même à priver le lecteur de sa distance de confort en convoquant ses souvenirs d’assemblées malencontreuses et de failles irréductibles. Comme les invités, le lecteur fait bonne figure. Carver piège les réactions offusquées du couple, et d’autant plus que, par-delà les impromptus et discordances, les hôtes se montrent accueillants entre deux actes de fétichisme dentaire ou de cohabitation suspecte avec Joey, le paon. Ils ne peuvent protester, moins encore grimacer sans paraître infâmes. Rien ne les dédommage du dégoût triste dans lesquels ils sont venus s’enferrer. En dépit des saynètes éprouvantes, le repas va à son terme, sans épilogue réparateur ou atténuation conclusive. Fâchés à l’arrivée, ils repartent sonnés. Carver laisse agir sans même l’emphatique suggestion d’un ECCE HOMO concluant le marasme. C’est précisément dans les interstices des manies frustes et de la barbarie affleurante que se distingue la voix de l’écrivain. Soudain en filigrane, je vois cette photo de l’homme en cuir, ses larges épaules et sa tête qui rappellent Bernard Lavilliers et William Petersen. J’y entrevois la tendresse grinçante, l’espèce d’accolade douloureuse qu’au travers de situations ingrates, discordantes à souhait, à la fois criardes et exsangues, Carver donne à tout instant à ses personnages. Sous l’énoncé des faits et le retrait devant les situations qui jurent, Carver les enveloppe, non de compassion ou de pitié, mais de toute la sympathie d’un égal. Il possède la science d’être proche et fraternel sans le dire, en se conduisant vis-à-vis de ses anti-héros comme un courant d’air aimant. Sa délicatesse spécifique est celle des échanges de l’aube et de la garde baissée. A cet égard, rien ne me semble plus caractéristique que la fin de la nouvelle « C’est pas grand-chose mais ça fait du bien », la nouvelle la plus tragique. La crainte du pire : la perte d’un enfant, traverse les pages de toute sa force de météore. Pour une fois, Carver donne sa conclusion à l’horrible suspense, mais il la couronne d’une scène finale d’anthologie ; l’un de ces matins du monde vertigineux où les personnages, réunis à l’arrière d’une boulangerie, n’échangent plus même des regards à transpercer l’âme ; assis dans la lumière aurorale, foudroyés de malheur, ils mangent la fournée de gâteaux. Carver tient là, dans la scène de cette boulangerie à l’aube, dans la volte d’un boulanger bourru ouvrant ses bras in extremis, l’une des plus déchirantes réunions d’êtres qui se puisse concevoir. Je sens le cœur à bout dans l’invention de la scène, dans le soin mis par Carver à rendre dans toute sa force de propulsion, un pur élan d’amour humain.


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