Nicolas Rozier
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Joan Eardley

11/25/2021

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© photograph Audrey Walker
Si j’excepte un voyage scolaire en sixième, où de façon anticipée j’abordais le punk alors en décrue sous l’espèce de braillards qui éructèrent à deux mètres de nous le long de la Tamise, la peinture fut au centre de mes trois séjours à Londres. Le premier pour la rétrospective Auerbach à la Royal Academy of Arts en 2001, le second pour visiter les grands Musées, en 2003, le troisième pour Kiefer à la Tate Modern, en 2008, dans l’ancienne usine électrique. L’échelle colossale des œuvres et des espaces évoquait avant tout la richesse européenne et le talent au tonnage des grands Musées. Je me souviens des coffrages titanesques, des caisses de verre où aurait pu tenir une caravelle, et du sillage invisible des responsables, retirés dans le fumoir doré où ils font les comptes, fonctionnaires spécialisés réservant, pour traitement unique à leurs milliers de visiteurs, un mépris sans faille déguisé en distinction, une morgue derrière laquelle, à leur aise, ils laissent monter à leur face ce rictus inimitable, quand ils pensent, trois ou quatre secondes par jour, à leurs « clients », autrement dit aux retraités, aux familles, et aux «étudiants », et à toutes les cliques lâchées entre les murs, avec des expressions de candidats sûrs d’être recalés à la sortie. Le meilleur d’une exposition, je l’ai souvent trouvé en bas, dans l’aquarium à beaux livres où l’établissement réalise une bonne part de son chiffre. Les livres imprimés pour les grands messes ne font pas même l’effort de soigner leur maquette, encore moins les désastreuses reproductions, absolument rédhibitoires, surtout quand les originaux vus un quart d’heure avant sont encore dans la rétine.
Le même jour de 2008, je traînais à la librairie de la Tate Britain après la visite des collections et de grands tableaux signés Kossof, Auerbach et Kitaj, quand un catalogue de format presque carré attira mon regard. Le repérage de cette pile succincte, trois ou quatre exemplaires debout sur l’un des multiples îlots, allait changer à jamais mon Musée imaginaire. Il faisait déjà nuit, au dehors, c’était l’hiver, et la clientèle commençait à se clairsemer. Le premier aperçu, en feuilletant, se déroula dans un contexte assez calme, à l’heure où chacun, spontanément, baisse d’un ton. Le ferrage eut lieu sans délai. Les reproductions, toutes, ne laissaient aucun doute sur la qualité exceptionnelle de l’œuvre. Les indices périphériques, captés à la volée, ne firent d’ailleurs qu’enrager cette première vague que plus rien, à l’avenir, ne démentirait. Le retentissement ne laissait pas de m’étonner, et je levai la tête autour de moi pour constater qu’autour, rien n’avait changé ; les gens vaquaient dans l’humeur dépassionnée des regards distraits, pré-ennuyés ou compassés, qui est la règle générale. Pourquoi vient-on ici précisément célébrer ce culte de l’affadissement, le mystère reste entier. La dose ou le taux d’intensité n’est pas atteint, c’est le moins que l’on puisse déduire de cette navrance traduite par les visages soupirant face aux œuvres, les originales et les reproduites.
De mon côté, la chance avait souri. Je commençais à tousser des interjections et à lever le livre au-dessus de la taille. Si je ne brandissais pas encore tout à fait la trouvaille, je la feuilletais un peu haut, désireux plus ou moins consciemment de la hisser et de faire remarquer à voix haute : « Dites-donc, cette femme est de chez vous ! ». De chez eux, d’ailleurs, pas tout à fait, car Joan Eardley vécut en Écosse. D’emblée, l’œuvre que je voyais défiler par extrait, avant de la scruter plus tard, bien calé sous la lampe, ne disait rien qui vaille sur la longévité de son auteure. Et en effet, je trouvais l’information sans délai. Le temps de Joan Eardley fut compté. Née en 1921, elle mourut en 1963 des suites d’un cancer.
            Artiste aimée, secrètement aimée en dépit des rétrospectives à la National Galleries of Scoltand d’Edimbourg, en 2007, et de l’exposition célébrant cette année, en 2021, le centenaire de sa naissance, Joan Eardley est une héroïne des quartiers pauvres de Glasgow. Le halo de tendresse autour du peintre dispense des pesants commentaires. Eardley portait assez haut ce sourire et cette flexion, aux yeux, où la vie comme les œuvres à peindre rutilaient, inexorables, préinscrites. Un accord presque irréel, signe l’harmonie limpide entre Eardley et le monde où elle a peint et vécu. D’abord Glasgow, pour les rues grises et l’enfance débordant de ces termitières à deux ou trois étages ; et, ensuite, telle la deuxième borne d’un arc : Catterline, le village de pêcheur. Sur les deux zones de vie et d’activité du peintre, on pourrait tirer des poèmes, des récits, d’autres peintures, un film, et de tels documents ne doivent pas manquer dans la sphère du peintre, chez ses admirateurs écossais et ses imitateurs du dimanche.
            Comment le charme peut-il opérer quand une œuvre met en scène des figures, au milieu du XXème siècle ? Comment une peinture reposant sur l’agencement de fragments d’anatomie peut-elle éclater de puissance sans incorporer à sa cuisine des éléments inconnus ou non balisés par l’histoire de la peinture, cela dépasse le compte-rendu, tant mieux et heureusement. La peinture de Eardley n’affiche pas même la faiblesse – qu’au demeurant on lui passerait volontiers – de paraître, à première vue, une peinture encrassée de suie naturaliste, complaisamment bitumeuse, plombée de bistre et pleureuse. Le tremblé du trait, les brisures subtiles du tracé, la manière dont la couleur, via la touche, est posée, le scrupule du tact en chaque intervention sur la toile est au cœur du processus créateur chez l’artiste écossaise. Entourée d’enfants, surtout de la ribambelle de tout jeunes qui posaient pour elle dans l’atelier, photographe des scènes de rue où les enfants étaient les acteurs directs d’un théâtre en plein air, Joan Eardley donne l’impression aiguë d’avoir été à la fête dans cette grisaille épique du quartier populaire. Les enfants à tignasse, les bambins sur les genoux des sœurs, les gamins en culotte, attifés, harnachés de guenilles franches et solennelles comme des uniformes de la pauvreté heureuse, sont les modèles primordiaux du peintre. Eardley était la chroniqueuse visuelle de leur épopée, celle qui en détecta la splendeur, saisissant la beauté jaillissante des jeunes têtes à la fenêtre, disponibles pour le jeu, la course et les cris, trop pressés de vivre pour glisser dans le songe noir de l’avenir adulte. Eardley voyait mieux que personne ce que les petits visages à grosses têtes et petits corps pouvaient avoir de trognes anticipées, d’atavisme ; elles n’en gommaient pas les traits rudes mais leur donnait, par le style de son dessin, une dignité de visage sans banalité, le même sursaut d’identité qui ferait dire à un enfant que l’on fixe : eh bien quoi ? Oui, c’est ma tête, je suis comme ça. Et tous, filles et garçons, reluisent comme des jeunes princes. Leurs vêtements modestes, les mises parfois crottées, signes des heures passées dehors, Joan Eardley en saisit la coupe altière sans modifier, travestir ou embellir. Eardley ne les change pas, elle leur donne leur patine, leur lustre spécifique, inaliénable. La transfiguration vient du dessin et de la couleur.  Les kids de Eardley paraissent sur les toiles dans une gloire modelée, une mise glorieuse où les gris les plus nuancés, du bleuâtre au mastic, sont les enchanteurs des rouges et des bleus. Mais à force de sertir les coups de couleur franche en nuances de gris, une bascule se fait où ce sont les notes grises qui flamboient. Il naît de ces camaïeux et de leurs accords une coïncidence rare avec la vigueur du dessin. Le trait de Eardley, prodige, ne disparaît pas dans les envahissements de la pâte ; l’artiste parvient à opérer les effets de coupes et de sabrages de transactions éclair dans la glue où les brisures décisives des contours vibrent à l’unisson des couleurs. Eardley-la-tendre se montre inséparable d’Eardley peintre. Il n’y a pas deux gestes ou deux temps entre les audaces d’écriture consistant pour Eardley à manier des perspectives redressées, du lettrisme mural, des à-plats géométriques, des raccourcis brusques, des éléments schématiques, ornementaux, du collage, des traces plus gestuelles, un modelé réaliste et le soin général de grande sœur dont elle enrobe et magnétise les moindres recoins de ses œuvres. La pointe de la prouesse est si fugitive que pour un peu, on la verrait tout en l’ignorant, à la façon d’un surcroît subliminal ; or, ce surcroît est bien visible et nous le devons à l’art dessiné du peintre, à ce jeu étroit entre les lignes où le réalisme des traits( du visage notamment) est maintenu à ce point d’équilibre par Eardley où la délicatesse des visages, en ce qu’ils ont d’unique, ne disparaît dans l’effet de déformation sculpturale que Eardley leur fait subir pour en faire des visages peints. Dans cet art de statues peintes et d’ enfants de tableau, l’artiste culmine. Elle parvient même, à la pointe extrême de l’exercice, à faire basculer ses « sujets » au statut d’une tribu picturale dont les enfants véritables seraient à la rigueur les copies. L’amour rayonnant du peintre n’est pas sous-jacent à son travail orfèvre, chaque trace et marque graphique paraît plus que jamais et sans métaphore à la petite semaine, une forme de pétrissement à la caresse. J’ignore si Eardley, outre la maladie qui l’a emportée, a souffert de solitude, de désamour, d’isolement, mais l’immense artiste était douce et les photos dont nous disposons le confirment sous tous les angles. Au regard et au sourire de l’artiste, nous assistons à une signature faciale de ses œuvres, nous entrevoyons quelle compagnie délicate et proche, peut-être quelle timidité chaleureuse, Eardley donnait autour d’elle.
Eardley excellait en cadrages parents de la photo qu’elle pratiquait également avec talent. Comme elle prisait d’ailleurs le format large ; je pense, par exemple, au très cinémascopique « Rottenrow » (94x164), peint en 1956. Avec une variante, ce tableau rappelle Artaud à propos du « Pont de Langlois » de van Gogh, lorsqu’il écrit que l’artiste avait peint un bleu où l’on a envie de tremper le doigt. Dans « Rottenrow », on a envie d’entrer dans la scène entière, de connaître plus physiquement, peau à peau, les plâtras d’huile bien finis maçonnés par le peintre. La noblesse du décor, la sensualité hybride des devantures et des entrées autour desquelles les enfants vaquent à leur jeu ou leurs rêveries, ouvrent un champ de possible excitant. Dur comme le bronze, meuble comme un sable-mouvant, les scènes de Eardley sont des passages, des porches d’aventure pour l’œil et l’imagination. Dans la série des « Children playing » et « Glasgow back street » dont Eardley réalise plusieurs variantes, l’art de composer s’impose par sa robustesse. Eardley réussit ce tour de peintre qui consiste à décentrer sans lourde manœuvre le centre de gravité des tableaux. Elle opère une occupation du tableau où chaque parcelle, par sa qualité de fragment de décor soigné, contribue à déjouer l’attraction centrale du « portrait ». Une tendance accrue, les dernières années, à bâtir ses tableaux comme des murailles où figures, inscriptions de lettres et ratures s’incrustaient dans un seul et même plan.
            Dans une continuité imparable avec les portraits d’enfants et les scènes de rue, Eardley peignait des immeubles d’habitation, des façades, des fenêtres, des étages. La série des « tenements » tient son exploit de garder indemne aux tableaux et dessins une intensité plastique qui se passe de la représentation humaine. Elle y est bien sûr, en transparence des parois, dans l’imminence indiquée des fenêtres, allumées, tamisées ou éteintes ; il n’empêche que les immeubles de Eardley réussissent cette prouesse de se suffire à eux-mêmes. Dans son tableau « Glasgow tenement blue sky », peint en 1956, Eardley, après Utrillo et avant les tours de New-York par Kokoshka, lève des façades qui égalent ou dépassent les souliers de van Gogh en sujet intrinsèquement pictural. Les exagérations fromagères des bâtisses de Soutine écrasent dans leurs bourrelets quelque chose au passage. Eardley, elle, préserve cet ingrédient très filmique du secret des alcôves. L’habitat du soir, la chaleur du foyer, les dégradés pathétiques dont la lumière du soir borde les toits. Un goût pour la maçonnerie, pour les pierres disparates, les pignons de guingois, les statures d’épaves, de future ruine, pré-éboulée. Eardley devait aussi voir, dans ces constructions, un profil trapu et vivant, personnage maudit et sans parole, cyclope anonyme, gardien des murmures et des crises, qui n’aurait eu que le dos et les épaules. Eardley trouve aussi, dans ce motif, l’occasion de déployer son goût pour la pierre et les briques, les contrastes d’enduit, les fondations pataudes, surmontées des hautes et lourdes cheminées, comme si les habitations dans les bas-fonds de Glasgow, croisaient la maison de l’ogre et l’usine.
Quant au troisième compartiment de l’œuvre, il fut pour Eardley son refuge et son vivier de paysages au grand air. Catterline, petit port de pêche aux maisons alignées sur une butte, en contre-haut du rivage, fut le théâtre choisi par Eardley pour y peindre les roches, la mer, et les prairies environnantes. Là aussi, entre la minuscule maison prêtée à l’artiste, habitat sorti d’une légende, mi-cabine, mi-chalet nain, et les séances en plein air où l’artiste peignait sur de larges panneaux tordus par le vent, une perfection hors du temps se profile où la parole n’est plus. Les pêcheurs tannés s’entendent à mots couverts avec le cœur buriné de Joan Eardley. J’espère en savoir plus, un jour, sur les rares piliers chaleureux qui permirent à l’artiste de peindre et l’aidèrent à tenir. Catterline, tel que je l’aperçois en photo, tel que j’en saisis l’adoption par Joan Eardley, femme de cœur et peintre immense, c’est un bout du monde moins géographique qu’élémentaire, un pays où croisent au ciel et à ras de terre les grandes couleurs sans hommes. C’est là qu’Eardley a peint des marines et des prairies que l’on pourrait qualifier « à bandeaux ». Le ciel en haut, les cabanes au milieu, affleurant sur une mince lisière, puis les buissons, les graminées prenant les deux tiers de la toile ou du panneau. Dans ce genre hautement classique et saturé de tradition, Eardley s’impose également, sans astuce, sûre de son goût pour le haut pigment qui suppure. Toujours sous les auspices d’un gris moyen sapé de reflets violacés, qu’on serait tenté de qualifier gris orage, s’il n’était de façon plus buté un gris d’écrin floral et la rampe de couleur d’une cinquième saison.
En France, pas un mot, pas une syllabe ou un atome de relais ne croisa jamais mon chemin pour mentionner l’Écossaise, avant ma découverte londonienne. Je n’ai pas envie que cela change, préférant un jour faire l’effort d’aller admirer les tableaux à leur place.
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Stéphane Mandelbaum

11/11/2021

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En faisant tomber le e final de son prénom, on verrait bien Stéphane Mandelbaum en artiste polonais, en peintre de l’Est. Mais le StéphanE de jeune bruxellois lui va bien aussi. On entend son père l’appeler depuis une fenêtre en étage, car Stéphane traîne et la nuit tombe. L’artiste belge a eu son temps fort parisien, en 2019, lors de l’exposition au Centre Pompidou, fielleusement cantonné au cabinet d’Art graphique, pour ne pas afficher le nom à l’échelle des peintres, en lettres trop grandes. L’occasion fut enfin donnée de voir sur pièce des dessins éparpillés dans les collections. Ma découverte remonte à mai 1990, j’avais 19 ans, à une époque où la chance de croiser les dessins de Mandelbaum étaient quasiment nulles. Le premier numéro d’une publication excitante, un fanzine-magazine truffé de sujets brûlants, méconnus ou oubliés, « L’Autre journal », dans les colonnes duquel Gérard Mordillat et Jérôme Prieur relateront leur unique rencontre avec la fille de cœur oubliée d’Antonin Artaud, Colette Thomas, venait de paraître. Il contenait notamment un article sur Mandelbaum, assorti de reproductions. Les dossiers du magazine avaient ceci de remarquable : ils élançaient leur propos de façon aguicheuse. Pour le dire autrement, les articles en donnaient largement, mais jamais assez, on en voulait encore. Je me souviens être revenu souvent sur les images de cet article, comme on le fait rarement pour les magazines de presse, car j’aimais, autant que le contenu de cet article, sa manière globale de corridor de papier, de labyrinthe et de coin louche. À partir des dessins reproduits, têtes de nazi, gangsters et autoportraits, peut-être aussi un nu criard, la composition de l’article atteignait au summum du suggestif. Le choix et le nombre limité des images tenait de la haute formule où la poignée d’œuvres, choisies et mises en scène avec soin peut-être mais surtout placardées sur la page avec un contraste de brûlot et une sorte de surmaquillage des lignes, ne semblaient pas fixes mais en expansion, bavant des doubles, des triples et des variantes. Les chaosmos bien ordonnés et archi-dynamiques des compositions imposaient des nuées, des criblures, des ratures, des biffures, des surfaces nervurées, des traits accusés dont les groupes et les amas en dents de scie rivalisaient de mordant en générant d’autres images, des projets, des dessins en chantier, ressemblants, créés selon les mêmes principes. Or, on aurait grand peine à les extraire et donc à les nommer, ces principes, car Stéphane Mandelbaum, fait rarissime, avait un style. Un style aussi invétéré qu’une malformation, que d’ailleurs l’artiste transposait dans ses portraits. Jouant des morphotypes de sa judaïté, pratiquant par là une épouvantable ironie à l’égard des propagandes antisémites des années 30 et des hideuses caricatures dont elles étaient assorties, Mandelbaum tendait par exemple à enfler le nez de ses portraits, à en faire une protubérance repérable. Ses portraits de Pasolini ou de Bacon encaissent eux-mêmes cette caractéristique faciale. Mais le style de Mandelbaum, loin de s’en tenir à l’exemple nasal, repose sur une magie, dans la forme et la fermeté du tracé, d’une très haute distinction. Impossible de le confondre. Le mot de caricature, pour qualifier les portraits, ne convient pas. On observe que la difformité pratiquée par l’artiste relève d’un soin consubstantiel accordé à ses modèles. Nous sommes au croisement d’une grande manière dessiné héritée ou non, on ne sait comment, d’une italianité caravagesque, et d’un décorum de sentine et des bas-fonds. Mandelbaum, fils du peintre Arié, était un jeune artiste, à qui il était permis et peut-être plus aisé qu’à un autre de faire atelier, d’expérimenter en grand et non seulement sur des quignons de feuille. Il n’en reste pas moins que Mandelbaum ne quittera jamais l’orbite serrée des petits papiers, même lorsqu’il s’attaquera à de grandes feuilles ou à des toiles. Le génie d’un griffonnage de luxe hantera tout ce qu’il fera de plus beau, et il n’est pas excessif de dire que rares, très rares sont les pièces qui déchoient à cette sûreté princière, précocement épanouie dans son maniérisme débauché. Car il s’agit bien d’un maniérisme paradoxal, celui d’une turbulence extrêmement tenue. Mandelbaum, on le sent physiquement à l’assaut graphique du papier, aurait bien voulu racler le fond des ténèbres, des antres sinistres ; capturer le rance et le rendre tel quel, l’ériger dans sa gloire fangeuse. Mais en dépit de cette attirance, passée par le prisme de l’artiste et le raffinement de son geste, l’engeance épousait le vénérable, en des noces hurlantes dont l’encre violacée du stylo consacre la saisie urbaine et nocturne. L’outil stylo-bille est l’instrument hypnagogique, semi-narcotique, des nuits blanches dessinées, et l’encre aux nuances bleues- violettes telles de délicates bavures du noir le plus profond, semble, plus que d’un dessin, d’une gravure dans le frais, propre à déchaîner une famille de contrastes indissociable du pâle et du blafard de la nuit violente. Si les injures employées comme des motifs, des nuées de signes à côté des figures et portraits, inaugurent l’ornement direct du sordide, Mandelbaum devait bien se douter de la part bâclée d’un tel recours, de la jeunesse pressée que trahissaient ces slogans dévergondés, mais il les utilisait en artiste, comme un punk prenait un soin maniaque à l’emplacement d’une chaîne ou d’une boutonnière. Le soin du trait franc, isolé et précis, et des gammes intermédiaires qui vont de la hachure à l’estompe, primait sur les éléments séparés, et attestait la qualité racée du dessinateur. Il y a dans l’obscénité, dans le mot ordurier comme dans les chairs surexposées d’une image porno, une teneur intense qu’en dépit du filtre moral ou de son corollaire : l’œil rompu à toutes les outrances, on ne saurait lui dénier. Mandelbaum insérait des images de revues pornos comme des notations en contrepoint de ses dessins. Il le faisait sans doute dans une fièvre ou une débâcle des sens, dans l’intuition en surchauffe de celui qui dessine, mais on ne peut ignorer le renfort réciproque des images. Une enchère à l’excitation, un goût marqué pour l’excès, une tendance à fourrager l’horreur XXème siècle, brosse un tableau sous-jacent aux kaléidoscopes graphiques des dessins, une fresque où se superposeraient dans un gigantesque sex-shop auschwitzien, une ère uniment génocide et dépravation. Sans doute un tel schéma de fond relevait-il pour beaucoup d’une convention à laquelle Mandelbaum adhérait, mais ce fond lourd le mobilisait moins que son désir exaucé en graphisme agressif. Je me fous bien, pour ma part, de voir les têtes de Pasolini, de Goebbels, Bacon ou de Goldman, que j’ai assez vues par ailleurs. Ou, pour être précis et plus juste vis-à-vis de Mandelbaum, j’aime assister au croulement de ses identités et du fatras qu’ils symbolisent sous la toute-puissance du dessin complètement affranchi à mes yeux de ces piliers de l’Art ou du crime. Je préfère les autoportraits de Mandelbaum ou les anonymes bourlingueurs croisés dans la nuit. Figures de la pègre et prostituées lui offraient une galerie de portraits sans pareil. Visages marqués, cernés, défaits, bouffis, languides, aux yeux vitreux et paupières lourdes, sans compter les clartés rudes, crues ou jaunâtres, qui ne devaient pas manquer de finir les masques expressionnistes de ses congénères. Dans cet agglomérat de manies à quoi aboutissent les caractéristiques faciales des portraits, on aurait tendance à reconnaître, d’une face à l’autre, une sorte de portrait-robot né des croisements pratiqués par l’artiste. Ce personnages-type émerge des têtes criardes de Mandelbaum, isolées dans la page ou multipliées en all-over associant des ruptures de grammaire allant d’un schématisme BD aux estompes subtiles d’un sfumato au crayon. Une sombre figure de cabaret, androgyne tenancier d’une joy division des camps nazis, travesti sadique, diva cruelle à lèvres noires. Des noircissements, semblables à des lèchements de salamandres empoisonnées, tachent d’arbitraires clair-obscur, les lascivités mortifères des portraits les plus saisissants. Lèvres noires où coïncident le maquillage hautain et cruel et l’enflure d’une tuméfiée de trottoir. Des années après l’article paru dans « L’Autre journal », j’ai croisé quatre fois Mandelbaum. La première fois, c’était au Centre culturel Jacques Franck à Bruxelles, en 2002, pour une exposition intitulée « Œuvres premières 1976-1979 ». L’espace en question, j’ignore s’il existe toujours, se trouvait au beau milieu d’un vieux quartier populaire. Le bâtiment présentait la forme et les couleurs (orange ou marron, je n’en suis plus certain) d’une MJC ; un charme à moquette râpée et aux murs de béton peint. L’exposition se tenait dans un beau rectangle, ni trop grand ni trop petit, et sans panneaux ni cloisons. Accrochées aux murs figuraient essentiellement des peintures en noir et blanc, parfois rehaussées de rouge. À la différence des dessins, nul foisonnement de signes, de figures et de lettres. Mandelbaum privilégiait l’à-plat pour les silhouettes et les fonds, et sa qualité de dessin éclatait aux visages. Je me souviens d’un autoportrait suspendu à des crochets, de criminels nazis et de papes. Venu de Reims le matin, je visitais l’exposition dans un état bourdonnant, seul au milieu des œuvres, tandis que le personnel du lieu vaquait à ses affaires dans un bureau surélevé au fond de la salle. La deuxième fois, ce fut dans le Nord, en Flandres, à Veurnes, non loin de la mer. J’avais rendez-vous avec le galeriste Hugo Godderis pour lui montrer mon travail. Je me souviens de la route et mon arrivée à proximité de la mer du nord. La galerie Godderis ressemblait à une maison d’habitation en briques rouges. J’appris ainsi du maître des lieux qu’il avait bien connu Mandelbaum, qu’il avait présenté son travail, jadis, et que le Moma de New York possédait des dessins de l’artiste. La troisième fois, je rencontrai le père de Stéphane, Arié Mandelbaum, en 2012, peintre auquel l’artiste Stéphane doit sans doute beaucoup, à commencer par ce traitement en halo des figures surlignées de contours évanescents propre à Mandelbaum senior, mais nous n’avons pas parlé du fils ce jour-là. La quatrième fois, mais celle-ci fut répétée, j’en dois le souvenir à Marcel Moreau. Aux murs de son appartement figurait un dessin de Mandelbaum dont, par le texte, l’écrivain avait accompagné les gravures érotiques. Moreau-Mandelbaum, duo belge et affiche de rêve.


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Manifeste pour une maison abandonnée

11/2/2021

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En 1961, le peintre Georg Baselitz et son compère Eugen Schönebeck exposent dans une maison abandonnée. Exposer n’étant pas forcément le mot juste, les artistes se livrant davantage au corsetage dans une ruine de leur « manifeste pandémonique ». J’ignore les détails du repérage, les circonstances de l’occupation et l'allure du bâtiment. Je l’imagine plus haut que large, pavillon bref à deux étages. Une maison de garde-barrière dont l’isolement, les mousses rampantes et les planchers crevés ne rappelaient plus même à l’entour, en 1961, les rails arrachés et le ballast dissous. Un cube à hautes croisées qui, du temps du gardien ou de la famille qui vivait là, s’allumait crument, le soir, à l’ampoule. Le seul modèle d’ampoule, d'ailleurs, de fabrication russe, spéciale gare et guérite d’entrepôt, bonne à pendre au bout des longs fils et allergique aux abat-jours comme une dame qui n’aurait jamais eu « une tête à chapeau ». La bâtisse paraît mince car ses fenêtres sont grandes. Resserrée comme de la chair froide sur de l’os, la maison entourée d’hiver et de nuit présentait le profil longiligne des paysans nordiques, du moins leur tête hâve aux joues creuses. Les retours tardifs à vélo, les maraudes louches dans la pénombre devaient longer ces vitres sans rideaux. Les rôdeurs et les tueurs impunis, eux, au large, ne ralentissaient qu’un instant ; n’attendaient pas le couchage du père, de la mère, du fils et de la fille ; ils passaient leur chemin. Une solidarité craintive, vaguement superstitieuse, les apparentait à cet extrait d’humanité planté dans la boue, entre deux poteaux et la vase. Une famille accrochée, certes, à la double barrière, mais comme à un pilori complexe où en pleine nuit, un rugissement les arrachait au sommeil, un braillement de ferraille qui, à dire vrai, leur passait dessus à heure fixe. Rien ne les avait habitués. Chaque nuit, entre le fanal vacillant et le fracas encore proche, les parents et les enfants se touchaient les jambes, les bras et le tronc, pour vérifier si tout était à sa place. Mais si les traînards et les travailleurs croisaient au large de ce phare, nul n’en connaissait les visages. Ils dînaient en ombre portée, pour toujours, à la table d’un décor de lanterne magique. Le spectacle de la famille, visible par la fenêtre, chacun penché sur sa gamelle à la Brueghel, lançait furtivement l’image d’une maison témoin où se mêlait l’impression rassurante et son contraire. Maison à l’écart et promise, de son vivant, particulièrement elle, à un abandon féroce, elle veillait à son poste avancée. Annexe du vide et clarté incongrue, tel un faisceau de lampe renversé sur le chemin, halo au milieu d’une jachère, elle ne veillait rien sinon les ténèbres. Le train, quand il frôlait la façade, ne transitait pas, il naissait de la nuit, produisait ce crissement de rabot à terroriser la famille et derechef s’abîmait dans l’opaque. Ne transportait rien, ni marchandise ni passagers, ses quatre ou cinq wagons évoquaient tout au plus des cylindres de houille tassés sur leurs essieux. Un parent ferroviaire du hollandais volant. Ainsi la maison en forme de carré anormalement sévère, en dépit de son appartenance à la maçonnerie des hommes et à l’architecture des villes, tranchait par son exception rogue, comme un relief de ciment étranger, non relié à la ville mais tourné vers la nuit comme accoudé à la mer.
A moins que l’adresse choisie par les deux peintres ne fût une loge ou un pavillon de chasse, éminence à demi ensevelie, résidu d’un domaine au cadastre englouti avec les notaires. En se dressant dans l’imagination, la maison de l’exposition s’entoure d’un territoire détrempé, d’un vaste bourbier où les paysans endurcis ont perdu plus d’une fois leurs sabots et galoches. Ce terrain vague, bien plus proche d’une berge fangeuse débordant d’une forêt que d’un champ, cette étendue où régneraient, infertiles, les vieux sangs d’un champ de bataille, me rappelle les labours littéraires, dont, par exemple, l’horizon de terre, au début du «Tambour » de Günter Grass, quand l’aïeul du personnage principal, alors jeune et fuyant les gendarmes, se réfugie sous les jupes d’une vaste paysanne et la lutine dans la foulée, sous l’auvent de tissu. Personne ne parle la même langue, ou avec de tels écarts d’accents ou de dialecte, que chacun reste pour l’autre, d’un bout à l’autre des hectares, un sauvage gesticulant des hiéroglyphes criards ; épouvantails dont Baselitz a sûrement eu du mal à se souvenir, sinon il les aurait dessinés, eux avant toutes choses, à l’époque où il eut cet élan superbe, c’est-à-dire sournoisement alléchant, de fourrer dans un cabanon sinistre son art, ses mots et son manifeste : « pandémonique ». Le plus aimable de ce vieux projet, c’est que sa violence gorgée semble toujours en cours. Une maison abandonnée, comme un vieux vin capable de se bonifier avec le temps, garde la majesté de sa parfaite inactualité. Évidemment, le contrepied d’un tel lieu, en regard des vitrines consacrées de l’art : galeries, musées et autres lieux alternatifs en dur et en propre, crée une excitation qui en outre survit peut-être encore mieux dans les mémoires de n’avoir été jamais visité. A plus d’un demi-siècle de nous, libre à quiconque d’emplir ce carré rongé de lierre et de salpêtre pour y placer le genre d’exposition explosive dont rêve tout candidat de l’intensité. Apparemment, Baselitz et Schönebeck n’eurent aucun visiteur. Je suis pourtant sûr qu’il y eut quelques bizarres, poissons-pilotes, vagabonds, fâcheux et tapeurs, une poignée d’olibrius ou d’artistes entre deux eaux pour se faire déposer dans les orties et franchir le perron de ladite maison. La brume des circonstances dessine en creux l’espèce de graphisme teigneux qui se grave à la mention de cet événement méticuleusement marginal. Marbrée par les outrages du temps, une ruine de taille modeste n’est pas un cadavre revêche mais une statue méprisée qui se donne à elle-même sa patine. Le couple que soudain elle forme avec un artiste qui lui trouve, dirait Malaparte, les airs d’un « autoportrait de pierre » fait d’elle un pavois surpuissant et instantanément dessiné, gravé, orné, ciselé, buriné, traversé par le modelé de l’artiste puisqu’il s’agissait de l’œuvre de Baselitz, peintre et futur sculpteur. La maison devient pire qu’un atelier sans avoir la tolérance d’un lieu d’exposition. Elle devient illico, dès que Baselitz et Schönebeck l’adoptent et pensent à ELLE sur le chemin du retour, le nez collé à la buée des compartiments gris de rase campagne, elle devient immédiatement, adoubée au désir, cette espèce de caisson hyperbare en quoi Baselitz, qui incantait le nom d’Artaud dans son manifeste, allait vraiment, pour le coup, le rejoindre, en tout cas partager avec Antonin Artaud ce sens aiguisé de la niche où s’accidentent et se battent « L’homme et sa douleur », du titre donné par Artaud à l’un de ses dessins. Et d’ailleurs…. Justement, cette maison est-allemande, ce quadrupède de mortier dans un trou perdu n’avait-il pas l’une de ses sœurs à Ivry, dans la maisonnette où Artaud fut ramené à la liberté civile, dans une logis implanté dans la promenade de l’asile et dont les pensionnaires en chemise de nuit hantaient les platebandes et les plants de tomates ? A l’intérieur de ce pavillon où Artaud a vécu les 17 derniers mois de sa vie et des plus denses, on aperçoit sur l’une des photos prises par Denise Colomb, deux des grands dessins à autoportraits multiples qu’Artaud avait dessinés sur place et avec lesquels il vivait, donc, après les avoir punaisés au mur. Ni atelier, ni galerie, la chambre-bureau d’Artaud, au chevet duquel tous les émissaires de la création défilèrent ou tentèrent de le faire a quelque chose de ce lieu entendu comme une extension rayonnante du créateur, chemisé comme le kevlar une balle par les murs de sa chambre. Artaud n’avait plus rien au sens de la société. Son habitat était dessiné, se démultipliait en dessins, et il leur a donné toute la vigueur d’une authentique maçonnerie de suppléance ou, mieux, de royaume, on ne peut plus réellement vivable, c’est-à-dire structuré, tavelé de rayons-traits où le carré d’espace intime est un bouquet de faisceaux imprenables, un arpent de volonté gagné à la force du trait et de la ligne, à la finesse d’une poigne électrisée, non à la manie, aux ressassements esthètes où se cache harassé l’espoir de grandeur, mais à la pure nécessité d’une Beauté-force in-extremis qui entre entière dans les gonds faciaux de la « tête armée », ainsi qu’Artaud la recuirasse depuis Nerval. A Baselitz, qui était jeune et en bonne santé, il ne fallait pas un gîte d’urgence, mais il lui fallait les mètres carrés d’une annexe ou d’une soute à munitions, un lieu d’épanouissement pour le cauchemar de luxe qu’il entendait peindre, pour y lever les revenants et les damnés d’une armée de poètes.
 

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Villiers de L’Isle-Adam

10/25/2021

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Villiers de L’Isle-Adam n’entrait pas dans l’au-delà immédiat des rêves, il y était déjà, en portrait et en pied, en titres et en textes, embué de nacre. Aborder Villiers, l’homme et l’œuvre, appelle à tort un menton levé ou un serrement de mâchoire ; il y faut un cœur nu et qui se souvient de l’avoir été davantage, dans quelques limbes héroïques où, encore en devenir, la future empreinte de nous-même nous appelle. Villiers suscite le point d’honneur. S’il ne l’invente pas, il l’arrache à sa léthargie et jamais n’y forfait. A propos de Villiers, on serait tenté de ne filer qu’un préambule orageux, lourd de gloire, et de gronder le mieux possible au souvenir de l’auteur. Mais il ne faudrait pas oublier, en ce cas, de chasser la poussière de caveau et les silences de tombeau. Ils cantonneraient le souvenir de l’écrivain au prestige restrictif d’une crypte à ciel ouvert. Car Villiers n’est pas un mort à faire un beau revenant mais un fier éternel. Confirmant à certains égards l’image qui le devance, celle d’un aristocrate empesé, pré-embaumé par les attachements de sa lignée, hissé de son vivant sur des majestés de catafalques, Villiers, pour autant, n’est certes pas un grand-père à sang bleu. L’homme serait plutôt un garçonnet de mirage, comme il en vient au monde quelquefois, par exception et parfait malentendu. Enfant gâté par la naissance, Villiers aurait pu l’être sa vie durant, mais les choses ont ainsi tourné que rien ne lui a été favorable. Je pense à la tante, détentrice de la bourse et inflexible sur un projet de carrière séante à ses yeux pour son neveu, excluant celle des lettres ; aussi au père, naufrageur fantaisiste des deniers raréfiés de la famille, abonné de la banqueroute, sombré dans la démence sur ses vieux jours. Ni l’amour ni la gloire, qu’ils portaient à l’état pur, n’ont offert leurs assises au grand Villiers. Ils sont restés à son front, perchés en diadème, en couronne, ou, plus précisément, dans une orbite de cœur séparatrice des vivants. Son biographe et exégète Allan Rait, dans un livre aujourd’hui rare, « Villiers, l’exorciste du réel », en a autopsié l’interminable crève-cœur ; la combinaison très spéciale de traits convergeant pour tenir à l’ombre le prodige. Les souvenirs abondent de situations où l’inadaptation de Villiers prend une tournure d’exclusion élective, de scoumoune caractérisée ; le mot de malédiction, ici avancé, ressemblerait au débarras en un mot d’une réalité que je ne voudrais pas atténuer. Dire que les exemples ne manquent pas est un euphémisme enragé. Ainsi, il est arrivé à Villiers, avec Marie Dantine, sa compagne, et son fils Totor, d’habiter des décombres quand la famille ne pouvait plus pourvoir au loyer. L’image ne m’a pas quitté de Villiers écrivant l’« Eve future », allongé sur le ventre, avec de l’encre diluée par économie. Je pense encore, parce qu’elle est si révélatrice, à la visite que l’écrivain, accompagné de Catulle Mendès et Judith Gautier, a rendu à Richard Wagner, et notamment à l’empressement avec lequel Villiers lut sa pièce « La Révolte » au compositeur, dont la réception fut désastreuse. Je pense à l’échec de cette démarche, que l’idolâtrie dont Wagner était l’objet vouait à la caducité, à l’écoute distraite du maître de Bayreuth. Un comble que cette situation de Villiers courant après les directeurs de théâtre ou sollicitant l’audience de Wagner. Un comble récidivant, très méchamment burlesque, où les marasmes de Villiers voué à une position de subordonné, ne se comptaient plus ; c’était un système, une routine, un marteau-pilon de l’abjection auxquels les amis rares ne purent rien changer. Pourvoyeur sans rival d’une grandeur sculptée en mots, Villiers a dû susciter cette haine fuyante, sans criminel attitré, qui est la règle banale de notre époque mondialement sanibroyeuse mais qui, à cette époque, ressemblait à une exécution publique sans procès, ni juges ni témoins, un de ces assassinats collectifs pour lesquels, puisque personne ne demande justice, rien n’arrête l’égorgement où se mêle dans le hideux baquet des sacrifices, la boucherie anonyme et désinvolte des groupes, des clans et des coteries, se hâtant de faire tomber la tête, ou, lorsque cela demande encore trop de bravoure, d’empoisonner lentement, en centaines de petites prises toxiques que Villiers ne manqua pas d’avaler. 30 ou 40 ans plus tard, un certain Antonin Artaud eût parlé de « passes d’envoûtement » ou d’une partouze à gurus où se décident les emmurements vivants de tout ce qui montre race ; une haine solidaire aussi mortelle que peu coûteuse à ses dispensateurs : la haine des concurrents. Haine imparable de la fin de non-recevoir augmentée de toutes les facilités assassines de l’ostracisme. Haine qui n’a jamais à se donner la peine du « non ». La haine du dos tourné et de l’indifférence, feinte et stratégique. Autre fait sournoisement révélateur, les amis de Villiers le considéraient comme un orateur remarquable, l’écoutant pendant des heures, là où rien ne pouvait démentir le génie, là où, sorti du cachot de l’imprimé, l’homme régnait à voix haute. Cette modalité de Villiers, le pseudo climat bon enfant de cet exercice de pure dépense où Villiers, sans y penser, se donnait sans compter et s’ouvrait littéralement à grandes vannes, laisse songeur. Dans ce contexte de déni du génie littéraire de Villiers, certes reconnu, mais tard, par accès fragiles, et dans un silence capitonné de spécialistes, les prouesses de raconteur à voix haute font l’effet d’une hémorragie, d’une générosité indécente engloutie dans l’abîme des goinfres, et pour tout dire d’une charité inouïe, suprême, consommée aux tables enfumées, et dont il ne restait rien au matin, sinon la place nette des scènes de crime, une fois récurées. L’auditoire se disperse, ravi et sidéré, mais peut-être aussi et sûrement fâché d’une impression aussi forte. Villiers se réveille le lendemain avec sa serviette pleine de textes dont Mallarmé prétend qu’il ne la quittait jamais, et Mallarmé, sinon le plus aimant du moins le plus clairvoyant, voyait à raison dans ce porte-document que Villiers tenait serré contre lui l’effort radiant d’une vie. Le monument portatif.
On remarque sans peine que la critique d’aujourd’hui, le plus souvent en tout cas, particulièrement lorsqu’il s’agit d’un auteur connu pour les soins maniaques réservés à ses lignes, concède la valeur d’une écriture de façon expéditive, en deux ou trois adjectifs. Le maniement des mots, les enjeux dont leurs combinaisons sont la place, sont traités comme un effort conventionnel, poussiéreux et daté, voire maniéré, qui ne mérite au mieux, et en passant, qu’une petite médaille, de celles remises aux besogneux. J’entends bien le fourre-tout parfois bien évasif suscité à l’emploi du mot « style », mais enfin, la marque sinon d’un style, du moins d’une langue ouvragée, reste la condition d’un grand texte. Villiers, lui, s’adonnait comme personne à l’exercice, corrigeant ses mots, ses phrases, ses textes, autant de fois qu’il le jugeait nécessaire. Il ne lâchait pas ses textes avant qu’ils n’aient atteint la maturation d’un dédoublement viril de sa peine, délégués au cordeau non d’une vengeance ou d’une revanche, mais d’une réhabilitation tombée avec toutes les duretés d’angle d’un verdict. Car voici un écrivain qui, à la tâche, ne démordait jamais, hanté par une mission de dépassement dans la flamboyance de ses timbres, arrachant des exploits avec des fièvres d’intensité voisine de la question de vie ou de mort. Rien, dans ce que Villiers a de plus singulier, n’est anticipable ou ne peut se contrefaire, il pousse la sonde assez loin pour ne jamais se laisser confondre. Ce n’est pas tout. Là où s’électrisent ses tournures, quand advient dans ses phrases ce mouvement de beauté monumentale, l’éclat n’est jamais isolé, seul et encadré dans le cadre d’une suée méritante. « Partout l’écriture d’un Dieu », dit Mallarmé des « Contes cruels ». Villiers, dans les lettres française, est le patron du grand style ; fils de Baudelaire et de Poe, contemporain et ami de Bloy et Huysmans, avec lesquels, je veux parler des deux derniers, ils s’appelèrent le « concile des gueux ». « Axël », pointe culminante et tardive du drame romantique, s’il faut catégoriser, passe pour le grand poème de Villiers, son chef-d’œuvre. Je lui préfère « L’Eve future » .
Au départ de ce projet, la déception amoureuse ne fait aucun doute, dont la fameuse calamité d’une rencontre arrangée avec une héritière anglaise, « noyée dans le lyrisme » dès la première rencontre. Elle ne donnera plus jamais de nouvelles à celui qui s’en était épris violemment. L’envergure du roman, initialement une nouvelle destinée aux « Contes cruels », dont le texte fut repris et peaufiné durant neuf années, ne sera jamais dite une fois pour toutes, c’est son pedigree surhumain, il faut le relire pour l’admettre. Villiers nous dépasse dans le souvenir de nos plus vives impressions. Les prestiges et les rehauts du souvenir, pourtant extrêmes, sont surclassés à la première relecture de quelques chapitres. Villiers y a mis des merveilles si indénombrables qu’elles semblent dotées d’un pouvoir de croissance et d’expansion autonome. Il s’agit là d’un livre continent, à tendance subaquatique et crépusculo-sépulcrale, d’une aube inconnue, réglée de lumière et de température sur une clarté de levant indécis ou de nuit polaire idéale pour accueillir ce chef-d’œuvre d’art où il entre autant de cinéma précurseur que de sculpture, de peinture, de photographies que de littérature. Cette collection de splendeurs compte des phénomènes que, jusqu’à Villiers, la poésie s’était contentée de comprimer et voiler en de nobles mais très volatiles poudres évocatoires. L’architecture de « L'Eve future », dont les chapitres courts frappés d’exergues de Baudelaire, Byron, Shakespeare ressemblent autant à une collection de foudre à la Des Esseintes qu’à la suite d’engrenages d’un mécanisme de haute précision, se présente comme un nouveau mythe. Le mythe d’une conjuration. Villiers y procède au démantèlement du hurlement à la lune de l’amant masculin. Les ensorcellements de la beauté féminine et les abus spontanés qu’ils suscitent, Villiers en déplace le centre. Les enchantements et ravissements torturants (car assujettis au bon vouloir de leur dépositaire féminin), rentrent, en quelque sorte, dans le giron de celui qui les éprouve et autant dire les génère. Villiers rend à l’amant noble, son alter ego lord Ewald dans « L'Eve future », ce qui lui revient, et la restitution passe par une science-fiction du mannequin-automate qui n’est pas sans rappeler un autre mythe, immémorial et fondateur : celui de Tristan et Iseut, notamment l’épisode de « la chambre aux images ». Séparé d’Iseut, Tristan en exil fait bâtir un temple où figurent des effigies de son malheur (dont le nain Froçin, le traître), et, au centre, aux côtés de sa servante Brangien, une représentation d’Iseut à qui Tristan exprime sa détresse et aussi ses reproches. Des sculpteurs et artisans sorciers aux entournures ont conçu pour lui ce double d’Yseut. J’y vois l’ancêtre de l’andréïde inventée par Villiers.
« L'Eve nouvelle », titre parfois concurrent, manque de peu ce que le titre organique « L'Eve future » parfait en étrave. Nous sommes ici propulsés dans l’immémorial matriciel et le métallique prototypique. L’oxymore d’un cuirassé subtil vient à l’esprit pour tenter de qualifier l’armature d’invincibilité conçue par Villiers au centre du cœur aimant. Cuirassé subtil également et au premier chef, l’andréïde Hadaly, la femme aux entrailles de cuivre, inaugure un joyau viscéral tel que nul Parnassien n’aurait osé la rêver. Un grand sentiment de pureté émane du titre, « L'Eve future », qui ressemble à une arche où les enjeux de la félicité s’annoncent d’entrée de jeu démesurés. Il semble que Villiers, à force de repentirs, d’aiguisage raffiné dans les finitions cruelles, ait répandu dans ce Menlo park imaginaire, –la propriété où Edison, l’inventeur, délivre d’une peine son ami et sauveur Lord Ewald en concevant pour lui l’Andréïde d’une maîtresse idéale, Hadaly, inspirée d’un original, Alicia Clary, dont il comble les lacunes–, un milieu ambiant où le récit suit son cours mais sans que le lecteur ne perçoive les sutures entre les poèmes en prose qui le fondent. Chacun de ces poèmes ou éclosion de fastes serait, comme d’une deuxième génération, émané des profondeurs du « Spleen de Paris ». Villiers ne s’est pas laissé débordé par l’ouragan de splendeurs, mis en ordre et presque en batterie dans « L'Eve future ». Le désarroi amoureux quitte ici les limites honteuses de son affaire personnelle, il devient une loi maudite que Villiers rebrousse patiemment, méthodiquement, en une gigantesque contre-offensive. Villiers cueille l’Amour au sommet du Mont qu’il bâtit de sa base à la pointe. Mais qu’est-ce que cet Amour ? La Beauté et les charmes féminins, emprisonnés dans le gel d’un pouvoir poétique quasiment poussé à l’illimité, ne sont plus en possession de donzelles de hasard. Villiers profondément, leur a sectionné les glandes à venin, l’ablation est faite, et il ne reste plus qu’une beauté inépuisablement subjuguante, puisée au creuset-sérail des mille et une nuits ouvertes à volonté par Villiers, à la force de son poème. L’écrivain n’oublie pas d’évaser son roman dans une profonde bouffée d’amour. Je pense aux entretiens de lord Ewald avec l’andréïde. Villiers trouve, dans ces dialogues de fin du monde ou de renaissance édénique, à la pâleur du banc de pierre sous les étoiles, les accents reconnaissables d’un cœur chaviré. Il y a chez Hadaly, dans l’inflexion noble de son inquiétude à n’être que fiction, dans le témoignage de sa détresse et la très préhensible crainte de périr qui l’anime, l’un de ces « épanchements du songe dans la réalité » dont parle Nerval dans « Aurélia ». Et plus encore la tessiture surréelle des rondes dans « Adrienne », du même Nerval.


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Marcel Moreau

10/12/2021

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Le dernier des grands écrivains français était belge. L’ancien mauvais élève, soutien de veuve à 15 ans, dans le Borinage, là où van Gogh fraternisa avec les mineurs, gardera aux yeux et au cœur, dans le tellurisme grondant de son œuvre, l’espèce de damnation fière de l’horizon noir et des puits de mine. Un paysage souterrain qu’il n’abordera en mots qu’assez tard, dans un très rauque « Tombeau des enténébrés ». L’installation de Marcel Moreau à Paris après le succès de « Quintes », paru en 1963, salué par un article d’Alain Jouffroy dans l’Express, marquait le début d’une étrange carrière. Etrange, car elle débuta sur les chapeaux de roue et ne cessa plus, ensuite, de se déployer à l’ombre, quels que furent les prix et distinctions littéraires, la démonstration de puissance confirmée dans chaque nouvel opus n’étant pas pour tranquilliser les confrères. Mis sur le devant de la scène au début des années 70, invité dans une émission peu concluante chez Bernard Pivot - Celui-ci se serait exclamé après coup : « plus jamais ça » - Marcel Moreau, aussi réservé à l’oral qu’intrépide à l’écrit, ne sut jamais embrayer à l’étage du succès public. Sans doute y avait-il erreur sur la massivité de l’audience et aussi inaptitude de l’écrivain à s’exposer publiquement avec l’aisance requise. Marcel Moreau, le plus délié des auteurs, ciseleur inépuisable de grandes laisses prodigues et de raffinements à dents serrées, se muait à l’oral en un bloc effarouché où dardaient en lieu et place des mots la braise chaude des prunelles et l’énorme débit à l’arrêt dans la gorge. Espacés et pris dans une gangue de scrupule, de gêne ou d’immédiat remords dans la formulation, les mots à voix haute de Marcel ressemblaient aux scories de sa forge. Les métamorphoses furent spectaculaires, du jeune journaliste arborant fines moustaches et lunettes, père de famille et correcteur au Figaro, au personnage que j’ai eu l’honneur de connaître, Raspoutine régnant sur l’appartement d’une île au trésor située rue Cambronne, dans le XVème arrondissement. Heureusement pour l’écrivain, les années 70 et une partie des années 80, riches en labos artistiques et en créateurs kamikazes, furent les moins hostiles du siècle à laisser faire le néo-barbare des Lettres françaises. A cette époque soixante-huitarde, post beat-génération, suivie du virage punk et new-wave, l’extravagance était de mise. Marcel Moreau, auquel sont attachés des titres tels que « Les Arts viscéraux », « Moreaumachie », « Bal dans la tête » ou encore « La Terre infestée d’hommes », roman édité par Jean Paulhan en réparation des manuscrits recalés antérieurement, annonce dès le menu une turbulence offensive et une inventivité de haut rang. Cette véhémence, toute génésique, est constitutive de l’œuvre. L’adjectif viscéral, outrageusement galvaudé pour définir tout et son contraire dans l’ordre des oeuvres excessives et de leurs auteurs, prend chez l’écrivain belge une acuité qui dépasse la métaphore à peu de frais. Il y a chez Marcel Moreau, à la manière d’une basse continue dans les méandres de son œuvre, une approche d’orfèvre-boucher qui ne se serait jamais dépris de son « Boeuf écorché ». Avec ses penchants de vivisecteur verbal, Marcel Moreau risque de poser des problèmes aux éditeurs de son entrée espérée dans la collection de la Pléiade, en l’an 3000, car il n’était pas un écrivain à programme. Travailleur inlassable d’une langue dont il éprouva toutes les plasticités émotionnelles, Moreau ne fonctionnait pas au thème ou à la thèse, mais à l’énergie, dans une dépense devenue quotidienne, de 6h00 à 12h00, depuis que les chaînes salariales avaient été rompues pour ce grand ennemi des patrons. Jamais remis de son expérience éberluée à la femme dont il but tous les philtres, Marcel Moreau lui consacra une large part de ses livres, avec l’ingénuité d’un expert charnel sans cesse repris par des effarements de jouvenceau au bord du lit-abîme des étreintes. Un Romantique donc, mais peu enclin aux diaprures. Un amant pris aux instants les plus critiques du désir, un désarmé cocasse en plein reportage de lui-même et préférant à l’objet de ses attentions, –le corps de la femme–, le corps jaloux de l’écriture, maîtresse plus loyale mais aussi intraitable. Dans cette alliance de l’écriture faite-femme gît l’absolu selon Moreau. La libération d’une écriture qui bat, demande sa charge et sa poussée. Je croyais Marcel sur parole quand il me disait que ses mots le réveillaient et l’envoyaient à la table d’écriture. Pour appuyer ses mots, il me montrait la pile compacte de feuillets comme un flot endigué à grand peine. Dans la masse impressionnante de ses écrits, « La Pensée mongole » paraît exemplaire, superbement réédité, après l’édition princeps chez Christian Bourgois, dans la collection « L’Ether vague » par le très précieux éditeur qu’était Patrice Thierry, disparu beaucoup trop tôt. En couverture, figurait une tête de cheval mort, photo d’une grande beauté signée par Jean-David Moreau, le fils de Marcel.  « La Pensée mongole » ne se lit pas mais se dévale. Le lecteur lit peut-être, mais il laisse surtout déferler et sent la parenté indivisible de cavalcade entre l’auteur, son propos, et cette faramineuse monture de ses mots à la charge. Marcel Moreau y joue à merveille de cette lancée écrite faite horde, coïncidant aux fiers cavaliers des steppes. Cette allégorie vivante de l’écriture selon Moreau s’abouche au mieux aux relents évocatoires de suint animal et de grands espaces. Ce livre, parmi d’autres concurrents bien sûr, représente une métaphore remarquable de l’aventure écrite menée tambour battant par l’écrivain.
Marcel, en homme et en texte, n’aurait su, quand bien même il l’aurait souhaité, affecter des manières d’intellectuel. Il disposait d’une qualité qui l’en dispensait catégoriquement. Perpétuellement chaviré, mal refroidi d’un choc ou encore grésillant d’une séance d’écriture, Marcel, toujours désorbité, à demi-absent ou intensément songeur au nez et à la barbe de son interlocuteur, gardait ce regard d’homme qui n’a pas le temps de mentir. Une situation d’incendie proche le cravachait dans le sens des mots à écrire, et il les martelait si bien qu’il n’en restait rien ou presque lorsque, invité rue Cambronne, vous faisiez face au monument. Dans la pièce mythique cohabitaient aux murs une tête de taureau -l’encolure énorme d’un taureau de combat espagnol- et un mur de dessins et peintures, œuvres d’artistes données à l’occasion de duos bibliographiques ou de textes d’introductions, contributions que Marcel aimait à donner aux peintres, toujours superbes et comme rehaussées d’une qualité graphique de circonstances, à la fois pétries et élancées par un sensualisme pictural refluant sur les mots. Un dessin au stylo à bille de Stéphane Mandelbaum dominait le pêle-mêle des formats. Des nombreux textes où Marcel Moreau aborde la peinture, je retiens justement son introduction aux gravures érotiques de Mandelbaum et aussi sa préface à l’œuvre de Nitkowski. Marcel admirait le travail mais faisait mieux que lui rendre hommage, il passait à travers. Les œuvres peintes et dessinées donnaient le coup de sang à son écriture. Ses textes ne tenaient pas dans le cadre légendé assigné à l’écrivain gravant le monument d’un artiste. Cheminant avec le peintre dans les premières mesures, puis catapulté par les formes et les couleurs, Moreau partait en échappée, et c’étaient bientôt les œuvres qui paraissaient la légende du texte. Attestant eux-mêmes une qualité graphique manifeste, les manuscrits de Marcel fascinent. L’impact optique des paragraphes ramifiés, disloqués, dentelés ou en zigzags, donnent l’image, le compte-rendu visuel des batailles de l’écriture en champ clos, et présentent une qualité d’écrit-dessiné où pleins et déliés ont des finesses d’ornements et d’enluminures. Marcel entretenait un tel rapport à la feuille d’écriture A4, qu’il y enregistrait des sautes rarement vues sinon jamais sur des feuillets d’écrivain. Une nervosité des jointures, des rebonds et des passerelles. Ce ne sont pas des ratures, des ajouts, mais le parcours accidenté d’un désir en mots qui ricoche en notifiant la moindre de ses pulsions-étapes. Chaque raccord, chaque rameau de la grappe ou de l’arborescence semble une fête à honorer à part entière, dans une danse de l’engrenage lexical chère à l’auteur. Une imagination motrice, un pouvoir d’engendrement lié à la force d’entraînement et d’appels réciproques des mots groupés en fusantes nodosités. Une treille d’appendices et de remarques repoussant les limites de ravines/goulots d’étranglements, dans la marge, où les mots et leurs formulations atteignent à des exploits d’émaciation comme si Marcel trouvait dans la langue des accords toujours plus pincés. Les feuilles de papier machine mettent en scène et en abyme les opérations et manœuvres d’une écriture en cours et ses processus de générations spontanées. En tutoiement ou vouvoiement, Marcel donnait d’ailleurs un pronom à cette qualité d’entraînement, parfois même un nom, le nom bicéphale d’une femme-écriture, telle la « Violencelliste ». Et comme le couple Moreau/écriture se trouvait parfois enrayé par des amoureuses de chair et d’os, l’homme de la rue Cambronne se laissait déchirer par les affres de ces triangulations. Ce vaudeville mental ne fut pas dénué de blessures et mortifications. Robuste, tout en carrure, buriné par le dégrisement lourd de plusieurs décennies terrestres, frappé du sceau « a vécu » au sens le plus fort, Marcel n’en souffrait que plus durement à cet endroit que rien ne soulage. Toutes ses capacités de souffrance étaient restées en éveil, il ne s’épargna aucun danger de l’enthousiasme aimant, et paya amplement en chagrin, à un âge où l’homme se calfeutre, cette résistance dans l’ardeur.
Je ne brandirai pas assez, en pied ou en buste, l’homme que j’ai connu. Allergique aux afféteries qu’il repoussait comme l’un des automatismes consacrant la perpétuité du maître et de l’esclave, un stigmate de l’oppression ordinaire, une politesse du dominant reprise docilement par ses proies, Marcel n’était rocailleux qu’à cet endroit. Il prodiguait la tendresse par halo ou rayonnement. Ne faisait rien pour la manifester. Sa pudeur en tenait lieu. Un respect pour le premier venu, une égalité sauvage comme je les ai rarement vus. L’œil étincelait et partait dans une toux rieuse, lorsqu’il y avait de quoi rire, et un instant, le voyant rire ou plutôt sourire, c’était soudain un éclairage, une vue sans pareille sur la chaîne d’éclosions à quoi devait se livrer Marcel chaque matin, seul, penché sur ses pages.
L’allure de Marcel, l’image immédiate de l’homme, formait un cadre farouche tassé sous une crinière. Ce fronton redoutable, surtout en société, jetait l’anomalie criante d’un écrivain à l’ancienne, un sauvage en liberté, promenant à la face de tous la grimace agressive d’un visage qui n’était qu’expressif. A côté de Marcel, et sans savoir que faire ni même que penser de cette remarque désobligeante, chacun, moi le premier, ressemblions à des représentants de commerce donnant à peu près le change, chacun selon ses aptitudes. Nous étions lisses. Je ne vois pas Marcel marcher, je le vois glisser, poussé par quelque délégation qui l’aime ou le prétend. Le voilà hissé sur une estrade pour y balbutier, l’œil apeuré par les gradins, son embarras poli d’être à l’honneur, en même temps que la joie d’y être tout de même. Place Saint-Sulpice, l’avant dernière fois que je l’ai vu, son éditrice lui donnait le bras et le soleil autant que les gens l’effarouchaient plus que jamais. Je me suis approché de lui pour lui dire quelques mots, craignant qu’il ne m’ait pas reconnu. Il me répondit, sans vraiment s’arrêter, concentré sur ses pas fébriles : « Je t’ai reconnu à l’odeur ».
Marcel est allé vite en livres, trop vite pour qu’on le suive de son vivant. Remercions-le aussi pour ceci : nous en voir réservé pour demain. Marcel Moreau a donné tant de pages qu’il reste un auteur à découvrir. Sur 70 ouvrages ou presque, qui en a lu la moitié ? L’enquête en dirait long. Marcel Moreau, hier, aujourd’hui et aussi pour demain.

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Shostakovich – 5e Symphonie par Kurt Sanderling.

9/30/2021

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Si la musique symphonique recèle des trésors innombrables, et dont les possibles renforcent allègrement, dans l’imaginaire, les œuvres répertoriées, inscrites sur partitions et dûment jouées, le grand répertoire compte des sommets vraiment à part, littéralement décollés de leur base. Ces œuvres musicales sont les colonnes de l’indicible. Or, avec les meilleurs symphonies de Gustav Mahler et de Anton Bruckner, chemine au-devant de tout ce que j’ai pu entendre la cinquième Symphonie de Shostakovich. J’ai découvert Shostakovich vers l’âge de 26 ou 27 ans sur le conseil d’un vendeur spécialisé. Je m’étais adressé à lui en parfait néophyte et je garde le souvenir, formulant ma demande, d’avoir parlé avec les mains, utilisant, faute de mots précis, un langage des signes que je possédais mal. Il y était question de romantisme, de Wagner, de Mahler et de phrases passablement sans suite où je chargeais l’expert de deviner mes penchants musicaux (je dois à la même personne le conseil de la « Symphonie des mille » de Mahler par Solti). Alors ce jeune homme sans épaules, les paupières tombantes, grommela lui-même à demi-mots en fouillant dans les bacs, après avoir médité un instant. Ce jour-là, il me tendit un petit coffret : Shostakovich par Kurt Sanderling. Je ne discutai pas le conseil et m’exécutai en me dirigeant à la caisse.
L’écoute fut une autre aventure et j’évoquerai ici la cinquième Symphonie.
Avant d’en faire l’expérience, on ne peut tout simplement pas concevoir qu’un homme ait pu mener aussi loin son cheval de bataille. Car sur son élan, celui qu’il lui a fallu pour composer la 5ème, Shostakovich, est parti sans être revenu tout à fait de ce voyage de trop où soudain, penché sur sa partition, et sous l’effet d’une poussée que dans la fièvre il reconnait, le compositeur ne se bat plus seul mais fonce, armé de quelque fusée de l’absolu.
 L’extraordinaire vient, dès lors que le disque est lancé, d’être immédiatement en présence, non d’un homme ou de sa création, mais d’un élément pur. Les premières mesures du moderato nous rivent à une intimité imposante en même temps qu’à une matière décidée ; à une pulpe de science-fiction en pleine masse qui vivrait de sonner. Une intimité composée de gestes alarmés et millimétrés. Pour la teneur ambiante, une présence géante, dans un climat d’angoisse, avance à reculons. Elle avance en feuilletant un espace dont on ne sait s’il s’agit de la perspective entrevue, au-devant, ou d’un passé abouché au futur, gigantesque et circulaire. Le souffle est stridence car là où nous emporte Shostakovich, respirer est une audace. Et nous sentons à grandes attaques de cordes le prix de chaque bouffée. La Russie reste au loin, le pur lointain vu avec les yeux de l’enfance, un mystère terrien grand comme la nuit aux étoiles ; et Shostakovich sinue dans ce paysage en des incursions désolées sur la terre divorcée de ses maîtres/bourreaux. Les aperçus de contrées sont très vite barrés par les ombres portées de la destruction. Entre les cordes et la flûte, des corridors incertains ouvrent sur la steppe, la taïga, et un folklore polaire réduit à un gouffre glacé où à perte de vue l’identité russe nous cerne. Des courses de pure célébration dans les grands espaces s’enrayent en paniques, en fuites d’hommes pourchassés. Les deux motifs s’entrelacent et Shostakovich les pilonne et les raye à coups d’exclamations hurlées ainsi que des serments de noblesse et d’immensité. Les accès contradictoires et réversibles d’un cauchemar s’entre-obsèdent, ses charmes et tentations avalent des étendues dans une course indéterminée, mélange de joie et de fuite, dans l’état d’esprit indécidable marqué d’un rictus. Une joie étrangère à l’épaisseur des marasmes carambole dans le malheur, et dans le tourbillon des affres, nous reconnaissons sa couleur. Et ce trait de joie, de puissance ou de félicité autonome, increvable, met le chaos dans l’horreur. Le premier mouvement n’assied aucune mélancolie, – celle-ci ancienne et de toujours instituée – , nous dévalons son versant sans nom. Le mouvement se clôt, si l’on peut dire, par une acmé dramatique, les cordes mimant la volte répétée d’une hydre demandant des comptes dans le vide, ne cessant plus de tourner ses mille têtes de maudits, une fois en avant, une fois en arrière, de façon toujours plus brusque, avec la montée en puissance inouïe d’une crise d’injustice telle que pour en rendre compte, il faut se représenter les damnés de la terre sortis de leurs tombes en rangs serrés. La suite sert de théâtre d’assombrissement à cette révolte si énorme qu’émanant des hommes elle semble tellurique. Jamais percussions ne furent plus sombres et menaçantes, et, qu’il s’agisse de suggérer la terreur du régime ou de promettre à Staline le foudroiement énorme en retour de ses crimes, le sentiment embrasé de la révolte ne distingue plus parmi ses flammes.
 Le deuxième mouvement se lance dans une parade massive, mêlée d’accents badins et discutailleurs. Une festivité parodique, où alternent joies officielles, fanfare et afféteries, pourrait bien grimer l’appareil d’état, ses messieurs importants en lorgnon, s’affrontant debout à la table d’un comité, cachant leurs bottes sous la table et leur grimace haineuse sous leur moustache.
 Le troisième mouvement prend le cœur au vol. Il vient le happer à son lieu, plus bas que la misère et plus haut que les astres. L’amorce du mouvement ne dit rien d’autre que cette exposition filée du cœur à nu, et la manière dont il lancine n’a rien d’autre à dire. Une ligne si pure qu’elle ressemble à une arche ou une consécration héroïque de la condition humaine. Puis vient une levée de plaine, ou quelque caveau de l’abîme par la faille duquel les hommes et les femmes reviennent. Lesquels ? Schostakovich l’a dit : « La plupart de mes symphonies sont des monuments funéraires. Trop de gens, chez nous, ont péri on ne sait où. Et nul ne sait où ils sont enterrés. Même leurs proches ne le savent pas. Où peut-on leur ériger un monument ? Seule la musique peut le faire. Je leur dédie donc toute ma musique ». L’effet de plaine ou de nécropole sautée embrasse plus large encore que ne le déclare le compositeur. La frappe universelle touche ici à ce point de sanglots réservés qui ne se pleurent pas mais nichent à la gorge et appuient contre les yeux, en une cérémonie subite proche du toucher de l’Amour même, en personne. Il y a, autour de ses notes trop fines pour laisser un sillage, un dégagement de solitude et de recueillement où l’on se réveille vivant parmi les vivants et les morts. Des seuils sont franchis avec force frictions et crécelles, halètements et effroi. Le cercle s’est élargi dans une égalité sans maître. Où sont les visages ? quels sont leurs noms ? de quel pays, de quel quartier ? ils avancent alignés, eux tous, sans exception, et il n’en manque pas un. Le propos du compositeur, qui avançait sur la pointe des pieds, dans la maison de repos pour artistes, en 1937, pour y jouer au piano l’écriture de sa partition à l’abri des regards, ce propos noble, si jamais il existât ou présentât quelque intérêt de « message » susceptible de « couvrir » son auteur, ce propos s’envole à l’accélération du véhicule grandiose et, si l’on reconnaît les instruments, leurs effets de masses entrecoupées, de vagues et d’ensevelissement nous trempent entièrement, à vif, dans une dignité mercurielle. Tout au long du mouvement se dilate en nous l’état précédant l’ultime charge héroïque humaine dont nous ne savons que la brûlure, non les actes et les acteurs. Shostakovich entoure alors avec des mains de nuit, étreint en musique l’inconnu de la douleur, le dédie aux disparus du Régime et à l’espèce humaine en entier. La colonne des morts pivote, et la face de chacun se tourne vers l’alarme. Le compositeur fait durer ce regard aveugle entre les morts et les vifs le temps d’un pont incandescent par-delà la vie et la mort. Je ne perds presque jamais de vue, me retrempant à cette extase fière, le visage de Shostakovich et l’expression de son visage invinciblement soucieux. Plus qu’un désespoir fougueux, il y a, chez lui, une peine méticuleuse, articulée, qui sacrifie tout à l’exactitude de son déchirement.
 Composé au pic de la terreur et des purges staliniennes, l’année même où Staline décima les officiers de l’Armée rouge, crime qui pèsera lourd dans la désorganisation militaire lors de l’invasion nazie, le quatrième mouvement, allegro non troppo traduit des tiraillements qui excèdent, encore une fois, les circonstances privées et collectives. Le contexte politique et la situation corsetée de Shostakovich refluent pleinement dans la partition et dans l’électricité prisonnière qui provoquera lors de la création de la symphonie une ovation légendaire, les spectateurs se levant les uns après les autres pendant le final, mais la force du créateur prend ici un essor où l’auditeur entre dans les limites même de la capacité expressive. De toutes les Russies, l’imaginaire du froid et de l’abandon au fond des solitudes immenses monte en givre à la pointe des pupitres et des archets. Nous assistons à une démonstration à peine transposée en musique d’une pulvérisation à l’intensité émotionnelle. Dans une chevauchée épique où caracole la Russie ancestrale, la patrie et la terre aimées, Shostakovich encastre l’horrible ironie des persécutions et compose la très hurlante complainte d’un malaimé extatique. Le final semble se jeter d’une série de frappes à une autre avec l’impression d’enfermement conjuré par ces cognées répétées. Des roulements guerriers le hantent. Augures de défaite ou de victoire, la matière pressante, harcelant son objet, est de haute lutte et ses éclats sont magistraux. J’entends dans ces coups de semonce, ces coups de canons, Shostakovich frapper à la porte de sa Russie natale.
 


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Ron Kitaj

9/21/2021

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 Au début je fus peu sensible aux toiles de l’Américain. Découvertes dans un catalogue d’exposition consacré à l’École de Londres où Lucian Freud, Franck Auerbach et Léo Kossof me paraissaient supérieurs (exposition de 1999 à la Fondation Dina Vierny), je survolais les peintures de Kitaj, indifférent au maniérisme bâclé qu’à l’époque je voyais dans ses toiles. Comme cela arrive parfois, un souvenir médiocre se bonifie avec le temps. Ce fut le cas pour Kitaj dont j’allais croiser de nouvelles peintures, je veux dire de nouvelles reproductions, tout en révisant à la hausse celles qui m’avaient semblé négligeables. Ces tableaux souvent carrés, plutôt de grand format, sont des compositions dynamiques et très affirmées. De nombreux peintres, depuis Picasso, s’essaient à la combinaison d’un dessin tout en courbes et arabesques avec des à-plats géométriques. Y compris Bacon et ses corps tronçonnés par des effets de déformations. Kitaj, à l’aune de cette voie ouverte par Picasso, paraît l’un de ceux qui ont poussé loin cette confrontation du sinueux et de la droite. Cet axe d’écriture, avant même d’identifier les contenus, bestiaires, et reliquaires du peintre, s’interpose entre le regardeur et les toiles comme une grammaire en avant, délibérément exhibée. L’écriture de Kitaj ne s’en tient pas, d’ailleurs, à faire contraster les à-plats bien coupés et les formes torses, il manie plusieurs styles de représentation dont les voisinages heurtés aboutissent à de très stimulants effets de collage. Il résulte de ce sens très hétérogène de l’orchestration des assemblages de motifs où Kitaj se distingue. Peintures du XXe siècle, les tableaux de Kitaj empruntent à l’illustration, au dessin enfantin et au réalisme punk des peintres qui ne sont pas passés par les Beaux-Arts, cet académisme « tremblé ». Trait hautement distinctif de son œuvre, Kitaj montre un goût pour une sorte d’architecture intérieure multicolore. Un modernisme du mur et de la paroi tracés à la règle, de préférence dans les tons vifs typiques du mobilier et plus généralement de la mode des années 60, tel qu’on l’observe dans « Portrait of Walter Lippman ».  L’étiquette « pop » plaquée sur l’œuvre de Kitaj vient sûrement de cet emploi de couleurs vives entrechoquées sous la forme de patchworks. Cette propension aux angles nets touche aussi la représentation humaine, dont les silhouettes semblent prédécoupées puis collées dans les compositions. Une mise en contraste maximale en résulte. Kitaj peint ainsi des scènes de rue où des personnages bien d’aplomb et d’autres flottant dans l’espace sans souci de vraisemblance rappellent les attroupements aléatoires de la rue. Son art de combiner les profils, en buste ou en pied, d’agencer leur occupation de l’espace et leur distance les uns vis-à-vis des autres, fait de Kitaj un très grand peintre. Son dessin aérien, économe et juste, répand une délicatesse orientale sur ses tableaux. Une tendance au fuselage et au gabarit losangé des corps. La plénitude graphique des images se double d’échos nombreux en raison des références et citations dont Kitaj sature son œuvre. Toutefois, quiconque ne connaît rien de l’attachement de Kitaj à T.S. Eliott, à son intérêt pour Walter Benjamin ou Constantin Cavafy, n’en goûtera pas moins l’efficacité plastique immédiate et la modernité généreuse des peintures. Chez Kitaj, la faculté à faire cohabiter des styles graphiques très différents et contrastés dans un même tableau, ouvre une voie de contraste dans la figuration à peu près sans précédent depuis les tableaux de Picasso tels que « Pêche de nuit à Antibes » ou les portraits de Dora Maar. Basquiat, lui, dans un vocabulaire hybride jouant du graffiti et du style primitif des masques africains, a peint des tableaux relevant de schémas directs comme s’il pensait en direct du tableau son image. Kitaj, avant Basquiat et avec une finesse sans comparaison avec la brute Picasso, a peint des scènes humaines comme inspirées de griffonnages de cahier mais luxueusement mis en scène et inspirés de modèles vivants ou photographiques. Auteur de collages au début de sa carrière, Kitaj manie à merveille le patchwork. Des lignes droites de plans, de murs ou d’immeubles, jouxtent des personnages inventés (et parfois récurrents d’un tableau à un autre tels que le juif sourd, le cow-boy, le grec de Smyrne) dans une mixité de perspectives cavalières et écrasées qui les tiennent serrés et emboîtés. Montants de lit, accessoires, gris d’asphalte, lettres d’enseigne, mobilier et voitures voisinent en fragments, dans une équivalence de puzzle avec des personnages en attente d’emploi ou placés en force, casés au croisement d’une histoire non racontée mais comprimée dans ce rassemblement d’humanoïdes. La sympathie rayonnante suscitée par l’œuvre de Kitaj est aussi à trouver du côté du peintre et de son parcours. Nouveau juif errant, artiste « diasporique » venu à Londres pour créer à l’écart du courant dominant new-yorkais, il y a un peu de Martin Eden chez celui qui fut marin sur un pétrolier et voyagea à la Havane ou encore en Catalogne. Kitaj, pour qui les livres, selon ses propres mots, valaient ce que valent les arbres pour un paysagiste, ne se départit jamais d’une littérature aimée, citée dans ses tableaux, allant jusqu’à commenter à l’excès ses œuvres dans leur relation étroite avec des strates littéraires. Mais avant même d’identifier ces passerelles verbales – explicites ou allusives –, les tableaux de l’expatrié américain affichent un tranchant littéraire, un soin aiguisé des formes, séparément et dans leur agencement ; un soin similaire, en formes et en couleurs, à l’emploi maniaque des mots chez un écrivain. Kitaj, dont le dessin est certes plus effilé et l’art de composer plus éclaté, me rappelle Max Beckmann. Les deux peintres ont en commun le remplissage et l’emboîtement, les scènes combles, mais aussi l’emploi de couleurs « sorbet », abricot ou mentholées. Sinon que Kitaj varie le traitement de ses figures et dispose d’un clavier plus étendu de manières. Des personnages brouillés se mêlent à des silhouettes tracées à la ligne claire. Certaines affichent le modelé d’un réalisme désinvolte, d’autres ressemblent à des bonshommes d’illustration ou des figurines naïves aux proportions fantaisistes. La disparité d’emprunts à des univers visuels tels que la bande-dessinée, l’illustration, le dessin d’affiche, le gribouillis d’enfant ou le monde du cinéma suscite peut-être l’estampille pop, mais Kitaj manie une écriture à styles multiples et élastiques où une élégance générale, une beauté qui lui appartient en propre rejaillit sur chaque élément. Revenant un instant au souvenir d’un premier « aperçu » des toiles de Kitaj, vues dans le catalogue de l’exposition à Paris, je remarque que Kitaj est le peintre qui est le mieux parvenu – d’autres le tentent partiellement mais jamais aussi franchement – à faire en sorte que la peinture à l’huile ou à l’acrylique frottée sur la toile ressemble au crayon de couleur. On croirait « Melancholy after Dürer » ou « Whistler vs Ruskin » réalisés à coups de crayons de couleur géants. L’effet usé/tramé sert au mieux l’éclectisme des compositions. « La plupart de mes tableaux ont plus ou moins une histoire » dit Kitaj. Je pense que l’artiste y trouve de quoi oublier les problèmes de ce qu’il devrait peindre ou non. Plutôt que d’en rester au poste tétanique de l’artiste face à sa toile, Kitaj trouve l’envie neuve qui réside dans le désir de narrer une histoire en peinture, avec les raccourcis, déformations et réseaux d’allusions qu’elle autorise. L’artiste est un champion du désennui en peinture. Juif américain originaire de Cleveland, Kitaj crée une peinture d’occidental hanté de soleil. Il appartient aux descendants des « Femmes d’Alger » de Delacroix. Il puise aussi dans une quantité d’archives visuelles et littéraires. Son utilisation d’agrandissements d’images de films retentit dans son art de composer et dans les atmosphères des scènes peintes telles que « Cécil-court London ». Un cinéma peint naît de ces imbrications. Depuis longtemps, j’ai la sensation latente d’un style de peinture qui pourrait naître du film « La Corde » d’Alfred Hitchcock, et Kitaj approche ce qu’elle pourrait être. Du studio de cinéma renversé à coups de lignes rompues et envahi par des statuettes, des personnages ou des fétiches occupant ces espaces comme des rémanences de l’imaginaire, des acteurs de séquences jamais tournées. Ron Kitaj propose des espaces de rêverie renouvelés et inventifs où le plaisir de peindre s’accorde au plaisir de voir. Face aux jubilations bricoleuses du peintre, le regardeur est séduit, autant par l’efficacité visuelle du tableau que par le genre de liberté et d’ingénieuse audace qu’il atteste. Kitaj semble réussir à se prendre au dépourvu d’une toile à l’autre si bien que l’énergie de ses œuvres, le plus souvent, véhicule un sang frais de projet où l’impulsion initiale est inscrite et devient très vite un travail abouti. L’artiste sait maintenir la tension d’un dessin « à main levée » dans des peintures pourtant soignées comme des intérieurs raffinés. La rue et les extérieurs ont des finitions de salon ou de patios fleuris. Une ambiance de maison d’architecte cohabite avec le tracé brouillon d’un croquis de gamin. Même la propension acidulée de la palette me semble venir de Delacroix ou de Matisse plus que d’un versant pop. Kitaj dresse plutôt un pont entre les compositions très élaborées d’un Velazquez et l’art du gros plan cultivé par le cinéma et les revues correspondantes. En 1994, Kitaj a suscité une campagne d’articles féroces lors d’une rétrospective anglaise. Le peintre a prétendu que cette vague d’animosité a précipité le décès de sa femme atteinte d’un cancer. Lui-même se suicidera en 2007. Il serait sans doute oiseux et indécent de rouvrir ces plaies mais il n’empêche que cette curée met en évidence une réalité implacable. D’une part, Kitaj parlait de ses œuvres comme il lui plaisait de le faire. D’autre part, admettons même, ce que je ne suis pas allé vérifier, qu’il ait commenté à outrance ses tableaux, en quoi cela pouvait-il atteindre et nuancer la vision frontale de ses peintures ? Avec le recul de quelques décennies, quels peintres, y compris parmi ceux de l’École de Londres que j’admire, dont Auerbach et Kossof, pourraient prétendre avoir fait preuve d’autant d’invention et de relance dans leur création ? A côté de Kitaj, Auerbach et Kossof dont j’aime profondément la peinture, –modelée dans cette pâte que Kitaj lui-même nommait « The human clay », « l’argile humaine », paraissent répétitifs. L’imprévisible ne saurait suffire à fonder une œuvre, mais c’est là une clef de ce qu’on peut espérer de la peinture. Le recommencement d’un charme pictural distribué à neuf dont Kitaj possède la trempe créatrice.
 


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Ebène, Ryszard Kapuściński

9/4/2021

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A la recherche des grands romans africains, désireux de flairer, parmi les ouvrages de référence ou les pépites inconnues, l’incursion la plus fouailleuse dans ce magma d’aventures, j’ai trouvé « Ebène » de Ryszard Kapuściński. Correspondant permanent en Afrique pour l’agence de presse polonaise, Kapuściński dédaignait les quartiers européens et les commodités encore en place pour les blancs du post-colonialisme. Les éditeurs jouèrent à raison de cette image d’infiltré authentique de Kapuściński. De son arrivée au Ghana, en 1958, à une certaine soirée mémorable, en 1991, qui clôt le livre « Ebène », l’écrivain et journaliste polonais, arpenteur inépuisable de l’Afrique tropicale d’ouest en est, semble s’être jeté dans l’Afrique comme un volontaire dans un ouragan. Lorsque l’envie de lire quelque chose d’intense tenaille un lecteur, je pense que beaucoup doivent rêver d’un tel livre. Il n’y est plus question d’un style et des obsessions d’un homme montés en écrin linguistique car Kapuściński a donné sa place à la matière démente qu’en trente ans il avait amassée dans la multitude de bouts de monde où il s’était perdu. La construction en chapitres d’ « Ebène » parvient à contenir un flot sombre comme les fleuves Niger ou Congo, un charroi opaque dont l’auteur est parvenu à extraire quelques réalités articulables. Je ne m’attendais pas ni ne désirais trouver au centre de pittoresques descriptions, des situations solennelles de contes tiers-mondistes découpant sur fond de crépuscules des êtres rendus mutiques par l’énormité des souffrances. Kapuściński trouve sans forcer la sobriété de croisière de souvenirs à jamais frais dans sa mémoire. Un homme ne manque pas de s’y découper à mesure qu’il s’avance en mots, mais avec un effacement complet qui surclasse la pudeur et ses poses. Rien ne m’assure que le Polonais fut aussi droit et généreux dans son comportement que ne le laissent entendre les faits relatés, il n’en reste pas moins que ce livre dessine en creux un homme attentif et courageux, particulièrement doué pour cet amour humain tout terrain qu’il faut posséder à un très haut niveau pour endurer et persister à endurer les conditions rudes des relations africaines. Partout où il arrivait, se faufilait, Kapuściński représentait le riche, le profiteur et le bourreau feutré, l’Européen blanc à détrousser et à regarder de travers. Témoin auréolé d’un danger permanent, toujours latent, émanant des hommes et du climat, Monsieur K offre à son lecteur ce kaléidoscope ultra-réaliste et dément que peut espérer le lecteur curieux d’Afrique. L’auteur admet lui-même, n’étant ni botaniste ni animalier, ses connaissances restreintes de la faune et de la flore. Ces connaissances limitées contribuent au blast énigmatique des régions africaines infiltrées et à l’impression massive qui en émane. K nous dévoile la découpe franche existant entre le Sahara, le Sahel, le verdoiement équatorial et l’impitoyable sécheresse tropicale. Au fil des pages, nous nous accoutumons, à la faveur des aller-retour effectués entre ces latitudes, aux symboles climatiques des régions respectives et aux bornes qui les emmêlent. Ainsi ai-je l’impression que l’eucalyptus est partout, que les manguiers, parfois seuls au milieu de la terre aride, sont ubiques, que de la terre rouge du Sahel aux portes sahariennes du désert, les acacias et les aubépines jettent en buissons les herses symboliques d’une tétanie montée de la terre, et ces paysages juxtaposés, coupés, quelque part entre l’Ethiopie, le Kénya et l’Ouganda, par des arches de Noé soudainement débarquées sur les pistes, en troupeaux de zèbres, d’antilopes, en groupes de lions à l’ombre, en léopard paradant, solitaire, rappellent l’Afrique rêvée depuis l’Europe hivernale ; l’Afrique de Tarzan en couleur, au-delà de la savane et de la brousse, une Afrique plus grande que le ciel, plantée de montagnes bleues et vertes comme peintes, au pied desquelles « la grande forêt » érige des arbres que l’auteur compare aux gratte-ciel de la 5ème avenue. Mais « Ebène » aborde surtout l’homme noir, expose, en une suite de rencontres et de compte-rendus de chaos politico-sociaux, la transe jamais calmée d’un continent-chaudron perclus de souffrances. Nous y apprenons, notamment, que l’image stéréotypée que l’Européen se forme du continent est une carte postale tiers-mondiste édulcorée. K dépeint abondamment, sans qu’il puisse être question d’en contester la réalité écrasante, une nature maléfique, persécutrice, à laquelle l’homme résiste dans un combat inégal. Kapuściński ne cesse de reprendre à zéro la description des fournaises spécifiques de chaque région et invente à la force de cuisson, on le sent à travers ses lignes, les mots et les images qui conviennent. Ce n’est pas une chaleur pour les hommes mais un feu contre les hommes, dont ils ne peuvent se protéger, ou de façon si dérisoire que la survie d’un grand nombre des indigènes, ou le simple fait qu’ils ne fuient pas définitivement, par exemple les Somaliens, les Ethiopiens, relève d’un mystère entier qui a partie liée à l’appartenance à une terre, qui rejette pourtant de toutes ses forces ses habitants humains. Un exemple : pris en camion au bord du désert, K et son chauffeur tombent en panne en plein Sahara et doivent pour survivre, se cacher sous le camion. A ces chaleurs brûlantes, vouant les hommes à des torpeurs dont rien ne peut donner l’idée, qui plus est à doses quotidiennes, s’ajoutent les fractures inter-ethniques donnant lieu à d’invraisemblables nids de haine et de cruauté entretenus par les rapports de force et les jeux de violence et de vengeance sans fin qu’ils engendrent. Le cas du Rwanda, ce massacre à la machette tardivement relayé par les médias et dans lequel les autorités françaises ont joué un rôle sinistre, est exemplaire de ces enclaves africaines devenues des annexes de l’enfer auxquelles le monde entier tourne le dos, Kapuściński décortique le mécanisme de haine en boucle et la fatalité sanguinaire qui frappe les Hutus et les Tutsis. Le conflit soudanais – à un million de morts – mené à huis-clos mondial, et pour cause moins connu, paraît à ce titre, tel qu’il est décrit dans « Ebène » le parangon des hécatombes secrètes en Afrique. Les phénomènes de haines claniques ou de luttes pour le pouvoir dégénèrent en sous-guerres sans fin, presque partout sur le continent. Kapuściński brosse ainsi le portrait de tyrans notoires, tels que Amin dada, le bourreau ougandais, mais aussi d’une catégorie de sous-tyrans appelées « seigneurs de guerre » exploitant et martyrisant les plus pauvres en leur volant toute nourriture, une population désarmée, de femmes et d’enfants surtout, à qui les dons alimentaires internationaux sont volés. Les mêmes finissent par s’agglutiner aux marges des grandes villes, chassés par la sécheresse, la famine et les guerres. D’autres damnés de la terre, exilés, épaves d’enfants-soldats devenus clochards ballotés, criminels sans force, bondent le pourtour des villes et hantent par hordes les rues, commettent pillages et rapines, on les appelle les « bayayes ». Il ressort des chapitres d’ « Ebène » une canicule des temps primitifs, une fournaise de préhistoire aux talus lointains de dépotoirs militaires. Et puis, là où le Polonais s’est risqué, il y a des places fortes de l’imaginaire, des hauts-lieux de l’improbable, des trous d’inhumanité incandescente qui prennent de vitesse, à la lecture, les ravalements de glotte. Soudain, nous ne sommes plus au bout du monde, mais dans l’un de ces envers inconcevables, là où l’on s’étonne que des yeux restent ouverts et que des cœurs battent encore. « Ebène » termine sur deux acmés africaines, deux sommets de l’indicible. Nous sommes loin de cette riviera de mirage aux restaurants grecs et hôtels italiens, jardins odorants et bougainvilliers, décrite depuis la fenêtre d’un train, entre Dakar et la Mauritanie, nous sommes en Afrique paludéenne qu’un soleil blanc rôtit en soudures de tôles ondulées. Car l’Afrique de Monsieur K ne compte que des bidonvilles ou des baraques isolées, cernées par des jungles inextricables. L’attirail des bidonvilles, c’est la tôle ondulée, éventuellement la marmite, et la natte, où la nuit, grouillant partout dans les trous, rampent les insectes, blattes, araignées, chenilles, scarabées, dont la noria "gratteuse et piqueuse" attend le dormeur. Voilà où le Polonais s’est rendu, ce qu’il a voulu approcher, voir et ressentir avec ces gens, dans la rue type des bidonvilles et dans les cabanes enfouies loin de tout village. Dans « Ebène », on découvre donc, au-delà de ces expériences de la misère africaine néolithique et brûlante, des « extras », des summums. Je remercie à l’avance Kapuściński de m’offrir des lieux de romans pour ainsi dire vacants que je n’écrirai peut-être pas ou ne lirai jamais ailleurs, investis par ceux en qui ils ont allumé un désir ; pour moi, quoi qu’il advienne, ils brûlent au-devant de l’imagination comme leur bas-fonds d’élite. Je repense ainsi à l’évocation de Zanzibar, lointain flou à consonance exotique maximale, du moins jusqu’au récit du Polonais rappelant le passé de l’île située au large de l’Afrique, dans l’Océan indien. Sur cette île maléfique, les esclaves transférés du continent étaient exposés et vendus au marché de Mkunazini. Une précision glaçante en dit plus que de longs développements : « Les esclaves gravement malades, pour lesquels personne n’a voulu donner même un cent, sont jetés sur la rive pierreuse à la fin du marché : là, ils sont dévorés par des hordes de chiens sauvages qui rôdent dans les parages. » L’auteur place ce rappel historique dans le feu de l’action, tandis qu’il couvre un coup d’état à Zanzibar. Clandestinement transporté en avion avec deux de ses confrères, puis échouant à quitter l’île dans un bateau refoulé sur les côtes, l’auteur tisse et noue, dans une charge documentaire mêlée d’exotisme, un genre littéraire hybride, très haut en couleurs et en danger latent, qui caractérise le livre. Un pourtour ou un prisme de catastrophe ne quitte jamais la mire du récit. Deux des derniers chapitres : « Un enfer pétrifié » et « Scènes érythréennes » s’apparentent aux confins de l’Afrique selon Ryszard. L’arrivée au Libéria, racontée par l’auteur, se déroule dans une accélération de cauchemar éveillé, quand tout bascule dans une agression violente. Monsieur K. est en effet empoigné ou tout comme dès sa sortie de l’avion où une nuée d’hommes teigneux lui volent ses papiers et disparaissent. Pris en charge par deux guides, le voilà conduit au centre de Monrovia. En quelques notations, l’auteur crée sur son lecteur un effet de réel puissant, une vision de rue où s’engouffrent air vicié et désolation brutale. Parois d’immeubles de ville évacuée, reprise par des trafiquants et des bandes, la rue de l’hôtel où descend K ne ressemble à rien de connu. Plus que les traînées noires d’anciens incendies, les parois des tours paraissent maculées de veines sombres, de marbrures et de pâleurs. On soupçonne à l’arrière des façades des cours immondes où pendent des guirlandes de poisson pourri. Mais ce voisinage immédiat est le fait, probablement, de l’espèce de cage ou de hall où s’agglutinent, en guise d’entrée de l’hôtel, ou dans une excavation adjacente, une grappe de prostituées littéralement écrasées les unes contre les autres dans un silence de mort. Que dire, quand Monsieur K. entre à l’intérieur, à demi mort de chaleur, quand assoiffé, il se rue sur deux bols d’eau sans avoir la force de s’effrayer au spectacle des deux seules présences visibles au ras du comptoir, posées comme deux têtes décapitées ! Mais ce n’est pas tout, ce n’est qu’un prélude à l’hôtel, aux étages, à la chaleur qui modèle les faces, les anime par à-coups, en grimaces lentes et irréelles, ce n’est qu’un prélude à la chambre. L’on s’attendait, après un tel préambule, après ce record absolu de coupe-gorge au mètre carré, à quelque attentat sévère. La chaleur, apparemment, dictait l’horreur en vigueur, et celle-ci se lovait entière dans une chambre d'hôtel. Kapuściński monte avec sa clef, ouvre, et nous signale une pièce noire. Or, soit que la répulsion provoque un réflexe de déni, soit que nous faisons mine de ne pas comprendre, nous ne croyons pas qu’il s’agit d’un « recouvrement » au noir de la chambre. C’est pourtant le cas de cette chambre intégralement recouverte d’un granit d’insectes. Aucune scène d’horreur ne peut rivaliser. Personne, à priori, ne peut tenir, que ce soit par défiance, habitude ou inconscience. Or, Kapuściński doit s’être gravement africanisé et endurci, dans la brousse, à de telles compagnies, car il s’installe, ni plus ni moins qu’un client dans une chambre au lit frais. S’ensuit l’une des scènes les plus ahurissantes du livre sur le peuple grouillant de la chambre et le comportement du locataire. Il semblerait que Monsieur K ait trouvé là de quoi atteindre le fin fond de l’Afrique, un pur extrait, entre quatre murs, de sa quintessence. Je n’ajouterai qu’une chose : l’auteur, passablement ému, quand même, à la vue des insectes, n’en revient pas, ils les trouve « gros comme des tortues ». Une autre scène, presque finale, une autre vision définitive donne son corollaire panoramique à la chambre de Monrovia. C’est « Debre Zeit », l’océan d’épaves militaires en Érythrée. Parvenu à passer différents postes désertiques, Monsieur K accède finalement à une petite place au-delà de laquelle Kapuściński se trouve soudain en surplomb d’un désert entier, un plateau de terre sèche sans arbres, à perte de vue. Sur l'étendue géante, une quantité de matériel militaire dépassant l’entendement couvre le sol jusqu’à l’horizon. Entrepôts, hangars, canons, lance-missiles, blindés, chars d’assaut, fuselages de migs, mitrailleuses lourdes, par centaines. Un équipement fourni par la Russie à Mentgisu le dirigeant éthiopien, du temps de Brejnev. Des moyens matériels capables d’assurer la conquête de l’Afrique entière, là, sous le regard solitaire de Ryszard Kapuściński.
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L’Échelle de Jacob, Adrian Lyne

8/27/2021

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L’affiche présente le personnage principal, Jacob Singer, la tête à la renverse et la bouche ouverte. Cette image de cri, bleuâtre, d’une tête à demi emportée, dissoute, presque banale, démonstrative, faute de trouver le ton ou la justesse allusive, suggérait une mutation ou un transfert peu paisible. En 91, nous sortions des années 80 plus que nous n’entrions dans une nouvelle décade. Nous en étions aux prolongations des années précédentes et de leur fièvre porteuse. Difficile d’innover en matière de genre, plus encore de surprendre, à l’aube du thriller érotique dont Adrian Lyne réalisera justement le film de référence : « Liaison fatale ». Si « L’Echelle de Jacob », film hors genre, est si marquant, c’est qu’il réussit un coup de nasse aussi riche que complexe. D’origine biblique, le titre est extrait de la Genèse. Avec des variantes selon l’exégèse, l’Echelle désigne la liaison entre la terre et le ciel, elle représente le Seuil, la porte du Ciel. Le Jacob biblique, quant à lui, évoque l’affrontement de l’homme et du transcendant, l’épreuve du Divin, de l’Inconnu. Un quart d’heure avant la fin du film, le spectateur découvre la double lecture impliquée par le titre, car « l’Echelle » qualifie également le nom d’une drogue violente expérimentée durant la guerre du Vietnam sur le bataillon de Jacob Singer, le personnage principal.
Par-delà les références bibliques lancées comme des sondes méditatives dans les profondeurs du film ; outre la dénonciation d’une chimie de guerre transformant les soldats en machines à tuer, – procédé utilisé dès la deuxième guerre mondiale, tant par les alliés que les ennemis –, c’est la perdition sans recours de son personnage principal qui distingue le film. « L’Echelle de Jacob », porté par l’interprétation de Tim Robbins, nous épouvante sans les conforts de l’épouvante. Certes, Lyne emprunte quelques leviers de l’effroi, trouant la ville et les galeries du métro de niches poisseuses et criardes où surgissent des entités effrayantes, mais ces créatures ne sont pas des monstres répertoriés ; ils manifestent plutôt des accrocs, une anomalie tenace dans le monde familier à Jacob. L’affiche annonce d’ailleurs une « horreur psychologique », essayant par-là d’insinuer la part dérangeante de l’œuvre, mais l’indication ne vaut guère plus qu’une bannière promotionnelle. L’expérience proposée par le film nous entraîne dans une catégorie de chaos rarissime. Une expérience de la solitude dernière telle que rarement le cinéma l’a donnée à sentir. Les personnages malmenés, au cinéma, sont nombreux, et leurs mésaventures inépuisables. Jacob Singer, lui, traverse une épreuve à quoi rien ne ressemble. Il se voit mener une vie qu’il ne reconnaît pas, pas complètement du moins, et ce décalage que rien ne résorbe donne au film sa teneur, son relent d’abîme et de réalité factice, entièrement faussée. La vie de Singer a basculé, autant que le monde qui l’entoure, mais il ne saisit pas en quoi. La rupture n’est pas franche et le monde de Singer, en proie à des mutations furtives, joue d’un cruel travestissement. Autour de Jacob, des limbes sournoises se trahissent lentement avec un raffinement dans la torture de leur « prisonnier » frôlé toujours de plus près par cet escamotage de la vie telle qu’il croyait la connaître. Pour s’arracher à cette condition, Singer ne peut s’en remettre à ce fameux réveil en sursaut qui sauve le mauvais rêveur. « L’Echelle de Jacob » expose un état sans échappatoire de la condition humaine, un état impitoyable que la délivrance finale, inspirée du songe de Jacob, dans la Bible, à qui la porte du ciel est révélée, ne dissipe pas complètement. L’épreuve de Jacob Singer n’est plus la vie ou la mort, c’est une imitation de la vie, un simulacre malade que le film interprète comme le lot de ceux qui ne savent pas se déprendre de la vie à l’heure de mourir. Or, cette vie factice aux airs de purgatoire et de châtiment sadique ressemble fort à sa sœur originale. Singer, en proie à un sentiment de séparation toujours plus béant, paraît peut-être enfermé dans un monde transitoire et aberrant, il n’empêche que cette caisse de résonance à catastrophes intimes et à rétrospections accablées fait penser au train même de la vie courante et non à l’une de ses annexes de mort imminente. Dans le film d’Adrian Lyne, cette confusion entre une version de limbes et un quotidien âpre donne l’occasion à Lyne d’accuser les traits de la vie humaine et les épreuves affectives qu’elle suppose. Le film dessine surtout la carte du cœur de Jacob. D’abord la hantise d’une femme aimée, Sara, mère des enfants de Jacob ; la rupture avant son départ au Vietnam ; la perte d’un fils dans un accident, la petite amie imaginée, avec laquelle Jacob se retrouve en couple, comme si cela avait toujours été. Les limbes dans lesquelles Jacob Singer tente de revenir à lui-même mettent en perspective les êtres aimés, dans un emboîtement de rêveries. Le cadre routinier du monde où évolue Singer aggrave ce gouffre. Ce sont les lumières basses et torves d’une Mélancolie sans amortis. Les êtres qui ont compté refont surface et leur souvenir s’impose de plein fouet, notamment le jeune garçon mort, dont une photo retrouvée, soudain sous ses yeux, bouleverse Jacob. Et le film parvient à suggérer que cette émotion excède le souvenir d’un vivant. Les êtres aimés, insuffisamment aimés, jamais assez aimés, reviennent, dans ces limbes affrontés par Singer, comme les piliers du cœur humain ; ils prennent leur démesure de géants intimes. Il est insurmontable pour Singer d’admettre qu’il vit dans ses souvenirs, qu’il en foule le parquet. Le dédale en est trop vraisemblable, trop tangible. Car tout se passe entre la chambre et la salle de bains, dans l’haleine tiède du réveil et des draps froissés, dans l’alcôve du couple rafistolé que Jacob forme avec la postière bécasse et ambiguë, émissaire lascive, vaguement orientale, du détraquement général. Compagne d’une seconde vie que Jacob peine confusément à reconnaître, partenaire d’une existence inexorablement seconde, assombrie par un gâchis, un raté initial, conjugal et parental. Singer ne cesse de se réveiller dans des fragments de la vie qui aurait été la sienne après le Vietnam. Ainsi vogue-t-il, propulsé d’une époque de sa vie à une autre, comme si elles étaient en cours, périodes révolues ou extrapolées d’un retour à la vie civile qui n’a jamais eu lieu. Le film brouille d’autant mieux les frontières du où, du quand et du quoi, qu’il suggère deux pistes d’égarement mental, exclusives ou cumulées, on ne le saura jamais : l’hallucination et le rêve. Ainsi, et pour cause dans ces limbes, Jacob Singer ne sait plus quand il est. Jacob Singer a beau s’examiner de très près, il ne souffre d’aucun problème de santé ou de troubles de la perception, et son entourage lui confirme cette possession entière de ses moyens. Or, quelque chose a sauté, une propriété malfaisante mine le roulis des apparences. Des entités hostiles font de violentes et dangereuses apparitions. Une explication, du moins une cause de secours, pendant un temps, pourrait prémunir Singer de ces hallucinations trop réelles. En effet, une drogue militaire utilisée durant la guerre du Vietnam aurait gravement altéré le bataillon de Singer, utilisé comme unité cobaye de ce produit à rendre fou furieux. Singer l’apprend d’un ancien junkie sorti de prison par l’armée, jadis, pour fabriquer cette drogue commandée par l’état-major américain. Mais la coalition de vétérans décidés à faire un procès à l’armée périclite sans raison, entérinant l’impression massive, pour Singer, d’être lâché de toutes parts.
Sous la lumière hivernale de New-York, les visages familiers, autour de Singer, prennent une consistance factice, une rigidité d’interprètes ; ils ne font pas entièrement l’effort de bien jouer. Une exception se manifeste toutefois parmi ces présences frauduleuses, en l’espèce du chiropracteur de Singer joué par Danny Aiello. Le soigneur de Jacob apparait comme le pivot temporel, spatial et dimensionnel du monde intermédiaire dont Singer voudrait se dégager. L’homme entre les mains duquel Jacob se remet, s’avère l’être à la fois le plus proche et le plus surnaturel. Être bienfaiteur, il n’en reste pas moins énigmatique en posant sur Jacob un regard doux et lointain. Lui seul donne la réplique à Jacob et lui tient lieu de guide. Bloqué en bas de l’échelle désignée dans la Bible comme un trait d’union entre la terre et le ciel, Singer se découvre ainsi interdit de trépas. Allongé sur la table de massage, comme il pourrait l’être dans une bière ouverte, Jacob contemple, en la personne de son kiné, l’ange médiateur de son accès à l’au-delà, mais l’atmosphère prégnante du film tient surtout à la vulnérabilité entière, à l’état d’abandon complet auquel Jacob Singer semble voué. L’identification à Singer joue à plein. Adrian Lyne raconte un effondrement debout ponctué de terrifiants éboulements, un emboîtement de cauchemars éveillés dont l’acmé est atteinte lorsqu’une sorte d’enfer s’ouvre dans les sous-sols d’un hôpital. Singer y est transporté après une crise violente. Il assiste à un simulacre de sa mort, s’enfonce dans des galeries souterraines peuplées d’êtres immondes dans une mixité d’univers où des créatures inhumaines, sorte d’officiants ou de dépeceurs sans visage, ne cessent de promettre une avenir sombre à Singer et lui affirment qu’il est déjà mort. La force de « L’Echelle de Jacob » tient sa force de son atmosphère irrémédiable. L’impossibilité de s’en sortir sature chaque image. Jacob Singer devient, à mesure que les parasitages traumatiques s’enchaînent, le personnages le plus perdu jamais filmé au cinéma. Perdu au sens strict et de la pire des manières : perdu dans un univers familier transformé en supercherie maléfique, en pantomime de démons vagues. Dans cette version terrifiante d’un entre-deux inhumain, Adrian Lyne et Bruce Joel Rubin, le scénariste, ont frayé la voie d’une suffocation inédite : celle d’un enterrement à ciel ouvert.


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1981

8/18/2021

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Tout part d’une carte commencée il y a deux ans. Précisément d’une frise chronologique entamée un soir, dans le souhait de recenser mes films préférés, d’en dresser le panorama. La feuille de 65x50cm serait surtout dédiée aux films de genre des années 70 et 80, du moins l’accent serait-il mis sur ces deux décades. Incité par l’ennui brutal de la vie parisienne, je m’étais remis à visionner des films de peur, les plus corsés dans le domaine de l’horreur et du fantastique, avec l’intention, également, de dénicher d’autres pépites dérangeantes de l’époque. Consignant ces films découverts ou redécouverts, j’ouvrai la Pandore sémillante. Dans cette rétrospective et ce complément d’archive, une année, par le nombre de titres, se distingua rapidement et ne cessa de caracoler au-devant de ses voisines : 1981.
1981. C’est, avant même d’ouvrir le millésime, un graphisme de quatre numéros pleins d’allure. Une armoirie chiffrée, un label d’excellence, dur comme un résultat, un calcul tombé juste, sans appel, net comme un métal, un nom de code, un logo futuriste, un modèle de luxe tiré en série limité, ultra rare, profilé, aérodynamique. Un écusson, un blason 1981 s’imagine sans peine, autrement plus coupant que le trop arrondi 1984 d’Orwell. L’alignement du un, du neuf, du huit et à nouveau du un, fond le dessin respectif des quatre chiffres dans un cryptogramme parent des sigles en éclair. Une culmination d’emblème rutile dans cette ferronnerie de kevlar. 1981 signe une apogée dont le frisson remonte à la moindre réapparition de l’année en tous chiffres. Mes romans, ceux écrits et ceux à venir, portent tous, de façon avérée ou en filigrane, le sous-titre : « 1981 ».
1981 sonna le temps des paroxysmes. Noyau dur de la fin de siècle et enjambement précurseur du nouveau millénaire, l’année en inventait le ton, la décadence saturée, les forces neuves, l’espoir béant. En 1981, les excès se donnèrent rendez-vous comme si les années précédentes l’avaient préparé et les suivantes avaient vécu sur la richesse de son séisme. Année phare, 1981 se visite à rebours. Dans la mémoire de ses « anciens », elle laisse le souvenir d’un temps dilaté, presque d’une ville composite numérotée « 1981 ». L’asphalte encore indemne du quartier pavillonnaire où je vivais, commençait sur les bords à produire ces gravillons et cailloux qui deviendront l’espèce de sable du désert réfléchissant des allées, entre les îlots de verdure. L’immense labyrinthe de pavillons crépis, de plein-pieds ou à un étage, au Val de Murigny, à la périphérie sud-ouest de Reims, était l’un des innombrables frères français de lieux aperçus dans les films et les clips : chapes fonctionnelles, calibrées pour les classes moyennes, mais d’une uniformité conjurée par des variantes aux fenêtres et aux façades. Entre les garages souterrains des petits immeubles, les parcs chétifs, et les rues à méandres, le quartier offrait un domaine d’exploration magiquement torve, une étendue parente des lieux louches, sinistres, macabres, des bouges et des bas-fonds à l’honneur dans les films de genre, les films bis au fort coefficient d’excitation.
La même année, je passe sur la victoire de Mitterrand qui ne peut masquer l’identité foncière du millésime. Je garde néanmoins, du haut de mes dix ans de l’époque, l’image de joie spectaculaire de ma mère, le soir de l’élection, et cette autre image du lendemain, lorsque le nouveau Président, en tête d’un énorme cortège, rose à la main, figure de son programme, augurait de lendemains peut-être plus doux au monde ouvrier et populaire. L’impression, en direct, d’une Libération numéro 2. Quelques maillons de la chaîne furent ôtés aux esclaves, et ce fut tout. Action directe, amnistiée la même année par le nouveau Président, créera sa base rouge à Barbès et y fomentera son programme d’attentats. Pour les plus pauvres, les espoirs fébriles périrent un à un dans le cynisme invincible de l’argent roi ; nous y sommes encore et toujours, nous y resterons jusqu’à l’effacement de l’espèce dans les incendies géants, les inondations, les tsunamis, sous la coupole d’une planète-rôtissoire à laquelle les touristes de l’espace dans leur nacelle naine, n’échapperont pas plus que les damnés du tiers-monde.
Quelle que fût la vitesse à laquelle les orages s’amassèrent, une exaltation atteignit son pic par-delà l’inexorable creusement de l’abîme social. Une intensité générale qu’en raison de mon jeune âge, j’aurais pu confondre avec la réalité ordinaire, coutumière ; or, un engouement implicite ou explicite, à feux déclarés ou non, chargeait l’air du temps d’une ferveur que n’importe qui, à n’importe quel âge, ressentait comme une fête complexe et précipitée. Celle-ci, qu’elle eût ou non les moyens de sa poussée, de sa crise, de ses pulsions mêlées, vivait à toute force de son désir et y prenait un genre de plaisir inédit, éclatant, dont les nerfs touchés n’avaient été jusqu’alors qu’approchés. Cette poussée d’adrénaline, il suffirait d’invoquer le film « Rambo » de Ted Kotcheff pour l’attester. Une nouvelle race de héros, âpres et ombrés par le futur, voit le jour avec « Rambo » qui excède son sujet par un traitement du rebelle, « seul contre tous » parfaitement ancré dans cette année auto-mythique de 1981 qui aimait à multiplier ses miroirs. Ce film, à plus d’un titre, passe la vitesse supérieure, et illustre, avant même son sujet et son héros, une urgence et un tempo où, coûte que coûte, quelque chose doit sauter. La part de talent, le gisement inventif, chez de nombreux créateurs a comme répondu à l’appel de 1981, dans un véritable festival d’exploits artistiques, comparables, sur le plan de la création, à un assaut final.
Dans les souvenirs de mes dix ans, une nappe de désir perceptible dehors, au coin de la rue, allongeait le printemps et l’été. Après vérification, je découvre que 1981 fut une année froide, marquée par des intempéries violentes. Et pourtant, dans le nord-est de la France, il me semble que nous vivions en t-shirt. Une grande lumière orangée inondait les retours d’école et l’empressement à rejoindre les autres, ceux du quartier, après un goûter expéditif. Les saisons grises ne semblèrent qu’un vivier à exciter les explorations ténébreuses du punk et de la new-wave. Tout était spectaculaire, le chaud comme le froid. Décors et figures ne défilaient pas dans une égalité impersonnelle. Chaque chose, chaque être se dessinait à traits durs, sous une lumière crue. La canicule de 1976, simultanée à l’essor du punk, continuait à chauffer 1979, 1980, 1981, 1982, les plus grandes années, dans une atmosphère de circuits grillés qui auraient continué à fonctionner, forts de cette patine de fils rompus, fondus, et ressoudés dans fonte. La radio battait les valves d’une immense marée de titres diffusés partout, de la cave au ciel. Le meilleur du punk anglais, découvert avec sept ou huit ans de retard, presque par hasard, ne risquait pas d’arriver jusqu’à Reims, les rares vinyles des Cure, de U2, Dépêche mode, New Order et Billy Idol, circulant sous les blousons des collégiens, lentement, plus tard, ouvriraient la brèche. En 1981, les albums anglais du mouvement punk ou de l’after-punk sont à l’acmé de l’inspiration. Les oreilles les plus fines ne s’étaient pas remises et ne le seraient jamais de la trilogie insurpassable des Buzzcocks : « Another Music in a Different Kitchen », « Love bites » et « A Different Kind of Tension », et de celle de Wire « Pink Flag », « Chairs Missing » et « 154 », sortis entre 1977 et 1979, au rang desquelles se place le terrible album de Magazine « Real life », sorti en 78. The Undertones sortait leur album « Positive touch » ; Jam jouait en concert les titres de « Sound affects » et préparait « The Gift » pour l’année suivante. Echo and The Bunnymen sortait « Heaven Up There ». Même privée, en France, de l’un de ses creusets les plus enragés, l’année 1981 française laissait entendre, à travers les pores d’une variété surmaquillée la frénésie créative générale. Au nombre des titres de cette variété languide et pailletée d’une audace contrefaite, empruntée à l’underground, deux morceaux me viennent parmi les centaines de concurrents surchargés d’humeur, infectés d’ambiances archi-sophistiquées, à la fois glamours et suicidaires, propres aux écoutes accablantes du fond de la nuit. D’abord : « Bette Davis eyes » de Kim Carnes, la voix éraillée de la chanteuse lancée dans une espèce de sorcellerie de velours stéréo. Le 45 tour traînait partout sur les moquettes où rôdaient un sensualisme des bas quartiers et une torpeur lascive, un énervement sexuel inassouvi. En juin 81, le Japonais Issei Sagawa, dévore partiellement une étudiante hollandaise qu’il goûte en faisant plusieurs tests culinaires. Son air de rusé lunaire, sa pâleur d’équarisseur en cave hantait un numéro du magazine « Le Nouveau détective ». Je voyais la revue de travers au milieu des autres chez les coiffeurs ou dans les salles d’attente. 1981 fut l’année d’asile type pour cet individu de petite taille à la face bridée et grêlée, complètement incorporé à son meurtre dans la mémoire collective.
Les rafales de styles surlignaient plus qu’elles ne contenaient un vice vorace, à peine voilé, sinon de sang et de sexe, du moins d’un éclatement languide. Quelque chose de kitsch, une latence porno outrait la décoration bancale des maisons et appartements envahis par les breloques agressives des modes lapidaires. Une traînée d’objets désinvoltes et d’épaves criardes jonchaient les moquettes rases ou épaisses. Durant cette charnière de 1981, les premiers divorcés goûtaient au tabac froid des célibats tardifs. Beaucoup essayèrent le divorce comme une mode, et les premiers enfants de divorcés furent à la pointe de cette mode ; en éclaireurs dans les classes, en première ligne des regards de travers. Les pionniers divorcés de 1981 célébraient un deuxième mariage, celui-là goulu, avec le néant. Divorcer était le succédané transgressif, légal, d’un refus de la condition salariale. Un attentat qui souvent, par sa multiplication mimétique, ressembla au geste triste qui rate sa cible. Peu de divorces, assurément, ne rompirent les chaînes de la réclusion salariale. Le maquillage coula. Les yeux, involontairement de circonstances, furent charbonneux, otages polyvalents du disco et de la new-wave. La première grande vague de divorces, de tendance variété, disco ou new-wave, ne donna naissance qu’à une première génération de mères courages, tandis que les pères s’adonnaient à une très fantoche deuxième jeunesse, étourdie entre obligations et vague dépravation sous des alibis d’amusements populaciers. Après celle de Kim Carnes, la voix de Marc Almond, même approximativement traduite à l’oreille du Français moyen, résonne à point nommé en touillant l’hymne cendreux de « Tainted love ». Dans les décombres de la famille et de valeurs croulantes dont finalement chacun et chacune relécha les ruines au plus profond des nuits, une atmosphère de création aimantée, elle, par un va-tout fiévreux ; excitée autant que fatiguée par une décade d’exaltation aux relents naïfs et soixante-huitards, une création teigneuse, donc, fanatique, à cran, hallucinée, proche parfois pour ses manières, de la combustion spontanée, perça à tout prix, attaqua à tout-va, puisant dans les sucs empoisonnés de cette époque sanieuse où les visages humains, filmés par la technologie vidéo de l’époque, paraissent fardés outrageusement, comme surpris à l’évacuation d’une orgie. Jamais la gamme des désespoirs n’a été si triturée, si montée en venins, sur des faces affichant, plus qu’une vague contenance, l’indicible sourire béat de l’esclave. Le soleil froid de 81 tapait dur. Ses rayons, un cran trop aveuglants entre les épisodes de neige dans le sud et les inondations parisiennes, lui donnaient des reflets de mauvaise joie dont les cinéastes, surtout eux parmi les artistes, réfracteront la violence. Pour beaucoup, leur film de 1981 sera leur prouesse, leur sommet, leur stridence ; le rejeton d’élite, le damné de leur carrière. Un record d’intensité, en 81, va anaboliser les arts ; et surtout, donc, dans le cinéma et la musique. Le livre semble écrasé, relégué, et la peinture, à l’époque, n’est plus qu’un dédoublement visuel du punk. Les arts plastiques s’encanaillent dans la valeur marchande, les expositions à cocaïne blasée et prix records. Dans ce monde criard de millionnaires défoncés, les peintres ne travaillent plus, ils se préparent pour la nuit et dorment tout le jour. Ils servent de pâture à un vaste décorum à la new-yorkaise dont les arts agressifs du cinéma et de la musique sont les maîtres.
Emportée dans la machinerie à contrastes de l’année, une gigantesque enchère à la cruauté artistique va donner lieu à une avalanche de chefs-d’œuvres enchaînés comme les cordes vibrantes et éraillés d’un seul et même cri nommé 1981. Six mois avant venaient de retentir, en guise d’annonce lugubre, les cloches sombres, très sombres de Hell’s bells, les cloches de l’enfer, introduisant l’album Back in black de ACDC. Les coups espacés, sourds comme le glas, restent associés pour moi à la séquence d’un film très dérangeant, dont le titre m’a toujours échappé. L’action se déroule en Grèce, la facture du film évoque plutôt un téléfilm, il fait une chaleur poisseuse et un homme se précipite dans l’escalier de pierre d’une maison grecque typique, blanchie à la chaux. Arrivé à l’étage, l’homme ouvre avec fracas la porte d’une chambre ou d’un grenier où se dresse les voiles d’un landau. La caméra suit l’homme éperdu qui va, qui doit se pencher sur le berceau, et ces quelques mètres sont d’une horreur suffocante car l’on sait qu’il va découvrir, dans une vision odieuse d’expression et de couleur, un bébé mort. Dans un décor similaire, Anthropophagous de Joe d’Amato, accompagnée par un Sirtaki habilement détraqué et porteur de la même intensité angoissante, me rappellera des années après cette séquence. Ce film sorti aux USA en 1981, porte la marque de l’époque.
Les déplacements entre maisons, dans le quartier, l’air tiède et lourd des retours solitaires dans les rues d’été, offrait par une suite de visions sur les bas-côtés, un générique syncrétique annonçant tous les films de l’époque. Les enclaves, les recoins, les niches du quartier, les voisinages proches mais invisibles ouvraient sur le taudis à rôdeurs du film Nightmare aka Cauchemars à Daytona beach de Romano Scavolini. L’aire sableuse où finissait le quartier, semée de maisons espacées, aux murs encore sans fenêtres, évoquait la colo en ruine, son béton à ciel ouvert, semi-tropical, dans « The Burning » de Tony Maylam ; quant aux broussailles derrière les murets, elles abritaient en puissance le train-fantôme du Funny house de Tobe Hooper, ou encore les gravats du bronx en ruine de « Wolfen », de Michael Wadleigh. Plus loin, derrière la voie rocade, les bâtiments sévères de deux ou trois étages, d’une fantaisie rustre, d’une originalité sournoise, allumaient aux fenêtres des extraits de vie pâle dignes du salon de l’héroïne violée, dans « MS45 » aka « L’Ange de la vengeance » de Abel Ferrara. Vers les champs et la campagne noyés dans l’ombre, les arrières inconnus, les friches et les terrains vagues, comme protégés par un invisible corridor sinistre, ménageaient dans leurs ombres, leurs excavations, des trouées semi-archéologiques pareilles à la galerie de mine ou aux vestiaires des mineurs dans « Massacre à la saint-Valentin » de Georges Mihalka. Le quartier semblait couver, dans ses périmètres en chantier et ses talus arrière donnant sur des collines, des repaires plus glaçants encore, des demeures sans âge aperçues sous les herbes hautes tressées aux clôtures défoncées, des cottages  abritant des caves tombales hantées par un Docteur Feuerstein de « La Maison près du cimetière » de Lucio Fulci. Aussi, cet étrange urbanisme dont les promoteurs et les ouvriers semblent toujours avoir déserté le chantier, laissant en l’état un quartier de béton, une dalle irrégulière, une suite d’esplanades reliées par des coudes, des passages, des chaufferies, des bornes électriques, séparées des clairières hirsutes auxquelles ne manquent que la taule pour en faire l’entrée d’un bidonville. Le béton crénelé cachant la vue des terrains à bâtir grondait dans le lotissement d’ex RDA dont Zulawski a capté les radiances dans « Possession ». Plus loin, en remontant des yeux la voie rapide derrière le talus d’un plan d’eau, en suivant des yeux les phares, c’est la ville, le grouillement électrique et les lieux de nuits, les artères chaudes, les adresses de perdition telle que la cabine de peep-show dans « Hurlements », de Joe Dante.
Avoir dix ans, en 1981, m’offrit le poste le plus électif et le plus impressionnable qui soit. L’agressive, l’outrancière 81 avait de quoi intimider, mais pour un enfant des quartiers suburbains, cette année où ne cessait de filtrer au-dehors, dans la rue, à l’école, en ville, à la radio, à la télévision, sur les affiches, de nouveaux enthousiasmes, cette abondance de filons traçait des perspectives, tirait en l’air des manières de rêves à capter de plein fouet, inoculait, même à petites doses, le sens de l'inoubliable. Et c’était comme si 1981, l’alliée effrayante, vous musclait l’émotion pour toujours.

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« The 15th », Wire

8/14/2021

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Mon premier Wire fut le titre : Ex lion tamer, l’un de ces brandons punks qui, surgis des entrailles d’un radio Londres rêvant tout haut le meilleur, se placent d’emblée, par l’énergie, au rang des champions rageurs, et par le style, au panthéon des joyaux inusables. Des années plus tard, entre 2018 et 2019, Wire et son chanteur Colin Newman furent les compagnons de mon roman d’Asphalte et de nuée. Un titre, en particulier, fut le générique des séances d’écriture : The 15th.  Extrait de l’album  154 (le nombre de concerts à l’actif du groupe en 1979), le titre possédait l’énergie et la facture en puissance de l’aventure cabrée vers laquelle tiraient mes phrases. L’accointance se jouait dans un sas émotionnel où le morceau cinglant et mélodieux ne relâchait jamais sa pression subtile, entre assaut désenchanté et harangue interloquée. Une interprétation datée du 1979, à la télévision allemande, dans l’émission Rockpalast, surligne ce climat de nerfs débridés sur fond de briques éclairées aux spots. Plus qu’un titre, le gang déclinait par son jeu, sa mise, son application et sa nervosité percussive, un milieu homogène, un quartier, une zone de haute tension et sa catégorie de personnages typés portant haut leur fierté insaisissable. The 15th scande les décharges d’une fiction elliptique inspirée d’un domaine où auraient sévi tempêtes électriques et rayons ionisant des centrales nucléaires.  Les membres de Wire ont choisi leur tenue de scène sans savoir peut-être, par ce soin apporté à la dégaine, à quel point ils portaient l’uniforme de cette fiction inédite. Tenues de guérilla urbaine, dira-t-on, gravures de mode punk ; plutôt arty et mods chez Colin Newman, « rock rebell » et banane dégrisée chez Graham Lewis ; en débardeur et poignets éponge pour un Robert Gotobed jamais remonté d’un concert en cave ; en chemise sombre faussement impersonnelle, celle du maniaque timide pour Bruce Gilbert. Mais à l’habit étudié que la guitare de forme extravagante, mi glam-rock mi hard-rock de Colin Newman, déphase déjà sérieusement, se mêle une espèce de grésil latent dans les coiffures, un reflet de crâne passé à l’électricité statique. L’impression de disparate, le cheveu ras de Newman et la quasi banane rock de Lewis, renversent les codes et les effets de reconnaissance, quelles que furent les modes houleuses de l’époque. Les quatre musiciens évoquent une délégation poétique venue d’une enclave nordique sans étendard reconnaissable. Non un poste avancé de l’underground mais un studio à parfaire, à inventer des profils de héros bien coupés. On pense carrosserie et finition vernis, du moins à une part métallique, ne serait-ce que dans l’affirmation vocale bien plaquée au microphone. En des gestes raides réduits aux poses retreintes de figurines articulées, ils se contorsionnent, ces héros sur la ligne de départ, à quérir un parcours, une mission élancée. Il y aussi, peut-être, tramant ce chant tressé de parties miaulées, de murmures aigus et d’envolées rauques, une oscillation, un détraquement tels qu’ils flottent dans l’accalmie d’une crise de nerf ou un songe d’androïde se rêvant humain. Mais Wire ne perle pas ainsi qu’une buée d’étage dans Blade Runner ; la bascule imminente dans l’abstraction ne se départit jamais d’une prise directe, très physique, rechargeant des batteries planeuses à la recherche d’un couloir aérien plus clair et tintant.
 Autour d’un air discrètement cruel, - que pour un peu on pourrait fredonner -, le chant noueux de Colin Newman rend un claqué de transistor admirablement fondu aux guitares, la même netteté de câbles giflés.
L’air de The 15th  planant sur d’Asphalte et de nuée lancine un modèle global, non strictement musical. Un programme dont la ligne mélodique préfigure de plein fouet les temps forts, les aérolithes de pur style. Ils sont encore amorphes, mais leur moule d’écho, sillages et esquisses au noir, les précède et les annonce de façon très prégnante. Ces poches et sillons d’aventure à venir n’ont rien de péripéties délimitées et circonstanciées, assorties de causes et de conséquences, ils s’apparentent à une technique de jaillissement appuyé, concentré sur des canaux très ciblés. Le live du Rockpalast met en évidence la touche excessive, épileptoïde, et le scrupule de netteté tranchante en chaque geste. The 15th, titre joué à la batterie, à la guitare, à la basse et au chant, donne l’exemple d’une existence rivée sur l’essai de cris, de détonations, de cognées, sans que le moindre de ces essais jetés soit livré à lui-même sur un mode d’improvisation. Dans ce titre extrêmement composé, chaque membre du groupe paraît rattraper et sauver au vol le coup de hasard tenté par son frère, et j’entends par coups de hasard ces effets de filins rompus convulsant en lanières et fouets de métal.
Le morceau pratique une forme de décollage en rase motte, il est dur mais il vogue. L’on dirait une extase plus belle d’être empêchée et reprise en boucle à son point d’élan. Le groupe, sur le fil du rasoir de son interprétation en direct de The 15th, au Rockpalast, confine à cette démonstration des zones sensibles en action appelée de ses vœux par Antonin Artaud dans Le Théâtre et son double. La carcasse musicienne du quatuor s’ébranle méthodiquement, comme si chaque musicien, jouant sa partie, s’appliquait à faire sonner tout son corps, pris comme une colonnes de vertèbres à l’acoustique véhémente. Sous les projecteurs et les spots de couleurs criardes, le découpage lumineux attise cette orchestration tout en fractions successives, comme si les faisceaux en pistaient les points de ruades anatomiques.
Le résultat superbe, moiré de lueurs, prospère au moins autant des notes jouées que de celles suggérées. Une véritable constellation d’étoiles neuves semble brasiller de Wire à la manœuvre, balisant depuis leur emplacement scénique, en une fondation éclair, un terre-plein naissant voué à devenir une île, une ruelle, une impasse des bas-fonds allumée de couleurs acides à mesure qu’on y progresse. Tel se développe The 15th, sur la ligne de crête fragile d’une désolation des beaux jours, harangue filée qui se découvre des ailes. Le couplet, ce lancinement saturé de grâce, semble le refrain et charrie l’accent d’une demande inquiète ou de mots lancés en l’air mais dont le poudroiement en étoile, lorsqu’il retombe, aurait la beauté d’une onction magique. La narration brève, énigmatique, prend de vitesse une romance, peut-être un tête-à-tête avec le miroir, par une séquence ponctuée de hoquets rétrospectifs. Romance d’une abstraction où il ne s’agit pas de conquête ou de séduction mais d’une espèce de bataille où un manque fondamental s’affronte lui-même. Il émane de ces paroles une sorte d’enfance du cœur où clignoterait en mots et en sons, l’essor mélancolique d’une jeune arlequin dans des décombres industriels. Une suite de salves coupées à bords francs où s’effaceraient toujours plus les bribes d’un drame, mais avec la conviction nue, dans la voix, d’une histoire qui avance, d’une histoire actuelle, toujours de mise.
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Un Siècle d'écrivains

8/7/2021

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Pour un bachelier poussif entré tardivement dans une carrière d’étudiant, la série d’émissions proposées sur France 3, entre 1995 et 2001, sous la houlette de feu Bernard Rapp, assurait un prodigieux rattrapage. Non que les auteurs y bénéficiaient sans faille d’un documentaire impeccable,– les numéros enchaînés s’avéraient d’une facture fluctuante et d’une qualité irrégulière–, mais cette disparité même jouait en faveur de ces trois quarts d’heure pantouflards où, engourdi entre deux films par les émanations aigres de cette décennie nauséeuse, le téléspectateur attentif, en l’occurrence affamé néophyte de l’Histoire des lettres et de ses prestiges, se calait pour ne rien rater des pistes de lectures, des témoignages de première ou de seconde main égrenant des propos divers de contenus mais toujours sertis comme des secrets à voix basse. Le générique lui-même, reconnaissable à sa page-titre présentant la photo de l’auteur barrée d’un trombone, relayé à divers degrés, au cœur du documentaire, par un décorum de machine à écrire, de lettres frappées à l’ancienne et de feuillets en désordre, vous projetait dans une France littéraire aux forts accents NRF, dont le centre irradiant, gravitant autour des deux guerres, embuait une plus vaste période courant de Proust à Modiano, sans oublier les écrivains étrangers du même siècle. Le volume autant que l’ambition du projet, fort de 257 documentaires, reste sans précédent, et je me souviens qu’à cette époque pourtant si peu exaltante, cette archive massive apportait les mercredis, en deuxième partie de soirée, un sourd enchantement qui plus est au long cours, à quoi rien ne ressemblait. L’atmosphère des documentaires et de leur présentation laconique par Bernard Rapp, plongeait directement dans le vif du sujet, quelle que fût l’approche thématique, biographique, mixte, le choix du cut-up, de la docu-fiction et l’option d’une bande-son plus ou moins prégnante. Les documentaristes jouaient beaucoup, dans mon souvenir, d’une atmosphère de bureau, d’officine, de table de travail, sans oublier les accessoires attachés au réduit de l’écrivain : le verre, la bouteille, le cendrier, la cigarette et ses volutes, le tout éclairé à la lampe de bureau sur fond de bibliothèque pénombreuse. Disparu ou vivant, l’écrivain se parait d’un prestige spécial, embrumé par quelque auréole d’inaccessibilité. Un portrait d’écrivain se formait en même temps qu’une esquisse de son œuvre autour de documents variés, d’enregistrements sonores, d’interviews, de photos, d’extraits en sous-titre ou lus en voix-off. Un traitement presque fétichiste réservait aux volumes, à l’objet-livre, aux titres bien frappés sur les couvertures, de soigneux cadrages semblables à l’amour du livre et de la lecture débordant de la toile de Van Gogh représentant en vrac, empilés de guingois, quelques livres élus dont  La Joie de vivre  de Zola. Quelques numéros restent gravés dans ma mémoire et forment à présent la chaîne, du moins la suite de sommets de ce massif dont je regrette n’avoir pas visité tous les plateaux, les corniches et les ravins. Je me rappelle notamment le documentaire consacré à Julien Gracq par Michel Mitrani. Gracq n’a sans doute pas voulu être filmé à l’époque, si bien que sa parole en voix off semble la suppléante chargée d’assurer le lien entre les périodes abordées, très différentes, et l’ombre de l’auteur toujours vivant à l’époque où le film a été tourné. Le compartiment de train, en écho au voyage de Gracq dans les Ardennes pour l’écriture de son roman  Un Balcon en forêt, les extérieurs champêtres choisis, d’une campagne rêche, ancrent le portrait de Gracq dans une posture d’écrivain-rôdeur droit monté de l’après-guerre, de plus en plus retranché dans ce laboratoire de sédiments imaginaires que la maison de Saint-Florent-le-vieil devait être pour lui, dans les années 90, depuis des lustres. Il émane de ce portrait une aura testamentaire, laquelle existait déjà dans le frais des premiers récits, natifs de cette propriété vénérable. Le documentaire, sans avoir à forcer, traduisait le gain crépusculaire pris par l’œuvre de Gracq avec les années, une tessiture présente dans la voix de l’auteur, une manière sobre de décocher en déjouant ou réamorçant les évidences. Quelque chose de plus froid que le vieil or, une actualité dans la voix ; le timbre d’un écrivain à jamais sur ses gardes, et dont la solennité de ton, d’une gravité sèche et toujours parée, prenait en chacune de ses inflexions, non un congé grandiose mais une sorte d’élan, la tension indemne d’un pont jeté vers l’avenir.
Une autre figure notoire, filmée, elle de face, abondamment, dans un dialogue ouvert à peu près contemporain du documentaire, fut celle d’Ernst Jünger. Frontalement cadré dans son fauteuil, l’écrivain allemand fascinait l’écran par son visage à la fois buriné de vieillard et d’exorbité toujours sur les charbons ardents. Son visage de vieux guerrier, de seigneur de guerre toujours sur son trône, pouvait évoquer l’écrivain-entomologiste que Jünger était devenu après les deux guerres, mais il rappelait mieux encore le soldat-né, fantassin de choc des Orages d’acier. Ses manières orales, spécialement une sorte de ponctuation par un court accès de toux rauque, semblait tenir lieu d’avertissement adressé à l’interlocuteur, autant qu’il suggérait un rire comprimé à faire trembler le sol durant un banquet entre demi-dieux. Soudain, à entendre et contempler le maître des lieux, on se prenait à rôder en imagination dans la propriété forestière. Au front du visage d’homme-grand-mère affiché par Jünger, la frange courte, blanche et argentée, plaquait l’image d’une subsistance médiévale tout entière résumée par cette carrure vêtue d’une sorte de chemise de nuit, à moins que ce ne fût une chemise bouffante tout aussi incongrue pour accueillir une équipe de tournage, si réduite soit-elle. L’homme ruisselait de sa caverne austère et montrait ostensiblement qu’il ne l’avait quittée que pour y retourner aussitôt, sans transition. Les ponctuations de toux rauque ou de rire d’ogre n’en restaient pas à ce plan sonore ; elles déclenchaient simultanément, aux yeux safran de Jünger, l’infime mouvement de valve des pupilles légèrement fendues, autant dire une espèce d’alarme féroce dont l’Allemand fixait son interlocuteur de façon redoublée. Jünger donnait en outre l’impression de retenir une expression plus franche et plus entière de sa trempe invétérée de prédateur bon à lâcher la nuit, même à 95 ans, pour aller y trouer cuirs à sang chaud ou sang froid. Je n’ai rien retenu des paroles traduites de Jünger, à tort sans doute, mais le portrait animé articulait une vérité barbare qui se passait de traduction.
Dans une veine diamétralement opposée, le portrait de JMG Le Clézio situait son auteur dans son attention portée aux tziganes, et plus généralement aux peuplades et individus d’une origine intangible, marginaux par le territoire et l’ethnie, arpenteurs de rocailles jaillis d’un songe ou d’un mirage. Je me souviens de l’auteur en anorak, les mains dans les poches, dans la lumière crue des reportages-vidéo télévisuels, cheminant avec l’un de ses amis dans la caillasse, aux abords d’un camp et d’un rivage, quelque part dans le sud de la France. Un Le Clézio épris de nomadisme et d’accents indigènes, féru de contes et légendes. Le documentaire brossait un portrait fraternel de l’auteur, soulignait sa dimension de passeur et de baroudeur humaniste, sans gommer toutefois l’inquiétude chaleureuse qui distingue l’auteur du  Livre des fuites. Le futur prix Nobel, y figurait moins le jeune prodige du Procès-verbal, interrogé entre Les Deux Magots et Le Flore en 1963 qu’un conteur à la veillée filmé dans la pierraille, ou encore un aventurier post-vernien entre deux explorations. La richesse de l’œuvre, scandée par des extraits lus et les titres en gros plan, donnait le ton de ce parcours gorgé de latitudes, dans une impression de grand large terrestre saluant l’étendue des excursions et veines exploratrices de Le Clézio.
D’autres films de la collection furent avalés, emportés dans la bande passante, entre hypnose cathodique et nuits cotonneuses. Malraux, Paul Valéry, Joseph Kessel, Anna de Noailles et Paul Valéry furent noyés dans l’archive, sous la lanterne magique des voyages dans le temps. Cendrars fut le globe-trotter en chef de ces voyages documentaires à tendance hypnagogique, dans un festival d’extases sur fond de palmiers ou de steppes où l’homme semble avoir lancé ses doubles dans une sorte d’enchère à l’ubiquité aux quatre coins du monde. Léon-Paul Fargue ouvrit une voie intermédiaire, une catégorie d’œuvres secrètement médianes où je ne suis toujours pas allé voir, flairant à distance la « haute solitude », et les « refuges » du « Piéton de Paris ». Il y eut aussi René Char et le parfum très marqué des heures maquisardes restitué en superposition de la Grèce provençale inventée par le poète.
Le documentaire d'André Labarthe sur Antonin Artaud tomba au beau milieu de l’époque où je découvrais  L’Ombilic des limbes, Van Gogh, le suicidé de la société, et Le Théâtre et son double. Le climat de ces lectures, pour le moins intransigeant, rejette à l’avance la mise en image, la mise en perspective, le miroir, la citation. S’avancer avec Artaud, même en s’effaçant bien derrière, est la reine des gageures. Pour autant, le film ne bascula qu’à demi aux orties car les mots, même lus avec trop d’intention, même gainés dans une humeur qui en dévoie la forge d’origine, restent d’Artaud et leur jaillissement nettoie la corolle étrangère de leur profération. André Labarthe a tenté une sorte d’essai, tout en imprimant au film une ambiance d’exaspération et d’émotion étranglée. Le film scandé par le triple écho de cuivre du Crépuscule des Dieux de Wagner, veut marteler l’exception, le paroxysme massif. Le film oscille entre deux écueils : la surinterprétation, son surjeu, la tonalité gadget de l’écrivain maudit et la redoutable simplification obscure qui en résulte. L’atmosphère de drame et d’incommunicabilité plombe le film et écrase les fréquences, et l’on s’écarterait fort d’Artaud si ses mots, en fulgurances choisies (ou extraits de l’enregistrement original, par Artaud lui-même, d’Aliénation et magie noire ? ), ne remettaient le film dans son axe, pour revenir à son sujet et y coller de façon plus serrée ; mais cette simplification suscite je ne sais quelle indulgence liée au contexte de la collection où 52 minutes devaient, dans le meilleur des cas, susciter une brûlante envie d’aller voir. L’œuvre d’Artaud étant la moins détournable de sens et de force qui soit, un documentaire, même lesté, çà et là, d’une tonalité déphasée, avait du moins ce mérite de ne pas oublier Artaud dans son sommaire.

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Dans le ciel, Octave Mirbeau

7/31/2021

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 Écrire un texte de toutes parts anthologique par quelque détour qu’on le prenne, Octave Mirbeau l’a fait et refait. Dans le ciel compte parmi ces textes rêvés qui détonnent dès leur mise au monde, avec ou sans le consentement populaire, pour voguer sans fin, telle des mines que nulle tempête n’a coulé. Sans fin, elles longent les côtes sauvages, et cultivent cet art propre aux grands textes secrets de se laisser apercevoir entre deux vagues. Dans le ciel aborde le seul sujet au monde : celui du peintre. Non de l’artiste, cette souche plus commune que le chiendent, plus incoercible que la malaria, non l’artiste mais le peintre, autant dire le bougre, l’homme de travers, l’épave animée, le revenant de son vivant, l’invincible fâcheux, l’abruti grognon, le paratonnerre à scoumoune, le guignon tout terrain. Le peintre est si romanesque que l’écrivain doit prendre son élan, y réfléchir à deux fois et respirer à longs traits, profondément, avant l’apnée d'en découdre avec les malheurs, les crises, les manies et le périmètre où sévit son naufrage. Pour se lancer, Mirbeau était mieux placé que quiconque. Acquéreur émérite de deux toiles de van Gogh, détecteur précurseur de son œuvre, proche du peintre par une qualité de cœur cent fois prouvée en visage, en actes et en ferveur explicite, passionné inné et brasseur expert de l’élément passionnel, Mirbeau devait écrire ce van Gogh de biais qu’est Dans le ciel . De biais, car le van Gogh de Mirbeau est composite, composé dans un élancement ; j’allais dire, dans un tempo fraternel où l’écrivain ne pressent que trop le parcours d’écueils successifs auquel se heurte une vie de créateur. Histoire de biais d’un peintre de biais car le premier tiers du roman s’attache à relater, rétrospectivement, l’enfance du narrateur-personnage, ami, témoin et initié de Lucien, le peintre, Mirbeau s’offrant ainsi l’alliage extatique, dans la catégorie reine de la poisse héroïque, d’une enfance malheureuse et du naufrage adulte du peintre. Dans le ciel épluche dans les moindres détails le milieu d’imbécillité meurtrière où croît le malheur, père des Arts tout puissant, plus précisément ici la fosse des familles, machiniques et reptiliennes, où la bêtise consacrée confine au crime institutionnel. J’ai remarqué cette évidence néanmoins incongrue qu’un très grand texte me tire un rire, plus ou moins franc, parfois mesquin et ricaneur, sourdine qui doit correspondre à l’applaudissement grandiose du lecteur. J’ai applaudi de cette manière au long des pages où le personnage-narrateur relate son enfance, exercice dans lequel Mirbeau excelle, l’enfance malheureuse coalisant toutes ses qualités de révolte, une floraison indignée s’y exhortant à l’acuité justicière et prospérant jusqu’à la luxuriance. Rencontré quand le narrateur a perdu père et mère, Lucien, lui, le van Gogh de Mirbeau, ne descend pas de parents infâmes. Lucien a certes grandi dans un milieu bourru – le père est boucher – mais le fils reste toutefois soutenu, même dans la désapprobation. Par un effet de contagion lié au fil entraînant de la lecture, l’enfance du personnage-narrateur se trouve comme partagée avec Lucien. Disons que, telles que Mirbeau les agence, les épreuves du peintre Lucien paraissent la suite organique de l’enfance martyre du narrateur. A eux deux, ils forment un destin de fer exemplaire que Mirbeau a scindé en deux personnages, un centaure de la vie impossible. De ce rapprochement établi entre une enfance malheureuse et une vie de peintre exalté, Mirbeau attise les vieilles accointances entre malheur et beauté, sourdement unis, appelés réciproques d’une même catastrophe. Intarissable à débusquer les filons les plus corsés de la bassesse, Mirbeau en a extrait des sidérations majeures et abondantes au fil du récit où les figures familiales, père, mère, sœurs, curé, amis, voisins, sont foudroyées par l’auteur en flagrant délit d’ignominie ordinaire. Mais là où le romancier insiste avec éclat – et l’on se demande comment après un tel festival d’énormités sordides - tient à cet atelier ouvert, entre le narrateur et Lucien, à leur « différence » péniblement partagée au cours de conversations surtendues et laconiques, pleines de trous. La part initiatique attendue, - Lucien est l’aîné, il montre l’exemple au narrateur plus jeune et subjugué -, vire à l’absurde bouleversant car les monologues de Lucien se réduisent à des phrases sans suite, encadrées par des interjections. Il en résulte une impression d’échauffement dans le vide, de tournis abrutissant qui redouble l’effroi du narrateur, lui-même irrésolu, assailli d’émois sans forme. Dans le ciel  se fait une spécialité de cette vrille de toupie où les deux héros tourbillonnent interloqués dans une pulsion impérieuse qui les dépasse. Mirbeau y dépeint le parangon de l’artiste sacrifié à son œuvre comme une espèce d’amateur irascible, hanté peut-être et même sûrement mais enlisé dans une impuissance burlesque. Montées en régimes, propos vindicatifs, décrets à l’emporte-pièce couronnés par une incapacité orale emprisonnent le personnage de Lucien dans les traits d’une caricature de forcené à l’ambition aussi démesurée qu’au-dessus de ses moyens. Incapable de sortir d’une trilogie de verbes : « voire, sentir, comprendre », Lucien apparaît comme le buffle de sa monomanie peinte et les contorsions de son visage au travail achèvent d’en faire une sorte d’épouvantail. L’effet comique est d’une richesse ambiguë car, si la dimension loufoque de l’artiste aux prises avec son art est une matière aussi forte en vraisemblance qu’irrésistiblement drôle, elle est en même temps très poignante et atteste du bricolage ambiant attaché à la gravité artistique. Mirbeau joue à plein de ce désordre de registres au point même d’oublier, délibérément, que van Gogh était le contraire d’un impotent verbal ou d’un artiste au projet évasif. Comme si Mirbeau, pour les besoins de sa démonstration, avait dû artificiellement couper Lucien des talents d’écriture et de lecture de van Gogh pour se concentrer sur la charge de désespoir, la part d’animalité traquée de cet homme, ou mettre l’accent sur la part sauvage, inarticulable, inintelligible en mots, de son œuvre peinte. Une des inventions fortes du roman réside dans la « retraite » du peintre, que Lucien nomme « son pic ». Mirbeau forge ici un lieu-dit, un trou perdu, dans la campagne, non plus même accablé d’atavisme, mais quasiment gelé dans l’abrutissement et l’évacuation. La masure perchée à l’écart du village à moitié mort, forme une image saisissante de lieu isolé, de repli implacable, dans lequel Lucien, fatalement, s’enfonce dans une solitude aggravée, étendue, une solitude où « l’aboi d’un chien invisible » paraît au peintre isolé « le cri même de la terre ». Dans l’évocation de ce pic découpé sur le ciel, Mirbeau atteint peut-être l’affinité la plus prégnante avec van Gogh, dans un abouchement brûlant avec les éléments toujours menacé d’un chute définitive dans le dérisoire et le vain. Mirbeau rend compte au mieux de cette infime ligne de crête entre l’absolu et son contraire par la suggestion de ces périodes sans nouvelles de Lucien. Que fabrique-t-il à longueur d’heures ? Il peint laisse à entendre Mirbeau, mais la question sombre suffit à elle seule, l’ennuagement inquiet qui opacifie tout en haussant en prestige la silhouette de Lucien aux prises avec son désir visionnaire comble à sa manière les blancs d’une parole décousue. Les seuls contrepoints de cet écrasement en figurent les emblèmes, qu’il s’agisse du chien invisible ou de l’araignée de chevet, selon un emploi du bestiaire cher à Mirbeau. L’intrusion animale, touche secrète de l’écrivain, fréquente dans son œuvre, inscrit profondément son empreinte affective. L’araignée, le chien invisible et Lucien dessinent une trinité du gouffre. Plus de chevalets, de couleurs et de pinceaux. Le matériel et l’ambiance de travail ont disparu dans un paysage d’ermite où la complexité des nuages en transit engloutit les détails. Autour de ce pic dépouillé, Mirbeau parvient à donner de Lucien l’image d’un peintre qui en serait venu, vraiment, aux mains. L’image exsangue du peintre qui peindrait de jour et de nuit à bras-le-corps, sans outils médiateurs. D’ailleurs, et même si Mirbeau donne à voir des tableaux où le lecteur reconnait les nuits étoilées, les semeurs, les cyprès et les portraits de van Gogh, c’est à peine si, par l’intermédiaire du narrateur, Mirbeau rendait hommage aux tableaux. L’étranglement du trop grand semble le sujet majeur, ou, pour rester sur le plan pictural, le tableau infaisable et la beauté inaccessible et tyrannique qui lui correspond. Mirbeau s’approche également de van Gogh, avec Lucien, en modelant ce corps décharné et osseux, qui serait à lui-même, mieux que son tableau vivant, la preuve ambulante d’un tableau jamais fait, mais qui luirait à la pointe vitreuse des yeux de son peintre. Ainsi Mirbeau charge-t-il Lucien au fil des pages, d’un magnétisme de la dépense où se construit en creux, à même la carcasse du personnage, le profil d’œuvre refusée à ses mains et ses efforts. Lucien ne se déplace ni ne voyage, il va et vient comme un revenant fait les cent pas. Il disparaît pour de longs face-à-face consumants, fixé à son récif céleste. Nous assistons aux modifications troublantes de sa compagnie par le prisme du narrateur, et Lucien devient bientôt de ceux que l’on frôle à regret, que l’on n’approche pas sans frisson et dont l’apparition finit par devenir aussi redoutable qu’un spectre. Et cela sans autre injection fantastique qu’une volonté à l’ouvrage, se cravachant sans pitié. Dans la soupente où Mirbeau enferme Lucien à la fin du récit, nous quittons la fin du XIXème siècle pour une officine moderne décrochée de l’époque. Le catalogue sommaire des artistes que Mirbeau estime, de Monet à Pissarro, la grammaire de formes, les styles et manières que l’auteur évoque par l’entremise de Lucien, au fil du récit et de l’évolution du peintre, ont ici disparu pour laisser place à une avancée en solitaire grondant derrière une porte close, dans un réduit lugubre. Mirbeau suggère un Lucien irréversiblement basculé dans une modernité dont peut-être il touche la pierre angulaire. La porte s’ouvrira. Les lecteurs du roman liront par eux-mêmes comment Lucien finit le travail.
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Le Crime était presque parfait, Hitchcock

7/27/2021

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Les professeurs du collège Georges Braque, établissement nommé également « Croix rouge III » afin d’en brocarder plus nettement l’ancrage suburbain et le nom de mauvais quartier, les mutés malchanceux donc, du C.E.S situé à l’ouest de Reims, en direction d’Épernay, sous la houlette de la grande chaufferie et de sa cheminée orange surplombant les champs et l’aire sablonneuse d’un futur quartier pavillonnaire, ces jeunes ou plus expérimentés professeurs emmenaient leur classe en sortie.
Planétarium ou centre de documentation, les trajets houleux valaient mieux que leur destination. L’une de ces excursions s’éleva pourtant à la perfection. Notre classe de quatrième fut conduite à « L’Atalante », un cinéma de quartier tel qu’il ne doit plus en rester beaucoup en France. Et si d’ailleurs il en reste, ils se trouvent cernés par un décor actuel qui leur va très mal. Situé dans le quartier Maison Blanche qui vient de fêter son centenaire, « L’Atalante » n’existe plus. L’endroit formait un lieu mixte cumulant les qualités de Maison des jeunes, de siège associatif et de petite salle de cinéma. Je crois aussi qu’une permanence était ouverte, le soir, pour les jeunes filles en détresse. L’enseigne se détachait à la verticale, accrochée à la tourelle intégrée de la façade qui abritait et abrite toujours un escalier en colimaçon. Juste dans le prolongement et formant avec « L’Atalante »  une sorte d’îlot entre les immeubles de quatre ou cinq étages en pierre, s’alignaient deux échoppes aux vitrines minuscules : une auto-école et un fleuriste. En face, s’ouvrait l’esplanade surélevée de la place de Lisieux, haut-lieu de mon enfance dont je connaissais le boulanger, le COOP, le boucher-chevalin et l’inestimable tabac-presse tenu par une gérante massive incorporée aux tickets, bonbons, colifichets et liasses de magazines. Sans doute était-ce mon premier Hitchcock. La petite salle de cinéma nous fit croire que d’autres lieux de ce type devaient exister, aux quatre coins de Reims et ailleurs. Nous pensions, une fois installés dans les fauteuils en moleskine rouge, que ce n’était que la première fois d’une longue série dans ce genre de lieu taillé pour le rêve sur grand écran. Jamais je n’ai revu un film dans ces conditions. Ai-je vraiment profité de l’intrigue ? L’ai-je seulement saisie, rien n’est moins sûr. L’apparence des acteurs primait, à savoir les hommes en costume et Grace Kelly en élégante irréelle. La saturation technicolor des teintes frappait les bleus et les rouges d’un clinquant théâtral. Ce fut, je crois, ce ballet purement sensitif qui nous offrit un baptême du feu cinématographique. Le côté très smart de la mise en scène anglaise nous plongeait dans l’exotisme d’une haute société en carton-pâte, une austérité de théâtre filmé qui avait de quoi rebuter mais Hitchcock était trop fort pour risquer d’ennuyer qui que ce fut, même les élèves d’une classe de quatrième sans points de repères. C’est peu de dire que le charme opéra, avec le sentiment précurseur de vivre quelque chose d’important qui va rester et sera de conséquence. Car voici d’un bloc le générique, le nom des acteurs en hautes lettres ciselées et la musique saturée de l’orchestre, impatiente et flamboyante, dans un effet d’engouffrement où éclatent toute l’aisance et la grâce technique d’ Hollywood.  Dial M for murder a été tourné en relief et il en reste quelque chose dans cette projection sans lunettes. Un détachement holographique des acteurs aux visages montés sur des cols phosphoriques, évoluant tels des bas-reliefs réfléchissants, des vitraux flamboyants et mobiles comme des ectoplasmes. A l’arrière-plan, les tentures à plis droits jettent une impression mêlée de confort et d’allusion funéraire et les murs de l’appartement gardent quelque chose d’étranger à leurs occupants ; le décor revendique la pacotille sévère qui le fait décor et Hitchcock l’éclaire avec ce qu’il faut de brutalité pour jeter l’ombre portée des acteurs aux parois et donner à sentir le faisceau braqué des projecteurs. Grâce Kelly, dans ce prestige à couleurs où le rouge est en gloire dès la première séquence, campe une corsetée passionnelle. Dans sa robe-bustier en organza rouge, les épaules couvertes d’un boléro en dentelle de la même couleur, Margot glisse telle la reine processionnaire d’un étrange deuil ardent. Toujours est-il qu’une félinité rentrée parvient à soudre de sa haute stature ; le début, paraît-il, du fantasme hitchcockien de la belle blonde « émancipée », la préfiguration de l’ardente Tippi Hedren de « Marnie » ou des Oiseaux, le début de la spirale du chignon de Kim Nowak dans Vertigo. Mais l’étrangeté suave de ces bustes de lanterne magique, culmine dans la présence de Tony Dewice alias Ray Milland. Double gothique de James Stewart pour les paupières tombantes et le visage allongé aux cheveux plaqués en arrière, Ray Milland arbore la mise de l’acteur irréel, celle d’une entité mi-humaine mi-factice que l’on sort à volonté des coulisses de studio, et que l’on remise dans sa caisse à la fin des tournages. Jamais il ne retourne chez lui, dans sa famille. C’est l’homme animé au seul cliquetis de la caméra quand elle tourne. A peine s’il prend sa pause entre deux prises, sur une chaise à son nom. Non l’être humain formé à la comédie, mais le personnage grandeur nature, défalqué du script, armorié d’un costume qui est sa seule peau, surmonté de ce visage de sorcier rajeuni qui inquiète sans rien faire. Le visage de Ray Milland, tel qu’il bourdonne à froid, est un concentré de thriller, de tombes fraîches et de dépeçages bien menés. L’être humain et la personne privée s’effacent, et cette créature de studio affiche un magnétisme de mentor, de Monsieur Cinéma en liberté, plus ou moins affranchi des directives du metteur en scène et de son équipe, improvisateur tout puissant des voltes acrobatiques de l’intrigue. L’acteur sauvage dans son élément et qui mène la danse. Autour de Milland, Hitchcock pratique un expressionnisme d’angles durs absents du décor ; ils sont dans les yeux des acteurs et leur relief rejaillit sur les feutrages d’abat-jour et de guéridon. Rien n’a servi dans cette pièce, c’est l’appartement témoin pour une heure du scotch perpétuelle. Aucune température ne s’y laisse deviner, y compris lorsque Dewice tisonne dans l’âtre. On transpire à pores fermés et les parties sportives, puisque Tony Dewice est tennisman, les matchs d’hier semblent avoir été joués en regardant ailleurs, une main dans la poche et sans fléchir le genou. Joueur de principe, champion à la retraite, le très raide Ray Milland est tennisman comme on fait untel commandeur. L’imaginer dans cette allure de danseur à raquette sur les courts rend le personnage plus grinçant encore. Au mieux tennisman de générique, Ray Milland est avant tout le criminel en costume, le meurtrier à sang froid rangé dans sa caisse après la dernière prise et sa gamme d’expressions subtiles, interstitielle, règne sans partage sur le film. Anthony Dawson, lui, dans le rôle de « Swann », le pantin du maître-chanteur, colore la scène d’une note exotique. Ses traits secs, burinés et inquiets, d’une origine étrangère difficile à saisir, réveillent des souvenirs de soir tombé sur les navires, notamment les visages dorés et louches des films de pirates. En gros plan, son visage de fripouille effarée semble pris sous la lune, sur le pont d’un trois-mâts, dans les caraïbes. Errol Flynn n’est pas loin. L’arme blanche brillera, ce ne sera pas le poignard recourbé mais la paire de ciseaux. Tel qu’il s’arqueboute et finira par s’effondrer en s’empalant, Dawson, les ciseaux plantés dans le dos, joue le grand tué écarlate, l’assassiné tragique qui prend la pose, dans un écart expressionniste qui tranche sur l’ambiance distinguée. Cette vision donnera matière, dans les années 70, aux maîtres du giallo. Le film est aussi convaincant dans sa façon de suggérer l’extérieur. Les extérieurs, la rue, tels qu’Hitchcock les suggère par les va-et-vient dans l’appartement, paraissent de la même finition de salon, avec promeneurs espacés et dames en talons sous les réverbères. Si John Williams, l’inspecteur en chef, vient justement de la rue sans avoir besoin d’être annoncé, c’est que l’atmosphère de la rue est assez bourdonnante depuis l’appartement. Mais si l’inspecteur vient de la rue, on le croirait descendant des Indes coloniales, tout juste descendu de son éléphant, à cela près que, loin de se conduire en Maharadjah, il figure l’impeccable compagnon de club, le type de l’officier à la retraite, et porte haut dans sa moustache le meilleur de l’humour britannique. L’intrusion du personnage, son profil d’autorité débonnaire sonne la fin de la récréation et du provisoire succès criminel. Et le voilà en duo avec le presque falot Mark Halliday joué par Robert Cummings. Faire-valoir pendant les trois-quarts du film, affichant le sourire tout terrain de l’amant chahuté mais beau joueur, le romancier en sourdine jusqu’alors se transforme en justicier audacieux et en amoureux transi dans un sas héroïque précédant les jours heureux. Personnage plus énigmatique qu’il n’y paraît, Halliday s’immisce dans le couple, presque au mépris de la vraisemblance. Kidnappé civilement par l’époux trompé et utilisé le plus cyniquement du monde pour devenir son alibi, Halliday joue l’Américain de passage et sa présence ne se justifie plus, après le revirement de Margot, qu’en raison de son rôle de témoin indirect du meurtre. En contrepoint de Tony Dewice, Halliday joue presque un rôle de spectateur intégré : celui du gentleman ; un miroir où se réfractent et s’amortissent les émotions.
A la fin du film, les voix, plus basses sans savoir exactement pourquoi, se montrèrent d’instinct respectueuses et reconnaissantes. Nous partîmes en regardant plusieurs fois derrière nous les fauteuils rouges qui devaient à peu de chose près, dater de l’époque où le film est sorti, en 1954.

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Stockhausen

7/26/2021

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PhotoMittwochs-Gruß : cliquer
  Paris ne se traverse ni à pied ni à métro. Paris est un grondement sur écoute et l’on enfile le casque en rentrant chez soi. L’écoute ou du moins les fameux bruits de la rue reliés aux plus lourds monuments. Rien ne bouge ni ne change, tout s’échauffe, dans cette marmite de vieux restes que rien, jamais, n’évapore à fond. La dessication est sans fin de cette matière fixe qui ruissèle, ondule, grouille et survit de ses trafics dignes des « noirs bataillons » de la charogne baudelairienne, sans en avoir l’audacieuse beauté. A chaque descente dans le maelström, on s’épargne d’ailleurs cette pensée - à elle seule, un abîme - : par quelle catalepsie éruptive Baudelaire aurait-il rendu compte de Paris au XXIème siècle ? Les tournis et les précipices de la « Fourmillante cité », dans Les Fleurs du Mal paraissent soudain des vertiges feutrés, les balises d’un malheur grandiose. Mais nous étions en 2016 ou en 2017 et ce nombre, comme l’indique visuellement son alignement de chiffres, ne représentait plus une année précise mais un numéro de série tapé au hasard, pris au rouleau d’un temps morbidement débobiné de côté, comme à l’arrière désaffecté d’un bureau de comptable. Attelé à l’écriture de mon premier roman, la musique me tenait compagnie et je cherchais précisément la plus juste, celle qui n’allait pas me détourner, m’accaparer, voire celle qui allait soutenir et nourrir cette absence vogueuse où la rêvasserie se conjugue à la plus haute vigilance. Le phénomène d’enserrement propre à la ville de Paris, - et mon logement dans le XXème arrondissement, en haut de Ménilmontant, accentuait cette vue d’anticipation latente – appelait un contrepoint grésillant, un son qu’une tête en l’air aurait capté, vaguement parent des acouphènes du survivant heureux et blanc de poussière après une bombe tombée sur l’immeuble voisin. Des compositeurs de musique contemporaine, les pionniers du XXème siècle pour la plupart, furent les candidats à ce réglage d’ambiance. Schnittke, Georg Friedrich Haas, Iannis Xenakis, Paul Varèse, Allan Pettersson furent les couloirs aériens, les horizons et les approches ferreuses de la ville-usine au centre de mon texte. J’y soupçonnais sans mérite les accents d’un art perdu retrouvé en catastrophe au fond de compositions brisées, y trouvant en tout cas un peu de cette limaille en suspension dans mon roman. L’Oural anthracite où des milliers d’hommes termites fabriquaient des chars d’assaut et des centaines de milliers d’obus me réconfortait comme une berceuse, un véritable foyer, à côté de la capitale française à qui manque aussi la couleur d’un désastre. Le sien est sans couleur. Parmi les pièces musicales élues à l’écoute et au fil des séances d’écriture, Mittwochs-Gruß ou « Salutation du mercredi » de Stockhausen, se distingua comme un hymne du roman, sa partition d’adoption. Un fond de nappe lancinante, très unie, comme d’un moteur astral, propulse dans un paysage désencombré, défriché. La nappe se déploie dans un mouvement moiré, un drapé venteux secouant des traînes diamantines. Un fond dominant, majestueux et mystérieux, dont l’oscillation crée l’impression de voyage immobile. On ne pense à rien de précis, justement, mais à force d’écoute, après maintes imprégnations, on garde le souvenir d’une fréquence minérale émise sur une face cachée de planète auquel se serait joint quelque râle limpide. Des notes de synthétiseur sèment de proche en proche des couinements de suspense, des ruissèlements sans suite, des grincements articulés à des patrouilles de murmures. Cette œuvre ressemble à la répétition d’une mission de reconnaissance menée par un vent nomade dans la contrée alternativement pelée et montueuse d’une planète lointaine. Mittwochs-Gruß combine un mouvement d’approche rétif à une terre foulée comme un clavier bourgeonnant où finiraient d’agoniser en appels et gémissements énigmatiques des robots mélancoliques à demi-ensevelis sous des micas. Stockhausen invente là toute une population pilote agrégée à un courant électroacoustique. Pareille à une nasse magnétique, le grésillement central, dans son flottement d’écharpe qui insiste plus qu’il n’avance, accroche une cohorte d’événements sonores et de bruitages dont les motifs piqués enrichissent le fond faussement monotone d’un continuum interloqué. La palette et l’éventail de bruits, tels qu’ils se fondent et s’enroulent à la nappe, se font presque oublier et agissent de loin, avec des soins subliminaux. Des points d’orgue surgissent à mi-parcours vers la vingtième minute de cette pièce qui en compte 53. Des notes détachées, sortes de gongs de synthétiseurs, scandent une manière de porche franchi en même temps que le gravissement théâtral d’une pente qui prépare à un dévalement. Un écho d’avertissement, très solennel, retentit, annonçant une complexe mise à feu, voire une invasion ou une nouvelle et terrible facette de ce déploiement lunaire. Mais ce ne sont que des portes dérobées, des trompe-l’œil sonores. Un instant en passe de s’ouvrir, le paysage reprend ses clochette inédites de grotte nocturne aux parois transparentes, et d’autres hochets cosmiques tintinnabulent. Ainsi prend forme un suspense filé et creusé qui régénère habilement ses latences et ses acmés, les unes valant pour les autres. Une sorte de moule parfait pour la mise en tension imaginaire. Les images engendrées se disloquent dans le mouvement même où elles se forment, proposant à l’oreille distraite une multiplicité de ces angles morts propices à la création. Stockhausen laisse une traîne d’images dérobées où l’auditeur peut s’engouffrer à volonté, ou, mieux encore, se laisser hanter à vide, en laissant venir, et même pas, sans plus attendre quoi que ce soit, en goûtant l’étendue propre à ce mercredi, capitale hebdomadaire de la liberté. J’ignore jusqu’à quel point cette création de Stockhausen constitue un appel à la liberté et à la reine d’entre toutes, celle de créer. Mais ces « Salutations du mercredi » en battent l’augure avec une urgence de l’évasion immédiate qui les distinguent. La récréation du mercredi se double ici d’un saut impérieux et sans transition dans le vif du sujet. Une urgence du temps perdu à rattraper que révèle l’efficacité et la rapidité d’emprise de ces limbes stimulantes. Le mercredi, dans Mittwochs-Gruß, devient la porte de la liberté, non le jour du milieu de la semaine, mais l’entaille du temps fendu. A vos pupitres, hurle à froid la pièce de Stockhausen. De plus, le sorcier électronique Stockhausen, par les moyens de sa musique, induisait une intimité réchauffée avec l’ordinateur rétif. Voilà le PC, sous le règne de Mittwochs-Gruß réhabilité comme outil de création, l’écran, y compris sa luminescence agressive, faisant corps avec les sonorités électroniques. Stockhausen confortait ce poste de création en appartement et son jour de référence. Jour de claustration volontaire et fertile. Une alliance se forma ainsi entre l’esprit du mercredi, les « Salutations du mercredi » du compositeur (dont j’ignorais la signification au début), et l’anticipation ouralienne de mon roman. Car Mittwochs-Gruß, par ses effets d’expansion, affiche une térébrante ressemblance avec la longueur fleuve du genre romanesque. Dès les premières mesures, une plaine immense se déploie, une horizontalité inquiète similaire au canyon découvert par un explorateur ; la présence soudain panoramique d’une civilisation inscrite au relief du paysage. Moins fantasque que le royaume de glace des « Montagnes hallucinées » de Lovecraft, Mittwochs-Gruß en a le glacé colossal, mais pris dans une confidence moins inhumaine. L’impression de 53 minutes propose une variété de froissements dissimulés dans la trame si riche, que l’on se réveille parfois, au milieu de ces vagues, happé par des souvenirs surgis des rocs d’une planète rasée, des voix refluées d’un granit de planète morte. Entre les nombreux cris étranges et croassements où semblent rouler d’une forge les essais incandescents d’une langue nouvelle et les alarmes de créatures inconnues, des bribes de logorrhées, des syllabes fusantes que l’on dirait imitées de la voix humaine, ont le débit entraînant des pages à écrire, pré-inscrites partout dans ce promenoir et cette collection de radiations. Du mercredi, la pièce de Stockhausen porte aussi la promesse du parc virtuel et du jeu tout puissant pour l’après-midi. Toutes les forces d’enfance convergent dans ce talisman. Les salutations engagent l’idée d’un « jour » dédié à l’homme, un mercredi métonymique du temps, c’est-à-dire de tous les jours. Des salutations que j’entends comme une reconquête du temps, toutes affaires cessantes. Mittwochs-Gruß : pièce pour écrivain.

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Berni Wrightson

7/19/2021

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 Enfant terrible de la bande-dessinée américaine, Berni Wrightson fut l’un des piliers de mes 14 ans. Trouvée dans un hypermarché, sa BD tirée du film Creepshow, elle-même adaptée de Stephen King par Georges Romero, demeure le plus durable de mes éblouissements dans le 8ème Art. L’avoir trouvée sans l’avoir cherchée, sous les néons des rayonnages, corsa le plaisir des circonstances. Édité par L’Écho des savanes et Albin Michel, l’album rutilait. Cartonnée et brillante, la couverture rugissait, doublant l’agressivité de l’image, celle du narrateur-squelette, d’un luxe parfait pour les amateurs. Mon goût pour le fantastique et l’horreur, cette attirance encore délicieusement craintive, reposait sur des exigences tacites et raffinées, un niveau d’intensité au repérage duquel s’ouvraient des promesses voluptueuses. Le style du dessinateur éclatait dès la première planche, sans jamais déchoir ou même discrètement décliner dans les pages suivantes. La série d’histoires courtes signée Romero semblait faite sur mesure pour le dessin de Wrightson. Car si le film de Romero est un chef-d’œuvre d’horreur intégrant au mieux l’esprit des comics horrifiques, l’appropriation par Wrightson, vue et lue avant le film, reste à mes yeux la version de référence. Pour saisir la férocité des personnages criminels, la meilleure des interprétations ne peut rivaliser avec cette collection de faces mauvaises dont Wrightson s’est fait le spécialiste. Ce traitement des visages, systématique, saute aux yeux par un phénomène d’émaciation. Les membres, particulièrement les doigts fins et longilignes, prolongent cette morphologie acérée. Le dessinateur excelle à effiler l’anatomie, à la tailler en pointe. Doigts osseux et ongles longs répondent aux accents carnassiers ou félidés des têtes cruelles et hautaines. A la sévérité outrancière du sourcil, elles affichent ostensiblement une avidité meurtrière à l’affût du premier exutoire. Le goût de Wrightson pour les manoirs, les tentures, la fosse aux lions cossue où les familles bouffies d’argent se dévorent à belles dents et polissent à huis-clos les rancœurs et la haine, ce milieu et leurs figures embaumées sont le berceau de l’humanité selon Wrightson. Entre boiseries rustiques et hautes croisées, Wrightson enferme ses clans homicides et se repaît d’en accuser les traits en contre-plongées. Un éclairage au candélabre, une saisie gothique de la structure osseuse de la face, de la tête de mort sous la peau. Wrightson est à la bande-dessinée ce que le clavecin est à la musique. Quelque chose d’aigu, de précis et de cruel. Le secret jubilatoire d’une méchanceté graphique est à l’œuvre dans ses dessins. Les dialogues passent, laconiques, sentencieux et sarcastiques, mais les images fascinent comme des instantanés de voyeur sous des flashs écarlates. Le grand guignol de Wrightson est lesté d’une morgue et d’un étincèlement sadique. Le moindre protagoniste sous le stylet de l’artiste devient un sorcier macabre en puissance, l’auteur d’un mauvais coup, le complice d’un piège ou le siège de pensées abjectes. La raideur d’atmosphère, disons ce relent d’encaustique qui, sans transition, s’empuantit d’une odeur de cave et de crypte, dresse l’arrière-plan d’une Nouvelle-Angleterre consanguine où des dynasties fin-de-race se livrent à des débauches anémiées. Les personnages de Berni Whrightson vivent retranchés dans une pénombre lovecraftienne, bourreaux engoncés dans l’austérité puritaine. Ce hiératisme ambiant, auquel correspond la coupe des vêtements des années 50 lâche sur les scènes un flottement érotique, une suffocante suggestion de débauche à l’étage, dans les alcôves, derrière les portes dérobées, au fond des cryptes sadiennes, lieux d’échauffourées indicibles. Wrightson en farde ses monstres, délègue aux œillades lascives et haineuses des programmes comprimés où les fanatismes salaces se pourlèchent à l’avance. Maquillés et déguisés pour le théâtre ou une autre cérémonie blafarde, affichant dans leur mise et leur expression de pantins venimeux un taux élevé de facticité, les personnages ressemblent à des acteurs de bande-dessinée. Le génie du dessinateur tient aussi à une faculté de blêmir l’image, d’en maudire les détails. Car si les faces les plus calmes sont outrées, les minuties du décor portent toutes une hargne noueuse. Les surfaces les plus anodines, comme veineuses, parcourues de racines et de nerfs, trahissent un air de défi ou de dissimulation. Dans le même sens, l’Américain excelle à portraiturer le quidam dans un exercice de subtile caricature où l’homme du commun, le très pittoresque « homme d’à-côté » s’avère le candidat idéal à l’horreur, et plus exactement une parfaite pâture à danger. Wrightson brosse comme nulle autre les portraits de gardiens, pompistes ou veilleurs, balayeurs témoins des officines désertées à l’heure du soir. La mort de l’homme d’entretien, dans « La Caisse » est à ce titre exemplaire. Tout semble voué au genre de l’horreur, dans ce prototype du fouineur involontaire. La salopette, la calvitie, la bonhomie d’homme seul dans les couloirs après la fermeture des bureaux, Wrightson en flaire le fumet de gibier, de victime désignée. Les personnages féminins ne sont pas en reste dans ce traitement acide. Toujours dans le sketch « La Caisse », Billie, l’odieuse harpie, la vulgaire sadique à ciel ouvert, ou encore  Bédélia, l’irascible tante immortelle, empoisonneuse et alcoolique, dans « Fête des pères », campent deux types calibrés pour le dessin de Whrigtson, deux sorcières aussi typées que leurs consœurs des contes mais ancrées dans une réalité qui les rend plus effrayantes. Démones et démons d’à-côté, que l’on devine macérés dans la haine ordinaire, montent spontanément aux traits des personnages de Wrightson, telle une grimace native. Dans Creepshow, les protagonistes des années 80, tels que Wrightson les dessine, paraissent d’immortels descendants de l’horreur gothique ; un air de famille sans doute hérité des années passées par le dessinateur à peaufiner l’horreur victorienne de son Frankenstein. Hâve, pâle, la prunelle scintillante de crime ou boursoufflée d’une lascivité maladive, les personnages de Wrightson, passablement cadavériques, ont certes revêtu des costumes ou tenues des années 80, mais tous ils sentent la crypte, le caveau et leurs aventures les y reconduisent ! Les travaux majeurs de l’Américain sont essentiellement consacrés à des monstres : Frankenstein, « Swamp thing » (la créature des marais), plus précisément, donc, à des aberrations de la nature. Jamais autant que chez Wrightson le dessin ne parait aussi natif d’un grouillement, d’une matrice première, d’une glèbe dont les créatures dessinées gardent la viscosité, la gluance. Cette prolifération de terre gorgée et vivante, on la trouve aussi, d’une autre manière, dans la saturation de certaines planches, dans Frankenstein notamment, l’un des projets les plus chers au dessinateur, où la force plastique des images repose en grande partie sur un espace rempli d’objets et de leurs détails. Si le charme de ces dessins ne faiblit pas au fil des années, sans doute le doit-il à la qualité des portraits. Car s’il y a chez Wrightson comme chez tout dessinateur de comics une propension aux tics et manies graphiques qui les rend singuliers et reconnaissables, ce qui fonde le style chez les autres s’enrichit chez Wrightson d’une faculté à ensorceler les traits des visages. Le plus souvent, les figures, en bandes dessinées, sont le fait de quelques lignes indiquant la forme du crâne, les yeux, le nez, la bouche, plus ou moins surlignés par un clair-obscur schématique. Or l’Américain sait doter ses têtes dessinées d’une personnalité très marquée. Cela tient au soin cumulé des lignes et des formes, de la manière dont le tremblé ou le brisé des traits cerne les yeux en leur donnant leur forme unique et complexe. Il en ressort une impression de tête plausible comparable à l’éclat d’un regard soudain capté à la prunelle d’un pantin : un effet troublant de vie, l’éclat soudain de l’animé. La méchanceté rôdeuse ou inscrite dans ces traits ne fait qu’en accentuer la densité de présence. Wrightson déjoue la tendance aux visages trop typés propre à la bande dessinée sans pour cela que son style soit disparate, bien au contraire. Seulement, à même ce style effilé très repérable, le dessinateur insiste, à chaque nouveau personnage, sur la distribution de traits qui rend son visage unique. Il faut craindre que ce soit cette qualité aussi remarquable que fragile qui a fait dire aux spécialistes que Wrightson, après une fracture du poignet en 1990, n’a jamais récupéré sa manière d’avant. Depuis 35 ans,  Creepshow  et  La foire aux monstres gardent leur place à part dans ma bibliothèque. Quand j’ouvre les pages, j’y respire l’odeur presque indemne du papier et de l’encre, l’odeur de l’aventure sur papier, en couleurs et en formes. J’ignore quelles sont les encres et le papier utilisés pour l’impression mais ils rendent justice de la finesse des teintes. Le bleu de nuit, tout spécialement ; le fond outremer, tirant sur le mauve, d’une nuit très claire au milieu de l’été. Souvenir d’un été en Aveyron avec cet album, dans une fermette en bord de rivière. Installé, la nuit venue, sous la charpente d’un vaste grenier, avec deux cousins plus jeunes, nous partagions les histoires, les images, au son de la chouette. Dans son milieu au fond du grenier, sous les poutres odorantes, l’album exhalait le même parfum de nuit chaude. L’objet d’art, sa beauté de rebelle noir, cartonné et vernis, doublait la lucarne ouverte sur la lune et les étoiles. Une impression de coulisse générale et sans cloison. Derrière les personnages de Creepshow, les décors et les accessoires sont pris dans une matité profonde où l’on sent cette alliance veloutée et nocturne, entre la BD et le cinéma, plus encore la riche basse-fosse, fantastique et grinçante, où ils aiment s’unir.
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Le Chantier, Carlos Onetti

7/15/2021

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Le roman de Carlos Onetti a ceci d’immédiatement sud-américain qu’il impose sans forcer un rythme somnambulique dont on attend vainement qu’il s’accélère. C’est le rythme de mise, dans ce roman qui me rappelle un autre roman latino, lui aussi délaissé à mi-lecture sans que cet abandon n’ait laissé un mauvais souvenir ou trahi un manque d’intérêt, je veux parler de Juan Rulfo et de sa colonie de revenants, dans Pedro Paramo. Un rythme de poussière soulevée, avec ou sans vent, nuées derrière lesquelles rôdent des personnages en costume, et d’autres nu-pieds, leurs alter ego, dont l’éparpillement sur la terre aride interroge sur leurs moyens de subsistance et sur les motifs de leur stagnation dans les parages. Désert, peuplé ou hanté, ces manières de trous perdus sont un trait distinctif du surréalisme sud-américain, surréalisme de terrain, surréalisme du quotidien, autant sinon plus que d’imagination. Un surréalisme de terre battue, onirisme d’abondance livré à son dérèglement natif, non un surréalisme d’éprouvette parisienne. Le Chantier s’étend donc dans cet entre-deux plus désert qu’hostile, où un ravage encore récent, désertion ou razzia, demeure en suspens, présent dans les particules dorées peuplant toutes les gammes de faisceaux des clartés safranées de l’endroit. Toutefois, ces clartés sournoises n’annoncent rien. Une lassitude pénétrante asphyxie à l’avance la survenue d’un drame. La déliquescence ambiante engloutirait sans délai l’envahisseur ou le vagabond. Onetti pénètre, si l’on peut nommer ainsi cette entrée insensible dans ce no man’s land constitué, dans un règne cyclique, une boucle fermée qui de prime abord se dérobe. Ce sera l’histoire, la trame de ce récit que d’en dévoiler le circuit et, bien sûr, d’en accuser les aspérités ou les pièges bien huilés. Car ce décor de temps arrêté est vivant, peuplé par une faune de station ou de colonie du bout du monde. Un projet de ville avorté se profile derrière les épaules des protagonistes. La place est sinistrée ou évacuée, et si Onetti en précise la cause, je l’ai oubliée. Le personnage principal, Larsen, cherche à reprendre le travail, or l’entreprise qui l’employait a fermé ; du moins comprend-on qu’il ne reste de ce passé administratif ou commercial qu’un bâtiment désaffecté, des bureaux éventrés. Ainsi prend forme une carcasse économique, une vie d’entreprise et un passé étrangement proche en dépit d’un délabrement qui paraît ancien. Les personnages se défroissent, croirait-on, d’un coup d’assommoir, d’une fièvre ou d’une épidémie. Du même coup et par contagion, les héros prennent d’emblée la consistance de revenants vivaces. Oubliés sur le seuil du désastre, ils dérivent en arrière, reviennent sur les lieux et débutent une relation complexe avec les ruines fraîches. Par ailleurs, l’idée du voyage, de l’évasion paraît tacitement exclue ; comme en de nombreux romans, si ce n’est d’ailleurs une loi prestigieuse du genre, la géographie se restreint aux limites du décor et la question de l’ailleurs ne se pose pas. Cependant, nous ne sommes pas dans un huis-clos, mais dans un champ clos, un bref dédale aux frontières dûment brouillées. Très vite, l’intrigue repose sur des rapports de force entre une poignée d’anciens employés. Directeur, comptable ou employés, je n’ai plus en tête leur qualité, leur grade et leur nom, se réunissent et se convoquent pour évoquer la reprise du chantier. Ce projet bouleverse la torpeur établie. Pareille à une crise, à une maladie qui se remet à flamber au fond des cellules après une rémission, un prétendu « devoir » est invoqué. Dans une taverne de brousse ou quelque bar en sourdine, tamisés aux lampions, des plans s’échafaudent au cours de conversations passionnées, une partie d’échecs énigmatique est lancée sur fond de griefs, de lutte d’influence et de mise en demeure ; des plans que rien ou presque ne distinguent du fantasme. Il en résulte, pour le lecteur, un trouble de scènes superposées ou rejouées, une impression de déjà vu dans les attitudes et les identités. Les personnages eux-mêmes, comme les lecteurs, se voient à l’avance jouer les employés fantoches dans des bureaux à ciel ouvert, et l’imminence de cette parodie sérieuse, à mesure qu’elle approche augmente une suée d’angoisse qui perle aux fronts des oisifs. Personne ne s’esclaffe, ne veut ou ne parvient à percer l’outre, l’agressivité burlesque de cette reprise. Dans ce climat de singerie livide, de mascarade inexorable, les esprits s’échauffent, car si rien de tout cela n’est plausible, tel personnage investi, tel mauvais génie patronal à demi-embaumé mais toujours influent, prétend qu’il faut reprendre à tout prix. La pression, d’ailleurs, dans mon souvenir, émane d’une instance multiple et insaisissable, digne d’un roman d’espionnage. Ce pouvoir épars, aux délégués mystérieux, dont l’un est même cadavérique, à la limite de la momie ventriloque, exerce, comme dans certains mauvais rêves, une autorité hallucinatoire. L’impulsion ne vient à personne de souffleter d’un mot ou d’un geste ce projet d’usine à gaz kafkaïen. Au reste, ce projet de reprise, loin d’être réduit à la dérision, prend corps en raison des enjeux hiérarchiques, des postes et responsabilités ; mieux, en raison des vétilles anticipées, liées à la ponctualité ou à l’occupation de tel espace, de la réquisition de tel fauteuil. Une critique complexe du capital et du servage, est formulée au passage et cherche son efficacité dans un délire où le syndrome de Stockholm le dispute à la paranoïa, au sadomasochisme et autres manies de la persécution. Mais Onetti s’en fichait peut-être, car il n’appuie sur rien en la matière, et si dénonciation il y a, c’est comme par le fait d’un hasard, ou, à la rigueur, avec le détachement d’un mort en maraude sur les lieux de son esclavage, du temps qu’il vivait ; l’hypnotique et le bizarre l’emportent sur le sarcasme, et ce charme différé, indirect, doit beaucoup, à ce qu’il me semble, à cette promenade insolite qu’offre délibérément ou à son insu, Le Chantier d’Onetti. Cela repose sur une aventure qu’en somme y met le lecteur. En outre, le récit avance parfois dans cette pétrification. L’acharnement froid du repreneur zélé, en l’occurrence, en vient à faire glisser dans le dos du lecteur des entrées de navires pleins de fournitures, des vaisseaux fantômes entrés en silence dans la rade, du moins des annonces d’approvisionnement. Et voici que le chantier prend un tour naval sans qu’un rivage ou un bord ne prodigue son influence marine sur les rues. Pseudo parenthèse ou intrigue connexe, la colonie que spontanément le lecteur reconstitue autour des anciens du chantier, compte, comme dans les anciennes colonies européennes, une propriété luxueuse, une villa de gouverneur. C’est là que Larsen tente de préserver un émoi. Invité sur la terrasse, sous les palmiers du jardin, il campe un étrange invité/toléré adressant des regards de côté à la fille du maître sous son ombrelle. Là aussi, Onetti maintient les attablés de ces citronnades dans l’état de mannequins, lesquels, au mieux clignent de l’œil en regardant ailleurs. La distance est maintenue et l’éros ne parvient pas même à sourdre des silences lourds et pleins de morgue de ces réunions corsetées. Les rencontres entérinent l’atmosphère de leviers obscurs qui régentent les devenir. J’ai quitté là Le Chantier, à un point de tétanie relationnelle, entre les personnages, où j’ai craint pour eux tous l’ankylose à laquelle Onetti semblait les abandonner. J’ai préféré le décor inquiétant aux silences crispés des personnages-mannequins, baudruches parcheminées au milieu desquelles Larsen demeure le ludion d’une menace sourde. Arrêtant ici ma lecture, à ce point d’indétermination ou de gel de l’intrigue, je l’enfermais avec ses bourreaux où je le laissais dans cette ambiance de camp ouvert voulu pour lui par son créateur Onetti. Larsen se débat d’un rendez-vous sous les palmiers à une convocation sans que cela n’aboutisse jamais à une décision suivie d’effet. Les lignes ne bougent qu’imperceptiblement et ces moulinets de néant ornés de crainte semblent un délice prisé par Onetti. Le Chantier est un vaste début dont j’ai voulu par avance amputer le volet sans suite. Le roman de Carlos Onetti est aussi un plateau de jeu dont le charme serait qu’il est mal rodé. Je retiens ce livre comme l’un des meilleurs romans entrouverts de ma bibliothèque, l’un de ceux qui appartiennent à la catégorie surfine des fausses déceptions. Ce n’est pas une mince qualité que cette faculté de plaire tout en ayant fait sauter son lecteur en marche à mi-lecture sans rien faire pour le rattraper. Rien d’un sabotage, tout d’une collaboration dans cette lecture abrégée. Qu’on ne me dise pas que je n’aime pas Onetti.


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Georg Baselitz

7/10/2021

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"Der Hirte", 1966, oil on canvas, 162x130 cm
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"Rebel", 1966, oil on canvas, 162x130cm
 Pour les peintres de ma génération, nés à la fin des années 60 ou au début des années 70, pour les débutants en peinture n’ayant pas atteint la vingtaine à la fin des années 80, Baselitz faisait figure de vedette. Son nom et sa nationalité allemande, sa provenance des profondeurs ténébreuses de l’Allemagne de l’Est, dressaient du peintre, lorsqu’il paraissait dans une bribe de sujet sur Arte ou figurait en librairie dans une monographie des éditions Taschen, un portrait de géant rieur, goguenard et mollement provocateur. Sa tête rasée et son grand corps évoquaient sourdement un bagnard, ou, de façon plus équivoque, un matricule des camps, un ex-interné en passe d’y retourner. L’homme affichait déjà une grande notoriété liée notamment à une caractéristique formelle d’une partie de son œuvre. L’Allemand est surtout connu pour avoir peint des tableaux à l’envers, après avoir constaté qu’une peinture renversée permettait aux moyens de la peinture de s’imposer comme force plastique autonome, plus ou moins affranchie de la représentation. A cet égard, pour conforter son geste, Baselitz invoquait cette « preuve » que l’image remise à l’endroit ne fonctionnait plus. Il prétendait, de plus, peindre ses tableaux directement à l’envers. Cette manière de procéder fut et reste encore la marque de son œuvre, presque sa tarte à la crème, bonne à ressortir à la moindre actualité de l’artiste. Baselitz est celui qui « peint des têtes à l’envers ». Cette trouvaille ou innovation, en réalité, tous les peintres un peu travailleurs et obstinés la pratiquent, intuitivement, en tournant leur tableau autant que nécessaire pour trouver une brèche, une piste, l’amorce d’une composition robuste, nerveuse, dynamique. Si cette histoire de tableau peint à l’endroit ou à l’envers m’a toujours irrité, c’est que les tableaux présentés à l’envers, quand bien même ils seraient peints directement à l’envers ou peints à l’endroit puis retournés, suscitent tout simplement l’envie de les voir à l’endroit. Admettons d’ailleurs, ce qui est probable, que la version « à l’endroit » aperçue en se tordant le cou, s’avère en effet plus faible que « l’envers », les contorsions de l’approche gâchent l’irremplaçable et immédiat mordant optique d’un tableau. Mais Baselitz n’est pas qu’une arsouille ricanant de son bon coup dans les salles immenses d’un château et fumant son cigare entre deux commandes. Le millionnaire a jadis travaillé et cela lui reprend sans doute de temps en temps comme un vieux scrupule. Le Manifeste écrit avec son compère Eugen Schönbeck : « Pandémonium », accompagné d’œuvres dans une maison abandonnée, signale une époque où l’artiste a dû très sévèrement s’adonner à ce bricolage inquiet qu’on appelle «peinture ». J’aime alors la façon dont la peinture offensive de Baselitz invente ses sujets. Des têtes verdâtres, en amas de crânes testiculaires, peintes avec un soin de grand coloriste, ouvrent des yeux désolés dans ce qui ressemble, en guise de pandémonium, aux grèves d’uns échouage du désir. Des restes mêlés, vaguement siamois, s’éveillent d’une orgie de fin du monde. Les tons verdâtres jouent avec le gris de payne et l’ocre rouge. Les petits personnages, sortes de nains aliénés et priapiques, cumulent des traits provocateurs, avec une expression lassée et bouffie qui en parachève l’outrance et la bizarre lascivité. Au passage, Baselitz donne une version de la représentation humaine, telle qu’elle prend forme de façon gribouillée/envenimée sur le papier ou la toile quand on l’esquisse machinalement. Le tracé marque alors ses préférences ; la tête y est hypertrophiée, la rotondité du crâne, accentuée comme un bélier, donne à ce personnage de dessin qui revient spontanément sous la main, l’air d’un minotaure. Le motif « pèse-nerf » de cette tête qui monte du crayonné universel, sur un coin de carnet, en ne pensant à rien, ce personnage de dessin, chez Baselitz, se confond à un portrait d’Antonin Artaud. En traçant des silhouettes à l’encre, Baselitz fait des portraits automatiques d’Antonin Artaud. Baselitz en a dessinés et peints toute une série. Le peintre donne à sentir combien Artaud se prête au portrait, parce qu’une tête dessinée, lacérée de corrections, recouvertes de sillons, semble le grouillement teigneux d’un explosif. Or, cet état de châtaigne grillée et de cuir buriné met Artaud dans le collimateur, je veux dire que les traits d’Artaud s’accaparent, happent toute l’énergie de protestation qu’il y a dans un fouillis graphique attelé au modelage d’une tête humaine. Les têtes d’Artaud par Baselitz semblent ainsi des fétiches ratatinés. L’Allemand présente Artaud sous la forme d’une tête réduite ; un Artaud en navajo ou sorcier miniature, comme un modèle idéal à peindre. Je pressens que toutes les figures dessinées par Baselitz à l’époque viraient à ces têtes réduites plus ou moins ressemblantes. Il suffisait d’ébouriffer les cheveux mi-longs en tignasse, astuce très commode en dessin, et de durcir la face en la réduisant à sa structure osseuse, telle que le visage d’Artaud apparaît sur les photos de Denise Colomb. L’Artaud au visage de vieille sorcière garde encore, aux yeux et au front bombé, l’altière beauté du jeune premier de combat photographié par Man Ray dans les années 30. Artaud dessiné par Baselitz ou plus tard par le peintre flamand Karel Dierickx rend l’atmosphère invincible où Artaud, même médiocrement portraituré, comme fatalement voué à une sorte de semi-caricature imposée par ses traits, maintient sur le monde des arts une prodigieuse autorité. Artaud en fétiche, en fétu à grosse tête, assiège les peintres d’une hantise maîtresse où toute figure est d’abord, du moins chez Baselitz, une tête d’Artaud. Cette emprise est si prégnante que l’Allemand a dû sans doute, pour se sortir des têtes d’Artaud, inventer une ambitieuse série intitulée « Héros », où les corps en pieds des personnages sont à leur tour hypertrophiés tandis que la tête y semble posée comme celle d'un bibelot inexpressif qui dodelinerait si elle bougeait. Mais Artaud n’a pas été lâché pour autant. Car il semble bien que Baselitz ait su répondre, moins de vingt ans après la mort du poète, à l’un de ces constats décisifs à propos du dessin, plutôt à l’une de ses déclarations franches et abruptes où un vieux secret de l’art paraît tout d’un coup désenfoui : « A côté des figures, j’ai mis des arbres et des maisons », assénant par là une poétique élémentaire, immémoriale, et toujours radiante. Car en effet, Baselitz lui aussi, dans sa série des « Héros », s’attaquait aux vieux problèmes du portrait. Le peintre s’est même attaché très frontalement à trouver diverses manières de faire tenir debout une figure. Pour y parvenir, il s’est précisément aidé, comme l’avait découvert Artaud en essayant de faire tenir des visages et des corps dans la page, d’accessoires et d’objets accompagnant ses héros. L’arbre, bien sûr, ce double immédiat des figures et partageant avec elles le tronc, les bras, la coiffe et aussi le geste figé, énigmatique, des bras en l’air, mais aussi des foulards, des sacs, des charrettes miniatures, relevant autant du conte que d’une évocation des plaines agricoles de l’ex RDA. Ou encore des insignes tels que le drapeau ou le brassard, ici moins l’oripeau d’une cause perdue qu’un linge de fortune pour panser une blessure. L’habit vagabond, uniforme méconnaissable ou tenue de travail, souillé et patiné par le recouvrement poussiéreux du chemin et du vagabondage, campe lui aussi l’origine insaisissable de héros essentiellement de peinture. L’une des forces de cette merveilleuse série tient également à la valorisation d’un dessin légèrement gourd que Baselitz transmue en gage d’équilibre dans ses compositions. Cette fausse gaucherie contribue au raffinement d’aplomb semi-flottant des personnages. Il s’agit peut-être, comme j’ai pu le lire par le passé, d’un maniérisme, mais ce maniérisme individuel et non d’école renvoie davantage à une rudesse bouleversante des premiers graphismes rupestres. L’impression forte et étrange vient aussi des têtes typées et uniformes, à l’œil presque vide. Les têtes font moins humaines que sculptées. On croirait de fausses têtes de figurines au nez cubique sorties d’un moulage, et aux prunelles presque révulsées d’absence. Baselitz s’approche ici de l’épouvantail sans y verser tout à fait. Les membres éléphantesques sont pour beaucoup dans la mise en bûche des personnages. Accolés souvent à un arbre, leurs membres en ont le volume et la massivité. La rupture d’échelle entre le corps et la tête renforce le statut fictionnel de personnages de peinture qui ne renvoient qu’à eux-mêmes ; ils réfèrent à un monde peint peuplé d’êtres picturaux. Déterminante dans l’efficacité sensuelle, l’aspect dessiné, « à main levée » de ces grandes peintures leur donne l’énergie du geste inscrit, rend visible l’unité et l’armature du style : la ligne. Baselitz tient la série des « Héros » sur la brèche subtile du dessin-peint, ou de la peinture dessinée ; traits et couleurs prévalent sans se faire concurrence. Le réseau de traces fait saillir en treilles, effets de lianes et racines noueuses les couleurs claires ou foncées, toujours sinueuses, que l’artiste s’applique à faire contraster. Les couleurs montent d’une nuit ou d’un ciel blanc, d’une gamme terreuse teintée de reflets, d’auréoles roussies, et aussi, çà et là, de couleurs de tubes, de bleus rois et de rouges francs où la palette aime à faire déborder sa part d’artifice. D’autres motifs créent un fond de citation rejetée ou étouffée, notamment la période arlésienne de Van Gogh. Souvenirs du semeur, les graines volantes dans la main des héros entourent plutôt d’une nuée les bras ballants. Ce rapport leste entre le bras et les graines accentue au passage l’état inerte de pantin ou de statues flageolantes propres aux héros de Baselitz. Les héros remplissent l’espace du tableau. Comment faire tenir une représentation humaine dans un cadre, en gardant et en augmentant si possible, la qualité érigée de la stature humaine. Baselitz découvre que cette verticalité d’ambiance plus que de forme, peut tenir dans une posture assise ou inclinée. Baselitz veut peindre des figures humaines pour en faire de bonnes peintures avant tout. Les personnages ne deviennent que très imprécisément des sujets ; ils sont fertiles aussi à ce titre de moules à hantises pour le peintre qui les modèle au désir et voit se préciser au cours des séances peintes, touches après touches, les baudruches héroïques. L’artiste affrontait là un problème très ancien lié à la représentation de la figure humaine. Rien n’est si excitant à dessiner et peindre, rien ne présente tant d’écueils. Baselitz parvient à proposer une version espérée de l’homme peint, du moins s’est-il efforcé de donner une version d’appui pour d’autres tentatives à venir. Les réussites de l’Allemand sont entraînées, conditionnées par la prédominance d’un modèle, si flou qu’il soit, et même le plus flou possible. Je me souviens d’un petit tableau de Baselitz « Der Dichter » où un poète emblématique, anonyme et universel, est représenté sous la forme d’un fétu, les membres écartés au centre d’une toile, dans une variante du « Cri » de Munch où je soupçonne en puissance toute la série à venir des « héros ». Il y a du jeu dans cette identité indéterminée de personnage peint. Les héros de Baselitz sont des apprentis sujets en peinture ; Baselitz les barde d’accessoires et réussit à faire oublier discrètement la tête, miniaturisée et légèrement enfoncée dans les épaules. Du coup, la tête est mieux intégrée non seulement au corps mais aussi au paysage. Le portrait y est fondu à la stature colossale des anatomies. La tête devient l’antenne d’un visage répandu sur tout le corps. C’est peut-être l’héroïsme des personnages de Baselitz d’inventer cette ambiance de visage réparti sur l’ensemble du corps, en bardant les bras, les jambes et le tronc de détails qui généralement sont plutôt dévolus aux traits du visage. Par contagion, les vagues talus et les arbres, à côté des héros, sont eux aussi des genres de plastrons ornés de broches ; ils reluisent autant que la figure car tout est peint, dans ces tableaux, de façon égalitaire. Pour un jeune peintre, les tableaux de Baselitz des années 60 forment une espèce de pont à demi croulé, plongé dans les brumes, où les héros de l’Allemand affleurent, ils sont soigneusement inachevés, ils rutilent de détails encore à fourbir, c’est leur manière de tendre une main brûlante aux peintres à venir et de chauffer en eux cette modernité sans âge où couleurs, lignes et formes se retrempent, de générations en générations, à une âpreté d’origine qui les nettoie de tout passéisme. Quand Baselitz se met au travail, il lève des légions, des foyers sourds, écartés dans les provinces, au fond des garages.
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Ludwig Meidner et l’expressionnisme allemand

6/13/2021

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 Durant l’hiver 1992-1993, à Paris, le Musée d’Art Moderne dédia une grande exposition aux expressionnistes allemands. Aux murs hauts et vastes qu’un souvenir incertain lisse de béton clair, rayonnaient les visions bien connues de Kirchner, notamment ses figures anguleuses sur fond de rues, femmes en toilettes dessinées en hachures, en coups de pinceaux obliques et ostentatoires inspirés de van Gogh ; ou encore les paysages de Schmidt-Rottluf, en deux ou trois pans de terre rouge, presque émaillés. Aussi les bois gravés de Heckel, les portraits en lames de couteaux. Entre schématisation et influence primitive, les peintres de l’époque tentaient d’avancer sur la voie frayée par van Gogh, Munch et Ensor. Ma mémoire opère mal ou sélectionne de façon trop sévère, car je ne garde des tableaux vus sur place, de ces œuvres que par goût et tempérament j’étais censé aimer inconditionnellement, qu’un impact mesuré, une impression médiane, presque en suspens, en attente de décantation. Les couleurs et les lignes agressives, étrangement ou pas, se ruaient en effet, libéraient une fraîcheur de tableau peint de la veille, une virulence pigmentaire indéniable, d’allusives trouées paradisiaques, et pourtant, peut-être en raison du format des tableaux, vraiment de petite taille, plus sûrement à cause du dessin maltraité, trop fruste aux entournures, je ne quittais l’exposition qu’avec un sentiment mitigé. Je n’admirai pas à la hausse, je repartis à demi-satisfait, engourdi dans une impression plutôt favorable mais sans plus. A mieux y repenser, à feuilleter mon vieil exemplaire Taschen de « L’Expressionnisme », tournant les pages cartonnées et les grandes illustrations en couleur de cette édition de 1988, je constate à quel point ce livre a prévalu, qualitativement. Bien sûr, les reproductions n’étaient pas meilleures que les originaux, mais l’objet de contrebande culturelle, l’édition à bas prix signée Dietmar Elger m’a marqué plus durablement, et à portée de mains, que l’exposition parisienne. Celle-ci aurait dû consacrer l’expérience des reproductions sur papier, ce fut l’inverse. L’exposition consacra le livre d’art, le Musée portatif aux pages qui se détachent. En dessin, je n’ai rien contre la déformation, bien au contraire, et d’ailleurs la déformation n’existe pas dans le dessin. Tout ce qui vibre efficacement, dans les lignes et les traits, vient des vrilles, des torsades, des arabesques, des accrocs, tremblements et variations angulaires de cette sismographie qui court du cerveau à la main. Seulement, les manières d’Océaniens allemands adoptés par Schmidt Rotluff ou Kirchner me semblaient parfois un recul d’ambiance, un raidissement par rapport aux avancées solitaires de van Gogh. Quand je pense aux artistes de Die Brücke, je pense avant tout, sur le plan graphique, aux bois gravés, et au genre de dessin gourd, délibéré, sur lequel reposent les charmes de cette technique venue de Dürer. Un graphisme cruel, acéré, invente l’empreinte véritable de ces artistes. Les almanach et les affiches, avec l’insertion des lettres qu’ils supposent, constituent un apport universel à la grammaire des peintres. Les grandes lettres intégrées aux dessins augmentent le climat d’agressivité et de harangue lié à l’empressement de peindre neuf. Kokoschka utilisera merveilleusement cette technique, et, plus tard, j’en vois encore l’influence sur le manifeste « Pandémonium » de Baselitz et Eugen Schönebeck, mais aussi dans les dessins lunaires de Günter Brus, sans parler des « dessins écrits » d’Antonin Artaud. Nolde, avec ses vagues de terre, ses rivages terrestres, est un cas à part. Frère précoce des falaises maritimes d'August Strindberg. Nolde détient le secret des larges et épaisses bandes de peinture qui, roidement agencées, donnent en quatre ou cinq touches majeures le paysage compact d’une saignée violette où les rouges ocreux et les jaunes chauds transparaissent comme des sangs seconds. Plus tard, et jusqu’à aujourd’hui, « Die Brücke » a tenu bon à la place ingrate qu’il s’était faite dans ma mémoire. A l’ombre de laquelle ils sont restés, les rouges écarlates s’y sont carminés. Les toiles sont devenues des plaques austères aux éclats de vitrail. Tel « Village saxon » de Heckel débordé de la fin du XIXème siècle, telle « rupture de digue » de Schmidt-Rottluff, me paraissent contenir l’explosif artisanal des tableaux qui tiennent dans le temps. Les donzelles, les baronnes, les putains de Kirchner et les pantins costumés qui les accompagnent préfigurent le traitement plus obscène et fouillé qu’en feront plus tard Dix et Beckmann. Le systématisme des zigzags et chevrons de Kirchner esquive l’affrontement de problèmes dessinés que Dix et Beckmann prendront en charge plus frontalement. Pour autant, j’ai aimé après coup les accents circonflexes de Kirchner pour ce qu’ils sont : la multiplication de la touche en accent circonflexe de Van Gogh, cette touche qui finit en volée de corbeaux au-dessus d’un champ de blé. Partout chez Kirchner, la maille en v de ce corbeau est devenue l’unité graphique des peintures. Kirchner a pris le corbeau de Van Gogh et l’a effilé en série pour en coudre chacun de ses motifs. J’ai dit plus haut :« Océaniens allemands », l’expression honorifique se double après coup, pour désigner ceux qui furent de Dresde, de la totale destruction à venir de la ville par les bombes anglaises de 1945. Les tapis de bombe générant une température de mille degrés sur trente mètres de haut, cela a bien dû, trente ans avant, appeler des rites ou des œuvres prémonitoires. Une sorcellerie urbaine du cataclysme qui dès cette époque grondait dans les fondations et les visages de fêtes tristes.
Et justement, un artiste les a peintes ces explosions, en avance sur 45, et même en avance sur 14-18. Il s’appelait Ludwig Meidner. En 1911, à l’époque où Kandinsky et Marc, en Bavière, fondent, avec Klee et Maecke « Der Blaue Reiter », la faction « Die Brücke » migre à Berlin et se lie à de nouveaux peintres dont Ludwig Meidner. Fasciné par la grande ville, épris de sa complexe et foisonnante machinerie de formes, Meidner exhorte ses amis et s’exhorte lui-même à embraser la ville de feux qu’il voit en elle, un ou deux ans avant la guerre. Ce rêve de ville éclose, poussée à son avènement brutal par la voie des arts, Meidner en a perçu le mode dans une exposition futuriste, à la galerie Sturm de Berlin en avril 1912. Les obliques cabrées, les droites braquées de la fierté bizarre soulevée par le dynamisme motorisé et la vitesse, ont joué assurément dans la scénographie peinte inventée par Meidner. L’artiste entendait célébrer la ville, mais celle-ci est réduite, dans ses tableaux, à une bousculade ombreuse d’étages, aux rangs de fenêtres couchés, en cours d’effondrement. L’immeuble passe immédiatement, chez Meidner, au tombeau collectif, à l’hécatombe des familles surprises à l’heure du soir, fauchées par des puissances géantes et sans formes dont l’artiste ne montre que les gerbes explosives, les cônes éblouissants, les formes en étoiles, les branches explosives. Du ciel ou de la terre, les faisceaux rappellent aussi bien des tirs et bombardements prémonitoires que les éclairs voraces d’un orage meurtrier. Le feu d’artifice n’est pas loin, sinon que les bâtiments flambent et s’écroulent. Moins que jamais, la description des toiles ne saurait rendre l’effet physique des toiles sur pièce. Car les toiles de Meidner furent le centre irradiant de l’exposition de 1992 ; les plus impatientes, les plus intenables. Pour mieux en rendre compte, il faut sans doute évoquer le mélange d’impressions lié à ces rectangles de nuit. Car l’ancienneté des toiles réalisées au début du siècle, non seulement ne vous lâche pas face aux toiles de Meidner, mais les scènes elles-mêmes portent leur âge. Ce sont bien de vieux tableaux, cependant, et contrairement à leurs voisins d’exposition, les tableaux de Meidner gardaient une énergie encore très neuve, indemne. Celle-ci provient des contrastes de la nuit peinte. La gamme des bleus sombres, des bleus de Prusse profonds, et les contrastes jaunes qui en découlent, donnent aux villes de Meidner une facture de gadget, d’image récente, voire refluant d’un avenir indéterminé. Meidner écrivait également des poèmes, réunis sous le titre « Dans mon dos, l’océan des étoiles ». Et c’est ainsi que se donnent à voir les villes explosives de Meidner. L’influence de Van Gogh s’y fait sentir sous la forme de « nuits étoilées » dont les astres, déjà giratoires et béants chez Van Gogh, auraient muté et dégénéré en fleurs monstrueuses, en tentacules lumineuses ou lasers menaçants. Variantes électrocutées de la nuit étoilée de Van Gogh, les toiles de Meidner en relancent les enjeux de contrastes hurleurs. Traversés de halos verdâtres et bleuâtres nés du bleu sombre plus foncé que tous les noirs, percés au jaune, au rouge et à l’orange, les tableaux deviennent des plaques brillantes, violemment insolées plus que peintes. Meidner a senti la violence miroitante des catastrophes dans le frais et leur propension à créer des flashs hallucinatoires, à tremper la foule dans une immersion délirante devancière de la mort. A l’approche des toiles, nous voyons un phosphore expérimental allumé avec les moyens de la peinture. Les villes en feu de Meidner, avec leurs figurines dans les marges, posées là comme des témoins démonstratifs, agitent presque les bras. La présence des citadins en déroute rappelle le mouvement créé par Meidner avec Jakob Steinhardt et Richard Janthier : « Les Adeptes du pathétiques ». Les figurines représentées en marge des scènes créent un effet de dramatisation inverse. Les scènes d’apocalypse y gagnent, non un regain de pathétique, mais une naïveté où le tableau tire soudain du côté de la peinture d’anticipation, presque de la SF, il n’y manquerait  que les avions ou les soucoupes d’une invasion. Bras en l’air ou se tenant la tête à deux mains, les personnages stylisés, aux membres raides et visages burlesques font corps avec les bâtiments croulants ; Meidner les intègre dans la même masse en train de ployer. Et l’on croirait, plus que les victimes d’un bombardement, les spectateurs et acteurs montés sur l’estrade en feu d’un décor de théâtre. Il y a du jouet dans cet emboîtement de bleu, de jaune, de rouge et de vert. Le clignotement sourd des couleurs à l’huile, leur brillance vénérable se combine à une manière discrètement joviale, où l’énergie retenue de la caricature donne aux formes une légèreté de décor en carton-pâte. Les immeubles eux-mêmes subissent un traitement burlesque qui rappelle, en beaucoup plus raide, les maisons de Soutine.

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L'Enfant et la rivière, Henri Bosco

6/4/2021

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Entrés depuis longtemps en désuétude, les livres d’Henri Bosco hibernent ou ne dorment que d’un œil dans les entrepôts et les remises. Sans effort donc, j’ai dû trouver « L’Enfant et la rivière » dans l’un de ces locaux où voisinent, dans un fatras de bras articulés et de matières déteintes, une faune d’objets délaissés dont la férocité démodée attaque brutalement les sens. Car ce n’est plus ici l’heure des occasions ou des secondes mains que l’on chine ; voici la Cayenne du bibelot, le plastique et l’étain des mauvais rêves. Des trompes, des formes qui s’évasent, des barils décorés, cas-limites de l’artisanat d’art, ne se retiennent plus d’être laids ; ils tendent le cou au plafond et s’étirent. Ce sont les déshérités de troisième classe, le rebut hystérique des brocantes, les noces barbares, pour la fabrication, du taïwanais et de l’ardéchois, la nausée orange et marron des modes à carreaux et losanges. A imaginer les nuitées du hangar, on frissonne. L’étrange ne lésine pas, il pavoise en énigmes de commode, en masques vénitiens et fantaisies de verre. Une curiosité réflexe nous tourne vers les maîtres d’œuvre, les façonneurs scrupuleux de ces gadgets ou gris-gris évitables. D’ailleurs, le maître des lieux, engoncé quelque part derrière le comptoir ou les amas, est sans doute de ces maquettistes spécieux pour qui le rance est une mission, un devoir de collection. Veulent-ils les vendre, ces oripeaux, ces accessoires embaumés de tombeau, souhaitent-ils vraiment s’en séparer ? A en croire l’acrimonie latente, entre les berceaux cassés et les morceaux de catafalque, on jurerait le contraire. On croirait même que, conservateurs dénaturés, ils veillent sur les fossiles criards, ne laissant partir, à regret, que les horreurs aux défigurations trop légères à leur goût. Et d’abord, qui règne sur ce taudis, posé tel un container à l’orée du bois ? L’adresse est-elle recensée, sous contrôle municipal ? Y a-t-il des titres, des autorisations ou quoi que ce soit de légal ? Tout au plus pend un écriteau agacé, bariolé d’un horaire. La porte s’ouvre pourtant, à la troisième ou quatrième tentative. Des objets fatigués de sentir, il émane un relent de momie et de cave. Quelques têtes dépassent déjà du fatras, elles glissent en silence, à pas lents, compassées, vaguement processionnaires, intimidées. Les visiteurs serrent les épaules entre les rayonnages, gloussent un instant en remuant les breloques. Les livres s’entassent à l’arrière du comptoir, dans un couloir en duplex, sorte d’annexe ou cabine de navire. Des poches, exclusivement, à l’exception de gros volumes aux reliures démises, traitant de médecine ou de vie agricole, s’alignent en ordre serré dans les étagères du haut, puis s’ébouriffent et se chevauchent au fil des rayonnages, jusqu’aux tas inextricables au niveau du sol. La flotte des livres de poche forme un condensé d’épaves scolaires, d’auteurs démodés et de textes datés ou jugés tels. Mélangés aux exemplaires d’écoliers, on trouve les livres de plage, ceux qui rivalisaient encore avec la télévision. Il y a Simenon, Cronin, Pearl Buck dont le visage presque anonyme laissait encore place aux illustrations de couvertures. Tombé de la toiture en plastique ondulé, un faisceau éclaire les volumes. A l’auscultation des titres, l’endroit se précise, la baraque se dévoile. Aux lattes du plancher encore blanches, au silence de grand large, on pense à une cale, au fond d’un navire échoué en forêt, déposé loin dans les terres par une marée anormale. L’examen des dos et des tranches se fait accroupi, à hauteur de l’enfant qui revient à la charge et supplie qu’on lui cède un affreux jouet, grossier et démantelé, que la mère repousse sans mots comme une bête entre ses jupes. Parmi les auteurs, certains noms reviennent. Leur présence ici donne le sentiment d’une disgrâce confuse, qui ne fait pas de détail. L’aristocratie des écrivains n’a plus cours ; majeurs prétendus et mineurs décrétés sèchent ensemble. C’est la mise à l’encan, sans distinction, de Proust à Rica Zaraï. Les bannis en présence arborent étrangement, par quels moyens je l’ignore, une somptueuse dignité. Celle des prisonniers, des reclus, des proscrits. Ils en ont la tête. Les poches rassemblés affichent des mines de Gavroche, avec la même pauvreté royale que le jeune mendiant de Murillo. Le papier jauni, son odeur, les pages cornées, les taches et les auréoles, les griffonnages, en proportions inégales, se partagent le travail de patine. En deux, parfois trois exemplaires, voici « Vendredi ou la vie sauvage » et « Sa Majesté des mouches » entre deux livres de Jean-Claude de Noguès, plus rarement « l’Île au trésor ». Un peu plus bas, l’étrange « Ravage » de Barjavel et « Les petits enfants du siècle », que j’avais dû lire en quatrième, et à leur suite « Le meilleur des mondes » de Huxley ou « Animal farm » d’Orwell. Sans oublier « Des Souris et des hommes » et, à sa suite, d’autres récits de poussière et de grand sud, des salopettes, la vie pauvre et cruelle. Des Hemingway en surnombre, le « Croc-blanc » de London. Fenimore Cooper, Walter Scott ou Jules Verne, même en lambeaux, sont en voie d’extinction. Les éditions reliées du Reader’s digest leur ont survécu. Plus serrés et déteints, les Montherlant, les Troyat, les Bazin, les Pagnol, les Giono sont quelques-uns des grands champions de ces lectures à la flambée devenues, durant les Trente glorieuses, des lectures de congés payés. Au milieu de ces variables enchantements et de ces menus littéraires, un auteur se distingue, à la confluence du souvenir scolaire et d’une région littéraire moins nettement balisée. Je veux parler d’Henri Bosco.
Je n’ai lu « L’enfant et la rivière » qu’à 37 ou 38 ans. J’aime à penser que ce grand succès du livre pour adolescents, jadis, s’est transformé en succès de brocante au fil des générations. Il subsiste comme une référence coriace qui passe les modes, peut-être parce qu’il représente le modèle d’un type de récit. Certaines qualités peuvent être avancées. Le titre crée d’abord à lui seul, par son immédiateté simple, un lieu imaginaire où l’on va sans y être allé et où l’on retourne, après lecture, comme si l’histoire s’était étoffée en notre absence. Ainsi, que vous ayez lu ou non « L’Enfant et la rivière », le titre, au-devant de son texte, ouvre une voie imaginaire que la lecture n’augmentera, si j’ose dire, que d’une version. Car l’aventure de Pascalet, que je me suis appliqué à ne pas relire pour écrire ces lignes, représente une dimension ouverte, une géographie toujours chaude quand on l’a oubliée. Cette lisière, si chère à Julien Gracq, Bosco en soigne la ligne de partage et de trouble entre le connu et l’inconnu. L’aventure consiste, en somme, à aller voir ce qu’il y a derrière et à l’anticiper largement, à se laisser envahir par le délicieux préalable. Sans doute Bosco fait-il dépendre de son Lubéron d’élection, de sa connaissance du terrain, les immersions de ses personnages et de ses lecteurs, mais la magie de son récit me paraît inséparable d’un exotisme « d’à-côté » qui en permet la transplantation dans toutes sortes de reliefs et de latitudes. « L’Enfant et la rivière », c’est l’aventure à la campagne, en été. Or, le braconnier Bargabot, tel un nocher, met en évidence un merveilleux lié au désir plus qu’au territoire. Le monde enchanté dans lequel Pascalet bascule dès lors qu’il fugue et progresse au-delà des limites autorisées, devient un paysage peint aux couleurs de son désir. Plus précisément, une enfilade de visions conformes à ce mélange d’envie et de crainte quand on se risque à l’inconnu. Bosco met dans sa description de la flore et de la faune, un soin tactile où les tiges et les joncs semblent s’allumer au toucher. La netteté du milieu peint par Bosco découpe des ensembles aquatiques ou végétaux rutilants, impeccablement découpés tels des éléments de décor qui coulissent au passage de Pascalet. La vase elle-même y semble un jus littéraire. La nature se penche, une branche après l’autre, comme un rideau articulé sur le garçon. Partout le manteau végétal ondule comme une vaste fourrure indulgente envers son incursion solitaire. En revanche, si Bosco ménage pour l’enfant un ballet de son âge, il anime au frisson des taillis les promesses d’autres formes, moins rassurantes, auxquelles l’auteur expose son personnage. Henri Bosco excelle à générer ce risque ambiant. Pascalet n’avance qu’électrisé par des forces qui le dépassent. Le fantastique l’enserre, et le garçon n’a d’autre choix, à la nuit tombée, que de s’en remettre aux forces occultes qu’il pressent au ras de l’eau et à l’ombre des frondaisons. Il s’y enfouit, s’y love et en fait même son abri protecteur à la tombée du jour. Mais Bosco n’en reste pas aux effets atmosphériques et aux latences dangereuses ; il donne à son lecteur cette transgression qui coïncide avec l’abandon ou presque du vraisemblable. Ce tremblé dans le traitement de la vraisemblance joue d’ailleurs pour beaucoup dans le charme du récit. De la présence vaguement menaçante du braconnier tentateur, nous passons à l’indigène, à Gatzo l’enfant sauvage délivré des bohémiens par Pascalet. Gatzo, trouvé au centre d’une île elle-même interdite, presque impossible d’accès, désigne le noyau ardent de l’aventure et comme la face révélée du mystère. Celui de la forêt et de ses lois. Double sauvage de Pascalet, Gatzo prolongera l’expérience orphique de son libérateur. Nous entrons d’un seul coup dans une histoire à dormir debout mais le personnage bien forgé de Pascalet, puisqu’il partage le même monde, renforce les contours des nouveaux venus. Le garçon, en accostant sur l’île, débarque dans l’univers du conte, avec une tonalité merveilleuse introduite en rafale : une île coupée du monde, un enfant sauvage prisonnier, des bohémiens ravisseurs, un ours et les dangers afférents. La forêt en solitaire, déjà, avait éloigné Pascalet de sa réalité, le cours d’eau le propulse dans une fantasmagorie.
En quelques pages, l’auteur établit les bases d’une piraterie provençale et d’une « île au trésor » miniature. Le danger est bien là, Bosco en crée la teneur, mais sans que cette menace ne vienne compromettre le penchant de gaieté profonde du récit. L’écrivain atteint ce point d’équilibre du danger sympathique tel que le pratiquera Enid Blyton avec « Le Club des cinq ». Le jeune lecteur comme le moins jeune sent à chaque détour de phrase la joie fictionnelle, mais ce frisson d’aise se double aussi, tel est le talent de Bosco, d’une inquiétude sourde, elle forme la doublure prestigieuse de ce qui ne serait sans elle qu’une trame d’aventure stéréotypée ; les personnages obscurs font corps avec les ombres de la forêt et le genre d’émotion qui en découle excède le spectre conventionnel des frissons littéraires pour adolescents. Nous sommes en grande féérie, et elle est d’autant plus puissante qu’elle se déroule dans un cadre champêtre familier à quiconque a fréquenté un jour un sous-bois ou s’est attardé le long d’un cours d’eau. « L’Enfant et la rivière » possède un pouvoir d’embrayage sur nos propres rêveries d’escapade et de joie lumineuse.

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Sugar Ray Leonard

6/2/2021

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In the mid-1980s, boxing reached a golden age on the French TV channel Canal +. Charles Biétry and Jean-Claude Bouttier treated night owls and lovers of the noble art to the private channel broadcast of live prestigious events, fights for the WBC or WBA title, but also less prominent boxing during “Baltard Mondays”, in Nogent-sur-Marne. They were monthly meetings, in which Mexican boxers, who had arrived the day before, numb and drowsy, were crushed by the French boxing contenders, as the punters and other bawlers cheered. These galas were filled with sluggishness and the stench of locker rooms, the Mexicans’ hands were bandaged while they were spoken to in an incomprehensible language, and the commentators tried to erase any reminiscence of a slaughterhouse. Between these community hall atmospheres and the splendor of Caesar’s Palace in Las Vegas, the best French people were trying to find a place and a name for themselves. Long after Cerdan, some eventually won a world title. Fabrice Bénichou, René Jacquot, Thierry Jacob, Christophe Tiozzo, Gilbert Délé, Daniel Londas were world champions even if most of them did not know how to keep their belts for long. In Tiozzo’s  corner, there was Jean Bretonnel speaking calmly and formally to his protégé between two rounds; one felt the fervor of Calais during Jacob’s fights and saw Jacquot’s determination facing Don Curry: the memories of these tense evenings are great, whatever the arenas. The urgency of the "now or never" prevailed in an atmosphere of wobbly, popular and hoarse jubilation, bordering on partisan riot; and so, there was sometimes a victory in the end. But lurking behind these fleeting coronations, was an even more prestigious memory, that of the two clashes between Bouttier and Monzón in 1973 and 1974. The reports are consistent and qualify Bouttier as an exemplary and courageous warrior. His former boxing hall brother Louis Acariès said "he fought like a gladiator", and Monzón himself, the indestructible middleweight of the 1970s, considered Bouttier to be the most formidable of his opponents. This fighting spirit would also transpire in Bouttier’s fervor as a sports reporter.
A psychological reflex leads us to adorn remote times with prestige, to give them a flattering patina. The fights of Rocky Marciano, Sugar Ray Robinson, Marcel Cerdan or those of Cassus Clay could seem unconquerable models lost in the mists of a bygone era, with the assumption, well-founded or not, that the temperaments of gentlemen gave to these champions a quality which has definitely been lost. And yet the year 1984 and 1985 were set in the middle of a storm which had arisen at the end of the Seventies. This bad weather was blowing on the category of the super-welterweights and the middleweight when four men competed fiercely between 1979 and 1989 with rematches and deciding matches. Boxing history has dubbed them the "Fabulous Four". They were Roberto Durán, "Mano de Piedra", “The Hitman” Thomas Hearns, “Marvelous” Marvin Hagler, and "Sugar" Ray Leonard. Some experiences are designed to happen at night, night is calling them, shaping them, sheltering and creating them. The 4 boxers only appeared at night, emerged from sheer darkness, from which they then made their way through the crowd wearing hoods only to finally reveal a muscular and gleaming bust, an armored flesh and a formidable look. After the presentations and the rite of the announcer in a tuxedo -Michael Buffer- the unvarying steward with graying temples, came the hit of the gong and 12 rounds, which might or might not be shortened by a knockout. The arenas came to life again for every big match, and there was no shortage of highlights. On April 4, 1987, I set my alarm clock for the legendary poster: Hagler vs. Leonard, a match which could not take place 5 years prior due to Leonard’s retinal detachment. The confrontation was eventually going to take place, and the occasion was Leonard’s first comeback. The fight between these two best boxers was when the confrontations between the “Fabulous Four” converged and peaked. It was about boxing, athletes and performance, but the fights broadcast across the Atlantic were particular at that time and seemed to come from an unknown continent, from an illuminated ring with escorts, billionaires and show business figures strutting about, sneering with their cigars and furs around the promoters. This perimeter of American big money, pitifully enhanced, here and there, with the hilarious smile of a Hollywood star, added a vulgar varnish to these evenings, and the people showing up limo silly part still added, if necessary, to the aggressive perfection of the duels.
The quartet of the best in the middleweights, welterweights and super welterweights, would soon be followed, later in the decade, by great boxers such as Iran Barkley, Mike Mc Callum, Michaël Nunn and John Mugabi; in this quartet, Sugar Ray became very quickly the exception, a special case, his conquest seemed to be centred not just around titles, but also focused on the legendary place attributed by the public and collective memory. To be legendary one needed results, and something less easy to isolate, which was based on pace, style, gestures, look and conduct inside and outside the boxing ring. Leonard's elegance gave him an elusive bonus. What’s more, he had come-back, and seemed to be fighting a losing battle. The boxer attracted enthusiasts of the noble art in two opposite ways: his temperament almost felt invincible while a form of delicacy tended to contradict it. The somewhat slender quality of his person, made you think he could lose, or be knocked out. The images of Sugar Ray revealed in broad strokes a boxing enigma in a high-tension show. At the 1976 Olympic Games in Montreal, when the boxer defeated the Cuban Andrés Aldama and won the gold medal, and within the amateur boxing soul and at the Olympics, Leonard is already in the lead, but is still only one boxer among the other American team members. Going pro, after this title, was not easy. To provide for his family, Leonard gave up his plan to study. After his dream came true in Montreal, the boxer declared: "Now I want to go to school". He would not. The circumstances would accelerate the birth of the giant, because this boxer brought to light a widened shadow on the ring and his dark gaze when he was boxing. The metamorphosis had already been observed in Cerdan when he entered the ring. His fear turned into a devastating force. Leonard's profile could appear in his eyes, where his victories were created. The athlete's musculature, in the categories he excelled in, welter, super-welter, middle, super-middle, and half-heavy, signalled the boxer's strength and anatomy, but the way Leonard's eyes seemed to shy away in their sockets when he boxed, announced the fate of his opponents; it was a switch to a dark mode with his whole body hitting and dodging the blows. Specialists rightly note his fast right-hander qualities, his breath-taking reaction speed and his "supersonic" gaze, but it should be added that he had a kind of dread in the eyes. Galvanized with fear, Leonard appeared to be holding two cannonballs at arm's length which he was determined to bring down on his opponent. The boxer's execution speed and velocity were not only efficient but also appeared to stem from a desire that went beyond that of the decisive strike. This desire was expressed in his sense of style and in his puncher’s dance; it was the ritual return of an old anger and suitable combinations to appease it. When Leonard hops around Durán or Hagler, jabs them again and again, we see a kind of drumming, the opponent being the skin of the drum; Leonard harassed his opponent to defeat them of course, but also to keep pace with a ritual and initiatory danger. The movements of the “bolo punch”, the flurries and the grape shot of the famous Sugar series were emblematic of the boxer's combativeness and multiplied during the fight against Hagler; they unfolded for the eyes of the spectators, became grace bordering on fury. Like a heavy-handed angel, he administered disproportionate punishment and we witnessed a phenomenon akin to thunderstorm, an energy released by lightning, in patterns dictated by lightning. The discharges stunned the adversary and they had their own worth. Their strange earthquakes, starting from the bust and the arms, unleashed a choreography, a calling for the two upper limbs. Boxers known for their style are animated by a grace seen in wild cats and are inaccessible to the blows of the punchers. Sugar Ray combined the two qualities: the fluidity and the strength, united by a glorious obsession. This combination becomes even clearer when considering the boxer's double lineage: with Mohamed Ali- Angelo Dundee trained them both- and with Sugar Ray Robinson, the most famous welterweight and middleweight of the post-war period, the model for the stylish hooks who authorized him to use the nickname of "Sugar". Leonard’s demeanour is pleasant and he is as skilfully affable on a TV set as he is spectacular on the boxing ring; yet his charm remains pervasive and elusive, and he, the jubilant bearer of the feat. His hard gaze still owns a piercing and rare spark, like an intimidating forerunner, which is the taste and the sign of victory.        
                                                             Tous nos remerciements à Mélanie Laurent pour sa traduction en anglais.                                                                                              
Au milieu des années 80, sur Canal+, la boxe connut un âge d’or. Charles Biétry et Jean-Claude Bouttier régalèrent noctambules et amateurs du noble art quand la chaîne privée diffusait en direct des affiches prestigieuses, des combats pour le titre WBC ou WBA, mais aussi une boxe moins capée lors des « lundis de Baltard », à Nogent-sur-Marne. Réunions mensuelles où des boxeurs mexicains, arrivés de la veille, engourdis et somnolents, se faisaient étriller par les espoirs de la boxe française, sous les hourras des parieurs et autres braillards. Ces galas poussifs aux relents de vestiaire, ces Mexicains à qui l’on bandait les mains en leur parlant dans une langue incompréhensible, les commentateurs s’efforçaient d’en gommer les lueurs d’abattoir. Entre ces ambiances de salle des fêtes et les fastes du Caesar’s Palace, à Las Vegas, les meilleurs Français tentaient de se faire une place et un nom. Longtemps après Cerdan, certains finirent par décrocher un titre mondial. Fabrice Bénichou, René Jacquot, Thierry Jacob, Christophe Tiozzo, Gilbert Délé, Daniel Londas furent champions du monde même si la plupart ne sut défendre longtemps sa ceinture. Dans le coin Tiozzo, Jean Bretonnel vouvoyant son poulain avec calme entre deux rounds ; la ferveur calaisienne, lors des combats de Jacob ; la détermination de Jacquot face à Don Curry : les souvenirs sont grands de ces soirées sous haute tension, quelle que fut l’arène. L’urgence du « maintenant ou jamais » régnait dans une atmosphère de liesse bancale, populaire et éraillée, proche de l’émeute partisane, et la victoire, donc, fut parfois au bout. Mais à l’arrière-plan de ces couronnements fugitifs, un souvenir rôdait, plus prestigieux encore, celui des deux affrontements entre Bouttier et Monzón en 1973 et 1974. Les témoignages concordent pour qualifier Bouttier de guerrier exemplaire et courageux. « Il se battait comme un gladiateur » dit de lui son ancien frère de salle Louis Acariès, et Monzón lui-même, l’indestructible poids moyen des années 70, considère Bouttier comme le plus redoutable de ses adversaires. Ce mental de battant passera dans la ferveur que Bouttier mettra à commenter les matches.
Un réflexe psychologique nous porte à parer de prestige les époques reculées, à y mettre une patine flatteuse. Les combats de Rocky Marciano, Sugar Ray Robinson, Marcel Cerdan ou ceux de Cassus Clay pouvaient paraître d’indétrônables modèles perdus dans les brumes d’un temps révolu, avec le présupposé, fondé ou non, que des tempéraments de gentlemen donnaient à ces champions une valeur définitivement perdue. Et pourtant. Nous sommes en 1984, en 1985, en plein dans une tempête qui s’était levée à la fin des années 70. Ce gros temps soufflait sur la catégorie des super-welters et des poids moyens où quatre hommes s’affrontèrent de façon acharnée entre 1979 et 1989, enchaînant les revanches et les belles. L’Histoire de la boxe les a surnommés les « Fabulous Four ». Il s’agissait de Roberto  Durán, « Mano de Piedra », de Thomas Hearns « the hitman -Le tueur à gages », de Marvin « marvelous » Hagler, et de Ray « Sugar » Léonard. Certaines expériences sont faites pour la nuit, elle les appelle, les conditionne, les abrite, les génère. Les 4 en question n’apparaissaient que la nuit, ne sortaient que du noir où, après s’être frayés un passage dans la foule, la tête encapuchonnée, ils ne dressaient au monde qu’un buste musculeux et brillant, une chair cuirassée et un regard redoutable. Passées les présentations et le rite du speaker en smoking, Michaël Buffer, toujours le même steward à tempes grisonnantes, c’était le coup de gong et 12 rounds abrégés ou non par un KO. Les feux de la rampe se rallumaient d’un grand combat au suivant, et les « highlights » ne manquaient pas. J’ai mis mon réveil, le 4 avril 1987, pour l’affiche légendaire : Hagler vs Leonard, match impossible 5 ans avant en raison du décollement de rétine dont souffrait Leonard. La confrontation allait donc bien avoir lieu, à l’occasion du premier « come-back » de Leonard. Ce combat des deux meilleurs offrit la synthèse et le sommet des affrontements entre les « Fabulous Four ».
Il s’agissait de boxe, d’athlètes et de performance, mais, en l’espèce, les combats retransmis Outre-atlantique, à cette époque, semblaient provenir d’un continent inconnu, d’un ring suréclairé où se pavanaient poules de luxe, milliardaires et figures du show business, dans une mêlée goguenarde de cigares et de fourrures autour des promoteurs. Ce pourtour de grosses liasses américaines, piteusement réhaussé, çà et là, du sourire hilare d’une star d'Hollywood, donnait à ces soirées un clinquant vulgaire, une part loufoque d’arrivée en limousine qui affûtait encore, si besoin était, la perfection agressive des duels.
Dans ce quatuor des meilleurs chez les poids moyens, welters et super welters, à la suite desquels viendront, plus tard dans la décade, de grands boxeurs tels qu’Iran Barkley, Mike Mc Callum, Michaël Nunn ou John Mugabi, Sugar Ray fut très vite l’exception, le cas à part, celui autour duquel semblait s’organiser la conquête, non des seuls titres, mais de cette place de légende accordée par le public et la mémoire collective. Cette entrée dans la légende tenait compte des résultats, mais aussi d’un critère moins facile à isoler, qui reposait sur l’allure, le style, les gestes, le regard, la conduite sur le ring et hors du ring. L’élégance de Leonard lui donnait un insaisissable bonus. Plus encore ce double ressort du come-back et du combat perdu d’avance. Le boxeur cumulait deux attraits contradictoires pour l’amateur du noble art : un tempérament de quasi invincibilité et une forme de délicatesse qui tendait à le démentir. Quelque chose de gracile qui, partout sur sa personne, donnait à penser qu’il risquait de perdre, de tomber KO. Un secret de la boxe et du spectacle à haute tension évolue à grands traits aux images de Sugar Ray. Aux Jeux Olympiques de 1976, à Montréal, où le boxeur se défait du Cubain Andrés Aldama et remporte la médaille d’or, l’esprit de la boxe amateur et des olympiades ne présentent encore qu’un Leonard civil, déjà en tête, mais encore parmi les autres, à savoir les autres boxeurs de l’équipe américaine. Passer pro, après ce titre, n’allait pas de soi. Pour subvenir aux besoins de sa famille, Leonard renonce à son projet d’étudier. Après son rêve réalisé à Montréal, le boxeur avait déclaré : « Maintenant, je veux aller à l’école ». Il n’en sera rien. Les circonstances vont accélérer la naissance du géant. Car ce boxeur porte aux yeux, sur le ring, cette ombre élargie, ce regard foncé quand il boxe. Un phénomène de changement à vue déjà observée chez Cerdan quand il montait sur le ring. Sa peur se muait en force ravageuse. Le profil de Leonard, le creuset de ses victoires semble flotter dans son regard. La musculature de l’athlète, dans les catégories où il a excellé, welter, super-welter, moyen, super-moyen et mi-lourd, signale la force et l’anatomie du boxeur, mais la manière dont les yeux de Leonard s’effarouchent dans les orbites, quand il boxe, annonce le sort des adversaires, un passage en mode sombre où le corps entier frappe et esquive. Les spécialistes relèvent à raison ses qualités de droitier rapide, sa vitesse de réaction époustouflante et son regard « supersonique », mais il faudrait ajouter cette manière d’effroi dans les yeux. Galvanisé par la peur, Leonard paraît tenir à bout de bras deux boulets qu’il s’applique à abattre sur son adversaire. La vitesse d’exécution et la vélocité du boxeur sont non seulement efficaces mais paraissent également d’un autre désir que la frappe décisive. Ce désir serait dans la beauté du geste, dans la danse du cogneur ; le retour rituel d’une ancienne colère et des combinaisons adaptées pour l’assouvir. Quand Leonard sautille autour de Durán ou Hagler, les pique et repique, nous assistons à une espèce de tambourinement, l’adversaire étant la peau du tambour; Leonard harcèle pour battre son adversaire bien sûr, mais autant pour garder la cadence d’un danger rituel, initiatique. Les moulinets du « bolo punch », les rafales et la mitraille des fameuses séries de Sugar, emblématiques de la combativité du boxeur et multipliées lors du combat contre Hagler, développent aux yeux du spectateur une forme de grâce élevée à la fureur. Quelque chose d’un ange aux mains lourdes administre une punition démesurée et nous assistons à un phénomène proche de l’orage, de l’énergie libérée par la foudre, au dessin choisi des éclairs. Les décharges assomment l’adversaire mais elles valent pour elles-mêmes. Leur étrange séisme parti du buste et des bras lâche une chorégraphie telle une vocation des deux membres supérieurs. La grâce du fauve anime parfois les stylistes,  inaccessibles aux coups de boutoirs des « punchers » ; Sugar Ray alliait les deux qualités : le délié et la frappe, unis par une obsession glorieuse. Un alliage que surligne d’ailleurs la double filiation du boxeur avec Mohamed Ali, dont Angelo Dundee, le soigneur, est devenu le sien, et avec Sugar Ray Robinson, le plus illustre des poids welters et poids moyens de l’après-guerre, le modèle du fléau stylé, qui l’a autorisé à reprendre le sobriquet de « Sugar ». Les abords plaisants de Leonard, aussi habilement affable sur un plateau TV que spectaculaire sur un ring, n’atténuent en rien le charme prégnant, insaisissable, de ce porteur jubilatoire de l’exploit, et de cette étincelle dure à l’œil, perçante et rare autant qu’annonciatrice et intimidante, qui est le goût et le signe de la victoire.
 

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De Bruit et de Fureur, 1988, Jean-Claude Brisseau

5/25/2021

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L’enthousiasme fut de croire que le film de Jean-Claude Brisseau, vu à l’époque où une place coûtait un franc pour la « Fête du Cinéma », annonçait d’autres métrages du même genre. Plus le temps a passé, moins j’ai rencontré de dignes frères ou sœurs de ce film, chef-d’œuvre intégral d’une vie d’époque et d’un air du temps, ceux des années 80 saisies de plein fouet, avec leurs visages et leurs tours en transparence réciproque. Les immeubles y sont graves et Brisseau a mis aux yeux de ses acteurs-personnages le même éclat de carreau noir dans les étages. On me dira que l’époque n’était pas exclusivement d’immeubles, que ce théâtre de barres et de tours datait des années 50 et 60. Mais dans mon souvenir encore très net, toute l’époque, en ses moindres textures, semblait d’un horizon de ciment, d’une lumière réfractée du bitume, du trottoir, et d’une crête des toits surmontée d’un ciel blanc, dont le prototype devait se trouver, à l’ouest dans les villes minières de l’Angleterre, à l’Est à Berlin, Leipzig ou Dantzig. Plus qu’il ne raconte une histoire, le film de Jean-Claude Brisseau emboîte le temps du rêve. Plus précisément d’un cauchemar ou d’une froide hallucination. Bruno est un jeune collégien, seul dans une tour. Chaque soir, il rentre dans un appartement semé de mots écrits par un spectre maternel. Avec les messages que Bruno trouve dans l’appartement, censés être écrits par une mère dont la voix off redouble plus qu’elle n’atténue le simulacre, Brisseau invente une clandestinité orpheline sans exemple dans le panorama des arts ; un néant d’affection dont les reflux cruels auréolent le jeune Bruno. Pour trouver cette atmosphère de limbes crues, ce n’est pas dans les arts qu’il faut chercher, mais en baissant les yeux sur ses propres chaussures, sur les passerelles où elles sont allées et venues du domicile au collège, à l’époque où nous avions 13 ou 14 ans. Bruno est le copain de classe, le collégien emblématique des années 80 ; il en a l’allure type, le survêtement gris, la chevelure sans coupe, en bataille, et le cartable sur les épaules. L’ami accidentel, dans ce désert, est un oiseau nommé « Superman » dont le cri bref et strident résonne comme la signature de la solitude, son épitaphe répétée et son alarme étranglée. Un point d’interrogation criard lancé comme une décharge animale de tendresse à une note, à son unique. La vie de Bruno tient dans une temporalité suspendue, un arpentage lent et sans panique autour de quoi se déroule sobrement le sacrifice de toute joie et affection. Une lumière réfléchissante, un gris pâle général, du ciel au béton, entre partout comme une brume aussi revenante que la mère invisible. Ici, l’agitation hagarde d’adolescents et d’adultes, qu’il s’agisse des phases hébétées ou violentes, anime la vibration d’un territoire. Maquette du destin des personnages, l’esplanade à immeubles hante dès les premiers plans. Le vert et le gris auraient pu intituler, et avec lui le film entier, le dédale bétonné entrecoupé de talus où se dessine quelque indicible formule de terrain mal aimé. Cette verdure hargneuse cache des parkings souterrains, des galeries, des caves, auxquels semblent associés par paires les butins, les viols et les trafics. « De Bruit et de fureur » est déjà tout entier dans l’affiche du film. La colombe de la paix y est calcinée, embrasée au cocktail Molotov par le fléau de 13 ans, Jean-Roger, l’adolescent dépenaillé, en cuir, le rôdeur des blocs, l’apprenti criminel, l’épouvantail à mobylette, le sadique par désœuvrement. Sa cruauté grand guignol, presque sans limites, pourrait rappeler la tournure prise par notre époque depuis 30 ans : un vaste écrase-fréquences, où les dernières flammèches d’un semblant de goût et de désir ont laissé place à une masse abêtie jusqu’à l’absurde, viande robotique à divertissement poissard ; mais le personnage de Jean-Roger n’en a pas le cynisme. Il y a du carnaval, de l’anarchie festive dans ses méfaits, un fond de lésion et de carence affective qui en fait le double de Bruno. Avec ou sans parents, l’Amour est à zéro. Mais le film aborde surtout cette portée intouchable, hérissée d’émotion, que Brisseau cherchait dans ses films. « De Bruit et de fureur » est un monument qui surpasse les causes et ses conséquences par un saignement à blanc dont le cinéaste n’a rien oublié. Jean-Claude Brisseau est parvenu à trouver un grain de lumière prestigieux en même temps qu’une blancheur frontale au travers desquels chacun des protagonistes est voué à un coup de pâleur qui en sublime la tristesse. L’image, celle de l’affiche comme toutes celles du film, reprend partout le même cri bardé et équipé pour tenir. Pour la première fois, dirait-on, de vrais morts nous parlent, aussi blancs et marbrés que leurs voisins de tombes. Ils n’éructent pas, du moins pas tous, ils prennent leur temps, ils ouvrent les yeux et disent les mots de ceux qui sont revenus ou restés dans un enfer établi, institué, et même, il faut bien l’avouer, un enfer grandiose, trempé dans l’outrance de couleurs rares et violentes. Le film en est tapissé de ce fond à contrastes blafard. Il est d’une brume d’immeubles levée à l’Est telle qu’elle enrobe les bâtiments dressés derrière le mur de fer, ceux du film de Zulawski : « Possession » ou de « Christiane F. ». « De Bruit et de fureur » se déroule en entier dans les brumes bleu-mauve et marbrées d’une congélation péri-urbaine, et cette lumière pailletée, cette clarté de givre, de banquise et de matin gris farde toute chose d’un maquillage de mauvais sort, donne aux êtres le teint d’un pré-embaumement. Pas encore cireux, ils ont mauvaise mine tout en gardant l’œil sombre des fortes fièvres. Tous les personnages du film portent cet éclat bouillant aux yeux. Ils ont la voix basse d’un lendemain d’apocalypse ou d’une déception indicible, qu’ils ont décidé d’oublier. Brisseau en a extrait l’œuvre d’art. L’atmosphère du film peut toujours, à qui le souhaite vraiment, se laisser réduire à sa portée dénonciatrice. Il suffit de voir, plus de trente ans après, l’état des cités dortoirs, des barres de HLM et la vie irréelle réservée à ceux qui ont dû ou doivent vivre dans ce type d’urbanisme conçu pour le crime et sa prospérité. Le film de Jean-Claude Brisseau alerte peut-être par l’énormité de sa tension, indique à qui l’ignorait encore le cynisme abyssal des édiles en charge de l’urbanisme de masse, du wagonnage à prolétaires, mais, encore une fois, cette tension, à mieux y regarder, à honnêtement ressentir et se laisser plaquer par l’impact, érige en grondement et éblouissement un monument. Il en a d’ailleurs les longueurs de pierre, la modernité des immeubles monolithes et la statuaire imposante de son bestiaire humain. A la manière dont Brisseau la filme, l’appréhension de cette zone de Bagnolet vire à l’ambigu, elle miroite trop abruptement pour ne rester qu’une plateforme de désespérance ; son orage bas vire au surnaturel, au somptueux féroce. Car le cinéaste trouve de la beauté à ces cages de désolation. Une dignité étincelante et sévère naît de la tristesse emmagasinée aux façades des immeubles. La poésie mordante et agressive des tours découpées sur le ciel se laisse rêver ou cauchemarder mais son énigme conquérante est un brisant. Les immeubles tiennent à la fois du mégalithe bien usiné et du bourreau impassible. Brisseau laisse à sentir, au fond de ces tours où d’ailleurs personne ne crie plus aux fenêtres, un ordre de fait-divers extravagant. L’on suppose sans peine, en l’extrapolant des personnages du film, une vague de dépressions graves et mutiques, des suicidés oubliés, momifiés, d’indécrochables pendus du dernier étage, des sépultures sous les faux plafonds ; toutes sortes de mystères au fond des mortiers et des fondations. Car la douleur, ici, n’est pas un événement, isolé ou successif, qui survient, la douleur grésille continûment, et le fantastique est son milieu. L’apparition féminine entrevue par Bruno, figure syncrétique de mère suppléante et maîtresse fantasmée, est l’étoile esseulée d’une nuit irréversible où tout se déroule sur un fond de cœurs détruits. Brisseau y exhume la notion de héros, plus immémoriaux qu’antiques, dans une épopée à pas presque feutrés dans le ravage. Chaque protagoniste est l’expert de son drame : Bruno, le jeune garçon livré à lui-même joué par Vincent Gaspéritsch ; Jean-Roger, l’enragé perdu interprété par François Négret ; son père, le truand brutal joué par Bruno Crémer, le grand-père moribond, paralysé et momifié sur un divan qui agonise en assistant à une rixe au couteau ; le frère aîné qui veut s’en sortir et joue au bon petit soldat ; sa petite amie ambitieuse, ridiculisée dans sa voiturette puis violée par la bande de Mina, sorte de sorcière clanique d’une horde du sous-sol. La collection de portraits ne peut être plus contrastée, chacun est saisi à son rendez-vous hurlant avec les circonstances, et avec pour loi celle du pire. Aucun film américain n’a capté comme l’a fait Jean-Claude Brisseau, cette bétonnière où les bosses herbeuses, elles-mêmes, sont des complices zélés du gris. Chaque visage surgi de cet espace cerné de garages souterrains et de chape désertée, porte l’insolation cireuse du gris ambiant. Le drame, ici, ne culmine pas, n’éclate pas, même lors des acmés ; le drame règne, étale et ouaté, avec l’amorti et l’impression de lévitation nauséeuse du rêve, inscrit au plus haut point, peut-être, dans la pâleur de Fabienne Babe dans le rôle du professeur de collège. Pourvoyeuse de tendresse, voix douce au milieu du néant, grâce pudique, proie scrutée de tous les fantasmes d’infamie, celle qui dansera avec Bruno et lui donnera des leçons particulières après les cours, hideusement calomniée puis interrompue par le principal du collège, genre de croque-mort engoncé dans un costume de mauvaise coupe, elle entasse les espoirs mourants sur ses épaules. Le personnage féminin vogue ainsi qu’un étendard, une vérité qui fait taire. Dans ses traits et la beauté chaude de son regard blessé, on devine une femme de chair et de désir en même temps que la dépositaire saturée d’une bonté dévidée, privée de miroir, jusqu’à cette relation fragile et très vite sacrifiée entre le jeune homme et elle. On croirait l’humanité, autour de cette déesse sociale aux yeux cernés, un flot de damnés, jetés là, dans la basse fosse d’un bâtiment auquel répond bien le titre glacial de C.E.S, enceinte qui ne trouve pas le ton et exhibe en matière pauvre la raideur d’une morgue bas de gamme, d’un assemblage de cloisons fleurant l’abattoir, sorte d’hospice bâtard où l’on enferme des hordes pubères vouées à l’abstraction des cours, des tables, des chaises, alignées en rang et à l’affût des révoltes, du coup d’éclat, de l’anarchie. Jean-Roger, en créant à lui seul un soulèvement dans le collège, nous offre une scène attendue de toujours, une prise sauvage de l’institution carcérale nommée scolaire, assiégée comme une Bastille retardataire. Après cette mise à l’étouffée des murs publics, seul semble promis, au bout, l’esclavage long, frère de la maladie mortelle qui devancera l’usure, abrégera la peine en ameutant pour de bon les grimaces de la mort. Ces murs, cette cour déserte où le pauvre mot de récréation ne vient pas aux lèvres, ces cloisons et ce préfabriqué sonnent creux et vide, ces murs et ses couloirs, tels qu’ils appellent les braillements et la résonance des cris, lâchent des étendues de froid animées et mauvaises où rien, strictement rien de buissonnier ne subsiste. Exceptées la voix de Fabienne Babe et les paroles interloquées de Bruno, rien n’enraye ce silence de nécropole où les hommes et les femmes sont ailleurs à dépérir au travail, à se déchirer ou à se vautrer.


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Léon Golub

5/19/2021

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J’ai trouvé Golub à Paris, sur une affiche, à la vitrine d’une galerie. Une de celles qui ne semblent jamais ouvertes, adresse froide entourée de ses consœurs dans une cour d’immeuble, énième antenne de l’impayable prétention à la française. En dépit de son petit format, je ne pouvais passer à côté de cette affiche. Avec son groupe de figures sur fond de vastes à-plats, elle rassemblait assez de matière griffonnée et râpée pour accrocher le regard. L’image se distinguait par l’une de ses tentatives imprévisibles comme je les espérais et ne les voyais jamais dans les lieux d’exposition ; je les rêvais en supposant une méchante avant-garde, une peinture des bas-fonds faite par les fils éloignés d’un expressionnisme des ruines et de la débauche. La peinture reproduite donnait typiquement l’envie d’en voir plus, de vérifier si l’artiste pouvait décliner ce charme à volonté. La scène et son ambiance parlaient de jeunesse et de peinture faite à l’ampoule des caves ; une peinture de ghetto, avec des fonds de pots, sous des plafonds amiantés. Un groupe de figures aux membres allongés se démarquait donc sur un fond uni. Les visages et les vêtements exhibaient le même grain distinctif, chiné, grenu. Un effet frotté dont Golub tirait le meilleur effet. Tissu et peau y gagnaient une patine et un air buriné proches des traits surlignés dans la bande-dessinée, des ombres schématiques similaires, des cicatrices noires, presque gratuites, mais d’une manière plus fondue et richement texturée. Un hiératisme lié à l’étirement rapprochait ces corps de ceux de Schiele ou même de ceux en pointe de Bernard Buffet, y compris leur peau comme scarifiée par les rides d’expressions ou couverte de fines hachures telles des peintures de guerre, surtout aux visages modelés par les encoches et les chevrons employés par le peintre. De près, ce sont des balafres sioux, de loin, c’est un modelé inédit, mâchuré, une sorte de maniérisme veineux. L’artiste s’appuie pourtant sur des photos pour composer, le réalisme photographique se fait sentir, mais ses figures peintes sur des hauteurs de trois mètres imposent une allure de personnages de peinture, issus d’un monde peint, non photographiques, donc, et fictionnels à souhait, transfigurés par le style du peintre. Comment Golub est-il venu à la peinture ? Je l’ignore. En revanche, et il faut le souligner à l’honneur des USA, Golub a reçu une bourse en tant que vétéran de la deuxième guerre mondiale. Une carrière de peintre-pacifiste débute alors. Dès cette époque, l’artiste et sa femme, Nancy Spero, ont mené une vie d’engagement à travers leur art. Ainsi Golub est-il connu pour sa série « Napalm » consacrée à la guerre du Vietnam, ou encore pour une série intitulée « Riot ». Meurtres, agressions, crimes règnent surtout en tension dans ces toiles, un mauvais coup est en cours, juste avant le passage à l’acte. Une atmosphère de complicité sinistre, voire d’exécution sommaire, domine dans les tableaux du New-yorkais. Sans doute y entre-t-il quelque chose de cette dénonciation que Golub entendait pratiquer dans son art, mais la transmission immédiate, le type de commotion causée par les toiles géantes de Léon Golub passe outre le « message » ou la portée symbolique. L’impact des œuvres de Golub relève de la seule peinture et de ses pouvoirs. A commencer par la texture de lin des vastes tapisseries à quoi s’apparentent les peintures de Golub. On les croirait trempées dans quelque jus de cinabre de sa fabrication, d’un vieux lin rouge moyenâgeux, coloré dans la masse. Golub suspend ces tentures/tapisseries et il en résulte un superbe télescopage entre l’allusion médiévale de la toile pendue, aux lourds plis vagues, et l’ambiance d’illustration représentant des mercenaires, des soldats ou autres groupes d’agresseurs. Barrière d’émeute ou bas-quartier, il y a du décor de film bis dans les œuvres de Golub. Une manière tigrée de traiter les personnages et le décor, d’ailleurs souvent laissé à l’état de fond conventionnel, littéralement d’écran. Sur la toile, il reste aussi beaucoup de ce plaisir pris par Golub à disposer ses gigantesques figurines. Il leur donne un côté soldat de plomb. Un air manufacturé de rôles types, plutôt scabreux chez Golub. Les thèmes abordés ont beau s’interposer entre le regardeur et la toile : « viols, « émeutes », guerre », l’impression première serait plutôt que les hommes de Golub sont là sans savoir ce qu’ils ont à faire. Ils flottent entre deux états, ils sont là par hasard, charriés par le courant des rues ou de l’Histoire. Mais avant d’être intrigué par les identités plaquées, toujours un peu artificielles des protagonistes d’une toile, le regardeur écope leur présence plastique, leur unité sensuelle de chose peinte. D’emblée, face à une toile du New-yorkais, on reconnaît tout un arrière-plan de bricolage fascinant dont naît le style des peintures. D’ailleurs, nous avons la chance de voir Golub au travail grâce à des vidéos en ligne, et ces images nous éclairent sur le processus. Alternativement au mur et au sol, debout, perché sur un escabeau ou carrément allongé, le peintre éreinte, rabote et passe à « l’attendrisseur de boucher » les couches d’acrylique déposées sur le lin, et donc passées à une sorte d’essorage. Golub dégorge le lin imbibé d’eau et d’émulsion, il fatigue la matière et en obtient cet effet froissé/délavé où les toiles/tapisseries prennent beaucoup de leur facture vénérable. Le secret de fabrication majeur semble ainsi lié à une forme de tannerie. On pense également à une parenté pompéienne de ces toiles, pour la richesse des couleurs passées, délicatement ternes, en alternance avec des coloris profonds ; une évocation rupestre qui rappelle aussi bien l’affiche arrachée et les patchworks. Du reste, Golub ne se prive pas d’entamer ses supports, rompant avec le rectangle en travaillant sur de longues banderoles-lambeaux probablement coupées et arrachées au gré des accidents de parcours, puis retravaillées selon cette découpe en dents de scie du support. Pour la composition des scènes, Golub semble jouer comme un fan ou un collectionneur avec ses bibelots et raretés ; il puise dans des tiroirs et classeurs où sont rangés d’un côté les viols, les meurtres, les tortures, de l’autre les armes, découpées comme des décalcomanies, des gadgets, des jouets. La bibliothèque de fragments paraît abondante et l’artiste prélève les éléments nécessaires à des scènes qu’il agence ainsi, en mêlant des pièces de puzzle. Ce recours aux photos découpées dans les magazines, collées sur la toile pour les avoir sous les yeux et en reproduire l’ensemble ou le détail, en dit beaucoup sur l’atmosphère de « camp de création » propre à Golub. Son atelier new-yorkais aux murs de briques blanches, où l’on soupçonne non loin un monte-charge, évoque les milliers de jours et de nuit new-yorkais et tous les recyclages peints de ses grondements; New-York aussi bien que Chicago, sa ville d'origine. Il y a du jouet sophistiqué, luxueux, dans le soin mis à dessiner et peindre ses sombres personnages et leur attirail. Avec l’espèce de lividité des visages et la malédiction dont tous ils semblent frappés, Golub laisse s’imprégner, dans ses tableaux, la suée pâle de la grande ville. En employant des photographies de presse prises dans le feu de l’action, saisies au vol, dans des situations de drames et de crises, Golub confère à ses silhouettes peintes sur grands formats une dimension et une solennité de statuaire. La réussite du peintre tient à la capture de positions et postures presque impossibles à créer en imagination. Les clichés de reportage, photos prises sur le vif où les protagonistes figés prennent et gardent une pose aussi violente qu’éphémère, constituent le vivier de modèles où puise l’artiste. Les mouvements et les façons infinies qu’ils ont de se répartir ou de se chevaucher dans l’espace, Golub en prélève l’éloquente cruauté, le fait-divers visuel, mais il emprunte de façon encore plus parlante l’architecture originale d’un groupe de corps et sa mêlée provisoire de troncs et de membres. L’efficacité entêtante des tableaux de Golub, pour une part, doit tenir à l’air de famille des silhouettes mises en scène. Elles font penser à des acteurs au chômage, des figurants ; une sorte de piquet de grève ou de délégation toujours prête à servir de modèles dans les brumes d’un tableau à naître. Golub réveille ce fond de figures permanentes, toujours déjà présentes dans la trame d’un tableau. Dès les premiers coups de pinceaux, les silhouettes d’une bande ou d’une faction anonyme affleurent. Ce ne sont que des ombres en puissance ; or, Golub les intercepte volontiers, les hameçonne des profondeurs du tableau, aidé en cela par la série de formes humaines attrapées dans le cadre d’une photo. Il arrive que Golub intègre le mouvement dans ses compositions, mais le plus souvent, la posture immobile l’emporte. En peinture, l’esquisse d’un geste n’est qu’un autre type d’immobilité. De loin, en vue d’ensemble, un format géant de Golub détache une grappe humaine comme un corps à dix têtes. Les silhouettes ne flottent pas comme des quilles, elles forment entre elles un vaisseau, une série de blocs dont l’aplomb est solide. Qu’elles soient debout, pliées, couchées, assises, Golub excelle à faire tenir les figures dans l’espace de la toile. Son emprunt à la photo élargit la gamme de la posture conventionnelle. Des attitudes sans pose introduisent un nouveau type de modèles à peindre. Au point que lorsqu’on regarde une peinture de Golub, on croit voir de nouveaux gestes, des positions inédites des bras et des jambes, de nouveaux hiéroglyphes posturaux. Dans l’art d’occuper l’espace avec l’anatomie humaine, Golub déjoue le mauvais sort du banal et de la redite des figures en pied ou prenant plus ou moins sournoisement la pose quand bien même on les démantibule. Avant d’être d’anonymes bourreaux, militaires ou interlopes, les figures de Golub sont des modèles offrant à l’artiste un album de poses et un jeu de membres qui donnent aux toiles leur tension singulière. Aussi, par-delà les thèmes abordés et les revendications qu’ils supposent, je vois surtout, dans ces peintures, une magnifique solution au vieux problème de la représentation des corps. Les corps peints ne peuvent pas bouger mais ils ne sont pas condamnés, chez Golub, à rester les bras ballants, à ne pas savoir où se mettre. Golub défie cette raideur. Les personnages du peintre ne manquent d’ailleurs pas de raideur, en raison du traitement plutôt émacié et tendineux que l’artiste leur réserve, mais il ne s’agit pas d’une raideur de corps perclus, d’une impression de rhumatisme gourd liée au dessin ; cela vient je crois, d’un autre effet, peut-être du poids, de la sensation massive de ces géants extraits de leur carrière.

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Gustav Mahler

5/7/2021

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Gustav Mahler serait le champion du « romantisme mourant ». Dès lors que le mot romantisme est lancé, plus encore quand il entend rendre compte d’un art, je ne suis jamais sûr de bien le saisir, peu enclin à en subir les raideurs de tiroir, mais son association avec l’adjectif « mourant » charge l’adjectif d’une foudre de la mort debout, entre apothéose et catastrophe, qui sied bien au compositeur. On songe aussitôt à l’Adagietto rendu célèbre par le film Mort à Venise de Luchino Visconti, dont l’étirement grave et solennel recèle un somptueux crépuscule en même temps qu’un levant d’éternité. Sous les charmes de Gustav Mahler, nous sommes au pied d’un Mont dont la cime se perd, hors de vue. Quand l’avons-nous vu et entendu la première fois ? Par quelle limpide trouée s’est ouverte l’immense prairie à reflets, pivots et lamelles d’une danse de Nerval ? Quelle que fût la source de cette découverte solitaire, ce fut l’un de ces ébahissements à l’avènement d’une suprématie dans l’histoire d’une sensibilité. À la volée des premières notes et de leur effet de tempête pilotée, Mahler suscite une loyauté sans rivale. Prise en son milieu, au détour de ses bourrasques, une symphonie de Mahler active, mieux qu’une reconnaissance, un flagrant-délit où se découpe l’être cher recensé ou à venir. La permanence d’un médaillon frappé en plein ciel, porté à bout de salves et de vagues, toutes de fond, sonne l’heure de se revoir. Les courants d’un rendez-vous aérien ventent autour de l’apparition d’un pur élément passionnel, statufié, auquel les passes sonores de Mahler tentent inlassablement de donner le dernier coup de ciseau. Mahler élève au rang de cataclysme musical les tourmentes du cœur, plus encore la gloire d’une noblesse atteinte dans l’abîme et qui va, sans plus se reconnaître, d’une grandeur d’avance sur elle-même. Une humanité étendue, un homme devenu géant, dont Mahler invente le prototype, y devient le roi d’une spécialité déchirante et conjuratoire où l’homme finit par sombrer mais entraîne la fatalité dans sa chute. L’immense Adieu de Mahler dresse une victoire monumentale et irréversible au milieu du néant. La mort en vie, la mort au cœur avant le retour à la terre, y sont fourragées de telle sorte que la nuit ne peut plus se faire entièrement dans les corridors de la perdition ; des restes d’embrasements, des lambeaux guerriers y éclairent désormais la souffrance comme une suite de torches.
Les Symphonies de l’Autrichien restent en mémoire avec l’acuité de meurtrissures personnelles. Une impression de porte battante, ouverte sur l’infini, sert de fond à une bataille livrée contre les afflictions éternelles. S’il est souvent question, par-delà l’angoisse amoureuse, de manifester toute la plénitude du sentiment et d’en mimer l’infini, les failles, les ploiements liés à la plainte et à la détresse ne le cèdent en rien au combat. L’immersion signée Mahler, laquelle semble monter d’un revers de plaine ou s’élever d’une crevasse oubliée, toujours déjà dans l’air, lourds d’échos inimitablement vieillis par une patine immémoriale, enjambe les causes et les raisons d’un drame particulier pour brasser et rebrasser une extrémité pathétique inconditionnelle. Une valeur inouïe affleure, sombre et ressurgit au relief des soubresauts. Cette gravité marmoréenne, plus nue que la tristesse, reste chez Mahler d’un désespoir ascensionnel. Les symphonies paraissent des machineries de haute précision faites pour terrasser l’avanie, l’humiliation et la très invincible détresse. Les manières de patrouilleurs des mouvements symphoniques, tels qu’ils avancent et sursautent sur les lieux d’une déroute ou d’un enchantement, font penser à une chasse errante, ponctuée de rugissements ou de longs coups de sang imminents au sortir desquels la pointe battue des symphonies n’est plus qu’une étrave sans protagonistes.
Je pense à la première symphonie. Valse et tintement de clochettes y créent le flot d’une fraîcheur anormalement vive, une transparence de prisme aux couleurs de fleurs sauvages. Une Symphonie printanière, oui, mais d’un printemps pour les Dieux ou les Morts. Les vallons évoqués par les instruments à vent échappent à la mièvrerie sautillante d’une pastorale trop balisée. La scansion d’attelage à clochettes, dans le premier mouvement, est moins un trot de jeunesse humaine ou animale s’ébrouant qu’une danse de la rosée, suivie à la perle près. Un excès limpide grevé par des poches d’ombres, des baisses de tension tels des avertissements, des prémonitions informes lâchées en plein enthousiasme. Plus que la ponctuation inquiète ou ombrageuse d’une ambivalence en contrepoint de cette gaieté primesautière, Mahler tient une beauté affolée à la pointe de son orchestre. Les motifs et friselis grâce auxquels se forme et retentit un espace de légende, ne se contentent pas d’étinceler ; ils frappent à la porte d’un Paradis terrestre de l’intensité. Une forme de ressac, d’espoir assiégé assure la monumentalité grondante. La nécessité d’un grand rêve vivant invente son échelle. Des proportions inhumaines où les atteintes les plus cruelles deviennent expansives d’avoir été si rongeuses ; elles roulent par le monde, en notes symphoniques, comme des titres de gloire. L’homme n’y est plus une espèce miniature percluse d’intimes vicissitudes, il devient le gisement de son cœur généreux en même temps qu’un vengeur passionné de lui-même. Mahler rend justice à son propre cœur. Il n’a pas son égal pour rendre ces bouffées d’expatrié oriental, ces accents de peine embués de grandeur, ces grincements de vaisseaux hantés. La voix brisée de Mahler est un composé de fierté et de délicatesse fanatique dans une buée de larmes évaporées par l’énergie du branlebas. En série de réflexes brusques, l’orchestre semble l’enregistreur et l’expulseur de révoltes paniques et de tétanies. À certains accents de trompettes, Mahler invente des peines inconnues comme des terres non foulées. Voilà telle inquiétude montée sur un solo de hautbois, tel doigté de harpe errante au beau milieu d’ouragans coupés net et repris à la hausse en offensives d’archets voisins de la scie. Un grondement de moteur bouleversé, en crise, se fait entendre, pareil à un préchauffage de réacteurs.
Mahler paraît ainsi d’une espèce mi-humaine mi-orageuse, continuité bipède des ciels lourds, descendants de leurs vindictes. Je pense à la marche funèbre, premier mouvement de la célèbre 5ème symphonie au mouvement menaçant, extrêmement tendu, comme un morse farouche, un départ aux aguets, une aube paranoïaque. Les saccades introductives de la trompette solitaire préfigurent le crescendo d’une espèce de rage martiale, un désespoir du guerrier où Mahler invente des vrilles, des crises, des allumages de soutes à munitions, des embrasements en chaîne où fait rage une tempête métallique aux bourrasques toujours plus cinglantes montées de gouffres toujours plus profonds. Comment rêver d’une explosion de rage plus intégrale ? Mahler s’y présente bardé de froid ; il n’est pas encore ce buste de pierre reproduit dans les Académies, il est l’homme orphelin de sa fille et le poursuivant éternel de sa femme. Une préfiguration de la « rigor mortis » lui prend les mâchoires. Du fond de la cabane de composition, à Maïernigg, Mahler répond pied à pied à la malignité des supplices. Jamais il n’ira plus loin dans la transcription à coudées brusques d’une dislocation interne. Transposition serait plus juste car voici une séquence qui possède les jets de la crise, les projections, les irruptions, mais leur succession possède avant tout l’harmonie seconde d’une collection de joyaux enragés mis bout-à-bout. Ce relief de montagnes russes et sa carte expressionniste croule lui-même sous l’élan des coups de boutoir et des déferlements en séries. Ce sont des assauts, des plongées en piqués, une forme de déluge concentré sur le point le plus reculé et le plus central de la mère des douleurs. Il s’agit de faire sauter et d’exprimer toute la matière cautérisante de la fureur.
Si Mahler s’est fait le spécialiste d’une marée des paroxysmes, il faudrait un autre mot, plus sévère, pour dire l’éclatement d’apothéose de la 9ème symphonie, particulièrement cette installation à la crête du moment de vérité à quoi se résume le quatrième et dernier mouvement. L’orchestre semble pris, au sommet de la stridence, de l’aigu pathétique, par un cœur hurlant ou quelque face d’agonisant invincible. La philharmonie devient une bête à cent têtes, sur-réactive, convulsionnaire, prise de réflexes comme des décharges. Mahler, en soutirant aux archets obliques et cisailleurs telles salves de stridence émissaires d’un assaut rêvé dans la splendeur ; Mahler, avec un accent de culmination et d’envol sans précédent, accomplit une percée décisive. L’homme a tant de fois plié à se rompre sans que rien ne soit parvenu à lui éteindre ce regard aux grands yeux, qu’à l’instant de cette neuvième qui sera la dernière, l’immensité ailée marche avec lui et la victoire sans nom se profile. Mahler a attendu, autant qu’il le fallait, non penché sur le pupitre des notes alignées, mais au fond de l’écrasement solitaire, non la crise à se tordre dans un hurlement de pulvérisation libératoire, mais avec une patience de chasseur inouï rendu à sa nuit, une certaine volée de pleurs à froid où plus rien ne sera lâché. Gustav Mahler trouve là le sens d’un renfort envoyé de l’arrière, où l’arrière, – je veux dire, tout le damné de l’arrière–, monte en première ligne. De tous les dossiers qu’il n’y aura plus à instruire, la preuve tombe, elle est finale. La délicatesse penchée sur la tête d’une petite fille nommée Putzi, l’Amour grand comme les ciels ; l’adagio n’a plus que ces deux mouvements d’absolu qui respirent à souffle profond. Et qui l’a entendu ne l’écoutera encore qu’en y laissant une terrible dépense sur les berges de l’abîme où Mahler vient nous chercher.


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Le Bonheur des Tristes, Luc Dietrich

4/28/2021

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Luc Dietrich reste associé pour moi à une constellation d’hommes-poètes de l’entre-deux guerres même si l’écrivain fut insuffisamment mondain pour devenir l’un de ces dissidents du surréalisme qui ont donné le meilleur (Artaud, Michaux, Lecomte, Daumal). Ami de Daumal justement (et je songe au bain lumineux de leur séjour dans les Alpes durant la guerre), édité par Denoël, Dietrich est l’un de ceux qui, organiquement poètes par l’écriture, s’adonnèrent à la fiction. Le Bonheur des Tristes paraît en 1935. Le titre même en forme de sentence lapidaire, par son oxymore si tranché, comme entendu de toujours, donne le ton du roman. Nous savons que ce livre a été écrit, sinon à deux, avec Lanza Del Vasto, du moins accompagné par cet homme qui recueillait les mots à voix haute de Dietrich et lui facilitait ainsi l’écriture ; un appui indispensable à en croire l’auteur. La grande netteté de propos, la concision limpide et continue de l’ouvrage doit y être pour beaucoup, mais ce partenariat m’a toujours agacé par sa dimension de tutelle et de « guidage » aux grands airs. Il y entre une tessiture étrangère, donneuse de leçon sans en avoir l’air, dont je ne sais si elle est vraiment de Dietrich. Le Bonheur des Tristes, surtout dans ses deux premiers chapitres, garde ainsi quelque tonalité de componction, de voix basse et de silences entre les mots dont la tonalité « sandales et cheveux au vent » est irritante. Irritante peut-être mais son efficacité paraît indéniable. Le début de cette relecture m’a donc crispé dans les premiers chapitres puis le récit s’est comme dételé. La voix s’est unifiée et le propos s’est resserré. J’ai alors retrouvé ce qui m’avait tant plu. Le récit de Dietrich avance par unités irrégulières séparées par des astérisques. On serait tenté, et l’on aurait tort, d’y voir un découpage du récit en tronçons de proses poétiques ; ces coupes ne favorisent que d’habiles et nerveuses ellipses. Dietrich ne comprime pas, il aère. La juste coupe et le délié des phrases se ressentent de la saisie orale du roman à sa source. Il résulte de cette saisie du propos avec les mots tels qu’ils viennent une fluidité impeccable. La lecture ne butte sur aucun accroc. Une telle écriture suppose un polissage impressionnant, doublé d’un dégraissage systématique du mot de trop ou de la moindre surcharge, d’autant que cet effort ne montre pas ses coutures. Cet effet de source claire concourt peut-être justement, parfois, à cette voix basse et égale d’une suavité pontifiante. En revanche, la précision mise en œuvre donne aux faits et situations évoqués des contours étincelants. Le feutrage dans la voix mêlée à cette naïveté composée qui contrefait la voix de l’enfant puis celle de l’adolescent opère comme une machine à contrastes. La voix d’enfant empruntée par Dietrich, par le jeu d’un laconisme qui donne l’effet d’une expression simple et dépouillée, somnambulique, sert le hérissement des mésaventures choquantes et autres incongruités faites pour l’ombre et ici exposées au grand jour. Le compte-rendu se confond avec la stupeur de l’enfant cueilli à vif par la violence de la vie et des milieux. Dietrich n’accompagne d’aucun surlignement émotionnel les mauvaises surprises en chaîne ou le développement inexorable des catastrophes. Désarrois et détresses y sont reçus, sans amorti, de façon tétanique. Les commotions de l’enfant restent incluses dans les faits, assorties, en quelque sorte, de déglutitions silencieuses. Lorsqu’une enfance tourne mal, l’épopée vient toute seule. Nul agrandissement mythique ne s’impose, l’enfance malheureuse y pourvoit et à coups redoublés dans Le Bonheur des Tristes. Car cette autobiographie, de l’enfance et de l’adolescence de l’auteur, se double d’une trame et d’une intrigue cardinales qui en subliment le malheur. Le personnage principal vit en effet dans le risque permanent d’être retiré à sa mère adepte de l’opium et régulièrement reprise par ce mal. Dietrich n’expose jamais la situation ; le lecteur suit les évolutions de l’enfant et déduit de lui-même les absences maternelles et la cause de cette absence. Dietrich joue sur les distorsions temporelles et spatiales typiques de l’enfance pour tenir sa mère hors de portée de toute critique, pour l’envelopper d’une sorte de flou immunitaire. Quelques balises concrètes viennent cependant pointer l’absence maternelle, par exemple lorsque celle-ci attend deux ans avant de venir chercher son fils placé dans un pensionnat et voué à la vie semi-carcérale de ce genre de lieux. Or jamais le jeune Dietrich ne condamne l’absence de sa mère, rien n’entame sérieusement son idéalisation et son amour. L’enfant, si j’ose dire, souffre patiemment, mieux, souffre fidèlement. C’est là qu’intervient l’équivoque. La mère ne délaisse pas cruellement, gratuitement son fils, elle se désintoxique de sa dépendance à l’opium. Telle est du moins l’image maternelle que Dietrich se contorsionne à forger aux yeux du lecteur. Faible, impuissante à lui épargner les bagnes de l’assistance publique, la mère n’en reste pas moins l’étoile intouchable de son garçon. Personnage diaphane, infirmière protectrice et bienveillante, l’étrange fée auréolée de son prestige efface les traits de la mère indigne. La mère de Dietrich se conduit pourtant comme une maîtresse abusive. Les bienfaits dispensés à son fils sont bel et bien subordonnés à sa dépendance à l’opium. Les « raisons » de ce mal, quelle qu’en soit la forme neurasthénique, forment un bloc de non-dits, un mystère dont Dietrich déculpabilise sa mère. Car tandis que la mère guérit très provisoirement d’ailleurs de sa souffrance de luxe, le jeune Dietrich, lui, enchaîne les placements chez son oncle et sa tante et les galères pour orphelins. Quand il reprend la vie à deux avec la reine de son cœur, c’est pour la perdre à nouveau et redevenir un orphelin provisoire. Dietrich est l’abandonné à répétition, qui plus est par une mère qui disparaît plus qu’elle ne le quitte, avec les grâces d’une béatitude opiacée, comme une revenante prend congé. Cette atmosphère d’abandons extatiques règne sur tout le roman et entoure de vapeur mythique les réalités dures que le jeune Dietrich affronte seul, privé de celle qui est tout pour lui. Cette absence prestigieuse, réduite au pronom « elle », place d’emblée la mère du côté des chers disparus, dans la communauté des morts, et les phases de retrouvailles ressemblent en effet à des parenthèses spectrales, des bonheurs interdits caractérisés par leur ouate et leur temps suspendu. Ce roman est d’ailleurs placé sous le signe de la fleur dont les qualités éphémères, délicates, bienfaitrices ou vénéneuses, symbolisent la mère mais aussi son fils devenu un véritable horticulteur à la faveur d’un séjour en province. Plus généralement, une odeur « phéniquée », dirait Huysmans, flotte au fil des pages et leur donne une note entêtante. Une odeur de lys fanés, comme un sillage de l’absente, signe l’ambiance des espaces confinés, notamment à Paris, où l’adolescent et sa mère ont survécu sous les toits. Dans cette relation mère-fils raffinée et maladive, Dietrich est la proie d’une carence affective que rien ne répare ; la mère y est uniment la plaie et le baume. Rêvée les yeux ouverts par son fils, elle reste pourtant le contrepoint enchanté de la vie extérieure, où la relation aux autres se caractérise par l’inadaptation, l’indignité criante et l’écrasement systématique de toute délicatesse. Le seul repos des sens, les seuls instants où Dietrich enfant trouve accès à lui-même, c’est dans la contemplation, l’absence rêveuse et une sorte de dédramatisation ludique dont on ne sait s’il est pour Dietrich le dernier stade du dérisoire, une réelle fraîcheur de secours ou un alliage des deux tendances. Cette ingénuité pénétrante se manifeste par l’espèce d’étonnement filé face aux événements, auxquels le jeune Dietrich soutire des adages. Ces formules qui viennent au jeune homme sans forcer, cette manière unique de répondre aux circonstances ouvrira la seule perspective à la fin du roman : écrire. Quant au dernier chapitre « Le pain et la terre », qui fut pour moi le souvenir marquant de ma première lecture, il condense des tranches de vie accélérées où Dietrich, engagé valet pour fuir Paris et l’ombre morte de sa mère, se trouve en première ligne de l’espèce humaine, livré, mieux qu’un martyr dans un cirque, au grand défoulement des bas instincts. On ne sait d’ailleurs comment nommer cette mêlée de turpitudes dont Dietrich apprenti vacher devient le spectateur et le ludion. C’est l’éclatement révélateur, la dernière série d’épreuves après quoi plus rien ne sera neuf, étonnant, saisissant. La foire aux monstres est au complet et ce sont comme des vannes débondées, à l’image de la fosse d’aisance que le vacher doit d’ailleurs récurer, lieu emblématique qui, à plusieurs reprises, devient le théâtre des hauts faits de cette ferme, ou plutôt de cette arche aux déboires. Un théâtre de guignol se met ici en branle, autour des animaux et entre leurs jambes, et rien ne manque au rendez-vous des menaces, des abjections, des perversités enragées, à ciel ouvert. Toutes elles éclosent, atteignant une acmé burlesque dont la force ne peut plus faire l’objet d’un sous-texte édifiant. C’est la catastrophe sans témoins sinon la cohorte des acteurs eux-mêmes, englués dans une ironie générale. Pour le valet de ferme, ce serait pour un peu ce « dépucelage à l’horreur » dont parle Céline, sinon que Dietrich parvient à résister aux épreuves de force et au froid, aux brusqueries et aux coudoiements bestiaux. La galerie de personnages éclate littéralement en qualité de fantasmagories ; chacun mériterait un roman, au moins une nouvelle : le berger assassin de son père, la fille du maire, les bergères lubriques, la violée consentante de treize ans, ou encore la fermière en chef, sans parler des vaches, au début ennemies vicieuses et à la fin des amies, peut-être les seules, toutes affublés d’un nom, et dont Dietrich emportera le crin de l’une d’elles, Marguerite, quand il repartira à la ville. Cette campagne outrée n’a certes rien des Glaneuses de Millet. Entre deux exigences impitoyables de la terre, on s’y venge du labeur à grands rires d’ogres. A ce titre, le « spectacle » de la hure du porc dévorant un mets imprévu, reste, pour qui a lu ou lira Le Bonheur des Tristes, un « must » de l’horreur et un sérieux concurrent au fond de l’abîme. D’éblouissants morceaux de bravoure émaillent Le Bonheur des Tristes, je pense entre autres au fameux éloge des « Tristes » en deux pages et à ce que Dietrich entend par leur « bonheur ». Ces sentences s’inscrivent sans heurt dans le fil d’un récit où l’amour absent, en carence, fuyant, ne cesse de siffler par les crevasses et les plaies, et où, en attente de cette d’une chaleur décisive, Dietrich pratique cette dignité de suppléance, en l’absence lancinante d’affection, de la tête haut levée, dressant le relief osseux de son visage. Du début à la fin du Bonheur des tristes, se fait sentir l’os sous la peau, la discipline osseuse de tous ceux qui aiment dans le vide en serrant les dents.


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