Nicolas Rozier
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Voyage au bout de la nuit, Céline (1)

10/7/2022

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Loin du monument criblé de gloses, je relis le Voyage. L’envie me prend, en son milieu, d’y venir sans attendre et de gloser à mon tour.
Dans dix ans, il y aura un siècle que le chef d’œuvre a posé son énigme. Elle demeure. Pour ma part, je me demande, en surimpression de l’exploit continuel, pages après pages, à quelle crise, à quelle sorte de ravage total Céline puisa ce flot ininterrompu d’indignation vivace, de présentation rebelle du genre humain.
La pauvreté, étoile noire du Voyage, doit y être pour beaucoup. Chez Céline, elle prend sa valeur irrationnelle. Quand son mot tombe, au coin des péripéties, un mauvais goût vous monte à la bouche. Céline ne tourne pas autour, ne change pas de ton en la sortant de sa besace. Quand il la pose, en nom ou en adjectif, elle n’est plus l’annonce d’un débat houleux ou d’une revendication, elle pèse son poids de mort. Céline la présente à sa place, surajoutée à la misère de la condition humaine, clôturant ainsi le programme à souffrir. Humain et pauvre, c’est le dictame banal, pour Céline, et le lot au complet. A partir de cette double malédiction, l’écrivain déroule en chaîne. La guerre, la ville, la brousse, l’aliénation à l’américaine, la nausée des romances, la pantomime de l’amitié, la maladie. Quels que soient le lieu, les circonstances et l’individu, une tuerie tout terrain. Relisant, je ne vois plus une once de l’exagération prétendument associée à ces lignes. L’excès n’est plus qu’un scrupule d’exactitude devant les faits. Loin de continuer à subir dans une interminable ingestion les poisons avalés de force sur le chemin, Céline invente le grand purgatif ; tout sera rendu. Le lecteur, lui aussi, libéré, est pris de spasmes libératoires et en passe par tous les rires. Les coups de comique donnés au fond de la poitrine avec leur vérité éclose, se déplacent comme des astres, et l’on n’y voit plus clair tellement tout éclate dans les constellations. Un amour dévasté vogue sans mot ni étendard. Le Voyage offre le meilleur promontoire pour le sentir croiser au loin, réalité coupée des hommes, émettant vers lui d’indéchiffrables faisceaux. Le Voyage ne peut se lire à fond qu’avec le cœur d’un chien estropié. Autrement, on en laisse.
La fresque dans laquelle Céline nous propulse possède un pouvoir vérace presque illimité. Sans qu’il l’ait voulu, sans forcer ni édifier personne, Céline exécute un tableau sans retour, cernant une douleur qu’on ne peut cantonner à la vie, un désespoir qui l’outrepasse, un blast post-mortem où il n’y a pas plus de paix pour les cendres qu’il n’y en eut pour la chair. Un poids de hurlement enfermé leste les phrases pleines et bien calibrées. Leur centre de gravité est si fort que l’on sent les marges brûlantes, la coupe franche d’un ouvrage de ferronnerie sur les bords. Force est d’admettre le sang-froid étrange que l’écrivain a dû mobiliser pour se contenir à l’écriture de telles pages. Les degrés de cuisson, à la table d’écriture, sont peu mesurables, mais je parie que Céline a dû s’impressionner bien des fois, que lancé dans ses diatribes d’Empereur fourrageant au glaive dans la plèbe, débordé par des flèches décochées et des implications de sens où il resta le cloué de lui-même, il lui fut difficile de rester au fauteuil, penché au bureau, sans être tenté par les distensions faramineuses de la lyre, capable qu’il eût été, à lui seul, d’aligner en livres une chaîne de monts Olympe. Et pourtant il n’en fit rien. Lui qui pouvait s’envoler, au détour de chaque brèche, sur cent pages de développement fulgurant, à dents serrés, retenait ce pouvoir. Cette force grondante n’en rejaillit que plus fort et en trombes, en chaque épisode, saynète ou séquence de choses vues et revisitées à l’écorchure. Céline fait sauter les volcans, non dans le panorama, à l’horizon lointain des gigantismes, mais en prise directe avec le scandale des situations, des actes, des pensées, et surtout des mobiles qui les engendrent. En l’espèce, rien ne le surpasse, pas même Proust, qui raffine plus loin et plus profond, mais rend ses momies à leur vapeur et se retranche en majesté. S’il m’est impossible, lisant le Voyage, de ne pas m’esclaffer à tout instant, de réprimer une sorte de hoquet, de manie rigolarde à se taper sur les cuisses, le réflexe ne rend pas justice de l’éventail d’impressions. D’ailleurs, je module parfois mes hoquets, j’en fais du soupir consterné et admiratif, j’essaie des moues plus fidèles. Le récit est si juste, si enlevé et dans le mille, qu’il manque au cerveau humain la capacité réceptive, l’adéquate, la séante. La réaction physiologique reste en-deçà du sens libéré par les mots. Ce rire machinal, standardisé et impropre, révèle une difficulté du lecteur à encaisser la blessure dite en chacune des saillies, leur cri subliminal. Est-ce de la pudeur ? La peine suppure. Cabrée en ironie, en sarcasmes records, la détresse se tord dans une grimace ou fuse dans une syncope. Céline n’escamote pas sa douleur, il la brandit à froid. L’outrance débraille tout dans l’horreur explosive et c’est pourtant une tendresse massacrée qui inquiète et qui hante à la sortie de ces abattoirs en tous genres. Dans l’après-coup des semonces, un Céline titubant double chaque fait-divers. Le lecteur en reçoit la peine sans savoir d’où elle vient. Céline l’envoie moudre son noir juste en retrait du curseur. Mais si le lecteur n’accède pas à l’ombrage, il en reçoit la froidure. Au reste, point de passages compensatoires ou de réconforts ; tout ce qui ressemble à une éclaircie palpite dans un regret, un fantasme ou une crise mélancolique. La bonté d’Alcide ou de Molly n’y paraît que la forme rare d’un malheur digne. Seule la catastrophe fluctue, dont Céline invente la météo et les fausses embellies. On ne peut plus suivre l’intensité, l’une après l’autre, elles se recouvrent. Rien ne brûle dans cette vie, qu’au détriment des brûlés. Débrouillez-vous avec ça, laisse entendre Céline. Car l’écrivain trouve dans l’urgence, dans la nécessité immédiate d’être compris, une éloquence de combat. Il compresse l’indicible. D’où cet exercice virtuose d’une prose châtiée accidentée d’un argot placé avec soin aux articulations, aux liens de subordination, avec des « malgré que », des « c’est lui qu’il a dit » dont l’incorporation très choisie, plus que l’effet de gouaille et l’électrocution de registre, tétanise le discours, le raidit, le hérisse d’angles durs en plein milieu. Céline trouve à ce clavier un effet de franchise implacable, un ton de désarmé offensif qui donnent à son timbre une amplification offusquée et le délié agressif, d’une invention sans pareille, de sa pente oratoire.
D’où vient ce plaisir grave à lire le Voyage ? J’ai attendu 34 ans avant de le relire tant je voulais me réserver une sorte de primeur regagnée à l’oubli. Comme œuvre d’art humaine, comme texte littéraire, ce roman est une victoire de l’imagination sur l’écrasement universel. Non que son terrible pessimisme y soit réversible, mais sa flamboyance montre une riposte exemplaire aux principes destructeurs. Rouvrant le Voyage, je m’aère aux embruns d’une liberté intrépide. Chaque abjection y trouve sa bourrade, son répondant au centuple, sa volée de mots ennemis. La jubilation d’une grande aventure se double, et pour lui donner toute la place, d’un exposé vengeur impliquant toute l’espèce. Céline, d’un seul tenant, accomplit la grande tournée punitive. Il a trouvé l’angle juste et la bonne prise pour crever l’outre pleine d’immondices. A la façon d’un volontaire malgré lui qu’il fut sans doute, il se réveilla plus souvent qu’à son tour dans les bas-fonds du carnaval, engagé dans les spirales du siphon. Dans Voyage au bout de la nuit, un Moyen-âge des temps de peste, fagoté d’attributs modernes, ouvre partout des yeux d’effroi et de survie. On pense, aux yeux ronds plein de peur et d’envie, aux postures prêtes à détaler, au thorax palpitant de crainte, à la métaphore d’une immense ratière. Atteint d’une pitié hargneuse, complexe et dilettante, Céline y portraiture les ragondins en habit, les sorcières et les ogres du quotidien avec çà et là de feintes timidités d’anthropologue afin d’en restituer encore plus fidèlement les faciès. Le lecteur le moins attentif ne peut échapper aux comptes rendus des bestialités, et à leurs effets de miroir. Céline n’oublie rien des flammes troubles dans un regard et du foyer qui l’anime ; comme aucun écrivain il en capte les girations criminelles. La dénudation forcenée à l’œuvre dans le Voyage élève le portrait humain à un nouveau genre : celui de débandade ; hommes et femmes s’y dissolvent à vue dans une sorte de putréfaction situationnelle.
Je ne vois pas qui pourrait se prétendre guéri, à jamais guéri des hommes et des femmes. Céline ne fait pas comme si on ne sait quelle distance, expérience ou amnistie, pouvait gommer ou ne serait-ce qu’atténuer l’état convulsif des choses, et surtout éteindre le glas attaché à chaque être, sonnant le trait mesquin et rapace qui en signe le passage terrestre. Voyage au bout de la nuit ne risque pas de vieillir, car tout ce qui arrive, doit arriver à un être humain, y est consigné. La vie y consonne avec la mésaventure. Certains mièvres parleront d’exorcisme. Je ne connais pas dans le détail le rite romain de l’exorcisme, mais pour la chasse aux démons, Céline a fait le tour, et s’est visé lui-même en premier.
L’ironie dont on a tant parlé à propos de Céline, à force d’assumer à elle seule les réalités immondes, n’est plus de l’ironie, elle n’active plus ce fond de ricanement nerveux qui souvent en accompagne le déclenchement. Son martèlement se transforme en frappe sur l’enclume. A la cognée, sa giclée d’étincelles éclabousse tant qu’elle peut. Un sentimental y verrait des larmes de feu.
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