Nicolas Rozier
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Siouville

12/14/2023

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J’aime la Manche. Nous nous doutions, pour nos vacances à Siouville, tout en haut du Cotentin, sous le « Nez de Jobourg » et l’extrémité menaçante de la Hague, d’approcher l’un des derniers secrets du littoral français. La Manche correspond aux confins du parc Normandie-Maine, en constitue la Floride. A partir d’Avranches, tout se tait. Rien ne saurait emballer le rythme de vacances perpétuelles affichées jusqu’aux boutiques, la plupart démodées, ouvertes deux heures par jour, tout au plus. Des parois de granit, d’un marron-gris moins boudeur que discret, et c’est tout. Avranches, l’entrée sud du Cotentin, prévient l’arrivant : Il n’y trouvera, au-delà, ni bienvenue ni son contraire. Mais le trajet, cette fois, plus aventureux, se ferait par le Nord, par Bayeux et Carentan. Dépassées les plages du débarquement, les hauts-lieux des batailles, vous entrez dans le maquis. La voie rapide, une fois quittée, donne sur la haie. Non la haie irrégulière, clairsemée et éparse, telle qu’elle balise les routes de l’Orne, mais un labyrinthe touffu, une épaisseur râblée de chemins creux permanents. Levez toujours les yeux, vous ne verrez rien. Le vert terreux des haies presque rejointes en tunnel par le haut, ne laisse qu’un filet de ciel, un trait de pâleur entre ses feuilles. Seule la carte et les panneaux de lieux-dits balisent l’avancée tortueuse. La haie végétale, en bourrelets sans âge, borde tout. La route, entre les deux murailles, semble une largeur précaire, plus détestée que tolérée, une inguérissable concession à la Région et au département. Très vite, la civilisation disparaît. Les barrières et les clôtures, quand elles pointent, jettent aux yeux d’autres siècles. Rien ne bouge ni ne tremble au passage des voitures. A mesure qu’avançait notre convoi, en l’occurrence deux voitures, un silence accru séparait les bornes toujours plus effacées. Le paysage ne cédait aucun de ses indices, pittoresques et avant-coureurs, d’une arrivée imminente ou de quelque sortie que ce soit. Le seul paysage plausible, celui que nous finissions par redouter au détour, depuis nos sièges, ressemblait à la fin du bitume devenu chemin de terre, piste à ornières elle-même dissoute dans les sillons évasés d’un immense marécage. En guise d’impasse, la route se fit tortueuse, tandis que la haie, déjà opaque, devint noire. L’épaisseur noueuse, autour de nous, ne devait plus rien à une pousse aléatoire, mais à un entonnoir méthodique, une manière de resserrement et de prise en étau, préfigurant un avis d’expulsion. Dans les derniers moments, tandis que les virages promettaient un arrêt imminent des voitures, bientôt empêtrées, la haie se mit à baisser. La densité des arbres et des racines, à la base, restait la même, mais, comme sous l’effet d’un levier, les haies parurent descendues d’un mètre puis de deux mètres dans leur tranchée mécanique. La Manche, en barrant la vue d’arbres et de monticules, ne concéda qu’à regret, au dernier moment, des trouées sur la mer. Siouville, après des villages qui aurait pu être des Vosges ou de la Creuse, apparut enfin dans son pli : une cinquantaine de maisons déparées, directement sur le front de mer. Je ne vis en quinze jours que deux ou trois amateurs, dans ce haut-lieu annoncé des surfeurs. En bon Manchois, ils se faisaient discrets, ils venaient du large, directement sur les vagues, sans passer par la plage. La plage, justement, tenait ses promesses. L’eau claire, d’une transparence d’atoll, baignait nos chevilles. La marée discrète maintenait l’eau à portée, en des nappes majestueuses formant un liséré d’écume de dix kilomètres, jusqu’à la falaise de la Hague. L’étendue de la plage, s’augmentait d’un sublime dégradé jusqu’à l’intérieur des terres. La dune, mouvementée, ses chardons et ses bosses, d’une taille de colline pour certaines, profilait une beauté déserte dont je doute qu’elle ait son équivalent ailleurs en France, qui plus est au mois d’août. En la traversant pour gagner la plage, nous marchions dans un décor d’aventure, une plaine Kirghize où chameaux et nomades auraient pu croiser notre groupe. A lever de tels cônes, la dune montrait des facettes de carrière ou de sablière, tout en restant, pour ce tressautement typique, plumé et hirsute des herbes sèches, l’antichambre idéale de la plage. Le paysage, artistement disposé par bandes, ne finissait pas avec la dune. Finement abouchée à la fin de son relief, débutait à l’arrière, au nord de Siouville, une lande irlandaise, très verte où paissaient d’ailleurs des moutons. L’enchaînement des rubans : pente irlandaise, dune Kirghize, plage chilienne, et mer d’atoll, excusez du peu, composait le littoral de Siouville, sans que ces fastes conjugués donnassent accès, aux émerveillés en attente que nous étions, un éblouissement correspondant. Un écart subsistait entre les éléments du spectacle pris séparément ou de façon unitaire, et l’impact sur nous de ces joyaux de rivage. Il appartenait à Siouville, bord de Manche, de limiter l’éclat de ces merveilles à une impression tamisée, reprise par un fond de fraîcheur, une brise marine qui donnait au paysage son vernis aérien. L’alignement de maisons indéfinissables pour le cachet, désinvoltes par l’architecture, pratiques et sans luxe, s’accordait aux êtres sans visage, d’ailleurs peu nombreux. L’unique ruelle commerçante, à l’extrémité sud de cette plage immense, donnait au camp de Siouville une allée grecque, en pente vers la mer, sans parapet et brise lame. Les jours de tempête, la mer devait s’y engouffrer en murs de trois mètres, sans croiser un hôtel ou une maison d’hôte. L’assemblage de cette rue accentua encore l’effet coupé de l’endroit, et son style du bout du monde. Les façades de masures aux tailles moyennes, mitoyennes et serrées les unes contre les autres, laissaient entrevoir d’exquises courettes, où des enfances magnifiques avaient eu lieu. Les gestes les plus anodins, l’achat d’une baguette, ou l’aller-retour dans cette ruelle en pente, nous enveloppaient d’une texture étrangère, des bribes de paroles d’une société à part, très jalouse de son hermétisme. Les vacanciers, s’il en fut, étaient d’ici, les autres ne séjournaient qu’une nuit, visités par des sons, des rites, un climat de chuchotements, marin et ésotérique ; ils décampaient. Nous étions restés. Le centre de retraitement des déchets radioactifs, accueilli jadis comme une manne, s’intégrait au décor sans tension ni scandale. Plus penaud depuis l’entrée dans l’ère écologique, le bassin de La Hague, dans un exercice impossible, se tassait en hauteur. Cette discordance plantée dans le granit, nous gêna, je crois, dans des proportions variables. J’ose dire que cette gêne avait du style. L’œil ne peut rester longtemps à contempler le sable et la mer, sans lâcher une œillade, là-bas, sur la falaise, pour y tâter de ce frisson noir. Le contrepoint toxique et sa concentration mortelle, en divorce intégral avec la transparence de l’eau siouvillaise, participait de cette tension locale, parente des sites d’essais atomiques, en Polynésie. Nous posions chaque jour nos draps de bain sur cette plage aux faux airs de l’île du Docteur Moreau. En se baignant, personne ne put s’empêcher, savourant la qualité limpide, de la soupçonner moins empoisonnée que maudite par l’ombre portée de la Hague.
Ce nez de Jobourg, nous devions y monter. Ce serait l’occasion, aussi, peut-être, de voir de plus près les Manchois. Le jour même, « La Manche libre » en faisait ses gros titres. La colère grondait. Les habitants, depuis quelques jours, s’indignaient de l’envahissement des touristes, Allemands, Hollandais, Français, tous des étrangers donc, venus piétiner leurs platebandes. Une invasion était en cours. Les camping-cars recouvraient la falaise et le nez. Devant cette alarme indignée, notre crainte fut grande de ne pouvoir accéder au chemin de crête et au promontoire, le dernier éperon, à l’Ouest, avant l’Amérique. En arrivant sur le parking, nous ne vîmes pas mille camping-cars, ni cinq cents, mais une camionnette serrée contre une voiture d’occasion. Le Manchois est très réactif, car les deux camping-cars sans doute aventurés la veille sur le parking, deux familles hollandaises perdues probablement, avaient dû être chassés à la grue, au tracteur ou poussés dans le vide, sur les récifs. L’invasion, en tout cas, fut vertement endiguée, et les falaises resplendissaient à nouveau, vertes et lustrées, sauves de toute mécanique. Au sommet du chemin en pente, nous attendait une vision spectaculaire, millénaire, bleu canard et houleuse, sur un belvédère absolument désert exposé aux rafales.
Je ne suis pas un agité touristique, mais la Manche avait tout pour me plaire. Le premier lieu, projet de visite, avait joué en faveur de notre choix de vacances, il s’agissait de la lande de Lessay cadre de l’action de la nouvelle de Barbey d’Aurevilly : L’Ensorcelée. Ce no man’s land quelque part au centre de la Manche, haut-lieu de la chouannerie, abritait également le village de naissance de l’écrivain et un petit musée, avait-on découvert, qui lui était consacré. La virée nous mena au milieu de nulle part, dans l’une des zones rurales les plus méconnues de France. D’un village à l’autre, l’ancien dominait, l’âge des aïeuls restait en suspens, et les mairies et voitures, présentes comme fatales ou obligatoires, se posaient sur le canevas comme des ajouts factices sur la broderie du passé. La Maison de Barbey, enregistrée à regret à l’office des lieux visitables, lieu de tourisme malgré lui, fonctionnait néanmoins, sur un mode mineur, avec son guichet, son stagiaire d’été réveillé, stupéfait, presque, de notre entrée. La maison de Julien de Gracq, dans un autre genre, m’avait ébahi pour la prouesse des tenanciers à raser toute magie propre à l’œuvre de l’écrivain. La Maison de Barbey, elle, telle que nous la découvrîmes, tuait son illustre habitant d’un contre-éloge indécidable : somme de négligences ou vœu collégial de dénigrement, je n’en sais toujours rien. Toujours est-il que les pièces bistres annonçaient à la pénombre la prétendue mauvaise tête de l’écrivain qu’à toutes forces les objets, les meubles et les documents entendaient relayer. Un énorme portrait de crapaud à moustaches où Barbey ressemble un peu à Flaubert, claquant l’image d’un hobereau acariâtre, fauchait le visiteur dès l’entrée. Cette première pièce s’acharnait à donner de Barbey une image détestable en une série de formules plus amères et désagréables les unes que les autres. Sous l’apparence d’une célébration du maître des lieux, l’entreprise culturelle se muait en lynchage, il n’y manquait que les fléchettes pour viser les bouffissures et les bajoues de la grosse poire gorgée de morgue à quoi les pièces de ce musée, à commencer par les photos, s’attachaient à réduire l’auteur des Diaboliques. Un sanguinaire, un malfaisant à langue de vipère, insistait en grands caractères toutes les citations. Pour le visiteur non prévenu, à qui ce lieu seul, sans l’expérience de la lecture, donnerait une idée de Barbey, les présentations, pour le moins, étaient sabordées. L’intention générale, très suspecte, se perdait dans un grand soupir fatigué, lui-même transféré au moindre bibelot. Les concepteurs du projet n’auraient pu faire pire, sinon, peut-être, glaner l’avis des visiteurs dans une enquête, à la sortie.
Finissons avec une autre visite, plus au nord, dans un village à proximité de la Hague. Un village devenu célèbre ou presque, depuis que Jacques Prévert y a fini ses jours. Qui ne se fait pas une idée sympathique et débonnaire de l’homme au mégot et à la casquette, du bon copain de comptoir, titi parisien spécialiste de la camaraderie et de l’argot des faubourgs ? Moi aussi, je stagnais, à son égard, dans une estime en suspens. Elle s’est précisée lors de notre visite. En cirés et capuches, nous entrâmes dans la demeure. Le jardin comportait, sur le devant, ces végétaux dignes du Voyage au centre de la terre : des feuilles de rhubarbe à cacher trois hommes. Après quelques piétinements dans les locaux vides, équipés du seul bureau de Prévert en étage, le « bureau de monsieur », à l’approche duquel les visiteurs, respectueux et fascinés, baissent la voix, le déplacement impose la scrutation des quelques papiers collés aux murs et en vitrines.  On y apprend que le beau village choisi par le couple, devint en quelque sorte leur domaine, leur seigneurie. Nous sommes ravis d’apprendre, en continuant nos lectures qu’une femme du village, embauchée comme domestique, notamment parce qu’elle habitait en face, dut se plier à toutes sortes d’exigences, dont celle qui consistait à servir le petit déjeuner au lit. La servante et le jardinier, lui aussi enrôlé sur place, se relayaient à la cuisine et dans les massifs, au bon plaisir de Prévert, en veillant à respecter ses horaires, ses heures de rêveries. Parmi d’autres aménités, je garde le souvenir du frère de Prévert, dont je ne savais rien, à peu près englouti par l’homme célèbre et laissé sur la touche. D’ailleurs, dans une démarche similaire au camouflet réservé à Barbey sous le toit même où il vécut, la Maison Prévert proposait un film, toujours dans ces petites loges où l’on fourre les touristes, qui achevait l’écrivain, sans manières, à la mode manchoise. La femme de ménage tenue de répondre à tous les désirs du couple, expliquait avec une sincérité sans malice, presque en s’excusant, l’attitude de ces Parisiens en pays conquis. La Maison d’Omonville-la-petite offrait du scénariste des Enfants du paradis, l’image d’un Parisien abandonnant sa défroque de copain de café, pour celle d’artiste bien décidé à se fabriquer son domaine. Un roi très peu aimable en son royaume.


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