Nicolas Rozier
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L’Échelle de Jacob, Adrian Lyne

8/27/2021

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L’affiche présente le personnage principal, Jacob Singer, la tête à la renverse et la bouche ouverte. Cette image de cri, bleuâtre, d’une tête à demi emportée, dissoute, presque banale, démonstrative, faute de trouver le ton ou la justesse allusive, suggérait une mutation ou un transfert peu paisible. En 91, nous sortions des années 80 plus que nous n’entrions dans une nouvelle décade. Nous en étions aux prolongations des années précédentes et de leur fièvre porteuse. Difficile d’innover en matière de genre, plus encore de surprendre, à l’aube du thriller érotique dont Adrian Lyne réalisera justement le film de référence : « Liaison fatale ». Si « L’Echelle de Jacob », film hors genre, est si marquant, c’est qu’il réussit un coup de nasse aussi riche que complexe. D’origine biblique, le titre est extrait de la Genèse. Avec des variantes selon l’exégèse, l’Echelle désigne la liaison entre la terre et le ciel, elle représente le Seuil, la porte du Ciel. Le Jacob biblique, quant à lui, évoque l’affrontement de l’homme et du transcendant, l’épreuve du Divin, de l’Inconnu. Un quart d’heure avant la fin du film, le spectateur découvre la double lecture impliquée par le titre, car « l’Echelle » qualifie également le nom d’une drogue violente expérimentée durant la guerre du Vietnam sur le bataillon de Jacob Singer, le personnage principal.
Par-delà les références bibliques lancées comme des sondes méditatives dans les profondeurs du film ; outre la dénonciation d’une chimie de guerre transformant les soldats en machines à tuer, – procédé utilisé dès la deuxième guerre mondiale, tant par les alliés que les ennemis –, c’est la perdition sans recours de son personnage principal qui distingue le film. « L’Echelle de Jacob », porté par l’interprétation de Tim Robbins, nous épouvante sans les conforts de l’épouvante. Certes, Lyne emprunte quelques leviers de l’effroi, trouant la ville et les galeries du métro de niches poisseuses et criardes où surgissent des entités effrayantes, mais ces créatures ne sont pas des monstres répertoriés ; ils manifestent plutôt des accrocs, une anomalie tenace dans le monde familier à Jacob. L’affiche annonce d’ailleurs une « horreur psychologique », essayant par-là d’insinuer la part dérangeante de l’œuvre, mais l’indication ne vaut guère plus qu’une bannière promotionnelle. L’expérience proposée par le film nous entraîne dans une catégorie de chaos rarissime. Une expérience de la solitude dernière telle que rarement le cinéma l’a donnée à sentir. Les personnages malmenés, au cinéma, sont nombreux, et leurs mésaventures inépuisables. Jacob Singer, lui, traverse une épreuve à quoi rien ne ressemble. Il se voit mener une vie qu’il ne reconnaît pas, pas complètement du moins, et ce décalage que rien ne résorbe donne au film sa teneur, son relent d’abîme et de réalité factice, entièrement faussée. La vie de Singer a basculé, autant que le monde qui l’entoure, mais il ne saisit pas en quoi. La rupture n’est pas franche et le monde de Singer, en proie à des mutations furtives, joue d’un cruel travestissement. Autour de Jacob, des limbes sournoises se trahissent lentement avec un raffinement dans la torture de leur « prisonnier » frôlé toujours de plus près par cet escamotage de la vie telle qu’il croyait la connaître. Pour s’arracher à cette condition, Singer ne peut s’en remettre à ce fameux réveil en sursaut qui sauve le mauvais rêveur. « L’Echelle de Jacob » expose un état sans échappatoire de la condition humaine, un état impitoyable que la délivrance finale, inspirée du songe de Jacob, dans la Bible, à qui la porte du ciel est révélée, ne dissipe pas complètement. L’épreuve de Jacob Singer n’est plus la vie ou la mort, c’est une imitation de la vie, un simulacre malade que le film interprète comme le lot de ceux qui ne savent pas se déprendre de la vie à l’heure de mourir. Or, cette vie factice aux airs de purgatoire et de châtiment sadique ressemble fort à sa sœur originale. Singer, en proie à un sentiment de séparation toujours plus béant, paraît peut-être enfermé dans un monde transitoire et aberrant, il n’empêche que cette caisse de résonance à catastrophes intimes et à rétrospections accablées fait penser au train même de la vie courante et non à l’une de ses annexes de mort imminente. Dans le film d’Adrian Lyne, cette confusion entre une version de limbes et un quotidien âpre donne l’occasion à Lyne d’accuser les traits de la vie humaine et les épreuves affectives qu’elle suppose. Le film dessine surtout la carte du cœur de Jacob. D’abord la hantise d’une femme aimée, Sara, mère des enfants de Jacob ; la rupture avant son départ au Vietnam ; la perte d’un fils dans un accident, la petite amie imaginée, avec laquelle Jacob se retrouve en couple, comme si cela avait toujours été. Les limbes dans lesquelles Jacob Singer tente de revenir à lui-même mettent en perspective les êtres aimés, dans un emboîtement de rêveries. Le cadre routinier du monde où évolue Singer aggrave ce gouffre. Ce sont les lumières basses et torves d’une Mélancolie sans amortis. Les êtres qui ont compté refont surface et leur souvenir s’impose de plein fouet, notamment le jeune garçon mort, dont une photo retrouvée, soudain sous ses yeux, bouleverse Jacob. Et le film parvient à suggérer que cette émotion excède le souvenir d’un vivant. Les êtres aimés, insuffisamment aimés, jamais assez aimés, reviennent, dans ces limbes affrontés par Singer, comme les piliers du cœur humain ; ils prennent leur démesure de géants intimes. Il est insurmontable pour Singer d’admettre qu’il vit dans ses souvenirs, qu’il en foule le parquet. Le dédale en est trop vraisemblable, trop tangible. Car tout se passe entre la chambre et la salle de bains, dans l’haleine tiède du réveil et des draps froissés, dans l’alcôve du couple rafistolé que Jacob forme avec la postière bécasse et ambiguë, émissaire lascive, vaguement orientale, du détraquement général. Compagne d’une seconde vie que Jacob peine confusément à reconnaître, partenaire d’une existence inexorablement seconde, assombrie par un gâchis, un raté initial, conjugal et parental. Singer ne cesse de se réveiller dans des fragments de la vie qui aurait été la sienne après le Vietnam. Ainsi vogue-t-il, propulsé d’une époque de sa vie à une autre, comme si elles étaient en cours, périodes révolues ou extrapolées d’un retour à la vie civile qui n’a jamais eu lieu. Le film brouille d’autant mieux les frontières du où, du quand et du quoi, qu’il suggère deux pistes d’égarement mental, exclusives ou cumulées, on ne le saura jamais : l’hallucination et le rêve. Ainsi, et pour cause dans ces limbes, Jacob Singer ne sait plus quand il est. Jacob Singer a beau s’examiner de très près, il ne souffre d’aucun problème de santé ou de troubles de la perception, et son entourage lui confirme cette possession entière de ses moyens. Or, quelque chose a sauté, une propriété malfaisante mine le roulis des apparences. Des entités hostiles font de violentes et dangereuses apparitions. Une explication, du moins une cause de secours, pendant un temps, pourrait prémunir Singer de ces hallucinations trop réelles. En effet, une drogue militaire utilisée durant la guerre du Vietnam aurait gravement altéré le bataillon de Singer, utilisé comme unité cobaye de ce produit à rendre fou furieux. Singer l’apprend d’un ancien junkie sorti de prison par l’armée, jadis, pour fabriquer cette drogue commandée par l’état-major américain. Mais la coalition de vétérans décidés à faire un procès à l’armée périclite sans raison, entérinant l’impression massive, pour Singer, d’être lâché de toutes parts.
Sous la lumière hivernale de New-York, les visages familiers, autour de Singer, prennent une consistance factice, une rigidité d’interprètes ; ils ne font pas entièrement l’effort de bien jouer. Une exception se manifeste toutefois parmi ces présences frauduleuses, en l’espèce du chiropracteur de Singer joué par Danny Aiello. Le soigneur de Jacob apparait comme le pivot temporel, spatial et dimensionnel du monde intermédiaire dont Singer voudrait se dégager. L’homme entre les mains duquel Jacob se remet, s’avère l’être à la fois le plus proche et le plus surnaturel. Être bienfaiteur, il n’en reste pas moins énigmatique en posant sur Jacob un regard doux et lointain. Lui seul donne la réplique à Jacob et lui tient lieu de guide. Bloqué en bas de l’échelle désignée dans la Bible comme un trait d’union entre la terre et le ciel, Singer se découvre ainsi interdit de trépas. Allongé sur la table de massage, comme il pourrait l’être dans une bière ouverte, Jacob contemple, en la personne de son kiné, l’ange médiateur de son accès à l’au-delà, mais l’atmosphère prégnante du film tient surtout à la vulnérabilité entière, à l’état d’abandon complet auquel Jacob Singer semble voué. L’identification à Singer joue à plein. Adrian Lyne raconte un effondrement debout ponctué de terrifiants éboulements, un emboîtement de cauchemars éveillés dont l’acmé est atteinte lorsqu’une sorte d’enfer s’ouvre dans les sous-sols d’un hôpital. Singer y est transporté après une crise violente. Il assiste à un simulacre de sa mort, s’enfonce dans des galeries souterraines peuplées d’êtres immondes dans une mixité d’univers où des créatures inhumaines, sorte d’officiants ou de dépeceurs sans visage, ne cessent de promettre une avenir sombre à Singer et lui affirment qu’il est déjà mort. La force de « L’Echelle de Jacob » tient sa force de son atmosphère irrémédiable. L’impossibilité de s’en sortir sature chaque image. Jacob Singer devient, à mesure que les parasitages traumatiques s’enchaînent, le personnages le plus perdu jamais filmé au cinéma. Perdu au sens strict et de la pire des manières : perdu dans un univers familier transformé en supercherie maléfique, en pantomime de démons vagues. Dans cette version terrifiante d’un entre-deux inhumain, Adrian Lyne et Bruce Joel Rubin, le scénariste, ont frayé la voie d’une suffocation inédite : celle d’un enterrement à ciel ouvert.


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1981

8/18/2021

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Tout part d’une carte commencée il y a deux ans. Précisément d’une frise chronologique entamée un soir, dans le souhait de recenser mes films préférés, d’en dresser le panorama. La feuille de 65x50cm serait surtout dédiée aux films de genre des années 70 et 80, du moins l’accent serait-il mis sur ces deux décades. Incité par l’ennui brutal de la vie parisienne, je m’étais remis à visionner des films de peur, les plus corsés dans le domaine de l’horreur et du fantastique, avec l’intention, également, de dénicher d’autres pépites dérangeantes de l’époque. Consignant ces films découverts ou redécouverts, j’ouvrai la Pandore sémillante. Dans cette rétrospective et ce complément d’archive, une année, par le nombre de titres, se distingua rapidement et ne cessa de caracoler au-devant de ses voisines : 1981.
1981. C’est, avant même d’ouvrir le millésime, un graphisme de quatre numéros pleins d’allure. Une armoirie chiffrée, un label d’excellence, dur comme un résultat, un calcul tombé juste, sans appel, net comme un métal, un nom de code, un logo futuriste, un modèle de luxe tiré en série limité, ultra rare, profilé, aérodynamique. Un écusson, un blason 1981 s’imagine sans peine, autrement plus coupant que le trop arrondi 1984 d’Orwell. L’alignement du un, du neuf, du huit et à nouveau du un, fond le dessin respectif des quatre chiffres dans un cryptogramme parent des sigles en éclair. Une culmination d’emblème rutile dans cette ferronnerie de kevlar. 1981 signe une apogée dont le frisson remonte à la moindre réapparition de l’année en tous chiffres. Mes romans, ceux écrits et ceux à venir, portent tous, de façon avérée ou en filigrane, le sous-titre : « 1981 ».
1981 sonna le temps des paroxysmes. Noyau dur de la fin de siècle et enjambement précurseur du nouveau millénaire, l’année en inventait le ton, la décadence saturée, les forces neuves, l’espoir béant. En 1981, les excès se donnèrent rendez-vous comme si les années précédentes l’avaient préparé et les suivantes avaient vécu sur la richesse de son séisme. Année phare, 1981 se visite à rebours. Dans la mémoire de ses « anciens », elle laisse le souvenir d’un temps dilaté, presque d’une ville composite numérotée « 1981 ». L’asphalte encore indemne du quartier pavillonnaire où je vivais, commençait sur les bords à produire ces gravillons et cailloux qui deviendront l’espèce de sable du désert réfléchissant des allées, entre les îlots de verdure. L’immense labyrinthe de pavillons crépis, de plein-pieds ou à un étage, au Val de Murigny, à la périphérie sud-ouest de Reims, était l’un des innombrables frères français de lieux aperçus dans les films et les clips : chapes fonctionnelles, calibrées pour les classes moyennes, mais d’une uniformité conjurée par des variantes aux fenêtres et aux façades. Entre les garages souterrains des petits immeubles, les parcs chétifs, et les rues à méandres, le quartier offrait un domaine d’exploration magiquement torve, une étendue parente des lieux louches, sinistres, macabres, des bouges et des bas-fonds à l’honneur dans les films de genre, les films bis au fort coefficient d’excitation.
La même année, je passe sur la victoire de Mitterrand qui ne peut masquer l’identité foncière du millésime. Je garde néanmoins, du haut de mes dix ans de l’époque, l’image de joie spectaculaire de ma mère, le soir de l’élection, et cette autre image du lendemain, lorsque le nouveau Président, en tête d’un énorme cortège, rose à la main, figure de son programme, augurait de lendemains peut-être plus doux au monde ouvrier et populaire. L’impression, en direct, d’une Libération numéro 2. Quelques maillons de la chaîne furent ôtés aux esclaves, et ce fut tout. Action directe, amnistiée la même année par le nouveau Président, créera sa base rouge à Barbès et y fomentera son programme d’attentats. Pour les plus pauvres, les espoirs fébriles périrent un à un dans le cynisme invincible de l’argent roi ; nous y sommes encore et toujours, nous y resterons jusqu’à l’effacement de l’espèce dans les incendies géants, les inondations, les tsunamis, sous la coupole d’une planète-rôtissoire à laquelle les touristes de l’espace dans leur nacelle naine, n’échapperont pas plus que les damnés du tiers-monde.
Quelle que fût la vitesse à laquelle les orages s’amassèrent, une exaltation atteignit son pic par-delà l’inexorable creusement de l’abîme social. Une intensité générale qu’en raison de mon jeune âge, j’aurais pu confondre avec la réalité ordinaire, coutumière ; or, un engouement implicite ou explicite, à feux déclarés ou non, chargeait l’air du temps d’une ferveur que n’importe qui, à n’importe quel âge, ressentait comme une fête complexe et précipitée. Celle-ci, qu’elle eût ou non les moyens de sa poussée, de sa crise, de ses pulsions mêlées, vivait à toute force de son désir et y prenait un genre de plaisir inédit, éclatant, dont les nerfs touchés n’avaient été jusqu’alors qu’approchés. Cette poussée d’adrénaline, il suffirait d’invoquer le film « Rambo » de Ted Kotcheff pour l’attester. Une nouvelle race de héros, âpres et ombrés par le futur, voit le jour avec « Rambo » qui excède son sujet par un traitement du rebelle, « seul contre tous » parfaitement ancré dans cette année auto-mythique de 1981 qui aimait à multiplier ses miroirs. Ce film, à plus d’un titre, passe la vitesse supérieure, et illustre, avant même son sujet et son héros, une urgence et un tempo où, coûte que coûte, quelque chose doit sauter. La part de talent, le gisement inventif, chez de nombreux créateurs a comme répondu à l’appel de 1981, dans un véritable festival d’exploits artistiques, comparables, sur le plan de la création, à un assaut final.
Dans les souvenirs de mes dix ans, une nappe de désir perceptible dehors, au coin de la rue, allongeait le printemps et l’été. Après vérification, je découvre que 1981 fut une année froide, marquée par des intempéries violentes. Et pourtant, dans le nord-est de la France, il me semble que nous vivions en t-shirt. Une grande lumière orangée inondait les retours d’école et l’empressement à rejoindre les autres, ceux du quartier, après un goûter expéditif. Les saisons grises ne semblèrent qu’un vivier à exciter les explorations ténébreuses du punk et de la new-wave. Tout était spectaculaire, le chaud comme le froid. Décors et figures ne défilaient pas dans une égalité impersonnelle. Chaque chose, chaque être se dessinait à traits durs, sous une lumière crue. La canicule de 1976, simultanée à l’essor du punk, continuait à chauffer 1979, 1980, 1981, 1982, les plus grandes années, dans une atmosphère de circuits grillés qui auraient continué à fonctionner, forts de cette patine de fils rompus, fondus, et ressoudés dans fonte. La radio battait les valves d’une immense marée de titres diffusés partout, de la cave au ciel. Le meilleur du punk anglais, découvert avec sept ou huit ans de retard, presque par hasard, ne risquait pas d’arriver jusqu’à Reims, les rares vinyles des Cure, de U2, Dépêche mode, New Order et Billy Idol, circulant sous les blousons des collégiens, lentement, plus tard, ouvriraient la brèche. En 1981, les albums anglais du mouvement punk ou de l’after-punk sont à l’acmé de l’inspiration. Les oreilles les plus fines ne s’étaient pas remises et ne le seraient jamais de la trilogie insurpassable des Buzzcocks : « Another Music in a Different Kitchen », « Love bites » et « A Different Kind of Tension », et de celle de Wire « Pink Flag », « Chairs Missing » et « 154 », sortis entre 1977 et 1979, au rang desquelles se place le terrible album de Magazine « Real life », sorti en 78. The Undertones sortait leur album « Positive touch » ; Jam jouait en concert les titres de « Sound affects » et préparait « The Gift » pour l’année suivante. Echo and The Bunnymen sortait « Heaven Up There ». Même privée, en France, de l’un de ses creusets les plus enragés, l’année 1981 française laissait entendre, à travers les pores d’une variété surmaquillée la frénésie créative générale. Au nombre des titres de cette variété languide et pailletée d’une audace contrefaite, empruntée à l’underground, deux morceaux me viennent parmi les centaines de concurrents surchargés d’humeur, infectés d’ambiances archi-sophistiquées, à la fois glamours et suicidaires, propres aux écoutes accablantes du fond de la nuit. D’abord : « Bette Davis eyes » de Kim Carnes, la voix éraillée de la chanteuse lancée dans une espèce de sorcellerie de velours stéréo. Le 45 tour traînait partout sur les moquettes où rôdaient un sensualisme des bas quartiers et une torpeur lascive, un énervement sexuel inassouvi. En juin 81, le Japonais Issei Sagawa, dévore partiellement une étudiante hollandaise qu’il goûte en faisant plusieurs tests culinaires. Son air de rusé lunaire, sa pâleur d’équarisseur en cave hantait un numéro du magazine « Le Nouveau détective ». Je voyais la revue de travers au milieu des autres chez les coiffeurs ou dans les salles d’attente. 1981 fut l’année d’asile type pour cet individu de petite taille à la face bridée et grêlée, complètement incorporé à son meurtre dans la mémoire collective.
Les rafales de styles surlignaient plus qu’elles ne contenaient un vice vorace, à peine voilé, sinon de sang et de sexe, du moins d’un éclatement languide. Quelque chose de kitsch, une latence porno outrait la décoration bancale des maisons et appartements envahis par les breloques agressives des modes lapidaires. Une traînée d’objets désinvoltes et d’épaves criardes jonchaient les moquettes rases ou épaisses. Durant cette charnière de 1981, les premiers divorcés goûtaient au tabac froid des célibats tardifs. Beaucoup essayèrent le divorce comme une mode, et les premiers enfants de divorcés furent à la pointe de cette mode ; en éclaireurs dans les classes, en première ligne des regards de travers. Les pionniers divorcés de 1981 célébraient un deuxième mariage, celui-là goulu, avec le néant. Divorcer était le succédané transgressif, légal, d’un refus de la condition salariale. Un attentat qui souvent, par sa multiplication mimétique, ressembla au geste triste qui rate sa cible. Peu de divorces, assurément, ne rompirent les chaînes de la réclusion salariale. Le maquillage coula. Les yeux, involontairement de circonstances, furent charbonneux, otages polyvalents du disco et de la new-wave. La première grande vague de divorces, de tendance variété, disco ou new-wave, ne donna naissance qu’à une première génération de mères courages, tandis que les pères s’adonnaient à une très fantoche deuxième jeunesse, étourdie entre obligations et vague dépravation sous des alibis d’amusements populaciers. Après celle de Kim Carnes, la voix de Marc Almond, même approximativement traduite à l’oreille du Français moyen, résonne à point nommé en touillant l’hymne cendreux de « Tainted love ». Dans les décombres de la famille et de valeurs croulantes dont finalement chacun et chacune relécha les ruines au plus profond des nuits, une atmosphère de création aimantée, elle, par un va-tout fiévreux ; excitée autant que fatiguée par une décade d’exaltation aux relents naïfs et soixante-huitards, une création teigneuse, donc, fanatique, à cran, hallucinée, proche parfois pour ses manières, de la combustion spontanée, perça à tout prix, attaqua à tout-va, puisant dans les sucs empoisonnés de cette époque sanieuse où les visages humains, filmés par la technologie vidéo de l’époque, paraissent fardés outrageusement, comme surpris à l’évacuation d’une orgie. Jamais la gamme des désespoirs n’a été si triturée, si montée en venins, sur des faces affichant, plus qu’une vague contenance, l’indicible sourire béat de l’esclave. Le soleil froid de 81 tapait dur. Ses rayons, un cran trop aveuglants entre les épisodes de neige dans le sud et les inondations parisiennes, lui donnaient des reflets de mauvaise joie dont les cinéastes, surtout eux parmi les artistes, réfracteront la violence. Pour beaucoup, leur film de 1981 sera leur prouesse, leur sommet, leur stridence ; le rejeton d’élite, le damné de leur carrière. Un record d’intensité, en 81, va anaboliser les arts ; et surtout, donc, dans le cinéma et la musique. Le livre semble écrasé, relégué, et la peinture, à l’époque, n’est plus qu’un dédoublement visuel du punk. Les arts plastiques s’encanaillent dans la valeur marchande, les expositions à cocaïne blasée et prix records. Dans ce monde criard de millionnaires défoncés, les peintres ne travaillent plus, ils se préparent pour la nuit et dorment tout le jour. Ils servent de pâture à un vaste décorum à la new-yorkaise dont les arts agressifs du cinéma et de la musique sont les maîtres.
Emportée dans la machinerie à contrastes de l’année, une gigantesque enchère à la cruauté artistique va donner lieu à une avalanche de chefs-d’œuvres enchaînés comme les cordes vibrantes et éraillés d’un seul et même cri nommé 1981. Six mois avant venaient de retentir, en guise d’annonce lugubre, les cloches sombres, très sombres de Hell’s bells, les cloches de l’enfer, introduisant l’album Back in black de ACDC. Les coups espacés, sourds comme le glas, restent associés pour moi à la séquence d’un film très dérangeant, dont le titre m’a toujours échappé. L’action se déroule en Grèce, la facture du film évoque plutôt un téléfilm, il fait une chaleur poisseuse et un homme se précipite dans l’escalier de pierre d’une maison grecque typique, blanchie à la chaux. Arrivé à l’étage, l’homme ouvre avec fracas la porte d’une chambre ou d’un grenier où se dresse les voiles d’un landau. La caméra suit l’homme éperdu qui va, qui doit se pencher sur le berceau, et ces quelques mètres sont d’une horreur suffocante car l’on sait qu’il va découvrir, dans une vision odieuse d’expression et de couleur, un bébé mort. Dans un décor similaire, Anthropophagous de Joe d’Amato, accompagnée par un Sirtaki habilement détraqué et porteur de la même intensité angoissante, me rappellera des années après cette séquence. Ce film sorti aux USA en 1981, porte la marque de l’époque.
Les déplacements entre maisons, dans le quartier, l’air tiède et lourd des retours solitaires dans les rues d’été, offrait par une suite de visions sur les bas-côtés, un générique syncrétique annonçant tous les films de l’époque. Les enclaves, les recoins, les niches du quartier, les voisinages proches mais invisibles ouvraient sur le taudis à rôdeurs du film Nightmare aka Cauchemars à Daytona beach de Romano Scavolini. L’aire sableuse où finissait le quartier, semée de maisons espacées, aux murs encore sans fenêtres, évoquait la colo en ruine, son béton à ciel ouvert, semi-tropical, dans « The Burning » de Tony Maylam ; quant aux broussailles derrière les murets, elles abritaient en puissance le train-fantôme du Funny house de Tobe Hooper, ou encore les gravats du bronx en ruine de « Wolfen », de Michael Wadleigh. Plus loin, derrière la voie rocade, les bâtiments sévères de deux ou trois étages, d’une fantaisie rustre, d’une originalité sournoise, allumaient aux fenêtres des extraits de vie pâle dignes du salon de l’héroïne violée, dans « MS45 » aka « L’Ange de la vengeance » de Abel Ferrara. Vers les champs et la campagne noyés dans l’ombre, les arrières inconnus, les friches et les terrains vagues, comme protégés par un invisible corridor sinistre, ménageaient dans leurs ombres, leurs excavations, des trouées semi-archéologiques pareilles à la galerie de mine ou aux vestiaires des mineurs dans « Massacre à la saint-Valentin » de Georges Mihalka. Le quartier semblait couver, dans ses périmètres en chantier et ses talus arrière donnant sur des collines, des repaires plus glaçants encore, des demeures sans âge aperçues sous les herbes hautes tressées aux clôtures défoncées, des cottages  abritant des caves tombales hantées par un Docteur Feuerstein de « La Maison près du cimetière » de Lucio Fulci. Aussi, cet étrange urbanisme dont les promoteurs et les ouvriers semblent toujours avoir déserté le chantier, laissant en l’état un quartier de béton, une dalle irrégulière, une suite d’esplanades reliées par des coudes, des passages, des chaufferies, des bornes électriques, séparées des clairières hirsutes auxquelles ne manquent que la taule pour en faire l’entrée d’un bidonville. Le béton crénelé cachant la vue des terrains à bâtir grondait dans le lotissement d’ex RDA dont Zulawski a capté les radiances dans « Possession ». Plus loin, en remontant des yeux la voie rapide derrière le talus d’un plan d’eau, en suivant des yeux les phares, c’est la ville, le grouillement électrique et les lieux de nuits, les artères chaudes, les adresses de perdition telle que la cabine de peep-show dans « Hurlements », de Joe Dante.
Avoir dix ans, en 1981, m’offrit le poste le plus électif et le plus impressionnable qui soit. L’agressive, l’outrancière 81 avait de quoi intimider, mais pour un enfant des quartiers suburbains, cette année où ne cessait de filtrer au-dehors, dans la rue, à l’école, en ville, à la radio, à la télévision, sur les affiches, de nouveaux enthousiasmes, cette abondance de filons traçait des perspectives, tirait en l’air des manières de rêves à capter de plein fouet, inoculait, même à petites doses, le sens de l'inoubliable. Et c’était comme si 1981, l’alliée effrayante, vous musclait l’émotion pour toujours.

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« The 15th », Wire

8/14/2021

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Mon premier Wire fut le titre : Ex lion tamer, l’un de ces brandons punks qui, surgis des entrailles d’un radio Londres rêvant tout haut le meilleur, se placent d’emblée, par l’énergie, au rang des champions rageurs, et par le style, au panthéon des joyaux inusables. Des années plus tard, entre 2018 et 2019, Wire et son chanteur Colin Newman furent les compagnons de mon roman d’Asphalte et de nuée. Un titre, en particulier, fut le générique des séances d’écriture : The 15th.  Extrait de l’album  154 (le nombre de concerts à l’actif du groupe en 1979), le titre possédait l’énergie et la facture en puissance de l’aventure cabrée vers laquelle tiraient mes phrases. L’accointance se jouait dans un sas émotionnel où le morceau cinglant et mélodieux ne relâchait jamais sa pression subtile, entre assaut désenchanté et harangue interloquée. Une interprétation datée du 1979, à la télévision allemande, dans l’émission Rockpalast, surligne ce climat de nerfs débridés sur fond de briques éclairées aux spots. Plus qu’un titre, le gang déclinait par son jeu, sa mise, son application et sa nervosité percussive, un milieu homogène, un quartier, une zone de haute tension et sa catégorie de personnages typés portant haut leur fierté insaisissable. The 15th scande les décharges d’une fiction elliptique inspirée d’un domaine où auraient sévi tempêtes électriques et rayons ionisant des centrales nucléaires.  Les membres de Wire ont choisi leur tenue de scène sans savoir peut-être, par ce soin apporté à la dégaine, à quel point ils portaient l’uniforme de cette fiction inédite. Tenues de guérilla urbaine, dira-t-on, gravures de mode punk ; plutôt arty et mods chez Colin Newman, « rock rebell » et banane dégrisée chez Graham Lewis ; en débardeur et poignets éponge pour un Robert Gotobed jamais remonté d’un concert en cave ; en chemise sombre faussement impersonnelle, celle du maniaque timide pour Bruce Gilbert. Mais à l’habit étudié que la guitare de forme extravagante, mi glam-rock mi hard-rock de Colin Newman, déphase déjà sérieusement, se mêle une espèce de grésil latent dans les coiffures, un reflet de crâne passé à l’électricité statique. L’impression de disparate, le cheveu ras de Newman et la quasi banane rock de Lewis, renversent les codes et les effets de reconnaissance, quelles que furent les modes houleuses de l’époque. Les quatre musiciens évoquent une délégation poétique venue d’une enclave nordique sans étendard reconnaissable. Non un poste avancé de l’underground mais un studio à parfaire, à inventer des profils de héros bien coupés. On pense carrosserie et finition vernis, du moins à une part métallique, ne serait-ce que dans l’affirmation vocale bien plaquée au microphone. En des gestes raides réduits aux poses retreintes de figurines articulées, ils se contorsionnent, ces héros sur la ligne de départ, à quérir un parcours, une mission élancée. Il y aussi, peut-être, tramant ce chant tressé de parties miaulées, de murmures aigus et d’envolées rauques, une oscillation, un détraquement tels qu’ils flottent dans l’accalmie d’une crise de nerf ou un songe d’androïde se rêvant humain. Mais Wire ne perle pas ainsi qu’une buée d’étage dans Blade Runner ; la bascule imminente dans l’abstraction ne se départit jamais d’une prise directe, très physique, rechargeant des batteries planeuses à la recherche d’un couloir aérien plus clair et tintant.
 Autour d’un air discrètement cruel, - que pour un peu on pourrait fredonner -, le chant noueux de Colin Newman rend un claqué de transistor admirablement fondu aux guitares, la même netteté de câbles giflés.
L’air de The 15th  planant sur d’Asphalte et de nuée lancine un modèle global, non strictement musical. Un programme dont la ligne mélodique préfigure de plein fouet les temps forts, les aérolithes de pur style. Ils sont encore amorphes, mais leur moule d’écho, sillages et esquisses au noir, les précède et les annonce de façon très prégnante. Ces poches et sillons d’aventure à venir n’ont rien de péripéties délimitées et circonstanciées, assorties de causes et de conséquences, ils s’apparentent à une technique de jaillissement appuyé, concentré sur des canaux très ciblés. Le live du Rockpalast met en évidence la touche excessive, épileptoïde, et le scrupule de netteté tranchante en chaque geste. The 15th, titre joué à la batterie, à la guitare, à la basse et au chant, donne l’exemple d’une existence rivée sur l’essai de cris, de détonations, de cognées, sans que le moindre de ces essais jetés soit livré à lui-même sur un mode d’improvisation. Dans ce titre extrêmement composé, chaque membre du groupe paraît rattraper et sauver au vol le coup de hasard tenté par son frère, et j’entends par coups de hasard ces effets de filins rompus convulsant en lanières et fouets de métal.
Le morceau pratique une forme de décollage en rase motte, il est dur mais il vogue. L’on dirait une extase plus belle d’être empêchée et reprise en boucle à son point d’élan. Le groupe, sur le fil du rasoir de son interprétation en direct de The 15th, au Rockpalast, confine à cette démonstration des zones sensibles en action appelée de ses vœux par Antonin Artaud dans Le Théâtre et son double. La carcasse musicienne du quatuor s’ébranle méthodiquement, comme si chaque musicien, jouant sa partie, s’appliquait à faire sonner tout son corps, pris comme une colonnes de vertèbres à l’acoustique véhémente. Sous les projecteurs et les spots de couleurs criardes, le découpage lumineux attise cette orchestration tout en fractions successives, comme si les faisceaux en pistaient les points de ruades anatomiques.
Le résultat superbe, moiré de lueurs, prospère au moins autant des notes jouées que de celles suggérées. Une véritable constellation d’étoiles neuves semble brasiller de Wire à la manœuvre, balisant depuis leur emplacement scénique, en une fondation éclair, un terre-plein naissant voué à devenir une île, une ruelle, une impasse des bas-fonds allumée de couleurs acides à mesure qu’on y progresse. Tel se développe The 15th, sur la ligne de crête fragile d’une désolation des beaux jours, harangue filée qui se découvre des ailes. Le couplet, ce lancinement saturé de grâce, semble le refrain et charrie l’accent d’une demande inquiète ou de mots lancés en l’air mais dont le poudroiement en étoile, lorsqu’il retombe, aurait la beauté d’une onction magique. La narration brève, énigmatique, prend de vitesse une romance, peut-être un tête-à-tête avec le miroir, par une séquence ponctuée de hoquets rétrospectifs. Romance d’une abstraction où il ne s’agit pas de conquête ou de séduction mais d’une espèce de bataille où un manque fondamental s’affronte lui-même. Il émane de ces paroles une sorte d’enfance du cœur où clignoterait en mots et en sons, l’essor mélancolique d’une jeune arlequin dans des décombres industriels. Une suite de salves coupées à bords francs où s’effaceraient toujours plus les bribes d’un drame, mais avec la conviction nue, dans la voix, d’une histoire qui avance, d’une histoire actuelle, toujours de mise.
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Un Siècle d'écrivains

8/7/2021

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Pour un bachelier poussif entré tardivement dans une carrière d’étudiant, la série d’émissions proposées sur France 3, entre 1995 et 2001, sous la houlette de feu Bernard Rapp, assurait un prodigieux rattrapage. Non que les auteurs y bénéficiaient sans faille d’un documentaire impeccable,– les numéros enchaînés s’avéraient d’une facture fluctuante et d’une qualité irrégulière–, mais cette disparité même jouait en faveur de ces trois quarts d’heure pantouflards où, engourdi entre deux films par les émanations aigres de cette décennie nauséeuse, le téléspectateur attentif, en l’occurrence affamé néophyte de l’Histoire des lettres et de ses prestiges, se calait pour ne rien rater des pistes de lectures, des témoignages de première ou de seconde main égrenant des propos divers de contenus mais toujours sertis comme des secrets à voix basse. Le générique lui-même, reconnaissable à sa page-titre présentant la photo de l’auteur barrée d’un trombone, relayé à divers degrés, au cœur du documentaire, par un décorum de machine à écrire, de lettres frappées à l’ancienne et de feuillets en désordre, vous projetait dans une France littéraire aux forts accents NRF, dont le centre irradiant, gravitant autour des deux guerres, embuait une plus vaste période courant de Proust à Modiano, sans oublier les écrivains étrangers du même siècle. Le volume autant que l’ambition du projet, fort de 257 documentaires, reste sans précédent, et je me souviens qu’à cette époque pourtant si peu exaltante, cette archive massive apportait les mercredis, en deuxième partie de soirée, un sourd enchantement qui plus est au long cours, à quoi rien ne ressemblait. L’atmosphère des documentaires et de leur présentation laconique par Bernard Rapp, plongeait directement dans le vif du sujet, quelle que fût l’approche thématique, biographique, mixte, le choix du cut-up, de la docu-fiction et l’option d’une bande-son plus ou moins prégnante. Les documentaristes jouaient beaucoup, dans mon souvenir, d’une atmosphère de bureau, d’officine, de table de travail, sans oublier les accessoires attachés au réduit de l’écrivain : le verre, la bouteille, le cendrier, la cigarette et ses volutes, le tout éclairé à la lampe de bureau sur fond de bibliothèque pénombreuse. Disparu ou vivant, l’écrivain se parait d’un prestige spécial, embrumé par quelque auréole d’inaccessibilité. Un portrait d’écrivain se formait en même temps qu’une esquisse de son œuvre autour de documents variés, d’enregistrements sonores, d’interviews, de photos, d’extraits en sous-titre ou lus en voix-off. Un traitement presque fétichiste réservait aux volumes, à l’objet-livre, aux titres bien frappés sur les couvertures, de soigneux cadrages semblables à l’amour du livre et de la lecture débordant de la toile de Van Gogh représentant en vrac, empilés de guingois, quelques livres élus dont  La Joie de vivre  de Zola. Quelques numéros restent gravés dans ma mémoire et forment à présent la chaîne, du moins la suite de sommets de ce massif dont je regrette n’avoir pas visité tous les plateaux, les corniches et les ravins. Je me rappelle notamment le documentaire consacré à Julien Gracq par Michel Mitrani. Gracq n’a sans doute pas voulu être filmé à l’époque, si bien que sa parole en voix off semble la suppléante chargée d’assurer le lien entre les périodes abordées, très différentes, et l’ombre de l’auteur toujours vivant à l’époque où le film a été tourné. Le compartiment de train, en écho au voyage de Gracq dans les Ardennes pour l’écriture de son roman  Un Balcon en forêt, les extérieurs champêtres choisis, d’une campagne rêche, ancrent le portrait de Gracq dans une posture d’écrivain-rôdeur droit monté de l’après-guerre, de plus en plus retranché dans ce laboratoire de sédiments imaginaires que la maison de Saint-Florent-le-vieil devait être pour lui, dans les années 90, depuis des lustres. Il émane de ce portrait une aura testamentaire, laquelle existait déjà dans le frais des premiers récits, natifs de cette propriété vénérable. Le documentaire, sans avoir à forcer, traduisait le gain crépusculaire pris par l’œuvre de Gracq avec les années, une tessiture présente dans la voix de l’auteur, une manière sobre de décocher en déjouant ou réamorçant les évidences. Quelque chose de plus froid que le vieil or, une actualité dans la voix ; le timbre d’un écrivain à jamais sur ses gardes, et dont la solennité de ton, d’une gravité sèche et toujours parée, prenait en chacune de ses inflexions, non un congé grandiose mais une sorte d’élan, la tension indemne d’un pont jeté vers l’avenir.
Une autre figure notoire, filmée, elle de face, abondamment, dans un dialogue ouvert à peu près contemporain du documentaire, fut celle d’Ernst Jünger. Frontalement cadré dans son fauteuil, l’écrivain allemand fascinait l’écran par son visage à la fois buriné de vieillard et d’exorbité toujours sur les charbons ardents. Son visage de vieux guerrier, de seigneur de guerre toujours sur son trône, pouvait évoquer l’écrivain-entomologiste que Jünger était devenu après les deux guerres, mais il rappelait mieux encore le soldat-né, fantassin de choc des Orages d’acier. Ses manières orales, spécialement une sorte de ponctuation par un court accès de toux rauque, semblait tenir lieu d’avertissement adressé à l’interlocuteur, autant qu’il suggérait un rire comprimé à faire trembler le sol durant un banquet entre demi-dieux. Soudain, à entendre et contempler le maître des lieux, on se prenait à rôder en imagination dans la propriété forestière. Au front du visage d’homme-grand-mère affiché par Jünger, la frange courte, blanche et argentée, plaquait l’image d’une subsistance médiévale tout entière résumée par cette carrure vêtue d’une sorte de chemise de nuit, à moins que ce ne fût une chemise bouffante tout aussi incongrue pour accueillir une équipe de tournage, si réduite soit-elle. L’homme ruisselait de sa caverne austère et montrait ostensiblement qu’il ne l’avait quittée que pour y retourner aussitôt, sans transition. Les ponctuations de toux rauque ou de rire d’ogre n’en restaient pas à ce plan sonore ; elles déclenchaient simultanément, aux yeux safran de Jünger, l’infime mouvement de valve des pupilles légèrement fendues, autant dire une espèce d’alarme féroce dont l’Allemand fixait son interlocuteur de façon redoublée. Jünger donnait en outre l’impression de retenir une expression plus franche et plus entière de sa trempe invétérée de prédateur bon à lâcher la nuit, même à 95 ans, pour aller y trouer cuirs à sang chaud ou sang froid. Je n’ai rien retenu des paroles traduites de Jünger, à tort sans doute, mais le portrait animé articulait une vérité barbare qui se passait de traduction.
Dans une veine diamétralement opposée, le portrait de JMG Le Clézio situait son auteur dans son attention portée aux tziganes, et plus généralement aux peuplades et individus d’une origine intangible, marginaux par le territoire et l’ethnie, arpenteurs de rocailles jaillis d’un songe ou d’un mirage. Je me souviens de l’auteur en anorak, les mains dans les poches, dans la lumière crue des reportages-vidéo télévisuels, cheminant avec l’un de ses amis dans la caillasse, aux abords d’un camp et d’un rivage, quelque part dans le sud de la France. Un Le Clézio épris de nomadisme et d’accents indigènes, féru de contes et légendes. Le documentaire brossait un portrait fraternel de l’auteur, soulignait sa dimension de passeur et de baroudeur humaniste, sans gommer toutefois l’inquiétude chaleureuse qui distingue l’auteur du  Livre des fuites. Le futur prix Nobel, y figurait moins le jeune prodige du Procès-verbal, interrogé entre Les Deux Magots et Le Flore en 1963 qu’un conteur à la veillée filmé dans la pierraille, ou encore un aventurier post-vernien entre deux explorations. La richesse de l’œuvre, scandée par des extraits lus et les titres en gros plan, donnait le ton de ce parcours gorgé de latitudes, dans une impression de grand large terrestre saluant l’étendue des excursions et veines exploratrices de Le Clézio.
D’autres films de la collection furent avalés, emportés dans la bande passante, entre hypnose cathodique et nuits cotonneuses. Malraux, Paul Valéry, Joseph Kessel, Anna de Noailles et Paul Valéry furent noyés dans l’archive, sous la lanterne magique des voyages dans le temps. Cendrars fut le globe-trotter en chef de ces voyages documentaires à tendance hypnagogique, dans un festival d’extases sur fond de palmiers ou de steppes où l’homme semble avoir lancé ses doubles dans une sorte d’enchère à l’ubiquité aux quatre coins du monde. Léon-Paul Fargue ouvrit une voie intermédiaire, une catégorie d’œuvres secrètement médianes où je ne suis toujours pas allé voir, flairant à distance la « haute solitude », et les « refuges » du « Piéton de Paris ». Il y eut aussi René Char et le parfum très marqué des heures maquisardes restitué en superposition de la Grèce provençale inventée par le poète.
Le documentaire d'André Labarthe sur Antonin Artaud tomba au beau milieu de l’époque où je découvrais  L’Ombilic des limbes, Van Gogh, le suicidé de la société, et Le Théâtre et son double. Le climat de ces lectures, pour le moins intransigeant, rejette à l’avance la mise en image, la mise en perspective, le miroir, la citation. S’avancer avec Artaud, même en s’effaçant bien derrière, est la reine des gageures. Pour autant, le film ne bascula qu’à demi aux orties car les mots, même lus avec trop d’intention, même gainés dans une humeur qui en dévoie la forge d’origine, restent d’Artaud et leur jaillissement nettoie la corolle étrangère de leur profération. André Labarthe a tenté une sorte d’essai, tout en imprimant au film une ambiance d’exaspération et d’émotion étranglée. Le film scandé par le triple écho de cuivre du Crépuscule des Dieux de Wagner, veut marteler l’exception, le paroxysme massif. Le film oscille entre deux écueils : la surinterprétation, son surjeu, la tonalité gadget de l’écrivain maudit et la redoutable simplification obscure qui en résulte. L’atmosphère de drame et d’incommunicabilité plombe le film et écrase les fréquences, et l’on s’écarterait fort d’Artaud si ses mots, en fulgurances choisies (ou extraits de l’enregistrement original, par Artaud lui-même, d’Aliénation et magie noire ? ), ne remettaient le film dans son axe, pour revenir à son sujet et y coller de façon plus serrée ; mais cette simplification suscite je ne sais quelle indulgence liée au contexte de la collection où 52 minutes devaient, dans le meilleur des cas, susciter une brûlante envie d’aller voir. L’œuvre d’Artaud étant la moins détournable de sens et de force qui soit, un documentaire, même lesté, çà et là, d’une tonalité déphasée, avait du moins ce mérite de ne pas oublier Artaud dans son sommaire.

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Dans le ciel, Octave Mirbeau

7/31/2021

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 Écrire un texte de toutes parts anthologique par quelque détour qu’on le prenne, Octave Mirbeau l’a fait et refait. Dans le ciel compte parmi ces textes rêvés qui détonnent dès leur mise au monde, avec ou sans le consentement populaire, pour voguer sans fin, telle des mines que nulle tempête n’a coulé. Sans fin, elles longent les côtes sauvages, et cultivent cet art propre aux grands textes secrets de se laisser apercevoir entre deux vagues. Dans le ciel aborde le seul sujet au monde : celui du peintre. Non de l’artiste, cette souche plus commune que le chiendent, plus incoercible que la malaria, non l’artiste mais le peintre, autant dire le bougre, l’homme de travers, l’épave animée, le revenant de son vivant, l’invincible fâcheux, l’abruti grognon, le paratonnerre à scoumoune, le guignon tout terrain. Le peintre est si romanesque que l’écrivain doit prendre son élan, y réfléchir à deux fois et respirer à longs traits, profondément, avant l’apnée d'en découdre avec les malheurs, les crises, les manies et le périmètre où sévit son naufrage. Pour se lancer, Mirbeau était mieux placé que quiconque. Acquéreur émérite de deux toiles de van Gogh, détecteur précurseur de son œuvre, proche du peintre par une qualité de cœur cent fois prouvée en visage, en actes et en ferveur explicite, passionné inné et brasseur expert de l’élément passionnel, Mirbeau devait écrire ce van Gogh de biais qu’est Dans le ciel . De biais, car le van Gogh de Mirbeau est composite, composé dans un élancement ; j’allais dire, dans un tempo fraternel où l’écrivain ne pressent que trop le parcours d’écueils successifs auquel se heurte une vie de créateur. Histoire de biais d’un peintre de biais car le premier tiers du roman s’attache à relater, rétrospectivement, l’enfance du narrateur-personnage, ami, témoin et initié de Lucien, le peintre, Mirbeau s’offrant ainsi l’alliage extatique, dans la catégorie reine de la poisse héroïque, d’une enfance malheureuse et du naufrage adulte du peintre. Dans le ciel épluche dans les moindres détails le milieu d’imbécillité meurtrière où croît le malheur, père des Arts tout puissant, plus précisément ici la fosse des familles, machiniques et reptiliennes, où la bêtise consacrée confine au crime institutionnel. J’ai remarqué cette évidence néanmoins incongrue qu’un très grand texte me tire un rire, plus ou moins franc, parfois mesquin et ricaneur, sourdine qui doit correspondre à l’applaudissement grandiose du lecteur. J’ai applaudi de cette manière au long des pages où le personnage-narrateur relate son enfance, exercice dans lequel Mirbeau excelle, l’enfance malheureuse coalisant toutes ses qualités de révolte, une floraison indignée s’y exhortant à l’acuité justicière et prospérant jusqu’à la luxuriance. Rencontré quand le narrateur a perdu père et mère, Lucien, lui, le van Gogh de Mirbeau, ne descend pas de parents infâmes. Lucien a certes grandi dans un milieu bourru – le père est boucher – mais le fils reste toutefois soutenu, même dans la désapprobation. Par un effet de contagion lié au fil entraînant de la lecture, l’enfance du personnage-narrateur se trouve comme partagée avec Lucien. Disons que, telles que Mirbeau les agence, les épreuves du peintre Lucien paraissent la suite organique de l’enfance martyre du narrateur. A eux deux, ils forment un destin de fer exemplaire que Mirbeau a scindé en deux personnages, un centaure de la vie impossible. De ce rapprochement établi entre une enfance malheureuse et une vie de peintre exalté, Mirbeau attise les vieilles accointances entre malheur et beauté, sourdement unis, appelés réciproques d’une même catastrophe. Intarissable à débusquer les filons les plus corsés de la bassesse, Mirbeau en a extrait des sidérations majeures et abondantes au fil du récit où les figures familiales, père, mère, sœurs, curé, amis, voisins, sont foudroyées par l’auteur en flagrant délit d’ignominie ordinaire. Mais là où le romancier insiste avec éclat – et l’on se demande comment après un tel festival d’énormités sordides - tient à cet atelier ouvert, entre le narrateur et Lucien, à leur « différence » péniblement partagée au cours de conversations surtendues et laconiques, pleines de trous. La part initiatique attendue, - Lucien est l’aîné, il montre l’exemple au narrateur plus jeune et subjugué -, vire à l’absurde bouleversant car les monologues de Lucien se réduisent à des phrases sans suite, encadrées par des interjections. Il en résulte une impression d’échauffement dans le vide, de tournis abrutissant qui redouble l’effroi du narrateur, lui-même irrésolu, assailli d’émois sans forme. Dans le ciel  se fait une spécialité de cette vrille de toupie où les deux héros tourbillonnent interloqués dans une pulsion impérieuse qui les dépasse. Mirbeau y dépeint le parangon de l’artiste sacrifié à son œuvre comme une espèce d’amateur irascible, hanté peut-être et même sûrement mais enlisé dans une impuissance burlesque. Montées en régimes, propos vindicatifs, décrets à l’emporte-pièce couronnés par une incapacité orale emprisonnent le personnage de Lucien dans les traits d’une caricature de forcené à l’ambition aussi démesurée qu’au-dessus de ses moyens. Incapable de sortir d’une trilogie de verbes : « voire, sentir, comprendre », Lucien apparaît comme le buffle de sa monomanie peinte et les contorsions de son visage au travail achèvent d’en faire une sorte d’épouvantail. L’effet comique est d’une richesse ambiguë car, si la dimension loufoque de l’artiste aux prises avec son art est une matière aussi forte en vraisemblance qu’irrésistiblement drôle, elle est en même temps très poignante et atteste du bricolage ambiant attaché à la gravité artistique. Mirbeau joue à plein de ce désordre de registres au point même d’oublier, délibérément, que van Gogh était le contraire d’un impotent verbal ou d’un artiste au projet évasif. Comme si Mirbeau, pour les besoins de sa démonstration, avait dû artificiellement couper Lucien des talents d’écriture et de lecture de van Gogh pour se concentrer sur la charge de désespoir, la part d’animalité traquée de cet homme, ou mettre l’accent sur la part sauvage, inarticulable, inintelligible en mots, de son œuvre peinte. Une des inventions fortes du roman réside dans la « retraite » du peintre, que Lucien nomme « son pic ». Mirbeau forge ici un lieu-dit, un trou perdu, dans la campagne, non plus même accablé d’atavisme, mais quasiment gelé dans l’abrutissement et l’évacuation. La masure perchée à l’écart du village à moitié mort, forme une image saisissante de lieu isolé, de repli implacable, dans lequel Lucien, fatalement, s’enfonce dans une solitude aggravée, étendue, une solitude où « l’aboi d’un chien invisible » paraît au peintre isolé « le cri même de la terre ». Dans l’évocation de ce pic découpé sur le ciel, Mirbeau atteint peut-être l’affinité la plus prégnante avec van Gogh, dans un abouchement brûlant avec les éléments toujours menacé d’un chute définitive dans le dérisoire et le vain. Mirbeau rend compte au mieux de cette infime ligne de crête entre l’absolu et son contraire par la suggestion de ces périodes sans nouvelles de Lucien. Que fabrique-t-il à longueur d’heures ? Il peint laisse à entendre Mirbeau, mais la question sombre suffit à elle seule, l’ennuagement inquiet qui opacifie tout en haussant en prestige la silhouette de Lucien aux prises avec son désir visionnaire comble à sa manière les blancs d’une parole décousue. Les seuls contrepoints de cet écrasement en figurent les emblèmes, qu’il s’agisse du chien invisible ou de l’araignée de chevet, selon un emploi du bestiaire cher à Mirbeau. L’intrusion animale, touche secrète de l’écrivain, fréquente dans son œuvre, inscrit profondément son empreinte affective. L’araignée, le chien invisible et Lucien dessinent une trinité du gouffre. Plus de chevalets, de couleurs et de pinceaux. Le matériel et l’ambiance de travail ont disparu dans un paysage d’ermite où la complexité des nuages en transit engloutit les détails. Autour de ce pic dépouillé, Mirbeau parvient à donner de Lucien l’image d’un peintre qui en serait venu, vraiment, aux mains. L’image exsangue du peintre qui peindrait de jour et de nuit à bras-le-corps, sans outils médiateurs. D’ailleurs, et même si Mirbeau donne à voir des tableaux où le lecteur reconnait les nuits étoilées, les semeurs, les cyprès et les portraits de van Gogh, c’est à peine si, par l’intermédiaire du narrateur, Mirbeau rendait hommage aux tableaux. L’étranglement du trop grand semble le sujet majeur, ou, pour rester sur le plan pictural, le tableau infaisable et la beauté inaccessible et tyrannique qui lui correspond. Mirbeau s’approche également de van Gogh, avec Lucien, en modelant ce corps décharné et osseux, qui serait à lui-même, mieux que son tableau vivant, la preuve ambulante d’un tableau jamais fait, mais qui luirait à la pointe vitreuse des yeux de son peintre. Ainsi Mirbeau charge-t-il Lucien au fil des pages, d’un magnétisme de la dépense où se construit en creux, à même la carcasse du personnage, le profil d’œuvre refusée à ses mains et ses efforts. Lucien ne se déplace ni ne voyage, il va et vient comme un revenant fait les cent pas. Il disparaît pour de longs face-à-face consumants, fixé à son récif céleste. Nous assistons aux modifications troublantes de sa compagnie par le prisme du narrateur, et Lucien devient bientôt de ceux que l’on frôle à regret, que l’on n’approche pas sans frisson et dont l’apparition finit par devenir aussi redoutable qu’un spectre. Et cela sans autre injection fantastique qu’une volonté à l’ouvrage, se cravachant sans pitié. Dans la soupente où Mirbeau enferme Lucien à la fin du récit, nous quittons la fin du XIXème siècle pour une officine moderne décrochée de l’époque. Le catalogue sommaire des artistes que Mirbeau estime, de Monet à Pissarro, la grammaire de formes, les styles et manières que l’auteur évoque par l’entremise de Lucien, au fil du récit et de l’évolution du peintre, ont ici disparu pour laisser place à une avancée en solitaire grondant derrière une porte close, dans un réduit lugubre. Mirbeau suggère un Lucien irréversiblement basculé dans une modernité dont peut-être il touche la pierre angulaire. La porte s’ouvrira. Les lecteurs du roman liront par eux-mêmes comment Lucien finit le travail.
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Le Crime était presque parfait, Hitchcock

7/27/2021

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Les professeurs du collège Georges Braque, établissement nommé également « Croix rouge III » afin d’en brocarder plus nettement l’ancrage suburbain et le nom de mauvais quartier, les mutés malchanceux donc, du C.E.S situé à l’ouest de Reims, en direction d’Épernay, sous la houlette de la grande chaufferie et de sa cheminée orange surplombant les champs et l’aire sablonneuse d’un futur quartier pavillonnaire, ces jeunes ou plus expérimentés professeurs emmenaient leur classe en sortie.
Planétarium ou centre de documentation, les trajets houleux valaient mieux que leur destination. L’une de ces excursions s’éleva pourtant à la perfection. Notre classe de quatrième fut conduite à « L’Atalante », un cinéma de quartier tel qu’il ne doit plus en rester beaucoup en France. Et si d’ailleurs il en reste, ils se trouvent cernés par un décor actuel qui leur va très mal. Situé dans le quartier Maison Blanche qui vient de fêter son centenaire, « L’Atalante » n’existe plus. L’endroit formait un lieu mixte cumulant les qualités de Maison des jeunes, de siège associatif et de petite salle de cinéma. Je crois aussi qu’une permanence était ouverte, le soir, pour les jeunes filles en détresse. L’enseigne se détachait à la verticale, accrochée à la tourelle intégrée de la façade qui abritait et abrite toujours un escalier en colimaçon. Juste dans le prolongement et formant avec « L’Atalante »  une sorte d’îlot entre les immeubles de quatre ou cinq étages en pierre, s’alignaient deux échoppes aux vitrines minuscules : une auto-école et un fleuriste. En face, s’ouvrait l’esplanade surélevée de la place de Lisieux, haut-lieu de mon enfance dont je connaissais le boulanger, le COOP, le boucher-chevalin et l’inestimable tabac-presse tenu par une gérante massive incorporée aux tickets, bonbons, colifichets et liasses de magazines. Sans doute était-ce mon premier Hitchcock. La petite salle de cinéma nous fit croire que d’autres lieux de ce type devaient exister, aux quatre coins de Reims et ailleurs. Nous pensions, une fois installés dans les fauteuils en moleskine rouge, que ce n’était que la première fois d’une longue série dans ce genre de lieu taillé pour le rêve sur grand écran. Jamais je n’ai revu un film dans ces conditions. Ai-je vraiment profité de l’intrigue ? L’ai-je seulement saisie, rien n’est moins sûr. L’apparence des acteurs primait, à savoir les hommes en costume et Grace Kelly en élégante irréelle. La saturation technicolor des teintes frappait les bleus et les rouges d’un clinquant théâtral. Ce fut, je crois, ce ballet purement sensitif qui nous offrit un baptême du feu cinématographique. Le côté très smart de la mise en scène anglaise nous plongeait dans l’exotisme d’une haute société en carton-pâte, une austérité de théâtre filmé qui avait de quoi rebuter mais Hitchcock était trop fort pour risquer d’ennuyer qui que ce fut, même les élèves d’une classe de quatrième sans points de repères. C’est peu de dire que le charme opéra, avec le sentiment précurseur de vivre quelque chose d’important qui va rester et sera de conséquence. Car voici d’un bloc le générique, le nom des acteurs en hautes lettres ciselées et la musique saturée de l’orchestre, impatiente et flamboyante, dans un effet d’engouffrement où éclatent toute l’aisance et la grâce technique d’ Hollywood.  Dial M for murder a été tourné en relief et il en reste quelque chose dans cette projection sans lunettes. Un détachement holographique des acteurs aux visages montés sur des cols phosphoriques, évoluant tels des bas-reliefs réfléchissants, des vitraux flamboyants et mobiles comme des ectoplasmes. A l’arrière-plan, les tentures à plis droits jettent une impression mêlée de confort et d’allusion funéraire et les murs de l’appartement gardent quelque chose d’étranger à leurs occupants ; le décor revendique la pacotille sévère qui le fait décor et Hitchcock l’éclaire avec ce qu’il faut de brutalité pour jeter l’ombre portée des acteurs aux parois et donner à sentir le faisceau braqué des projecteurs. Grâce Kelly, dans ce prestige à couleurs où le rouge est en gloire dès la première séquence, campe une corsetée passionnelle. Dans sa robe-bustier en organza rouge, les épaules couvertes d’un boléro en dentelle de la même couleur, Margot glisse telle la reine processionnaire d’un étrange deuil ardent. Toujours est-il qu’une félinité rentrée parvient à soudre de sa haute stature ; le début, paraît-il, du fantasme hitchcockien de la belle blonde « émancipée », la préfiguration de l’ardente Tippi Hedren de « Marnie » ou des Oiseaux, le début de la spirale du chignon de Kim Nowak dans Vertigo. Mais l’étrangeté suave de ces bustes de lanterne magique, culmine dans la présence de Tony Dewice alias Ray Milland. Double gothique de James Stewart pour les paupières tombantes et le visage allongé aux cheveux plaqués en arrière, Ray Milland arbore la mise de l’acteur irréel, celle d’une entité mi-humaine mi-factice que l’on sort à volonté des coulisses de studio, et que l’on remise dans sa caisse à la fin des tournages. Jamais il ne retourne chez lui, dans sa famille. C’est l’homme animé au seul cliquetis de la caméra quand elle tourne. A peine s’il prend sa pause entre deux prises, sur une chaise à son nom. Non l’être humain formé à la comédie, mais le personnage grandeur nature, défalqué du script, armorié d’un costume qui est sa seule peau, surmonté de ce visage de sorcier rajeuni qui inquiète sans rien faire. Le visage de Ray Milland, tel qu’il bourdonne à froid, est un concentré de thriller, de tombes fraîches et de dépeçages bien menés. L’être humain et la personne privée s’effacent, et cette créature de studio affiche un magnétisme de mentor, de Monsieur Cinéma en liberté, plus ou moins affranchi des directives du metteur en scène et de son équipe, improvisateur tout puissant des voltes acrobatiques de l’intrigue. L’acteur sauvage dans son élément et qui mène la danse. Autour de Milland, Hitchcock pratique un expressionnisme d’angles durs absents du décor ; ils sont dans les yeux des acteurs et leur relief rejaillit sur les feutrages d’abat-jour et de guéridon. Rien n’a servi dans cette pièce, c’est l’appartement témoin pour une heure du scotch perpétuelle. Aucune température ne s’y laisse deviner, y compris lorsque Dewice tisonne dans l’âtre. On transpire à pores fermés et les parties sportives, puisque Tony Dewice est tennisman, les matchs d’hier semblent avoir été joués en regardant ailleurs, une main dans la poche et sans fléchir le genou. Joueur de principe, champion à la retraite, le très raide Ray Milland est tennisman comme on fait untel commandeur. L’imaginer dans cette allure de danseur à raquette sur les courts rend le personnage plus grinçant encore. Au mieux tennisman de générique, Ray Milland est avant tout le criminel en costume, le meurtrier à sang froid rangé dans sa caisse après la dernière prise et sa gamme d’expressions subtiles, interstitielle, règne sans partage sur le film. Anthony Dawson, lui, dans le rôle de « Swann », le pantin du maître-chanteur, colore la scène d’une note exotique. Ses traits secs, burinés et inquiets, d’une origine étrangère difficile à saisir, réveillent des souvenirs de soir tombé sur les navires, notamment les visages dorés et louches des films de pirates. En gros plan, son visage de fripouille effarée semble pris sous la lune, sur le pont d’un trois-mâts, dans les caraïbes. Errol Flynn n’est pas loin. L’arme blanche brillera, ce ne sera pas le poignard recourbé mais la paire de ciseaux. Tel qu’il s’arqueboute et finira par s’effondrer en s’empalant, Dawson, les ciseaux plantés dans le dos, joue le grand tué écarlate, l’assassiné tragique qui prend la pose, dans un écart expressionniste qui tranche sur l’ambiance distinguée. Cette vision donnera matière, dans les années 70, aux maîtres du giallo. Le film est aussi convaincant dans sa façon de suggérer l’extérieur. Les extérieurs, la rue, tels qu’Hitchcock les suggère par les va-et-vient dans l’appartement, paraissent de la même finition de salon, avec promeneurs espacés et dames en talons sous les réverbères. Si John Williams, l’inspecteur en chef, vient justement de la rue sans avoir besoin d’être annoncé, c’est que l’atmosphère de la rue est assez bourdonnante depuis l’appartement. Mais si l’inspecteur vient de la rue, on le croirait descendant des Indes coloniales, tout juste descendu de son éléphant, à cela près que, loin de se conduire en Maharadjah, il figure l’impeccable compagnon de club, le type de l’officier à la retraite, et porte haut dans sa moustache le meilleur de l’humour britannique. L’intrusion du personnage, son profil d’autorité débonnaire sonne la fin de la récréation et du provisoire succès criminel. Et le voilà en duo avec le presque falot Mark Halliday joué par Robert Cummings. Faire-valoir pendant les trois-quarts du film, affichant le sourire tout terrain de l’amant chahuté mais beau joueur, le romancier en sourdine jusqu’alors se transforme en justicier audacieux et en amoureux transi dans un sas héroïque précédant les jours heureux. Personnage plus énigmatique qu’il n’y paraît, Halliday s’immisce dans le couple, presque au mépris de la vraisemblance. Kidnappé civilement par l’époux trompé et utilisé le plus cyniquement du monde pour devenir son alibi, Halliday joue l’Américain de passage et sa présence ne se justifie plus, après le revirement de Margot, qu’en raison de son rôle de témoin indirect du meurtre. En contrepoint de Tony Dewice, Halliday joue presque un rôle de spectateur intégré : celui du gentleman ; un miroir où se réfractent et s’amortissent les émotions.
A la fin du film, les voix, plus basses sans savoir exactement pourquoi, se montrèrent d’instinct respectueuses et reconnaissantes. Nous partîmes en regardant plusieurs fois derrière nous les fauteuils rouges qui devaient à peu de chose près, dater de l’époque où le film est sorti, en 1954.

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Stockhausen

7/26/2021

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PhotoMittwochs-Gruß : cliquer
  Paris ne se traverse ni à pied ni à métro. Paris est un grondement sur écoute et l’on enfile le casque en rentrant chez soi. L’écoute ou du moins les fameux bruits de la rue reliés aux plus lourds monuments. Rien ne bouge ni ne change, tout s’échauffe, dans cette marmite de vieux restes que rien, jamais, n’évapore à fond. La dessication est sans fin de cette matière fixe qui ruissèle, ondule, grouille et survit de ses trafics dignes des « noirs bataillons » de la charogne baudelairienne, sans en avoir l’audacieuse beauté. A chaque descente dans le maelström, on s’épargne d’ailleurs cette pensée - à elle seule, un abîme - : par quelle catalepsie éruptive Baudelaire aurait-il rendu compte de Paris au XXIème siècle ? Les tournis et les précipices de la « Fourmillante cité », dans Les Fleurs du Mal paraissent soudain des vertiges feutrés, les balises d’un malheur grandiose. Mais nous étions en 2016 ou en 2017 et ce nombre, comme l’indique visuellement son alignement de chiffres, ne représentait plus une année précise mais un numéro de série tapé au hasard, pris au rouleau d’un temps morbidement débobiné de côté, comme à l’arrière désaffecté d’un bureau de comptable. Attelé à l’écriture de mon premier roman, la musique me tenait compagnie et je cherchais précisément la plus juste, celle qui n’allait pas me détourner, m’accaparer, voire celle qui allait soutenir et nourrir cette absence vogueuse où la rêvasserie se conjugue à la plus haute vigilance. Le phénomène d’enserrement propre à la ville de Paris, - et mon logement dans le XXème arrondissement, en haut de Ménilmontant, accentuait cette vue d’anticipation latente – appelait un contrepoint grésillant, un son qu’une tête en l’air aurait capté, vaguement parent des acouphènes du survivant heureux et blanc de poussière après une bombe tombée sur l’immeuble voisin. Des compositeurs de musique contemporaine, les pionniers du XXème siècle pour la plupart, furent les candidats à ce réglage d’ambiance. Schnittke, Georg Friedrich Haas, Iannis Xenakis, Paul Varèse, Allan Pettersson furent les couloirs aériens, les horizons et les approches ferreuses de la ville-usine au centre de mon texte. J’y soupçonnais sans mérite les accents d’un art perdu retrouvé en catastrophe au fond de compositions brisées, y trouvant en tout cas un peu de cette limaille en suspension dans mon roman. L’Oural anthracite où des milliers d’hommes termites fabriquaient des chars d’assaut et des centaines de milliers d’obus me réconfortait comme une berceuse, un véritable foyer, à côté de la capitale française à qui manque aussi la couleur d’un désastre. Le sien est sans couleur. Parmi les pièces musicales élues à l’écoute et au fil des séances d’écriture, Mittwochs-Gruß ou « Salutation du mercredi » de Stockhausen, se distingua comme un hymne du roman, sa partition d’adoption. Un fond de nappe lancinante, très unie, comme d’un moteur astral, propulse dans un paysage désencombré, défriché. La nappe se déploie dans un mouvement moiré, un drapé venteux secouant des traînes diamantines. Un fond dominant, majestueux et mystérieux, dont l’oscillation crée l’impression de voyage immobile. On ne pense à rien de précis, justement, mais à force d’écoute, après maintes imprégnations, on garde le souvenir d’une fréquence minérale émise sur une face cachée de planète auquel se serait joint quelque râle limpide. Des notes de synthétiseur sèment de proche en proche des couinements de suspense, des ruissèlements sans suite, des grincements articulés à des patrouilles de murmures. Cette œuvre ressemble à la répétition d’une mission de reconnaissance menée par un vent nomade dans la contrée alternativement pelée et montueuse d’une planète lointaine. Mittwochs-Gruß combine un mouvement d’approche rétif à une terre foulée comme un clavier bourgeonnant où finiraient d’agoniser en appels et gémissements énigmatiques des robots mélancoliques à demi-ensevelis sous des micas. Stockhausen invente là toute une population pilote agrégée à un courant électroacoustique. Pareille à une nasse magnétique, le grésillement central, dans son flottement d’écharpe qui insiste plus qu’il n’avance, accroche une cohorte d’événements sonores et de bruitages dont les motifs piqués enrichissent le fond faussement monotone d’un continuum interloqué. La palette et l’éventail de bruits, tels qu’ils se fondent et s’enroulent à la nappe, se font presque oublier et agissent de loin, avec des soins subliminaux. Des points d’orgue surgissent à mi-parcours vers la vingtième minute de cette pièce qui en compte 53. Des notes détachées, sortes de gongs de synthétiseurs, scandent une manière de porche franchi en même temps que le gravissement théâtral d’une pente qui prépare à un dévalement. Un écho d’avertissement, très solennel, retentit, annonçant une complexe mise à feu, voire une invasion ou une nouvelle et terrible facette de ce déploiement lunaire. Mais ce ne sont que des portes dérobées, des trompe-l’œil sonores. Un instant en passe de s’ouvrir, le paysage reprend ses clochette inédites de grotte nocturne aux parois transparentes, et d’autres hochets cosmiques tintinnabulent. Ainsi prend forme un suspense filé et creusé qui régénère habilement ses latences et ses acmés, les unes valant pour les autres. Une sorte de moule parfait pour la mise en tension imaginaire. Les images engendrées se disloquent dans le mouvement même où elles se forment, proposant à l’oreille distraite une multiplicité de ces angles morts propices à la création. Stockhausen laisse une traîne d’images dérobées où l’auditeur peut s’engouffrer à volonté, ou, mieux encore, se laisser hanter à vide, en laissant venir, et même pas, sans plus attendre quoi que ce soit, en goûtant l’étendue propre à ce mercredi, capitale hebdomadaire de la liberté. J’ignore jusqu’à quel point cette création de Stockhausen constitue un appel à la liberté et à la reine d’entre toutes, celle de créer. Mais ces « Salutations du mercredi » en battent l’augure avec une urgence de l’évasion immédiate qui les distinguent. La récréation du mercredi se double ici d’un saut impérieux et sans transition dans le vif du sujet. Une urgence du temps perdu à rattraper que révèle l’efficacité et la rapidité d’emprise de ces limbes stimulantes. Le mercredi, dans Mittwochs-Gruß, devient la porte de la liberté, non le jour du milieu de la semaine, mais l’entaille du temps fendu. A vos pupitres, hurle à froid la pièce de Stockhausen. De plus, le sorcier électronique Stockhausen, par les moyens de sa musique, induisait une intimité réchauffée avec l’ordinateur rétif. Voilà le PC, sous le règne de Mittwochs-Gruß réhabilité comme outil de création, l’écran, y compris sa luminescence agressive, faisant corps avec les sonorités électroniques. Stockhausen confortait ce poste de création en appartement et son jour de référence. Jour de claustration volontaire et fertile. Une alliance se forma ainsi entre l’esprit du mercredi, les « Salutations du mercredi » du compositeur (dont j’ignorais la signification au début), et l’anticipation ouralienne de mon roman. Car Mittwochs-Gruß, par ses effets d’expansion, affiche une térébrante ressemblance avec la longueur fleuve du genre romanesque. Dès les premières mesures, une plaine immense se déploie, une horizontalité inquiète similaire au canyon découvert par un explorateur ; la présence soudain panoramique d’une civilisation inscrite au relief du paysage. Moins fantasque que le royaume de glace des « Montagnes hallucinées » de Lovecraft, Mittwochs-Gruß en a le glacé colossal, mais pris dans une confidence moins inhumaine. L’impression de 53 minutes propose une variété de froissements dissimulés dans la trame si riche, que l’on se réveille parfois, au milieu de ces vagues, happé par des souvenirs surgis des rocs d’une planète rasée, des voix refluées d’un granit de planète morte. Entre les nombreux cris étranges et croassements où semblent rouler d’une forge les essais incandescents d’une langue nouvelle et les alarmes de créatures inconnues, des bribes de logorrhées, des syllabes fusantes que l’on dirait imitées de la voix humaine, ont le débit entraînant des pages à écrire, pré-inscrites partout dans ce promenoir et cette collection de radiations. Du mercredi, la pièce de Stockhausen porte aussi la promesse du parc virtuel et du jeu tout puissant pour l’après-midi. Toutes les forces d’enfance convergent dans ce talisman. Les salutations engagent l’idée d’un « jour » dédié à l’homme, un mercredi métonymique du temps, c’est-à-dire de tous les jours. Des salutations que j’entends comme une reconquête du temps, toutes affaires cessantes. Mittwochs-Gruß : pièce pour écrivain.

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Berni Wrightson

7/19/2021

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 Enfant terrible de la bande-dessinée américaine, Berni Wrightson fut l’un des piliers de mes 14 ans. Trouvée dans un hypermarché, sa BD tirée du film Creepshow, elle-même adaptée de Stephen King par Georges Romero, demeure le plus durable de mes éblouissements dans le 8ème Art. L’avoir trouvée sans l’avoir cherchée, sous les néons des rayonnages, corsa le plaisir des circonstances. Édité par L’Écho des savanes et Albin Michel, l’album rutilait. Cartonnée et brillante, la couverture rugissait, doublant l’agressivité de l’image, celle du narrateur-squelette, d’un luxe parfait pour les amateurs. Mon goût pour le fantastique et l’horreur, cette attirance encore délicieusement craintive, reposait sur des exigences tacites et raffinées, un niveau d’intensité au repérage duquel s’ouvraient des promesses voluptueuses. Le style du dessinateur éclatait dès la première planche, sans jamais déchoir ou même discrètement décliner dans les pages suivantes. La série d’histoires courtes signée Romero semblait faite sur mesure pour le dessin de Wrightson. Car si le film de Romero est un chef-d’œuvre d’horreur intégrant au mieux l’esprit des comics horrifiques, l’appropriation par Wrightson, vue et lue avant le film, reste à mes yeux la version de référence. Pour saisir la férocité des personnages criminels, la meilleure des interprétations ne peut rivaliser avec cette collection de faces mauvaises dont Wrightson s’est fait le spécialiste. Ce traitement des visages, systématique, saute aux yeux par un phénomène d’émaciation. Les membres, particulièrement les doigts fins et longilignes, prolongent cette morphologie acérée. Le dessinateur excelle à effiler l’anatomie, à la tailler en pointe. Doigts osseux et ongles longs répondent aux accents carnassiers ou félidés des têtes cruelles et hautaines. A la sévérité outrancière du sourcil, elles affichent ostensiblement une avidité meurtrière à l’affût du premier exutoire. Le goût de Wrightson pour les manoirs, les tentures, la fosse aux lions cossue où les familles bouffies d’argent se dévorent à belles dents et polissent à huis-clos les rancœurs et la haine, ce milieu et leurs figures embaumées sont le berceau de l’humanité selon Wrightson. Entre boiseries rustiques et hautes croisées, Wrightson enferme ses clans homicides et se repaît d’en accuser les traits en contre-plongées. Un éclairage au candélabre, une saisie gothique de la structure osseuse de la face, de la tête de mort sous la peau. Wrightson est à la bande-dessinée ce que le clavecin est à la musique. Quelque chose d’aigu, de précis et de cruel. Le secret jubilatoire d’une méchanceté graphique est à l’œuvre dans ses dessins. Les dialogues passent, laconiques, sentencieux et sarcastiques, mais les images fascinent comme des instantanés de voyeur sous des flashs écarlates. Le grand guignol de Wrightson est lesté d’une morgue et d’un étincèlement sadique. Le moindre protagoniste sous le stylet de l’artiste devient un sorcier macabre en puissance, l’auteur d’un mauvais coup, le complice d’un piège ou le siège de pensées abjectes. La raideur d’atmosphère, disons ce relent d’encaustique qui, sans transition, s’empuantit d’une odeur de cave et de crypte, dresse l’arrière-plan d’une Nouvelle-Angleterre consanguine où des dynasties fin-de-race se livrent à des débauches anémiées. Les personnages de Berni Whrightson vivent retranchés dans une pénombre lovecraftienne, bourreaux engoncés dans l’austérité puritaine. Ce hiératisme ambiant, auquel correspond la coupe des vêtements des années 50 lâche sur les scènes un flottement érotique, une suffocante suggestion de débauche à l’étage, dans les alcôves, derrière les portes dérobées, au fond des cryptes sadiennes, lieux d’échauffourées indicibles. Wrightson en farde ses monstres, délègue aux œillades lascives et haineuses des programmes comprimés où les fanatismes salaces se pourlèchent à l’avance. Maquillés et déguisés pour le théâtre ou une autre cérémonie blafarde, affichant dans leur mise et leur expression de pantins venimeux un taux élevé de facticité, les personnages ressemblent à des acteurs de bande-dessinée. Le génie du dessinateur tient aussi à une faculté de blêmir l’image, d’en maudire les détails. Car si les faces les plus calmes sont outrées, les minuties du décor portent toutes une hargne noueuse. Les surfaces les plus anodines, comme veineuses, parcourues de racines et de nerfs, trahissent un air de défi ou de dissimulation. Dans le même sens, l’Américain excelle à portraiturer le quidam dans un exercice de subtile caricature où l’homme du commun, le très pittoresque « homme d’à-côté » s’avère le candidat idéal à l’horreur, et plus exactement une parfaite pâture à danger. Wrightson brosse comme nulle autre les portraits de gardiens, pompistes ou veilleurs, balayeurs témoins des officines désertées à l’heure du soir. La mort de l’homme d’entretien, dans « La Caisse » est à ce titre exemplaire. Tout semble voué au genre de l’horreur, dans ce prototype du fouineur involontaire. La salopette, la calvitie, la bonhomie d’homme seul dans les couloirs après la fermeture des bureaux, Wrightson en flaire le fumet de gibier, de victime désignée. Les personnages féminins ne sont pas en reste dans ce traitement acide. Toujours dans le sketch « La Caisse », Billie, l’odieuse harpie, la vulgaire sadique à ciel ouvert, ou encore  Bédélia, l’irascible tante immortelle, empoisonneuse et alcoolique, dans « Fête des pères », campent deux types calibrés pour le dessin de Whrigtson, deux sorcières aussi typées que leurs consœurs des contes mais ancrées dans une réalité qui les rend plus effrayantes. Démones et démons d’à-côté, que l’on devine macérés dans la haine ordinaire, montent spontanément aux traits des personnages de Wrightson, telle une grimace native. Dans Creepshow, les protagonistes des années 80, tels que Wrightson les dessine, paraissent d’immortels descendants de l’horreur gothique ; un air de famille sans doute hérité des années passées par le dessinateur à peaufiner l’horreur victorienne de son Frankenstein. Hâve, pâle, la prunelle scintillante de crime ou boursoufflée d’une lascivité maladive, les personnages de Wrightson, passablement cadavériques, ont certes revêtu des costumes ou tenues des années 80, mais tous ils sentent la crypte, le caveau et leurs aventures les y reconduisent ! Les travaux majeurs de l’Américain sont essentiellement consacrés à des monstres : Frankenstein, « Swamp thing » (la créature des marais), plus précisément, donc, à des aberrations de la nature. Jamais autant que chez Wrightson le dessin ne parait aussi natif d’un grouillement, d’une matrice première, d’une glèbe dont les créatures dessinées gardent la viscosité, la gluance. Cette prolifération de terre gorgée et vivante, on la trouve aussi, d’une autre manière, dans la saturation de certaines planches, dans Frankenstein notamment, l’un des projets les plus chers au dessinateur, où la force plastique des images repose en grande partie sur un espace rempli d’objets et de leurs détails. Si le charme de ces dessins ne faiblit pas au fil des années, sans doute le doit-il à la qualité des portraits. Car s’il y a chez Wrightson comme chez tout dessinateur de comics une propension aux tics et manies graphiques qui les rend singuliers et reconnaissables, ce qui fonde le style chez les autres s’enrichit chez Wrightson d’une faculté à ensorceler les traits des visages. Le plus souvent, les figures, en bandes dessinées, sont le fait de quelques lignes indiquant la forme du crâne, les yeux, le nez, la bouche, plus ou moins surlignés par un clair-obscur schématique. Or l’Américain sait doter ses têtes dessinées d’une personnalité très marquée. Cela tient au soin cumulé des lignes et des formes, de la manière dont le tremblé ou le brisé des traits cerne les yeux en leur donnant leur forme unique et complexe. Il en ressort une impression de tête plausible comparable à l’éclat d’un regard soudain capté à la prunelle d’un pantin : un effet troublant de vie, l’éclat soudain de l’animé. La méchanceté rôdeuse ou inscrite dans ces traits ne fait qu’en accentuer la densité de présence. Wrightson déjoue la tendance aux visages trop typés propre à la bande dessinée sans pour cela que son style soit disparate, bien au contraire. Seulement, à même ce style effilé très repérable, le dessinateur insiste, à chaque nouveau personnage, sur la distribution de traits qui rend son visage unique. Il faut craindre que ce soit cette qualité aussi remarquable que fragile qui a fait dire aux spécialistes que Wrightson, après une fracture du poignet en 1990, n’a jamais récupéré sa manière d’avant. Depuis 35 ans,  Creepshow  et  La foire aux monstres gardent leur place à part dans ma bibliothèque. Quand j’ouvre les pages, j’y respire l’odeur presque indemne du papier et de l’encre, l’odeur de l’aventure sur papier, en couleurs et en formes. J’ignore quelles sont les encres et le papier utilisés pour l’impression mais ils rendent justice de la finesse des teintes. Le bleu de nuit, tout spécialement ; le fond outremer, tirant sur le mauve, d’une nuit très claire au milieu de l’été. Souvenir d’un été en Aveyron avec cet album, dans une fermette en bord de rivière. Installé, la nuit venue, sous la charpente d’un vaste grenier, avec deux cousins plus jeunes, nous partagions les histoires, les images, au son de la chouette. Dans son milieu au fond du grenier, sous les poutres odorantes, l’album exhalait le même parfum de nuit chaude. L’objet d’art, sa beauté de rebelle noir, cartonné et vernis, doublait la lucarne ouverte sur la lune et les étoiles. Une impression de coulisse générale et sans cloison. Derrière les personnages de Creepshow, les décors et les accessoires sont pris dans une matité profonde où l’on sent cette alliance veloutée et nocturne, entre la BD et le cinéma, plus encore la riche basse-fosse, fantastique et grinçante, où ils aiment s’unir.
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Le Chantier, Carlos Onetti

7/15/2021

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Le roman de Carlos Onetti a ceci d’immédiatement sud-américain qu’il impose sans forcer un rythme somnambulique dont on attend vainement qu’il s’accélère. C’est le rythme de mise, dans ce roman qui me rappelle un autre roman latino, lui aussi délaissé à mi-lecture sans que cet abandon n’ait laissé un mauvais souvenir ou trahi un manque d’intérêt, je veux parler de Juan Rulfo et de sa colonie de revenants, dans Pedro Paramo. Un rythme de poussière soulevée, avec ou sans vent, nuées derrière lesquelles rôdent des personnages en costume, et d’autres nu-pieds, leurs alter ego, dont l’éparpillement sur la terre aride interroge sur leurs moyens de subsistance et sur les motifs de leur stagnation dans les parages. Désert, peuplé ou hanté, ces manières de trous perdus sont un trait distinctif du surréalisme sud-américain, surréalisme de terrain, surréalisme du quotidien, autant sinon plus que d’imagination. Un surréalisme de terre battue, onirisme d’abondance livré à son dérèglement natif, non un surréalisme d’éprouvette parisienne. Le Chantier s’étend donc dans cet entre-deux plus désert qu’hostile, où un ravage encore récent, désertion ou razzia, demeure en suspens, présent dans les particules dorées peuplant toutes les gammes de faisceaux des clartés safranées de l’endroit. Toutefois, ces clartés sournoises n’annoncent rien. Une lassitude pénétrante asphyxie à l’avance la survenue d’un drame. La déliquescence ambiante engloutirait sans délai l’envahisseur ou le vagabond. Onetti pénètre, si l’on peut nommer ainsi cette entrée insensible dans ce no man’s land constitué, dans un règne cyclique, une boucle fermée qui de prime abord se dérobe. Ce sera l’histoire, la trame de ce récit que d’en dévoiler le circuit et, bien sûr, d’en accuser les aspérités ou les pièges bien huilés. Car ce décor de temps arrêté est vivant, peuplé par une faune de station ou de colonie du bout du monde. Un projet de ville avorté se profile derrière les épaules des protagonistes. La place est sinistrée ou évacuée, et si Onetti en précise la cause, je l’ai oubliée. Le personnage principal, Larsen, cherche à reprendre le travail, or l’entreprise qui l’employait a fermé ; du moins comprend-on qu’il ne reste de ce passé administratif ou commercial qu’un bâtiment désaffecté, des bureaux éventrés. Ainsi prend forme une carcasse économique, une vie d’entreprise et un passé étrangement proche en dépit d’un délabrement qui paraît ancien. Les personnages se défroissent, croirait-on, d’un coup d’assommoir, d’une fièvre ou d’une épidémie. Du même coup et par contagion, les héros prennent d’emblée la consistance de revenants vivaces. Oubliés sur le seuil du désastre, ils dérivent en arrière, reviennent sur les lieux et débutent une relation complexe avec les ruines fraîches. Par ailleurs, l’idée du voyage, de l’évasion paraît tacitement exclue ; comme en de nombreux romans, si ce n’est d’ailleurs une loi prestigieuse du genre, la géographie se restreint aux limites du décor et la question de l’ailleurs ne se pose pas. Cependant, nous ne sommes pas dans un huis-clos, mais dans un champ clos, un bref dédale aux frontières dûment brouillées. Très vite, l’intrigue repose sur des rapports de force entre une poignée d’anciens employés. Directeur, comptable ou employés, je n’ai plus en tête leur qualité, leur grade et leur nom, se réunissent et se convoquent pour évoquer la reprise du chantier. Ce projet bouleverse la torpeur établie. Pareille à une crise, à une maladie qui se remet à flamber au fond des cellules après une rémission, un prétendu « devoir » est invoqué. Dans une taverne de brousse ou quelque bar en sourdine, tamisés aux lampions, des plans s’échafaudent au cours de conversations passionnées, une partie d’échecs énigmatique est lancée sur fond de griefs, de lutte d’influence et de mise en demeure ; des plans que rien ou presque ne distinguent du fantasme. Il en résulte, pour le lecteur, un trouble de scènes superposées ou rejouées, une impression de déjà vu dans les attitudes et les identités. Les personnages eux-mêmes, comme les lecteurs, se voient à l’avance jouer les employés fantoches dans des bureaux à ciel ouvert, et l’imminence de cette parodie sérieuse, à mesure qu’elle approche augmente une suée d’angoisse qui perle aux fronts des oisifs. Personne ne s’esclaffe, ne veut ou ne parvient à percer l’outre, l’agressivité burlesque de cette reprise. Dans ce climat de singerie livide, de mascarade inexorable, les esprits s’échauffent, car si rien de tout cela n’est plausible, tel personnage investi, tel mauvais génie patronal à demi-embaumé mais toujours influent, prétend qu’il faut reprendre à tout prix. La pression, d’ailleurs, dans mon souvenir, émane d’une instance multiple et insaisissable, digne d’un roman d’espionnage. Ce pouvoir épars, aux délégués mystérieux, dont l’un est même cadavérique, à la limite de la momie ventriloque, exerce, comme dans certains mauvais rêves, une autorité hallucinatoire. L’impulsion ne vient à personne de souffleter d’un mot ou d’un geste ce projet d’usine à gaz kafkaïen. Au reste, ce projet de reprise, loin d’être réduit à la dérision, prend corps en raison des enjeux hiérarchiques, des postes et responsabilités ; mieux, en raison des vétilles anticipées, liées à la ponctualité ou à l’occupation de tel espace, de la réquisition de tel fauteuil. Une critique complexe du capital et du servage, est formulée au passage et cherche son efficacité dans un délire où le syndrome de Stockholm le dispute à la paranoïa, au sadomasochisme et autres manies de la persécution. Mais Onetti s’en fichait peut-être, car il n’appuie sur rien en la matière, et si dénonciation il y a, c’est comme par le fait d’un hasard, ou, à la rigueur, avec le détachement d’un mort en maraude sur les lieux de son esclavage, du temps qu’il vivait ; l’hypnotique et le bizarre l’emportent sur le sarcasme, et ce charme différé, indirect, doit beaucoup, à ce qu’il me semble, à cette promenade insolite qu’offre délibérément ou à son insu, Le Chantier d’Onetti. Cela repose sur une aventure qu’en somme y met le lecteur. En outre, le récit avance parfois dans cette pétrification. L’acharnement froid du repreneur zélé, en l’occurrence, en vient à faire glisser dans le dos du lecteur des entrées de navires pleins de fournitures, des vaisseaux fantômes entrés en silence dans la rade, du moins des annonces d’approvisionnement. Et voici que le chantier prend un tour naval sans qu’un rivage ou un bord ne prodigue son influence marine sur les rues. Pseudo parenthèse ou intrigue connexe, la colonie que spontanément le lecteur reconstitue autour des anciens du chantier, compte, comme dans les anciennes colonies européennes, une propriété luxueuse, une villa de gouverneur. C’est là que Larsen tente de préserver un émoi. Invité sur la terrasse, sous les palmiers du jardin, il campe un étrange invité/toléré adressant des regards de côté à la fille du maître sous son ombrelle. Là aussi, Onetti maintient les attablés de ces citronnades dans l’état de mannequins, lesquels, au mieux clignent de l’œil en regardant ailleurs. La distance est maintenue et l’éros ne parvient pas même à sourdre des silences lourds et pleins de morgue de ces réunions corsetées. Les rencontres entérinent l’atmosphère de leviers obscurs qui régentent les devenir. J’ai quitté là Le Chantier, à un point de tétanie relationnelle, entre les personnages, où j’ai craint pour eux tous l’ankylose à laquelle Onetti semblait les abandonner. J’ai préféré le décor inquiétant aux silences crispés des personnages-mannequins, baudruches parcheminées au milieu desquelles Larsen demeure le ludion d’une menace sourde. Arrêtant ici ma lecture, à ce point d’indétermination ou de gel de l’intrigue, je l’enfermais avec ses bourreaux où je le laissais dans cette ambiance de camp ouvert voulu pour lui par son créateur Onetti. Larsen se débat d’un rendez-vous sous les palmiers à une convocation sans que cela n’aboutisse jamais à une décision suivie d’effet. Les lignes ne bougent qu’imperceptiblement et ces moulinets de néant ornés de crainte semblent un délice prisé par Onetti. Le Chantier est un vaste début dont j’ai voulu par avance amputer le volet sans suite. Le roman de Carlos Onetti est aussi un plateau de jeu dont le charme serait qu’il est mal rodé. Je retiens ce livre comme l’un des meilleurs romans entrouverts de ma bibliothèque, l’un de ceux qui appartiennent à la catégorie surfine des fausses déceptions. Ce n’est pas une mince qualité que cette faculté de plaire tout en ayant fait sauter son lecteur en marche à mi-lecture sans rien faire pour le rattraper. Rien d’un sabotage, tout d’une collaboration dans cette lecture abrégée. Qu’on ne me dise pas que je n’aime pas Onetti.


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Georg Baselitz

7/10/2021

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"Der Hirte", 1966, oil on canvas, 162x130 cm
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"Rebel", 1966, oil on canvas, 162x130cm
 Pour les peintres de ma génération, nés à la fin des années 60 ou au début des années 70, pour les débutants en peinture n’ayant pas atteint la vingtaine à la fin des années 80, Baselitz faisait figure de vedette. Son nom et sa nationalité allemande, sa provenance des profondeurs ténébreuses de l’Allemagne de l’Est, dressaient du peintre, lorsqu’il paraissait dans une bribe de sujet sur Arte ou figurait en librairie dans une monographie des éditions Taschen, un portrait de géant rieur, goguenard et mollement provocateur. Sa tête rasée et son grand corps évoquaient sourdement un bagnard, ou, de façon plus équivoque, un matricule des camps, un ex-interné en passe d’y retourner. L’homme affichait déjà une grande notoriété liée notamment à une caractéristique formelle d’une partie de son œuvre. L’Allemand est surtout connu pour avoir peint des tableaux à l’envers, après avoir constaté qu’une peinture renversée permettait aux moyens de la peinture de s’imposer comme force plastique autonome, plus ou moins affranchie de la représentation. A cet égard, pour conforter son geste, Baselitz invoquait cette « preuve » que l’image remise à l’endroit ne fonctionnait plus. Il prétendait, de plus, peindre ses tableaux directement à l’envers. Cette manière de procéder fut et reste encore la marque de son œuvre, presque sa tarte à la crème, bonne à ressortir à la moindre actualité de l’artiste. Baselitz est celui qui « peint des têtes à l’envers ». Cette trouvaille ou innovation, en réalité, tous les peintres un peu travailleurs et obstinés la pratiquent, intuitivement, en tournant leur tableau autant que nécessaire pour trouver une brèche, une piste, l’amorce d’une composition robuste, nerveuse, dynamique. Si cette histoire de tableau peint à l’endroit ou à l’envers m’a toujours irrité, c’est que les tableaux présentés à l’envers, quand bien même ils seraient peints directement à l’envers ou peints à l’endroit puis retournés, suscitent tout simplement l’envie de les voir à l’endroit. Admettons d’ailleurs, ce qui est probable, que la version « à l’endroit » aperçue en se tordant le cou, s’avère en effet plus faible que « l’envers », les contorsions de l’approche gâchent l’irremplaçable et immédiat mordant optique d’un tableau. Mais Baselitz n’est pas qu’une arsouille ricanant de son bon coup dans les salles immenses d’un château et fumant son cigare entre deux commandes. Le millionnaire a jadis travaillé et cela lui reprend sans doute de temps en temps comme un vieux scrupule. Le Manifeste écrit avec son compère Eugen Schönbeck : « Pandémonium », accompagné d’œuvres dans une maison abandonnée, signale une époque où l’artiste a dû très sévèrement s’adonner à ce bricolage inquiet qu’on appelle «peinture ». J’aime alors la façon dont la peinture offensive de Baselitz invente ses sujets. Des têtes verdâtres, en amas de crânes testiculaires, peintes avec un soin de grand coloriste, ouvrent des yeux désolés dans ce qui ressemble, en guise de pandémonium, aux grèves d’uns échouage du désir. Des restes mêlés, vaguement siamois, s’éveillent d’une orgie de fin du monde. Les tons verdâtres jouent avec le gris de payne et l’ocre rouge. Les petits personnages, sortes de nains aliénés et priapiques, cumulent des traits provocateurs, avec une expression lassée et bouffie qui en parachève l’outrance et la bizarre lascivité. Au passage, Baselitz donne une version de la représentation humaine, telle qu’elle prend forme de façon gribouillée/envenimée sur le papier ou la toile quand on l’esquisse machinalement. Le tracé marque alors ses préférences ; la tête y est hypertrophiée, la rotondité du crâne, accentuée comme un bélier, donne à ce personnage de dessin qui revient spontanément sous la main, l’air d’un minotaure. Le motif « pèse-nerf » de cette tête qui monte du crayonné universel, sur un coin de carnet, en ne pensant à rien, ce personnage de dessin, chez Baselitz, se confond à un portrait d’Antonin Artaud. En traçant des silhouettes à l’encre, Baselitz fait des portraits automatiques d’Antonin Artaud. Baselitz en a dessinés et peints toute une série. Le peintre donne à sentir combien Artaud se prête au portrait, parce qu’une tête dessinée, lacérée de corrections, recouvertes de sillons, semble le grouillement teigneux d’un explosif. Or, cet état de châtaigne grillée et de cuir buriné met Artaud dans le collimateur, je veux dire que les traits d’Artaud s’accaparent, happent toute l’énergie de protestation qu’il y a dans un fouillis graphique attelé au modelage d’une tête humaine. Les têtes d’Artaud par Baselitz semblent ainsi des fétiches ratatinés. L’Allemand présente Artaud sous la forme d’une tête réduite ; un Artaud en navajo ou sorcier miniature, comme un modèle idéal à peindre. Je pressens que toutes les figures dessinées par Baselitz à l’époque viraient à ces têtes réduites plus ou moins ressemblantes. Il suffisait d’ébouriffer les cheveux mi-longs en tignasse, astuce très commode en dessin, et de durcir la face en la réduisant à sa structure osseuse, telle que le visage d’Artaud apparaît sur les photos de Denise Colomb. L’Artaud au visage de vieille sorcière garde encore, aux yeux et au front bombé, l’altière beauté du jeune premier de combat photographié par Man Ray dans les années 30. Artaud dessiné par Baselitz ou plus tard par le peintre flamand Karel Dierickx rend l’atmosphère invincible où Artaud, même médiocrement portraituré, comme fatalement voué à une sorte de semi-caricature imposée par ses traits, maintient sur le monde des arts une prodigieuse autorité. Artaud en fétiche, en fétu à grosse tête, assiège les peintres d’une hantise maîtresse où toute figure est d’abord, du moins chez Baselitz, une tête d’Artaud. Cette emprise est si prégnante que l’Allemand a dû sans doute, pour se sortir des têtes d’Artaud, inventer une ambitieuse série intitulée « Héros », où les corps en pieds des personnages sont à leur tour hypertrophiés tandis que la tête y semble posée comme celle d'un bibelot inexpressif qui dodelinerait si elle bougeait. Mais Artaud n’a pas été lâché pour autant. Car il semble bien que Baselitz ait su répondre, moins de vingt ans après la mort du poète, à l’un de ces constats décisifs à propos du dessin, plutôt à l’une de ses déclarations franches et abruptes où un vieux secret de l’art paraît tout d’un coup désenfoui : « A côté des figures, j’ai mis des arbres et des maisons », assénant par là une poétique élémentaire, immémoriale, et toujours radiante. Car en effet, Baselitz lui aussi, dans sa série des « Héros », s’attaquait aux vieux problèmes du portrait. Le peintre s’est même attaché très frontalement à trouver diverses manières de faire tenir debout une figure. Pour y parvenir, il s’est précisément aidé, comme l’avait découvert Artaud en essayant de faire tenir des visages et des corps dans la page, d’accessoires et d’objets accompagnant ses héros. L’arbre, bien sûr, ce double immédiat des figures et partageant avec elles le tronc, les bras, la coiffe et aussi le geste figé, énigmatique, des bras en l’air, mais aussi des foulards, des sacs, des charrettes miniatures, relevant autant du conte que d’une évocation des plaines agricoles de l’ex RDA. Ou encore des insignes tels que le drapeau ou le brassard, ici moins l’oripeau d’une cause perdue qu’un linge de fortune pour panser une blessure. L’habit vagabond, uniforme méconnaissable ou tenue de travail, souillé et patiné par le recouvrement poussiéreux du chemin et du vagabondage, campe lui aussi l’origine insaisissable de héros essentiellement de peinture. L’une des forces de cette merveilleuse série tient également à la valorisation d’un dessin légèrement gourd que Baselitz transmue en gage d’équilibre dans ses compositions. Cette fausse gaucherie contribue au raffinement d’aplomb semi-flottant des personnages. Il s’agit peut-être, comme j’ai pu le lire par le passé, d’un maniérisme, mais ce maniérisme individuel et non d’école renvoie davantage à une rudesse bouleversante des premiers graphismes rupestres. L’impression forte et étrange vient aussi des têtes typées et uniformes, à l’œil presque vide. Les têtes font moins humaines que sculptées. On croirait de fausses têtes de figurines au nez cubique sorties d’un moulage, et aux prunelles presque révulsées d’absence. Baselitz s’approche ici de l’épouvantail sans y verser tout à fait. Les membres éléphantesques sont pour beaucoup dans la mise en bûche des personnages. Accolés souvent à un arbre, leurs membres en ont le volume et la massivité. La rupture d’échelle entre le corps et la tête renforce le statut fictionnel de personnages de peinture qui ne renvoient qu’à eux-mêmes ; ils réfèrent à un monde peint peuplé d’êtres picturaux. Déterminante dans l’efficacité sensuelle, l’aspect dessiné, « à main levée » de ces grandes peintures leur donne l’énergie du geste inscrit, rend visible l’unité et l’armature du style : la ligne. Baselitz tient la série des « Héros » sur la brèche subtile du dessin-peint, ou de la peinture dessinée ; traits et couleurs prévalent sans se faire concurrence. Le réseau de traces fait saillir en treilles, effets de lianes et racines noueuses les couleurs claires ou foncées, toujours sinueuses, que l’artiste s’applique à faire contraster. Les couleurs montent d’une nuit ou d’un ciel blanc, d’une gamme terreuse teintée de reflets, d’auréoles roussies, et aussi, çà et là, de couleurs de tubes, de bleus rois et de rouges francs où la palette aime à faire déborder sa part d’artifice. D’autres motifs créent un fond de citation rejetée ou étouffée, notamment la période arlésienne de Van Gogh. Souvenirs du semeur, les graines volantes dans la main des héros entourent plutôt d’une nuée les bras ballants. Ce rapport leste entre le bras et les graines accentue au passage l’état inerte de pantin ou de statues flageolantes propres aux héros de Baselitz. Les héros remplissent l’espace du tableau. Comment faire tenir une représentation humaine dans un cadre, en gardant et en augmentant si possible, la qualité érigée de la stature humaine. Baselitz découvre que cette verticalité d’ambiance plus que de forme, peut tenir dans une posture assise ou inclinée. Baselitz veut peindre des figures humaines pour en faire de bonnes peintures avant tout. Les personnages ne deviennent que très imprécisément des sujets ; ils sont fertiles aussi à ce titre de moules à hantises pour le peintre qui les modèle au désir et voit se préciser au cours des séances peintes, touches après touches, les baudruches héroïques. L’artiste affrontait là un problème très ancien lié à la représentation de la figure humaine. Rien n’est si excitant à dessiner et peindre, rien ne présente tant d’écueils. Baselitz parvient à proposer une version espérée de l’homme peint, du moins s’est-il efforcé de donner une version d’appui pour d’autres tentatives à venir. Les réussites de l’Allemand sont entraînées, conditionnées par la prédominance d’un modèle, si flou qu’il soit, et même le plus flou possible. Je me souviens d’un petit tableau de Baselitz « Der Dichter » où un poète emblématique, anonyme et universel, est représenté sous la forme d’un fétu, les membres écartés au centre d’une toile, dans une variante du « Cri » de Munch où je soupçonne en puissance toute la série à venir des « héros ». Il y a du jeu dans cette identité indéterminée de personnage peint. Les héros de Baselitz sont des apprentis sujets en peinture ; Baselitz les barde d’accessoires et réussit à faire oublier discrètement la tête, miniaturisée et légèrement enfoncée dans les épaules. Du coup, la tête est mieux intégrée non seulement au corps mais aussi au paysage. Le portrait y est fondu à la stature colossale des anatomies. La tête devient l’antenne d’un visage répandu sur tout le corps. C’est peut-être l’héroïsme des personnages de Baselitz d’inventer cette ambiance de visage réparti sur l’ensemble du corps, en bardant les bras, les jambes et le tronc de détails qui généralement sont plutôt dévolus aux traits du visage. Par contagion, les vagues talus et les arbres, à côté des héros, sont eux aussi des genres de plastrons ornés de broches ; ils reluisent autant que la figure car tout est peint, dans ces tableaux, de façon égalitaire. Pour un jeune peintre, les tableaux de Baselitz des années 60 forment une espèce de pont à demi croulé, plongé dans les brumes, où les héros de l’Allemand affleurent, ils sont soigneusement inachevés, ils rutilent de détails encore à fourbir, c’est leur manière de tendre une main brûlante aux peintres à venir et de chauffer en eux cette modernité sans âge où couleurs, lignes et formes se retrempent, de générations en générations, à une âpreté d’origine qui les nettoie de tout passéisme. Quand Baselitz se met au travail, il lève des légions, des foyers sourds, écartés dans les provinces, au fond des garages.
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Ludwig Meidner et l’expressionnisme allemand

6/13/2021

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 Durant l’hiver 1992-1993, à Paris, le Musée d’Art Moderne dédia une grande exposition aux expressionnistes allemands. Aux murs hauts et vastes qu’un souvenir incertain lisse de béton clair, rayonnaient les visions bien connues de Kirchner, notamment ses figures anguleuses sur fond de rues, femmes en toilettes dessinées en hachures, en coups de pinceaux obliques et ostentatoires inspirés de van Gogh ; ou encore les paysages de Schmidt-Rottluf, en deux ou trois pans de terre rouge, presque émaillés. Aussi les bois gravés de Heckel, les portraits en lames de couteaux. Entre schématisation et influence primitive, les peintres de l’époque tentaient d’avancer sur la voie frayée par van Gogh, Munch et Ensor. Ma mémoire opère mal ou sélectionne de façon trop sévère, car je ne garde des tableaux vus sur place, de ces œuvres que par goût et tempérament j’étais censé aimer inconditionnellement, qu’un impact mesuré, une impression médiane, presque en suspens, en attente de décantation. Les couleurs et les lignes agressives, étrangement ou pas, se ruaient en effet, libéraient une fraîcheur de tableau peint de la veille, une virulence pigmentaire indéniable, d’allusives trouées paradisiaques, et pourtant, peut-être en raison du format des tableaux, vraiment de petite taille, plus sûrement à cause du dessin maltraité, trop fruste aux entournures, je ne quittais l’exposition qu’avec un sentiment mitigé. Je n’admirai pas à la hausse, je repartis à demi-satisfait, engourdi dans une impression plutôt favorable mais sans plus. A mieux y repenser, à feuilleter mon vieil exemplaire Taschen de « L’Expressionnisme », tournant les pages cartonnées et les grandes illustrations en couleur de cette édition de 1988, je constate à quel point ce livre a prévalu, qualitativement. Bien sûr, les reproductions n’étaient pas meilleures que les originaux, mais l’objet de contrebande culturelle, l’édition à bas prix signée Dietmar Elger m’a marqué plus durablement, et à portée de mains, que l’exposition parisienne. Celle-ci aurait dû consacrer l’expérience des reproductions sur papier, ce fut l’inverse. L’exposition consacra le livre d’art, le Musée portatif aux pages qui se détachent. En dessin, je n’ai rien contre la déformation, bien au contraire, et d’ailleurs la déformation n’existe pas dans le dessin. Tout ce qui vibre efficacement, dans les lignes et les traits, vient des vrilles, des torsades, des arabesques, des accrocs, tremblements et variations angulaires de cette sismographie qui court du cerveau à la main. Seulement, les manières d’Océaniens allemands adoptés par Schmidt Rotluff ou Kirchner me semblaient parfois un recul d’ambiance, un raidissement par rapport aux avancées solitaires de van Gogh. Quand je pense aux artistes de Die Brücke, je pense avant tout, sur le plan graphique, aux bois gravés, et au genre de dessin gourd, délibéré, sur lequel reposent les charmes de cette technique venue de Dürer. Un graphisme cruel, acéré, invente l’empreinte véritable de ces artistes. Les almanach et les affiches, avec l’insertion des lettres qu’ils supposent, constituent un apport universel à la grammaire des peintres. Les grandes lettres intégrées aux dessins augmentent le climat d’agressivité et de harangue lié à l’empressement de peindre neuf. Kokoschka utilisera merveilleusement cette technique, et, plus tard, j’en vois encore l’influence sur le manifeste « Pandémonium » de Baselitz et Eugen Schönebeck, mais aussi dans les dessins lunaires de Günter Brus, sans parler des « dessins écrits » d’Antonin Artaud. Nolde, avec ses vagues de terre, ses rivages terrestres, est un cas à part. Frère précoce des falaises maritimes d'August Strindberg. Nolde détient le secret des larges et épaisses bandes de peinture qui, roidement agencées, donnent en quatre ou cinq touches majeures le paysage compact d’une saignée violette où les rouges ocreux et les jaunes chauds transparaissent comme des sangs seconds. Plus tard, et jusqu’à aujourd’hui, « Die Brücke » a tenu bon à la place ingrate qu’il s’était faite dans ma mémoire. A l’ombre de laquelle ils sont restés, les rouges écarlates s’y sont carminés. Les toiles sont devenues des plaques austères aux éclats de vitrail. Tel « Village saxon » de Heckel débordé de la fin du XIXème siècle, telle « rupture de digue » de Schmidt-Rottluff, me paraissent contenir l’explosif artisanal des tableaux qui tiennent dans le temps. Les donzelles, les baronnes, les putains de Kirchner et les pantins costumés qui les accompagnent préfigurent le traitement plus obscène et fouillé qu’en feront plus tard Dix et Beckmann. Le systématisme des zigzags et chevrons de Kirchner esquive l’affrontement de problèmes dessinés que Dix et Beckmann prendront en charge plus frontalement. Pour autant, j’ai aimé après coup les accents circonflexes de Kirchner pour ce qu’ils sont : la multiplication de la touche en accent circonflexe de Van Gogh, cette touche qui finit en volée de corbeaux au-dessus d’un champ de blé. Partout chez Kirchner, la maille en v de ce corbeau est devenue l’unité graphique des peintures. Kirchner a pris le corbeau de Van Gogh et l’a effilé en série pour en coudre chacun de ses motifs. J’ai dit plus haut :« Océaniens allemands », l’expression honorifique se double après coup, pour désigner ceux qui furent de Dresde, de la totale destruction à venir de la ville par les bombes anglaises de 1945. Les tapis de bombe générant une température de mille degrés sur trente mètres de haut, cela a bien dû, trente ans avant, appeler des rites ou des œuvres prémonitoires. Une sorcellerie urbaine du cataclysme qui dès cette époque grondait dans les fondations et les visages de fêtes tristes.
Et justement, un artiste les a peintes ces explosions, en avance sur 45, et même en avance sur 14-18. Il s’appelait Ludwig Meidner. En 1911, à l’époque où Kandinsky et Marc, en Bavière, fondent, avec Klee et Maecke « Der Blaue Reiter », la faction « Die Brücke » migre à Berlin et se lie à de nouveaux peintres dont Ludwig Meidner. Fasciné par la grande ville, épris de sa complexe et foisonnante machinerie de formes, Meidner exhorte ses amis et s’exhorte lui-même à embraser la ville de feux qu’il voit en elle, un ou deux ans avant la guerre. Ce rêve de ville éclose, poussée à son avènement brutal par la voie des arts, Meidner en a perçu le mode dans une exposition futuriste, à la galerie Sturm de Berlin en avril 1912. Les obliques cabrées, les droites braquées de la fierté bizarre soulevée par le dynamisme motorisé et la vitesse, ont joué assurément dans la scénographie peinte inventée par Meidner. L’artiste entendait célébrer la ville, mais celle-ci est réduite, dans ses tableaux, à une bousculade ombreuse d’étages, aux rangs de fenêtres couchés, en cours d’effondrement. L’immeuble passe immédiatement, chez Meidner, au tombeau collectif, à l’hécatombe des familles surprises à l’heure du soir, fauchées par des puissances géantes et sans formes dont l’artiste ne montre que les gerbes explosives, les cônes éblouissants, les formes en étoiles, les branches explosives. Du ciel ou de la terre, les faisceaux rappellent aussi bien des tirs et bombardements prémonitoires que les éclairs voraces d’un orage meurtrier. Le feu d’artifice n’est pas loin, sinon que les bâtiments flambent et s’écroulent. Moins que jamais, la description des toiles ne saurait rendre l’effet physique des toiles sur pièce. Car les toiles de Meidner furent le centre irradiant de l’exposition de 1992 ; les plus impatientes, les plus intenables. Pour mieux en rendre compte, il faut sans doute évoquer le mélange d’impressions lié à ces rectangles de nuit. Car l’ancienneté des toiles réalisées au début du siècle, non seulement ne vous lâche pas face aux toiles de Meidner, mais les scènes elles-mêmes portent leur âge. Ce sont bien de vieux tableaux, cependant, et contrairement à leurs voisins d’exposition, les tableaux de Meidner gardaient une énergie encore très neuve, indemne. Celle-ci provient des contrastes de la nuit peinte. La gamme des bleus sombres, des bleus de Prusse profonds, et les contrastes jaunes qui en découlent, donnent aux villes de Meidner une facture de gadget, d’image récente, voire refluant d’un avenir indéterminé. Meidner écrivait également des poèmes, réunis sous le titre « Dans mon dos, l’océan des étoiles ». Et c’est ainsi que se donnent à voir les villes explosives de Meidner. L’influence de Van Gogh s’y fait sentir sous la forme de « nuits étoilées » dont les astres, déjà giratoires et béants chez Van Gogh, auraient muté et dégénéré en fleurs monstrueuses, en tentacules lumineuses ou lasers menaçants. Variantes électrocutées de la nuit étoilée de Van Gogh, les toiles de Meidner en relancent les enjeux de contrastes hurleurs. Traversés de halos verdâtres et bleuâtres nés du bleu sombre plus foncé que tous les noirs, percés au jaune, au rouge et à l’orange, les tableaux deviennent des plaques brillantes, violemment insolées plus que peintes. Meidner a senti la violence miroitante des catastrophes dans le frais et leur propension à créer des flashs hallucinatoires, à tremper la foule dans une immersion délirante devancière de la mort. A l’approche des toiles, nous voyons un phosphore expérimental allumé avec les moyens de la peinture. Les villes en feu de Meidner, avec leurs figurines dans les marges, posées là comme des témoins démonstratifs, agitent presque les bras. La présence des citadins en déroute rappelle le mouvement créé par Meidner avec Jakob Steinhardt et Richard Janthier : « Les Adeptes du pathétiques ». Les figurines représentées en marge des scènes créent un effet de dramatisation inverse. Les scènes d’apocalypse y gagnent, non un regain de pathétique, mais une naïveté où le tableau tire soudain du côté de la peinture d’anticipation, presque de la SF, il n’y manquerait  que les avions ou les soucoupes d’une invasion. Bras en l’air ou se tenant la tête à deux mains, les personnages stylisés, aux membres raides et visages burlesques font corps avec les bâtiments croulants ; Meidner les intègre dans la même masse en train de ployer. Et l’on croirait, plus que les victimes d’un bombardement, les spectateurs et acteurs montés sur l’estrade en feu d’un décor de théâtre. Il y a du jouet dans cet emboîtement de bleu, de jaune, de rouge et de vert. Le clignotement sourd des couleurs à l’huile, leur brillance vénérable se combine à une manière discrètement joviale, où l’énergie retenue de la caricature donne aux formes une légèreté de décor en carton-pâte. Les immeubles eux-mêmes subissent un traitement burlesque qui rappelle, en beaucoup plus raide, les maisons de Soutine.

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L'Enfant et la rivière, Henri Bosco

6/4/2021

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Entrés depuis longtemps en désuétude, les livres d’Henri Bosco hibernent ou ne dorment que d’un œil dans les entrepôts et les remises. Sans effort donc, j’ai dû trouver « L’Enfant et la rivière » dans l’un de ces locaux où voisinent, dans un fatras de bras articulés et de matières déteintes, une faune d’objets délaissés dont la férocité démodée attaque brutalement les sens. Car ce n’est plus ici l’heure des occasions ou des secondes mains que l’on chine ; voici la Cayenne du bibelot, le plastique et l’étain des mauvais rêves. Des trompes, des formes qui s’évasent, des barils décorés, cas-limites de l’artisanat d’art, ne se retiennent plus d’être laids ; ils tendent le cou au plafond et s’étirent. Ce sont les déshérités de troisième classe, le rebut hystérique des brocantes, les noces barbares, pour la fabrication, du taïwanais et de l’ardéchois, la nausée orange et marron des modes à carreaux et losanges. A imaginer les nuitées du hangar, on frissonne. L’étrange ne lésine pas, il pavoise en énigmes de commode, en masques vénitiens et fantaisies de verre. Une curiosité réflexe nous tourne vers les maîtres d’œuvre, les façonneurs scrupuleux de ces gadgets ou gris-gris évitables. D’ailleurs, le maître des lieux, engoncé quelque part derrière le comptoir ou les amas, est sans doute de ces maquettistes spécieux pour qui le rance est une mission, un devoir de collection. Veulent-ils les vendre, ces oripeaux, ces accessoires embaumés de tombeau, souhaitent-ils vraiment s’en séparer ? A en croire l’acrimonie latente, entre les berceaux cassés et les morceaux de catafalque, on jurerait le contraire. On croirait même que, conservateurs dénaturés, ils veillent sur les fossiles criards, ne laissant partir, à regret, que les horreurs aux défigurations trop légères à leur goût. Et d’abord, qui règne sur ce taudis, posé tel un container à l’orée du bois ? L’adresse est-elle recensée, sous contrôle municipal ? Y a-t-il des titres, des autorisations ou quoi que ce soit de légal ? Tout au plus pend un écriteau agacé, bariolé d’un horaire. La porte s’ouvre pourtant, à la troisième ou quatrième tentative. Des objets fatigués de sentir, il émane un relent de momie et de cave. Quelques têtes dépassent déjà du fatras, elles glissent en silence, à pas lents, compassées, vaguement processionnaires, intimidées. Les visiteurs serrent les épaules entre les rayonnages, gloussent un instant en remuant les breloques. Les livres s’entassent à l’arrière du comptoir, dans un couloir en duplex, sorte d’annexe ou cabine de navire. Des poches, exclusivement, à l’exception de gros volumes aux reliures démises, traitant de médecine ou de vie agricole, s’alignent en ordre serré dans les étagères du haut, puis s’ébouriffent et se chevauchent au fil des rayonnages, jusqu’aux tas inextricables au niveau du sol. La flotte des livres de poche forme un condensé d’épaves scolaires, d’auteurs démodés et de textes datés ou jugés tels. Mélangés aux exemplaires d’écoliers, on trouve les livres de plage, ceux qui rivalisaient encore avec la télévision. Il y a Simenon, Cronin, Pearl Buck dont le visage presque anonyme laissait encore place aux illustrations de couvertures. Tombé de la toiture en plastique ondulé, un faisceau éclaire les volumes. A l’auscultation des titres, l’endroit se précise, la baraque se dévoile. Aux lattes du plancher encore blanches, au silence de grand large, on pense à une cale, au fond d’un navire échoué en forêt, déposé loin dans les terres par une marée anormale. L’examen des dos et des tranches se fait accroupi, à hauteur de l’enfant qui revient à la charge et supplie qu’on lui cède un affreux jouet, grossier et démantelé, que la mère repousse sans mots comme une bête entre ses jupes. Parmi les auteurs, certains noms reviennent. Leur présence ici donne le sentiment d’une disgrâce confuse, qui ne fait pas de détail. L’aristocratie des écrivains n’a plus cours ; majeurs prétendus et mineurs décrétés sèchent ensemble. C’est la mise à l’encan, sans distinction, de Proust à Rica Zaraï. Les bannis en présence arborent étrangement, par quels moyens je l’ignore, une somptueuse dignité. Celle des prisonniers, des reclus, des proscrits. Ils en ont la tête. Les poches rassemblés affichent des mines de Gavroche, avec la même pauvreté royale que le jeune mendiant de Murillo. Le papier jauni, son odeur, les pages cornées, les taches et les auréoles, les griffonnages, en proportions inégales, se partagent le travail de patine. En deux, parfois trois exemplaires, voici « Vendredi ou la vie sauvage » et « Sa Majesté des mouches » entre deux livres de Jean-Claude de Noguès, plus rarement « l’Île au trésor ». Un peu plus bas, l’étrange « Ravage » de Barjavel et « Les petits enfants du siècle », que j’avais dû lire en quatrième, et à leur suite « Le meilleur des mondes » de Huxley ou « Animal farm » d’Orwell. Sans oublier « Des Souris et des hommes » et, à sa suite, d’autres récits de poussière et de grand sud, des salopettes, la vie pauvre et cruelle. Des Hemingway en surnombre, le « Croc-blanc » de London. Fenimore Cooper, Walter Scott ou Jules Verne, même en lambeaux, sont en voie d’extinction. Les éditions reliées du Reader’s digest leur ont survécu. Plus serrés et déteints, les Montherlant, les Troyat, les Bazin, les Pagnol, les Giono sont quelques-uns des grands champions de ces lectures à la flambée devenues, durant les Trente glorieuses, des lectures de congés payés. Au milieu de ces variables enchantements et de ces menus littéraires, un auteur se distingue, à la confluence du souvenir scolaire et d’une région littéraire moins nettement balisée. Je veux parler d’Henri Bosco.
Je n’ai lu « L’enfant et la rivière » qu’à 37 ou 38 ans. J’aime à penser que ce grand succès du livre pour adolescents, jadis, s’est transformé en succès de brocante au fil des générations. Il subsiste comme une référence coriace qui passe les modes, peut-être parce qu’il représente le modèle d’un type de récit. Certaines qualités peuvent être avancées. Le titre crée d’abord à lui seul, par son immédiateté simple, un lieu imaginaire où l’on va sans y être allé et où l’on retourne, après lecture, comme si l’histoire s’était étoffée en notre absence. Ainsi, que vous ayez lu ou non « L’Enfant et la rivière », le titre, au-devant de son texte, ouvre une voie imaginaire que la lecture n’augmentera, si j’ose dire, que d’une version. Car l’aventure de Pascalet, que je me suis appliqué à ne pas relire pour écrire ces lignes, représente une dimension ouverte, une géographie toujours chaude quand on l’a oubliée. Cette lisière, si chère à Julien Gracq, Bosco en soigne la ligne de partage et de trouble entre le connu et l’inconnu. L’aventure consiste, en somme, à aller voir ce qu’il y a derrière et à l’anticiper largement, à se laisser envahir par le délicieux préalable. Sans doute Bosco fait-il dépendre de son Lubéron d’élection, de sa connaissance du terrain, les immersions de ses personnages et de ses lecteurs, mais la magie de son récit me paraît inséparable d’un exotisme « d’à-côté » qui en permet la transplantation dans toutes sortes de reliefs et de latitudes. « L’Enfant et la rivière », c’est l’aventure à la campagne, en été. Or, le braconnier Bargabot, tel un nocher, met en évidence un merveilleux lié au désir plus qu’au territoire. Le monde enchanté dans lequel Pascalet bascule dès lors qu’il fugue et progresse au-delà des limites autorisées, devient un paysage peint aux couleurs de son désir. Plus précisément, une enfilade de visions conformes à ce mélange d’envie et de crainte quand on se risque à l’inconnu. Bosco met dans sa description de la flore et de la faune, un soin tactile où les tiges et les joncs semblent s’allumer au toucher. La netteté du milieu peint par Bosco découpe des ensembles aquatiques ou végétaux rutilants, impeccablement découpés tels des éléments de décor qui coulissent au passage de Pascalet. La vase elle-même y semble un jus littéraire. La nature se penche, une branche après l’autre, comme un rideau articulé sur le garçon. Partout le manteau végétal ondule comme une vaste fourrure indulgente envers son incursion solitaire. En revanche, si Bosco ménage pour l’enfant un ballet de son âge, il anime au frisson des taillis les promesses d’autres formes, moins rassurantes, auxquelles l’auteur expose son personnage. Henri Bosco excelle à générer ce risque ambiant. Pascalet n’avance qu’électrisé par des forces qui le dépassent. Le fantastique l’enserre, et le garçon n’a d’autre choix, à la nuit tombée, que de s’en remettre aux forces occultes qu’il pressent au ras de l’eau et à l’ombre des frondaisons. Il s’y enfouit, s’y love et en fait même son abri protecteur à la tombée du jour. Mais Bosco n’en reste pas aux effets atmosphériques et aux latences dangereuses ; il donne à son lecteur cette transgression qui coïncide avec l’abandon ou presque du vraisemblable. Ce tremblé dans le traitement de la vraisemblance joue d’ailleurs pour beaucoup dans le charme du récit. De la présence vaguement menaçante du braconnier tentateur, nous passons à l’indigène, à Gatzo l’enfant sauvage délivré des bohémiens par Pascalet. Gatzo, trouvé au centre d’une île elle-même interdite, presque impossible d’accès, désigne le noyau ardent de l’aventure et comme la face révélée du mystère. Celui de la forêt et de ses lois. Double sauvage de Pascalet, Gatzo prolongera l’expérience orphique de son libérateur. Nous entrons d’un seul coup dans une histoire à dormir debout mais le personnage bien forgé de Pascalet, puisqu’il partage le même monde, renforce les contours des nouveaux venus. Le garçon, en accostant sur l’île, débarque dans l’univers du conte, avec une tonalité merveilleuse introduite en rafale : une île coupée du monde, un enfant sauvage prisonnier, des bohémiens ravisseurs, un ours et les dangers afférents. La forêt en solitaire, déjà, avait éloigné Pascalet de sa réalité, le cours d’eau le propulse dans une fantasmagorie.
En quelques pages, l’auteur établit les bases d’une piraterie provençale et d’une « île au trésor » miniature. Le danger est bien là, Bosco en crée la teneur, mais sans que cette menace ne vienne compromettre le penchant de gaieté profonde du récit. L’écrivain atteint ce point d’équilibre du danger sympathique tel que le pratiquera Enid Blyton avec « Le Club des cinq ». Le jeune lecteur comme le moins jeune sent à chaque détour de phrase la joie fictionnelle, mais ce frisson d’aise se double aussi, tel est le talent de Bosco, d’une inquiétude sourde, elle forme la doublure prestigieuse de ce qui ne serait sans elle qu’une trame d’aventure stéréotypée ; les personnages obscurs font corps avec les ombres de la forêt et le genre d’émotion qui en découle excède le spectre conventionnel des frissons littéraires pour adolescents. Nous sommes en grande féérie, et elle est d’autant plus puissante qu’elle se déroule dans un cadre champêtre familier à quiconque a fréquenté un jour un sous-bois ou s’est attardé le long d’un cours d’eau. « L’Enfant et la rivière » possède un pouvoir d’embrayage sur nos propres rêveries d’escapade et de joie lumineuse.

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Sugar Ray Leonard

6/2/2021

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In the mid-1980s, boxing reached a golden age on the French TV channel Canal +. Charles Biétry and Jean-Claude Bouttier treated night owls and lovers of the noble art to the private channel broadcast of live prestigious events, fights for the WBC or WBA title, but also less prominent boxing during “Baltard Mondays”, in Nogent-sur-Marne. They were monthly meetings, in which Mexican boxers, who had arrived the day before, numb and drowsy, were crushed by the French boxing contenders, as the punters and other bawlers cheered. These galas were filled with sluggishness and the stench of locker rooms, the Mexicans’ hands were bandaged while they were spoken to in an incomprehensible language, and the commentators tried to erase any reminiscence of a slaughterhouse. Between these community hall atmospheres and the splendor of Caesar’s Palace in Las Vegas, the best French people were trying to find a place and a name for themselves. Long after Cerdan, some eventually won a world title. Fabrice Bénichou, René Jacquot, Thierry Jacob, Christophe Tiozzo, Gilbert Délé, Daniel Londas were world champions even if most of them did not know how to keep their belts for long. In Tiozzo’s  corner, there was Jean Bretonnel speaking calmly and formally to his protégé between two rounds; one felt the fervor of Calais during Jacob’s fights and saw Jacquot’s determination facing Don Curry: the memories of these tense evenings are great, whatever the arenas. The urgency of the "now or never" prevailed in an atmosphere of wobbly, popular and hoarse jubilation, bordering on partisan riot; and so, there was sometimes a victory in the end. But lurking behind these fleeting coronations, was an even more prestigious memory, that of the two clashes between Bouttier and Monzón in 1973 and 1974. The reports are consistent and qualify Bouttier as an exemplary and courageous warrior. His former boxing hall brother Louis Acariès said "he fought like a gladiator", and Monzón himself, the indestructible middleweight of the 1970s, considered Bouttier to be the most formidable of his opponents. This fighting spirit would also transpire in Bouttier’s fervor as a sports reporter.
A psychological reflex leads us to adorn remote times with prestige, to give them a flattering patina. The fights of Rocky Marciano, Sugar Ray Robinson, Marcel Cerdan or those of Cassus Clay could seem unconquerable models lost in the mists of a bygone era, with the assumption, well-founded or not, that the temperaments of gentlemen gave to these champions a quality which has definitely been lost. And yet the year 1984 and 1985 were set in the middle of a storm which had arisen at the end of the Seventies. This bad weather was blowing on the category of the super-welterweights and the middleweight when four men competed fiercely between 1979 and 1989 with rematches and deciding matches. Boxing history has dubbed them the "Fabulous Four". They were Roberto Durán, "Mano de Piedra", “The Hitman” Thomas Hearns, “Marvelous” Marvin Hagler, and "Sugar" Ray Leonard. Some experiences are designed to happen at night, night is calling them, shaping them, sheltering and creating them. The 4 boxers only appeared at night, emerged from sheer darkness, from which they then made their way through the crowd wearing hoods only to finally reveal a muscular and gleaming bust, an armored flesh and a formidable look. After the presentations and the rite of the announcer in a tuxedo -Michael Buffer- the unvarying steward with graying temples, came the hit of the gong and 12 rounds, which might or might not be shortened by a knockout. The arenas came to life again for every big match, and there was no shortage of highlights. On April 4, 1987, I set my alarm clock for the legendary poster: Hagler vs. Leonard, a match which could not take place 5 years prior due to Leonard’s retinal detachment. The confrontation was eventually going to take place, and the occasion was Leonard’s first comeback. The fight between these two best boxers was when the confrontations between the “Fabulous Four” converged and peaked. It was about boxing, athletes and performance, but the fights broadcast across the Atlantic were particular at that time and seemed to come from an unknown continent, from an illuminated ring with escorts, billionaires and show business figures strutting about, sneering with their cigars and furs around the promoters. This perimeter of American big money, pitifully enhanced, here and there, with the hilarious smile of a Hollywood star, added a vulgar varnish to these evenings, and the people showing up limo silly part still added, if necessary, to the aggressive perfection of the duels.
The quartet of the best in the middleweights, welterweights and super welterweights, would soon be followed, later in the decade, by great boxers such as Iran Barkley, Mike Mc Callum, Michaël Nunn and John Mugabi; in this quartet, Sugar Ray became very quickly the exception, a special case, his conquest seemed to be centred not just around titles, but also focused on the legendary place attributed by the public and collective memory. To be legendary one needed results, and something less easy to isolate, which was based on pace, style, gestures, look and conduct inside and outside the boxing ring. Leonard's elegance gave him an elusive bonus. What’s more, he had come-back, and seemed to be fighting a losing battle. The boxer attracted enthusiasts of the noble art in two opposite ways: his temperament almost felt invincible while a form of delicacy tended to contradict it. The somewhat slender quality of his person, made you think he could lose, or be knocked out. The images of Sugar Ray revealed in broad strokes a boxing enigma in a high-tension show. At the 1976 Olympic Games in Montreal, when the boxer defeated the Cuban Andrés Aldama and won the gold medal, and within the amateur boxing soul and at the Olympics, Leonard is already in the lead, but is still only one boxer among the other American team members. Going pro, after this title, was not easy. To provide for his family, Leonard gave up his plan to study. After his dream came true in Montreal, the boxer declared: "Now I want to go to school". He would not. The circumstances would accelerate the birth of the giant, because this boxer brought to light a widened shadow on the ring and his dark gaze when he was boxing. The metamorphosis had already been observed in Cerdan when he entered the ring. His fear turned into a devastating force. Leonard's profile could appear in his eyes, where his victories were created. The athlete's musculature, in the categories he excelled in, welter, super-welter, middle, super-middle, and half-heavy, signalled the boxer's strength and anatomy, but the way Leonard's eyes seemed to shy away in their sockets when he boxed, announced the fate of his opponents; it was a switch to a dark mode with his whole body hitting and dodging the blows. Specialists rightly note his fast right-hander qualities, his breath-taking reaction speed and his "supersonic" gaze, but it should be added that he had a kind of dread in the eyes. Galvanized with fear, Leonard appeared to be holding two cannonballs at arm's length which he was determined to bring down on his opponent. The boxer's execution speed and velocity were not only efficient but also appeared to stem from a desire that went beyond that of the decisive strike. This desire was expressed in his sense of style and in his puncher’s dance; it was the ritual return of an old anger and suitable combinations to appease it. When Leonard hops around Durán or Hagler, jabs them again and again, we see a kind of drumming, the opponent being the skin of the drum; Leonard harassed his opponent to defeat them of course, but also to keep pace with a ritual and initiatory danger. The movements of the “bolo punch”, the flurries and the grape shot of the famous Sugar series were emblematic of the boxer's combativeness and multiplied during the fight against Hagler; they unfolded for the eyes of the spectators, became grace bordering on fury. Like a heavy-handed angel, he administered disproportionate punishment and we witnessed a phenomenon akin to thunderstorm, an energy released by lightning, in patterns dictated by lightning. The discharges stunned the adversary and they had their own worth. Their strange earthquakes, starting from the bust and the arms, unleashed a choreography, a calling for the two upper limbs. Boxers known for their style are animated by a grace seen in wild cats and are inaccessible to the blows of the punchers. Sugar Ray combined the two qualities: the fluidity and the strength, united by a glorious obsession. This combination becomes even clearer when considering the boxer's double lineage: with Mohamed Ali- Angelo Dundee trained them both- and with Sugar Ray Robinson, the most famous welterweight and middleweight of the post-war period, the model for the stylish hooks who authorized him to use the nickname of "Sugar". Leonard’s demeanour is pleasant and he is as skilfully affable on a TV set as he is spectacular on the boxing ring; yet his charm remains pervasive and elusive, and he, the jubilant bearer of the feat. His hard gaze still owns a piercing and rare spark, like an intimidating forerunner, which is the taste and the sign of victory.        
                                                             Tous nos remerciements à Mélanie Laurent pour sa traduction en anglais.                                                                                              
Au milieu des années 80, sur Canal+, la boxe connut un âge d’or. Charles Biétry et Jean-Claude Bouttier régalèrent noctambules et amateurs du noble art quand la chaîne privée diffusait en direct des affiches prestigieuses, des combats pour le titre WBC ou WBA, mais aussi une boxe moins capée lors des « lundis de Baltard », à Nogent-sur-Marne. Réunions mensuelles où des boxeurs mexicains, arrivés de la veille, engourdis et somnolents, se faisaient étriller par les espoirs de la boxe française, sous les hourras des parieurs et autres braillards. Ces galas poussifs aux relents de vestiaire, ces Mexicains à qui l’on bandait les mains en leur parlant dans une langue incompréhensible, les commentateurs s’efforçaient d’en gommer les lueurs d’abattoir. Entre ces ambiances de salle des fêtes et les fastes du Caesar’s Palace, à Las Vegas, les meilleurs Français tentaient de se faire une place et un nom. Longtemps après Cerdan, certains finirent par décrocher un titre mondial. Fabrice Bénichou, René Jacquot, Thierry Jacob, Christophe Tiozzo, Gilbert Délé, Daniel Londas furent champions du monde même si la plupart ne sut défendre longtemps sa ceinture. Dans le coin Tiozzo, Jean Bretonnel vouvoyant son poulain avec calme entre deux rounds ; la ferveur calaisienne, lors des combats de Jacob ; la détermination de Jacquot face à Don Curry : les souvenirs sont grands de ces soirées sous haute tension, quelle que fut l’arène. L’urgence du « maintenant ou jamais » régnait dans une atmosphère de liesse bancale, populaire et éraillée, proche de l’émeute partisane, et la victoire, donc, fut parfois au bout. Mais à l’arrière-plan de ces couronnements fugitifs, un souvenir rôdait, plus prestigieux encore, celui des deux affrontements entre Bouttier et Monzón en 1973 et 1974. Les témoignages concordent pour qualifier Bouttier de guerrier exemplaire et courageux. « Il se battait comme un gladiateur » dit de lui son ancien frère de salle Louis Acariès, et Monzón lui-même, l’indestructible poids moyen des années 70, considère Bouttier comme le plus redoutable de ses adversaires. Ce mental de battant passera dans la ferveur que Bouttier mettra à commenter les matches.
Un réflexe psychologique nous porte à parer de prestige les époques reculées, à y mettre une patine flatteuse. Les combats de Rocky Marciano, Sugar Ray Robinson, Marcel Cerdan ou ceux de Cassus Clay pouvaient paraître d’indétrônables modèles perdus dans les brumes d’un temps révolu, avec le présupposé, fondé ou non, que des tempéraments de gentlemen donnaient à ces champions une valeur définitivement perdue. Et pourtant. Nous sommes en 1984, en 1985, en plein dans une tempête qui s’était levée à la fin des années 70. Ce gros temps soufflait sur la catégorie des super-welters et des poids moyens où quatre hommes s’affrontèrent de façon acharnée entre 1979 et 1989, enchaînant les revanches et les belles. L’Histoire de la boxe les a surnommés les « Fabulous Four ». Il s’agissait de Roberto  Durán, « Mano de Piedra », de Thomas Hearns « the hitman -Le tueur à gages », de Marvin « marvelous » Hagler, et de Ray « Sugar » Léonard. Certaines expériences sont faites pour la nuit, elle les appelle, les conditionne, les abrite, les génère. Les 4 en question n’apparaissaient que la nuit, ne sortaient que du noir où, après s’être frayés un passage dans la foule, la tête encapuchonnée, ils ne dressaient au monde qu’un buste musculeux et brillant, une chair cuirassée et un regard redoutable. Passées les présentations et le rite du speaker en smoking, Michaël Buffer, toujours le même steward à tempes grisonnantes, c’était le coup de gong et 12 rounds abrégés ou non par un KO. Les feux de la rampe se rallumaient d’un grand combat au suivant, et les « highlights » ne manquaient pas. J’ai mis mon réveil, le 4 avril 1987, pour l’affiche légendaire : Hagler vs Leonard, match impossible 5 ans avant en raison du décollement de rétine dont souffrait Leonard. La confrontation allait donc bien avoir lieu, à l’occasion du premier « come-back » de Leonard. Ce combat des deux meilleurs offrit la synthèse et le sommet des affrontements entre les « Fabulous Four ».
Il s’agissait de boxe, d’athlètes et de performance, mais, en l’espèce, les combats retransmis Outre-atlantique, à cette époque, semblaient provenir d’un continent inconnu, d’un ring suréclairé où se pavanaient poules de luxe, milliardaires et figures du show business, dans une mêlée goguenarde de cigares et de fourrures autour des promoteurs. Ce pourtour de grosses liasses américaines, piteusement réhaussé, çà et là, du sourire hilare d’une star d'Hollywood, donnait à ces soirées un clinquant vulgaire, une part loufoque d’arrivée en limousine qui affûtait encore, si besoin était, la perfection agressive des duels.
Dans ce quatuor des meilleurs chez les poids moyens, welters et super welters, à la suite desquels viendront, plus tard dans la décade, de grands boxeurs tels qu’Iran Barkley, Mike Mc Callum, Michaël Nunn ou John Mugabi, Sugar Ray fut très vite l’exception, le cas à part, celui autour duquel semblait s’organiser la conquête, non des seuls titres, mais de cette place de légende accordée par le public et la mémoire collective. Cette entrée dans la légende tenait compte des résultats, mais aussi d’un critère moins facile à isoler, qui reposait sur l’allure, le style, les gestes, le regard, la conduite sur le ring et hors du ring. L’élégance de Leonard lui donnait un insaisissable bonus. Plus encore ce double ressort du come-back et du combat perdu d’avance. Le boxeur cumulait deux attraits contradictoires pour l’amateur du noble art : un tempérament de quasi invincibilité et une forme de délicatesse qui tendait à le démentir. Quelque chose de gracile qui, partout sur sa personne, donnait à penser qu’il risquait de perdre, de tomber KO. Un secret de la boxe et du spectacle à haute tension évolue à grands traits aux images de Sugar Ray. Aux Jeux Olympiques de 1976, à Montréal, où le boxeur se défait du Cubain Andrés Aldama et remporte la médaille d’or, l’esprit de la boxe amateur et des olympiades ne présentent encore qu’un Leonard civil, déjà en tête, mais encore parmi les autres, à savoir les autres boxeurs de l’équipe américaine. Passer pro, après ce titre, n’allait pas de soi. Pour subvenir aux besoins de sa famille, Leonard renonce à son projet d’étudier. Après son rêve réalisé à Montréal, le boxeur avait déclaré : « Maintenant, je veux aller à l’école ». Il n’en sera rien. Les circonstances vont accélérer la naissance du géant. Car ce boxeur porte aux yeux, sur le ring, cette ombre élargie, ce regard foncé quand il boxe. Un phénomène de changement à vue déjà observée chez Cerdan quand il montait sur le ring. Sa peur se muait en force ravageuse. Le profil de Leonard, le creuset de ses victoires semble flotter dans son regard. La musculature de l’athlète, dans les catégories où il a excellé, welter, super-welter, moyen, super-moyen et mi-lourd, signale la force et l’anatomie du boxeur, mais la manière dont les yeux de Leonard s’effarouchent dans les orbites, quand il boxe, annonce le sort des adversaires, un passage en mode sombre où le corps entier frappe et esquive. Les spécialistes relèvent à raison ses qualités de droitier rapide, sa vitesse de réaction époustouflante et son regard « supersonique », mais il faudrait ajouter cette manière d’effroi dans les yeux. Galvanisé par la peur, Leonard paraît tenir à bout de bras deux boulets qu’il s’applique à abattre sur son adversaire. La vitesse d’exécution et la vélocité du boxeur sont non seulement efficaces mais paraissent également d’un autre désir que la frappe décisive. Ce désir serait dans la beauté du geste, dans la danse du cogneur ; le retour rituel d’une ancienne colère et des combinaisons adaptées pour l’assouvir. Quand Leonard sautille autour de Durán ou Hagler, les pique et repique, nous assistons à une espèce de tambourinement, l’adversaire étant la peau du tambour; Leonard harcèle pour battre son adversaire bien sûr, mais autant pour garder la cadence d’un danger rituel, initiatique. Les moulinets du « bolo punch », les rafales et la mitraille des fameuses séries de Sugar, emblématiques de la combativité du boxeur et multipliées lors du combat contre Hagler, développent aux yeux du spectateur une forme de grâce élevée à la fureur. Quelque chose d’un ange aux mains lourdes administre une punition démesurée et nous assistons à un phénomène proche de l’orage, de l’énergie libérée par la foudre, au dessin choisi des éclairs. Les décharges assomment l’adversaire mais elles valent pour elles-mêmes. Leur étrange séisme parti du buste et des bras lâche une chorégraphie telle une vocation des deux membres supérieurs. La grâce du fauve anime parfois les stylistes,  inaccessibles aux coups de boutoirs des « punchers » ; Sugar Ray alliait les deux qualités : le délié et la frappe, unis par une obsession glorieuse. Un alliage que surligne d’ailleurs la double filiation du boxeur avec Mohamed Ali, dont Angelo Dundee, le soigneur, est devenu le sien, et avec Sugar Ray Robinson, le plus illustre des poids welters et poids moyens de l’après-guerre, le modèle du fléau stylé, qui l’a autorisé à reprendre le sobriquet de « Sugar ». Les abords plaisants de Leonard, aussi habilement affable sur un plateau TV que spectaculaire sur un ring, n’atténuent en rien le charme prégnant, insaisissable, de ce porteur jubilatoire de l’exploit, et de cette étincelle dure à l’œil, perçante et rare autant qu’annonciatrice et intimidante, qui est le goût et le signe de la victoire.
 

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De Bruit et de Fureur, 1988, Jean-Claude Brisseau

5/25/2021

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L’enthousiasme fut de croire que le film de Jean-Claude Brisseau, vu à l’époque où une place coûtait un franc pour la « Fête du Cinéma », annonçait d’autres métrages du même genre. Plus le temps a passé, moins j’ai rencontré de dignes frères ou sœurs de ce film, chef-d’œuvre intégral d’une vie d’époque et d’un air du temps, ceux des années 80 saisies de plein fouet, avec leurs visages et leurs tours en transparence réciproque. Les immeubles y sont graves et Brisseau a mis aux yeux de ses acteurs-personnages le même éclat de carreau noir dans les étages. On me dira que l’époque n’était pas exclusivement d’immeubles, que ce théâtre de barres et de tours datait des années 50 et 60. Mais dans mon souvenir encore très net, toute l’époque, en ses moindres textures, semblait d’un horizon de ciment, d’une lumière réfractée du bitume, du trottoir, et d’une crête des toits surmontée d’un ciel blanc, dont le prototype devait se trouver, à l’ouest dans les villes minières de l’Angleterre, à l’Est à Berlin, Leipzig ou Dantzig. Plus qu’il ne raconte une histoire, le film de Jean-Claude Brisseau emboîte le temps du rêve. Plus précisément d’un cauchemar ou d’une froide hallucination. Bruno est un jeune collégien, seul dans une tour. Chaque soir, il rentre dans un appartement semé de mots écrits par un spectre maternel. Avec les messages que Bruno trouve dans l’appartement, censés être écrits par une mère dont la voix off redouble plus qu’elle n’atténue le simulacre, Brisseau invente une clandestinité orpheline sans exemple dans le panorama des arts ; un néant d’affection dont les reflux cruels auréolent le jeune Bruno. Pour trouver cette atmosphère de limbes crues, ce n’est pas dans les arts qu’il faut chercher, mais en baissant les yeux sur ses propres chaussures, sur les passerelles où elles sont allées et venues du domicile au collège, à l’époque où nous avions 13 ou 14 ans. Bruno est le copain de classe, le collégien emblématique des années 80 ; il en a l’allure type, le survêtement gris, la chevelure sans coupe, en bataille, et le cartable sur les épaules. L’ami accidentel, dans ce désert, est un oiseau nommé « Superman » dont le cri bref et strident résonne comme la signature de la solitude, son épitaphe répétée et son alarme étranglée. Un point d’interrogation criard lancé comme une décharge animale de tendresse à une note, à son unique. La vie de Bruno tient dans une temporalité suspendue, un arpentage lent et sans panique autour de quoi se déroule sobrement le sacrifice de toute joie et affection. Une lumière réfléchissante, un gris pâle général, du ciel au béton, entre partout comme une brume aussi revenante que la mère invisible. Ici, l’agitation hagarde d’adolescents et d’adultes, qu’il s’agisse des phases hébétées ou violentes, anime la vibration d’un territoire. Maquette du destin des personnages, l’esplanade à immeubles hante dès les premiers plans. Le vert et le gris auraient pu intituler, et avec lui le film entier, le dédale bétonné entrecoupé de talus où se dessine quelque indicible formule de terrain mal aimé. Cette verdure hargneuse cache des parkings souterrains, des galeries, des caves, auxquels semblent associés par paires les butins, les viols et les trafics. « De Bruit et de fureur » est déjà tout entier dans l’affiche du film. La colombe de la paix y est calcinée, embrasée au cocktail Molotov par le fléau de 13 ans, Jean-Roger, l’adolescent dépenaillé, en cuir, le rôdeur des blocs, l’apprenti criminel, l’épouvantail à mobylette, le sadique par désœuvrement. Sa cruauté grand guignol, presque sans limites, pourrait rappeler la tournure prise par notre époque depuis 30 ans : un vaste écrase-fréquences, où les dernières flammèches d’un semblant de goût et de désir ont laissé place à une masse abêtie jusqu’à l’absurde, viande robotique à divertissement poissard ; mais le personnage de Jean-Roger n’en a pas le cynisme. Il y a du carnaval, de l’anarchie festive dans ses méfaits, un fond de lésion et de carence affective qui en fait le double de Bruno. Avec ou sans parents, l’Amour est à zéro. Mais le film aborde surtout cette portée intouchable, hérissée d’émotion, que Brisseau cherchait dans ses films. « De Bruit et de fureur » est un monument qui surpasse les causes et ses conséquences par un saignement à blanc dont le cinéaste n’a rien oublié. Jean-Claude Brisseau est parvenu à trouver un grain de lumière prestigieux en même temps qu’une blancheur frontale au travers desquels chacun des protagonistes est voué à un coup de pâleur qui en sublime la tristesse. L’image, celle de l’affiche comme toutes celles du film, reprend partout le même cri bardé et équipé pour tenir. Pour la première fois, dirait-on, de vrais morts nous parlent, aussi blancs et marbrés que leurs voisins de tombes. Ils n’éructent pas, du moins pas tous, ils prennent leur temps, ils ouvrent les yeux et disent les mots de ceux qui sont revenus ou restés dans un enfer établi, institué, et même, il faut bien l’avouer, un enfer grandiose, trempé dans l’outrance de couleurs rares et violentes. Le film en est tapissé de ce fond à contrastes blafard. Il est d’une brume d’immeubles levée à l’Est telle qu’elle enrobe les bâtiments dressés derrière le mur de fer, ceux du film de Zulawski : « Possession » ou de « Christiane F. ». « De Bruit et de fureur » se déroule en entier dans les brumes bleu-mauve et marbrées d’une congélation péri-urbaine, et cette lumière pailletée, cette clarté de givre, de banquise et de matin gris farde toute chose d’un maquillage de mauvais sort, donne aux êtres le teint d’un pré-embaumement. Pas encore cireux, ils ont mauvaise mine tout en gardant l’œil sombre des fortes fièvres. Tous les personnages du film portent cet éclat bouillant aux yeux. Ils ont la voix basse d’un lendemain d’apocalypse ou d’une déception indicible, qu’ils ont décidé d’oublier. Brisseau en a extrait l’œuvre d’art. L’atmosphère du film peut toujours, à qui le souhaite vraiment, se laisser réduire à sa portée dénonciatrice. Il suffit de voir, plus de trente ans après, l’état des cités dortoirs, des barres de HLM et la vie irréelle réservée à ceux qui ont dû ou doivent vivre dans ce type d’urbanisme conçu pour le crime et sa prospérité. Le film de Jean-Claude Brisseau alerte peut-être par l’énormité de sa tension, indique à qui l’ignorait encore le cynisme abyssal des édiles en charge de l’urbanisme de masse, du wagonnage à prolétaires, mais, encore une fois, cette tension, à mieux y regarder, à honnêtement ressentir et se laisser plaquer par l’impact, érige en grondement et éblouissement un monument. Il en a d’ailleurs les longueurs de pierre, la modernité des immeubles monolithes et la statuaire imposante de son bestiaire humain. A la manière dont Brisseau la filme, l’appréhension de cette zone de Bagnolet vire à l’ambigu, elle miroite trop abruptement pour ne rester qu’une plateforme de désespérance ; son orage bas vire au surnaturel, au somptueux féroce. Car le cinéaste trouve de la beauté à ces cages de désolation. Une dignité étincelante et sévère naît de la tristesse emmagasinée aux façades des immeubles. La poésie mordante et agressive des tours découpées sur le ciel se laisse rêver ou cauchemarder mais son énigme conquérante est un brisant. Les immeubles tiennent à la fois du mégalithe bien usiné et du bourreau impassible. Brisseau laisse à sentir, au fond de ces tours où d’ailleurs personne ne crie plus aux fenêtres, un ordre de fait-divers extravagant. L’on suppose sans peine, en l’extrapolant des personnages du film, une vague de dépressions graves et mutiques, des suicidés oubliés, momifiés, d’indécrochables pendus du dernier étage, des sépultures sous les faux plafonds ; toutes sortes de mystères au fond des mortiers et des fondations. Car la douleur, ici, n’est pas un événement, isolé ou successif, qui survient, la douleur grésille continûment, et le fantastique est son milieu. L’apparition féminine entrevue par Bruno, figure syncrétique de mère suppléante et maîtresse fantasmée, est l’étoile esseulée d’une nuit irréversible où tout se déroule sur un fond de cœurs détruits. Brisseau y exhume la notion de héros, plus immémoriaux qu’antiques, dans une épopée à pas presque feutrés dans le ravage. Chaque protagoniste est l’expert de son drame : Bruno, le jeune garçon livré à lui-même joué par Vincent Gaspéritsch ; Jean-Roger, l’enragé perdu interprété par François Négret ; son père, le truand brutal joué par Bruno Crémer, le grand-père moribond, paralysé et momifié sur un divan qui agonise en assistant à une rixe au couteau ; le frère aîné qui veut s’en sortir et joue au bon petit soldat ; sa petite amie ambitieuse, ridiculisée dans sa voiturette puis violée par la bande de Mina, sorte de sorcière clanique d’une horde du sous-sol. La collection de portraits ne peut être plus contrastée, chacun est saisi à son rendez-vous hurlant avec les circonstances, et avec pour loi celle du pire. Aucun film américain n’a capté comme l’a fait Jean-Claude Brisseau, cette bétonnière où les bosses herbeuses, elles-mêmes, sont des complices zélés du gris. Chaque visage surgi de cet espace cerné de garages souterrains et de chape désertée, porte l’insolation cireuse du gris ambiant. Le drame, ici, ne culmine pas, n’éclate pas, même lors des acmés ; le drame règne, étale et ouaté, avec l’amorti et l’impression de lévitation nauséeuse du rêve, inscrit au plus haut point, peut-être, dans la pâleur de Fabienne Babe dans le rôle du professeur de collège. Pourvoyeuse de tendresse, voix douce au milieu du néant, grâce pudique, proie scrutée de tous les fantasmes d’infamie, celle qui dansera avec Bruno et lui donnera des leçons particulières après les cours, hideusement calomniée puis interrompue par le principal du collège, genre de croque-mort engoncé dans un costume de mauvaise coupe, elle entasse les espoirs mourants sur ses épaules. Le personnage féminin vogue ainsi qu’un étendard, une vérité qui fait taire. Dans ses traits et la beauté chaude de son regard blessé, on devine une femme de chair et de désir en même temps que la dépositaire saturée d’une bonté dévidée, privée de miroir, jusqu’à cette relation fragile et très vite sacrifiée entre le jeune homme et elle. On croirait l’humanité, autour de cette déesse sociale aux yeux cernés, un flot de damnés, jetés là, dans la basse fosse d’un bâtiment auquel répond bien le titre glacial de C.E.S, enceinte qui ne trouve pas le ton et exhibe en matière pauvre la raideur d’une morgue bas de gamme, d’un assemblage de cloisons fleurant l’abattoir, sorte d’hospice bâtard où l’on enferme des hordes pubères vouées à l’abstraction des cours, des tables, des chaises, alignées en rang et à l’affût des révoltes, du coup d’éclat, de l’anarchie. Jean-Roger, en créant à lui seul un soulèvement dans le collège, nous offre une scène attendue de toujours, une prise sauvage de l’institution carcérale nommée scolaire, assiégée comme une Bastille retardataire. Après cette mise à l’étouffée des murs publics, seul semble promis, au bout, l’esclavage long, frère de la maladie mortelle qui devancera l’usure, abrégera la peine en ameutant pour de bon les grimaces de la mort. Ces murs, cette cour déserte où le pauvre mot de récréation ne vient pas aux lèvres, ces cloisons et ce préfabriqué sonnent creux et vide, ces murs et ses couloirs, tels qu’ils appellent les braillements et la résonance des cris, lâchent des étendues de froid animées et mauvaises où rien, strictement rien de buissonnier ne subsiste. Exceptées la voix de Fabienne Babe et les paroles interloquées de Bruno, rien n’enraye ce silence de nécropole où les hommes et les femmes sont ailleurs à dépérir au travail, à se déchirer ou à se vautrer.


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Léon Golub

5/19/2021

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J’ai trouvé Golub à Paris, sur une affiche, à la vitrine d’une galerie. Une de celles qui ne semblent jamais ouvertes, adresse froide entourée de ses consœurs dans une cour d’immeuble, énième antenne de l’impayable prétention à la française. En dépit de son petit format, je ne pouvais passer à côté de cette affiche. Avec son groupe de figures sur fond de vastes à-plats, elle rassemblait assez de matière griffonnée et râpée pour accrocher le regard. L’image se distinguait par l’une de ses tentatives imprévisibles comme je les espérais et ne les voyais jamais dans les lieux d’exposition ; je les rêvais en supposant une méchante avant-garde, une peinture des bas-fonds faite par les fils éloignés d’un expressionnisme des ruines et de la débauche. La peinture reproduite donnait typiquement l’envie d’en voir plus, de vérifier si l’artiste pouvait décliner ce charme à volonté. La scène et son ambiance parlaient de jeunesse et de peinture faite à l’ampoule des caves ; une peinture de ghetto, avec des fonds de pots, sous des plafonds amiantés. Un groupe de figures aux membres allongés se démarquait donc sur un fond uni. Les visages et les vêtements exhibaient le même grain distinctif, chiné, grenu. Un effet frotté dont Golub tirait le meilleur effet. Tissu et peau y gagnaient une patine et un air buriné proches des traits surlignés dans la bande-dessinée, des ombres schématiques similaires, des cicatrices noires, presque gratuites, mais d’une manière plus fondue et richement texturée. Un hiératisme lié à l’étirement rapprochait ces corps de ceux de Schiele ou même de ceux en pointe de Bernard Buffet, y compris leur peau comme scarifiée par les rides d’expressions ou couverte de fines hachures telles des peintures de guerre, surtout aux visages modelés par les encoches et les chevrons employés par le peintre. De près, ce sont des balafres sioux, de loin, c’est un modelé inédit, mâchuré, une sorte de maniérisme veineux. L’artiste s’appuie pourtant sur des photos pour composer, le réalisme photographique se fait sentir, mais ses figures peintes sur des hauteurs de trois mètres imposent une allure de personnages de peinture, issus d’un monde peint, non photographiques, donc, et fictionnels à souhait, transfigurés par le style du peintre. Comment Golub est-il venu à la peinture ? Je l’ignore. En revanche, et il faut le souligner à l’honneur des USA, Golub a reçu une bourse en tant que vétéran de la deuxième guerre mondiale. Une carrière de peintre-pacifiste débute alors. Dès cette époque, l’artiste et sa femme, Nancy Spero, ont mené une vie d’engagement à travers leur art. Ainsi Golub est-il connu pour sa série « Napalm » consacrée à la guerre du Vietnam, ou encore pour une série intitulée « Riot ». Meurtres, agressions, crimes règnent surtout en tension dans ces toiles, un mauvais coup est en cours, juste avant le passage à l’acte. Une atmosphère de complicité sinistre, voire d’exécution sommaire, domine dans les tableaux du New-yorkais. Sans doute y entre-t-il quelque chose de cette dénonciation que Golub entendait pratiquer dans son art, mais la transmission immédiate, le type de commotion causée par les toiles géantes de Léon Golub passe outre le « message » ou la portée symbolique. L’impact des œuvres de Golub relève de la seule peinture et de ses pouvoirs. A commencer par la texture de lin des vastes tapisseries à quoi s’apparentent les peintures de Golub. On les croirait trempées dans quelque jus de cinabre de sa fabrication, d’un vieux lin rouge moyenâgeux, coloré dans la masse. Golub suspend ces tentures/tapisseries et il en résulte un superbe télescopage entre l’allusion médiévale de la toile pendue, aux lourds plis vagues, et l’ambiance d’illustration représentant des mercenaires, des soldats ou autres groupes d’agresseurs. Barrière d’émeute ou bas-quartier, il y a du décor de film bis dans les œuvres de Golub. Une manière tigrée de traiter les personnages et le décor, d’ailleurs souvent laissé à l’état de fond conventionnel, littéralement d’écran. Sur la toile, il reste aussi beaucoup de ce plaisir pris par Golub à disposer ses gigantesques figurines. Il leur donne un côté soldat de plomb. Un air manufacturé de rôles types, plutôt scabreux chez Golub. Les thèmes abordés ont beau s’interposer entre le regardeur et la toile : « viols, « émeutes », guerre », l’impression première serait plutôt que les hommes de Golub sont là sans savoir ce qu’ils ont à faire. Ils flottent entre deux états, ils sont là par hasard, charriés par le courant des rues ou de l’Histoire. Mais avant d’être intrigué par les identités plaquées, toujours un peu artificielles des protagonistes d’une toile, le regardeur écope leur présence plastique, leur unité sensuelle de chose peinte. D’emblée, face à une toile du New-yorkais, on reconnaît tout un arrière-plan de bricolage fascinant dont naît le style des peintures. D’ailleurs, nous avons la chance de voir Golub au travail grâce à des vidéos en ligne, et ces images nous éclairent sur le processus. Alternativement au mur et au sol, debout, perché sur un escabeau ou carrément allongé, le peintre éreinte, rabote et passe à « l’attendrisseur de boucher » les couches d’acrylique déposées sur le lin, et donc passées à une sorte d’essorage. Golub dégorge le lin imbibé d’eau et d’émulsion, il fatigue la matière et en obtient cet effet froissé/délavé où les toiles/tapisseries prennent beaucoup de leur facture vénérable. Le secret de fabrication majeur semble ainsi lié à une forme de tannerie. On pense également à une parenté pompéienne de ces toiles, pour la richesse des couleurs passées, délicatement ternes, en alternance avec des coloris profonds ; une évocation rupestre qui rappelle aussi bien l’affiche arrachée et les patchworks. Du reste, Golub ne se prive pas d’entamer ses supports, rompant avec le rectangle en travaillant sur de longues banderoles-lambeaux probablement coupées et arrachées au gré des accidents de parcours, puis retravaillées selon cette découpe en dents de scie du support. Pour la composition des scènes, Golub semble jouer comme un fan ou un collectionneur avec ses bibelots et raretés ; il puise dans des tiroirs et classeurs où sont rangés d’un côté les viols, les meurtres, les tortures, de l’autre les armes, découpées comme des décalcomanies, des gadgets, des jouets. La bibliothèque de fragments paraît abondante et l’artiste prélève les éléments nécessaires à des scènes qu’il agence ainsi, en mêlant des pièces de puzzle. Ce recours aux photos découpées dans les magazines, collées sur la toile pour les avoir sous les yeux et en reproduire l’ensemble ou le détail, en dit beaucoup sur l’atmosphère de « camp de création » propre à Golub. Son atelier new-yorkais aux murs de briques blanches, où l’on soupçonne non loin un monte-charge, évoque les milliers de jours et de nuit new-yorkais et tous les recyclages peints de ses grondements; New-York aussi bien que Chicago, sa ville d'origine. Il y a du jouet sophistiqué, luxueux, dans le soin mis à dessiner et peindre ses sombres personnages et leur attirail. Avec l’espèce de lividité des visages et la malédiction dont tous ils semblent frappés, Golub laisse s’imprégner, dans ses tableaux, la suée pâle de la grande ville. En employant des photographies de presse prises dans le feu de l’action, saisies au vol, dans des situations de drames et de crises, Golub confère à ses silhouettes peintes sur grands formats une dimension et une solennité de statuaire. La réussite du peintre tient à la capture de positions et postures presque impossibles à créer en imagination. Les clichés de reportage, photos prises sur le vif où les protagonistes figés prennent et gardent une pose aussi violente qu’éphémère, constituent le vivier de modèles où puise l’artiste. Les mouvements et les façons infinies qu’ils ont de se répartir ou de se chevaucher dans l’espace, Golub en prélève l’éloquente cruauté, le fait-divers visuel, mais il emprunte de façon encore plus parlante l’architecture originale d’un groupe de corps et sa mêlée provisoire de troncs et de membres. L’efficacité entêtante des tableaux de Golub, pour une part, doit tenir à l’air de famille des silhouettes mises en scène. Elles font penser à des acteurs au chômage, des figurants ; une sorte de piquet de grève ou de délégation toujours prête à servir de modèles dans les brumes d’un tableau à naître. Golub réveille ce fond de figures permanentes, toujours déjà présentes dans la trame d’un tableau. Dès les premiers coups de pinceaux, les silhouettes d’une bande ou d’une faction anonyme affleurent. Ce ne sont que des ombres en puissance ; or, Golub les intercepte volontiers, les hameçonne des profondeurs du tableau, aidé en cela par la série de formes humaines attrapées dans le cadre d’une photo. Il arrive que Golub intègre le mouvement dans ses compositions, mais le plus souvent, la posture immobile l’emporte. En peinture, l’esquisse d’un geste n’est qu’un autre type d’immobilité. De loin, en vue d’ensemble, un format géant de Golub détache une grappe humaine comme un corps à dix têtes. Les silhouettes ne flottent pas comme des quilles, elles forment entre elles un vaisseau, une série de blocs dont l’aplomb est solide. Qu’elles soient debout, pliées, couchées, assises, Golub excelle à faire tenir les figures dans l’espace de la toile. Son emprunt à la photo élargit la gamme de la posture conventionnelle. Des attitudes sans pose introduisent un nouveau type de modèles à peindre. Au point que lorsqu’on regarde une peinture de Golub, on croit voir de nouveaux gestes, des positions inédites des bras et des jambes, de nouveaux hiéroglyphes posturaux. Dans l’art d’occuper l’espace avec l’anatomie humaine, Golub déjoue le mauvais sort du banal et de la redite des figures en pied ou prenant plus ou moins sournoisement la pose quand bien même on les démantibule. Avant d’être d’anonymes bourreaux, militaires ou interlopes, les figures de Golub sont des modèles offrant à l’artiste un album de poses et un jeu de membres qui donnent aux toiles leur tension singulière. Aussi, par-delà les thèmes abordés et les revendications qu’ils supposent, je vois surtout, dans ces peintures, une magnifique solution au vieux problème de la représentation des corps. Les corps peints ne peuvent pas bouger mais ils ne sont pas condamnés, chez Golub, à rester les bras ballants, à ne pas savoir où se mettre. Golub défie cette raideur. Les personnages du peintre ne manquent d’ailleurs pas de raideur, en raison du traitement plutôt émacié et tendineux que l’artiste leur réserve, mais il ne s’agit pas d’une raideur de corps perclus, d’une impression de rhumatisme gourd liée au dessin ; cela vient je crois, d’un autre effet, peut-être du poids, de la sensation massive de ces géants extraits de leur carrière.

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Gustav Mahler

5/7/2021

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Gustav Mahler serait le champion du « romantisme mourant ». Dès lors que le mot romantisme est lancé, plus encore quand il entend rendre compte d’un art, je ne suis jamais sûr de bien le saisir, peu enclin à en subir les raideurs de tiroir, mais son association avec l’adjectif « mourant » charge l’adjectif d’une foudre de la mort debout, entre apothéose et catastrophe, qui sied bien au compositeur. On songe aussitôt à l’Adagietto rendu célèbre par le film Mort à Venise de Luchino Visconti, dont l’étirement grave et solennel recèle un somptueux crépuscule en même temps qu’un levant d’éternité. Sous les charmes de Gustav Mahler, nous sommes au pied d’un Mont dont la cime se perd, hors de vue. Quand l’avons-nous vu et entendu la première fois ? Par quelle limpide trouée s’est ouverte l’immense prairie à reflets, pivots et lamelles d’une danse de Nerval ? Quelle que fût la source de cette découverte solitaire, ce fut l’un de ces ébahissements à l’avènement d’une suprématie dans l’histoire d’une sensibilité. À la volée des premières notes et de leur effet de tempête pilotée, Mahler suscite une loyauté sans rivale. Prise en son milieu, au détour de ses bourrasques, une symphonie de Mahler active, mieux qu’une reconnaissance, un flagrant-délit où se découpe l’être cher recensé ou à venir. La permanence d’un médaillon frappé en plein ciel, porté à bout de salves et de vagues, toutes de fond, sonne l’heure de se revoir. Les courants d’un rendez-vous aérien ventent autour de l’apparition d’un pur élément passionnel, statufié, auquel les passes sonores de Mahler tentent inlassablement de donner le dernier coup de ciseau. Mahler élève au rang de cataclysme musical les tourmentes du cœur, plus encore la gloire d’une noblesse atteinte dans l’abîme et qui va, sans plus se reconnaître, d’une grandeur d’avance sur elle-même. Une humanité étendue, un homme devenu géant, dont Mahler invente le prototype, y devient le roi d’une spécialité déchirante et conjuratoire où l’homme finit par sombrer mais entraîne la fatalité dans sa chute. L’immense Adieu de Mahler dresse une victoire monumentale et irréversible au milieu du néant. La mort en vie, la mort au cœur avant le retour à la terre, y sont fourragées de telle sorte que la nuit ne peut plus se faire entièrement dans les corridors de la perdition ; des restes d’embrasements, des lambeaux guerriers y éclairent désormais la souffrance comme une suite de torches.
Les Symphonies de l’Autrichien restent en mémoire avec l’acuité de meurtrissures personnelles. Une impression de porte battante, ouverte sur l’infini, sert de fond à une bataille livrée contre les afflictions éternelles. S’il est souvent question, par-delà l’angoisse amoureuse, de manifester toute la plénitude du sentiment et d’en mimer l’infini, les failles, les ploiements liés à la plainte et à la détresse ne le cèdent en rien au combat. L’immersion signée Mahler, laquelle semble monter d’un revers de plaine ou s’élever d’une crevasse oubliée, toujours déjà dans l’air, lourds d’échos inimitablement vieillis par une patine immémoriale, enjambe les causes et les raisons d’un drame particulier pour brasser et rebrasser une extrémité pathétique inconditionnelle. Une valeur inouïe affleure, sombre et ressurgit au relief des soubresauts. Cette gravité marmoréenne, plus nue que la tristesse, reste chez Mahler d’un désespoir ascensionnel. Les symphonies paraissent des machineries de haute précision faites pour terrasser l’avanie, l’humiliation et la très invincible détresse. Les manières de patrouilleurs des mouvements symphoniques, tels qu’ils avancent et sursautent sur les lieux d’une déroute ou d’un enchantement, font penser à une chasse errante, ponctuée de rugissements ou de longs coups de sang imminents au sortir desquels la pointe battue des symphonies n’est plus qu’une étrave sans protagonistes.
Je pense à la première symphonie. Valse et tintement de clochettes y créent le flot d’une fraîcheur anormalement vive, une transparence de prisme aux couleurs de fleurs sauvages. Une Symphonie printanière, oui, mais d’un printemps pour les Dieux ou les Morts. Les vallons évoqués par les instruments à vent échappent à la mièvrerie sautillante d’une pastorale trop balisée. La scansion d’attelage à clochettes, dans le premier mouvement, est moins un trot de jeunesse humaine ou animale s’ébrouant qu’une danse de la rosée, suivie à la perle près. Un excès limpide grevé par des poches d’ombres, des baisses de tension tels des avertissements, des prémonitions informes lâchées en plein enthousiasme. Plus que la ponctuation inquiète ou ombrageuse d’une ambivalence en contrepoint de cette gaieté primesautière, Mahler tient une beauté affolée à la pointe de son orchestre. Les motifs et friselis grâce auxquels se forme et retentit un espace de légende, ne se contentent pas d’étinceler ; ils frappent à la porte d’un Paradis terrestre de l’intensité. Une forme de ressac, d’espoir assiégé assure la monumentalité grondante. La nécessité d’un grand rêve vivant invente son échelle. Des proportions inhumaines où les atteintes les plus cruelles deviennent expansives d’avoir été si rongeuses ; elles roulent par le monde, en notes symphoniques, comme des titres de gloire. L’homme n’y est plus une espèce miniature percluse d’intimes vicissitudes, il devient le gisement de son cœur généreux en même temps qu’un vengeur passionné de lui-même. Mahler rend justice à son propre cœur. Il n’a pas son égal pour rendre ces bouffées d’expatrié oriental, ces accents de peine embués de grandeur, ces grincements de vaisseaux hantés. La voix brisée de Mahler est un composé de fierté et de délicatesse fanatique dans une buée de larmes évaporées par l’énergie du branlebas. En série de réflexes brusques, l’orchestre semble l’enregistreur et l’expulseur de révoltes paniques et de tétanies. À certains accents de trompettes, Mahler invente des peines inconnues comme des terres non foulées. Voilà telle inquiétude montée sur un solo de hautbois, tel doigté de harpe errante au beau milieu d’ouragans coupés net et repris à la hausse en offensives d’archets voisins de la scie. Un grondement de moteur bouleversé, en crise, se fait entendre, pareil à un préchauffage de réacteurs.
Mahler paraît ainsi d’une espèce mi-humaine mi-orageuse, continuité bipède des ciels lourds, descendants de leurs vindictes. Je pense à la marche funèbre, premier mouvement de la célèbre 5ème symphonie au mouvement menaçant, extrêmement tendu, comme un morse farouche, un départ aux aguets, une aube paranoïaque. Les saccades introductives de la trompette solitaire préfigurent le crescendo d’une espèce de rage martiale, un désespoir du guerrier où Mahler invente des vrilles, des crises, des allumages de soutes à munitions, des embrasements en chaîne où fait rage une tempête métallique aux bourrasques toujours plus cinglantes montées de gouffres toujours plus profonds. Comment rêver d’une explosion de rage plus intégrale ? Mahler s’y présente bardé de froid ; il n’est pas encore ce buste de pierre reproduit dans les Académies, il est l’homme orphelin de sa fille et le poursuivant éternel de sa femme. Une préfiguration de la « rigor mortis » lui prend les mâchoires. Du fond de la cabane de composition, à Maïernigg, Mahler répond pied à pied à la malignité des supplices. Jamais il n’ira plus loin dans la transcription à coudées brusques d’une dislocation interne. Transposition serait plus juste car voici une séquence qui possède les jets de la crise, les projections, les irruptions, mais leur succession possède avant tout l’harmonie seconde d’une collection de joyaux enragés mis bout-à-bout. Ce relief de montagnes russes et sa carte expressionniste croule lui-même sous l’élan des coups de boutoir et des déferlements en séries. Ce sont des assauts, des plongées en piqués, une forme de déluge concentré sur le point le plus reculé et le plus central de la mère des douleurs. Il s’agit de faire sauter et d’exprimer toute la matière cautérisante de la fureur.
Si Mahler s’est fait le spécialiste d’une marée des paroxysmes, il faudrait un autre mot, plus sévère, pour dire l’éclatement d’apothéose de la 9ème symphonie, particulièrement cette installation à la crête du moment de vérité à quoi se résume le quatrième et dernier mouvement. L’orchestre semble pris, au sommet de la stridence, de l’aigu pathétique, par un cœur hurlant ou quelque face d’agonisant invincible. La philharmonie devient une bête à cent têtes, sur-réactive, convulsionnaire, prise de réflexes comme des décharges. Mahler, en soutirant aux archets obliques et cisailleurs telles salves de stridence émissaires d’un assaut rêvé dans la splendeur ; Mahler, avec un accent de culmination et d’envol sans précédent, accomplit une percée décisive. L’homme a tant de fois plié à se rompre sans que rien ne soit parvenu à lui éteindre ce regard aux grands yeux, qu’à l’instant de cette neuvième qui sera la dernière, l’immensité ailée marche avec lui et la victoire sans nom se profile. Mahler a attendu, autant qu’il le fallait, non penché sur le pupitre des notes alignées, mais au fond de l’écrasement solitaire, non la crise à se tordre dans un hurlement de pulvérisation libératoire, mais avec une patience de chasseur inouï rendu à sa nuit, une certaine volée de pleurs à froid où plus rien ne sera lâché. Gustav Mahler trouve là le sens d’un renfort envoyé de l’arrière, où l’arrière, – je veux dire, tout le damné de l’arrière–, monte en première ligne. De tous les dossiers qu’il n’y aura plus à instruire, la preuve tombe, elle est finale. La délicatesse penchée sur la tête d’une petite fille nommée Putzi, l’Amour grand comme les ciels ; l’adagio n’a plus que ces deux mouvements d’absolu qui respirent à souffle profond. Et qui l’a entendu ne l’écoutera encore qu’en y laissant une terrible dépense sur les berges de l’abîme où Mahler vient nous chercher.


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Le Bonheur des Tristes, Luc Dietrich

4/28/2021

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Luc Dietrich reste associé pour moi à une constellation d’hommes-poètes de l’entre-deux guerres même si l’écrivain fut insuffisamment mondain pour devenir l’un de ces dissidents du surréalisme qui ont donné le meilleur (Artaud, Michaux, Lecomte, Daumal). Ami de Daumal justement (et je songe au bain lumineux de leur séjour dans les Alpes durant la guerre), édité par Denoël, Dietrich est l’un de ceux qui, organiquement poètes par l’écriture, s’adonnèrent à la fiction. Le Bonheur des Tristes paraît en 1935. Le titre même en forme de sentence lapidaire, par son oxymore si tranché, comme entendu de toujours, donne le ton du roman. Nous savons que ce livre a été écrit, sinon à deux, avec Lanza Del Vasto, du moins accompagné par cet homme qui recueillait les mots à voix haute de Dietrich et lui facilitait ainsi l’écriture ; un appui indispensable à en croire l’auteur. La grande netteté de propos, la concision limpide et continue de l’ouvrage doit y être pour beaucoup, mais ce partenariat m’a toujours agacé par sa dimension de tutelle et de « guidage » aux grands airs. Il y entre une tessiture étrangère, donneuse de leçon sans en avoir l’air, dont je ne sais si elle est vraiment de Dietrich. Le Bonheur des Tristes, surtout dans ses deux premiers chapitres, garde ainsi quelque tonalité de componction, de voix basse et de silences entre les mots dont la tonalité « sandales et cheveux au vent » est irritante. Irritante peut-être mais son efficacité paraît indéniable. Le début de cette relecture m’a donc crispé dans les premiers chapitres puis le récit s’est comme dételé. La voix s’est unifiée et le propos s’est resserré. J’ai alors retrouvé ce qui m’avait tant plu. Le récit de Dietrich avance par unités irrégulières séparées par des astérisques. On serait tenté, et l’on aurait tort, d’y voir un découpage du récit en tronçons de proses poétiques ; ces coupes ne favorisent que d’habiles et nerveuses ellipses. Dietrich ne comprime pas, il aère. La juste coupe et le délié des phrases se ressentent de la saisie orale du roman à sa source. Il résulte de cette saisie du propos avec les mots tels qu’ils viennent une fluidité impeccable. La lecture ne butte sur aucun accroc. Une telle écriture suppose un polissage impressionnant, doublé d’un dégraissage systématique du mot de trop ou de la moindre surcharge, d’autant que cet effort ne montre pas ses coutures. Cet effet de source claire concourt peut-être justement, parfois, à cette voix basse et égale d’une suavité pontifiante. En revanche, la précision mise en œuvre donne aux faits et situations évoqués des contours étincelants. Le feutrage dans la voix mêlée à cette naïveté composée qui contrefait la voix de l’enfant puis celle de l’adolescent opère comme une machine à contrastes. La voix d’enfant empruntée par Dietrich, par le jeu d’un laconisme qui donne l’effet d’une expression simple et dépouillée, somnambulique, sert le hérissement des mésaventures choquantes et autres incongruités faites pour l’ombre et ici exposées au grand jour. Le compte-rendu se confond avec la stupeur de l’enfant cueilli à vif par la violence de la vie et des milieux. Dietrich n’accompagne d’aucun surlignement émotionnel les mauvaises surprises en chaîne ou le développement inexorable des catastrophes. Désarrois et détresses y sont reçus, sans amorti, de façon tétanique. Les commotions de l’enfant restent incluses dans les faits, assorties, en quelque sorte, de déglutitions silencieuses. Lorsqu’une enfance tourne mal, l’épopée vient toute seule. Nul agrandissement mythique ne s’impose, l’enfance malheureuse y pourvoit et à coups redoublés dans Le Bonheur des Tristes. Car cette autobiographie, de l’enfance et de l’adolescence de l’auteur, se double d’une trame et d’une intrigue cardinales qui en subliment le malheur. Le personnage principal vit en effet dans le risque permanent d’être retiré à sa mère adepte de l’opium et régulièrement reprise par ce mal. Dietrich n’expose jamais la situation ; le lecteur suit les évolutions de l’enfant et déduit de lui-même les absences maternelles et la cause de cette absence. Dietrich joue sur les distorsions temporelles et spatiales typiques de l’enfance pour tenir sa mère hors de portée de toute critique, pour l’envelopper d’une sorte de flou immunitaire. Quelques balises concrètes viennent cependant pointer l’absence maternelle, par exemple lorsque celle-ci attend deux ans avant de venir chercher son fils placé dans un pensionnat et voué à la vie semi-carcérale de ce genre de lieux. Or jamais le jeune Dietrich ne condamne l’absence de sa mère, rien n’entame sérieusement son idéalisation et son amour. L’enfant, si j’ose dire, souffre patiemment, mieux, souffre fidèlement. C’est là qu’intervient l’équivoque. La mère ne délaisse pas cruellement, gratuitement son fils, elle se désintoxique de sa dépendance à l’opium. Telle est du moins l’image maternelle que Dietrich se contorsionne à forger aux yeux du lecteur. Faible, impuissante à lui épargner les bagnes de l’assistance publique, la mère n’en reste pas moins l’étoile intouchable de son garçon. Personnage diaphane, infirmière protectrice et bienveillante, l’étrange fée auréolée de son prestige efface les traits de la mère indigne. La mère de Dietrich se conduit pourtant comme une maîtresse abusive. Les bienfaits dispensés à son fils sont bel et bien subordonnés à sa dépendance à l’opium. Les « raisons » de ce mal, quelle qu’en soit la forme neurasthénique, forment un bloc de non-dits, un mystère dont Dietrich déculpabilise sa mère. Car tandis que la mère guérit très provisoirement d’ailleurs de sa souffrance de luxe, le jeune Dietrich, lui, enchaîne les placements chez son oncle et sa tante et les galères pour orphelins. Quand il reprend la vie à deux avec la reine de son cœur, c’est pour la perdre à nouveau et redevenir un orphelin provisoire. Dietrich est l’abandonné à répétition, qui plus est par une mère qui disparaît plus qu’elle ne le quitte, avec les grâces d’une béatitude opiacée, comme une revenante prend congé. Cette atmosphère d’abandons extatiques règne sur tout le roman et entoure de vapeur mythique les réalités dures que le jeune Dietrich affronte seul, privé de celle qui est tout pour lui. Cette absence prestigieuse, réduite au pronom « elle », place d’emblée la mère du côté des chers disparus, dans la communauté des morts, et les phases de retrouvailles ressemblent en effet à des parenthèses spectrales, des bonheurs interdits caractérisés par leur ouate et leur temps suspendu. Ce roman est d’ailleurs placé sous le signe de la fleur dont les qualités éphémères, délicates, bienfaitrices ou vénéneuses, symbolisent la mère mais aussi son fils devenu un véritable horticulteur à la faveur d’un séjour en province. Plus généralement, une odeur « phéniquée », dirait Huysmans, flotte au fil des pages et leur donne une note entêtante. Une odeur de lys fanés, comme un sillage de l’absente, signe l’ambiance des espaces confinés, notamment à Paris, où l’adolescent et sa mère ont survécu sous les toits. Dans cette relation mère-fils raffinée et maladive, Dietrich est la proie d’une carence affective que rien ne répare ; la mère y est uniment la plaie et le baume. Rêvée les yeux ouverts par son fils, elle reste pourtant le contrepoint enchanté de la vie extérieure, où la relation aux autres se caractérise par l’inadaptation, l’indignité criante et l’écrasement systématique de toute délicatesse. Le seul repos des sens, les seuls instants où Dietrich enfant trouve accès à lui-même, c’est dans la contemplation, l’absence rêveuse et une sorte de dédramatisation ludique dont on ne sait s’il est pour Dietrich le dernier stade du dérisoire, une réelle fraîcheur de secours ou un alliage des deux tendances. Cette ingénuité pénétrante se manifeste par l’espèce d’étonnement filé face aux événements, auxquels le jeune Dietrich soutire des adages. Ces formules qui viennent au jeune homme sans forcer, cette manière unique de répondre aux circonstances ouvrira la seule perspective à la fin du roman : écrire. Quant au dernier chapitre « Le pain et la terre », qui fut pour moi le souvenir marquant de ma première lecture, il condense des tranches de vie accélérées où Dietrich, engagé valet pour fuir Paris et l’ombre morte de sa mère, se trouve en première ligne de l’espèce humaine, livré, mieux qu’un martyr dans un cirque, au grand défoulement des bas instincts. On ne sait d’ailleurs comment nommer cette mêlée de turpitudes dont Dietrich apprenti vacher devient le spectateur et le ludion. C’est l’éclatement révélateur, la dernière série d’épreuves après quoi plus rien ne sera neuf, étonnant, saisissant. La foire aux monstres est au complet et ce sont comme des vannes débondées, à l’image de la fosse d’aisance que le vacher doit d’ailleurs récurer, lieu emblématique qui, à plusieurs reprises, devient le théâtre des hauts faits de cette ferme, ou plutôt de cette arche aux déboires. Un théâtre de guignol se met ici en branle, autour des animaux et entre leurs jambes, et rien ne manque au rendez-vous des menaces, des abjections, des perversités enragées, à ciel ouvert. Toutes elles éclosent, atteignant une acmé burlesque dont la force ne peut plus faire l’objet d’un sous-texte édifiant. C’est la catastrophe sans témoins sinon la cohorte des acteurs eux-mêmes, englués dans une ironie générale. Pour le valet de ferme, ce serait pour un peu ce « dépucelage à l’horreur » dont parle Céline, sinon que Dietrich parvient à résister aux épreuves de force et au froid, aux brusqueries et aux coudoiements bestiaux. La galerie de personnages éclate littéralement en qualité de fantasmagories ; chacun mériterait un roman, au moins une nouvelle : le berger assassin de son père, la fille du maire, les bergères lubriques, la violée consentante de treize ans, ou encore la fermière en chef, sans parler des vaches, au début ennemies vicieuses et à la fin des amies, peut-être les seules, toutes affublés d’un nom, et dont Dietrich emportera le crin de l’une d’elles, Marguerite, quand il repartira à la ville. Cette campagne outrée n’a certes rien des Glaneuses de Millet. Entre deux exigences impitoyables de la terre, on s’y venge du labeur à grands rires d’ogres. A ce titre, le « spectacle » de la hure du porc dévorant un mets imprévu, reste, pour qui a lu ou lira Le Bonheur des Tristes, un « must » de l’horreur et un sérieux concurrent au fond de l’abîme. D’éblouissants morceaux de bravoure émaillent Le Bonheur des Tristes, je pense entre autres au fameux éloge des « Tristes » en deux pages et à ce que Dietrich entend par leur « bonheur ». Ces sentences s’inscrivent sans heurt dans le fil d’un récit où l’amour absent, en carence, fuyant, ne cesse de siffler par les crevasses et les plaies, et où, en attente de cette d’une chaleur décisive, Dietrich pratique cette dignité de suppléance, en l’absence lancinante d’affection, de la tête haut levée, dressant le relief osseux de son visage. Du début à la fin du Bonheur des tristes, se fait sentir l’os sous la peau, la discipline osseuse de tous ceux qui aiment dans le vide en serrant les dents.


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Kes, Ken Loach

4/23/2021

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L’heure et demie passée avec Billy et Kes, son faucon, nous tient sous le ciel du Nord, dans le Yorkshire. Le réalisateur champion des récits ouvriers et des immersions dans les milieux pauvres, en capte ici, plus que jamais, la lumière crue. Celle des réveils matinaux et des aubes à rallonge. Mais ce ciel blanc n’est pas seulement dur et austère, il rayonne en contrepoint des étendues de verdure, il donne son fond immuable aux prairies d’usine que le réalisateur longe et caresse de son objectif. Les lieux de transit où Billy court et s’élance, entre une errance et deux retards à l’école, offrent des cadres de choix. Vallons, sous-bois et puits de mine enchevêtrent leur milieu. S’ouvrent à nous les herbes folles des gorges suburbaines, les ruines de fabrique où le vagabond/semi-écolier ne se déplace qu’en courant. Ken Loach imprime à son film ce rythme d’école buissonnière, de détours et de crochets à la crête des talus. L’enfant s’y ébroue, et fouille littéralement dans les feuilles mortes, entre les arbres et les trous d’eau, de quoi jouer. D’un bond géographique, en quelques enjambées, Billy passe de sa rue de briques aux prés et aux arbres. Cette vitesse de mutation dans le paysage de Kes, unifie par le gris du pavé et le marron de la terre, une image de ville où subsistent dans une atmosphère de camp ouvert des échappées et des points de fuite. C’est par l’une de ces sentes que Billy, dans un champ privé, approche le pignon d’une ruine. Au préalable, il avait repéré les faucons, les vols et le nid. Gravissant le mur de cette bastide hors du temps, comme éloignée au fond d’un terroir moyenâgeux, Billy accède au nid de faucons et emporte Kes avec lui. C’est le début d’un amour pur comme on ne peut le concevoir, sinon dans ces espoirs brûlants de cœur et de solitude où un enfant aime à l’abri des regards. La clandestinité de cette passion entre Billy et son oiseau est aussitôt en danger à la pointe de son prodige. Nous assistons à l’apprivoisement respectif, à l’adrénaline du dressage, à l’extase aérienne entre l’apprenti fauconnier et son oiseau. Le vautrement et la violence du quotidien sont un temps renvoyés à leur néant. Au spectacle de Billy avec son faucon, Ken Loach nous offre des séquences décrochées du temps, hors d’âge, où la noblesse de Billy et du faucon se révèle à l’unisson. L’apprivoisement est bilatéral. Billy n’est plus du tout ce vaurien maigrelet aux allures de vagabond chapardeur. Le visage calmé, lavé des grimaces coupables que tout lui impose, famille, école, aussi le négrier pour lequel il distribue les journaux, Billy, dans les hautes herbes, s’illumine en faisant tournoyer l’appât de l’oiseau. Billy est filmé avec une délicatesse princière ; et il semble ne plus y avoir de film et de tournage, mais ce que souhaitait sans doute Ken Loach sans oser y croire : un temps suspendu, très ancien, une brèche immémoriale, un pur extrait de noblesse. Les photos du tournage attestent le charme d’une rencontre parfaite, d’un évènement d’intensité hors norme. À la vue de Billy et Kes, une force très rare se libère, puissamment dégagée des yeux qui se cherchent puis se fixent. La transparence du regard du jeune acteur sur l’oiseau ne se laisse pas oublier. Lors du face-à-face poignant du garçon et du faucon perché dans la niche de bois qu’il a créée pour lui, éclate toute la beauté frontale du corps de l’oiseau et de sa tête magnifique. Le crâne bombé de Kes, ses beaux yeux sombres, gravement acquis à Billy, ne forment pas uniquement un profil altier, une anatomie sidérante, c’est un don interloqué, l’élévation conjointe où la beauté et la bonté vibrent indissociables à la pointe de l’inexprimable. Ainsi la passion la plus pure prend-elle son essor, dans un battement de sang chaud bientôt ressenti comme le compte-à-rebours d’un sursis. Kes et Billy sont à deux le trait de majesté toujours déjà mort, pris dans l’étau des deux mâchoires sempiternelles : d’un côté l’école, c’est-à-dire le bagne pour petits, de l’autre le labeur à patron et horaires, autrement dit le bagne pour les grands. L’image de l’adulte mâle que Loach a beau couver d’une espèce de compréhension, voire de tendresse humaniste, est celle d’un corps vide, dont le poids de chair tracté ne sait tenir droit sans chercher à souiller quelque chose par ennui, soi-même ou, de préférence, la femme. Seul un professeur de Billy s’approche du jeune homme et en dévoile la valeur, à l’occasion d’une heure de cours où le garçon raconte son lien au faucon. Cette exception est d’ailleurs sans lendemain et sans durable soutien pour Billy. La communauté adulte, autour de lui, se réduit à une misère pécuniaire et affective criante au fond de la salle des fêtes où les intimités sont mises sur la table, presque troussées à la vue de tous, le tout enrobé, ensaucé de chansons grivoises. Le personnage du frère de Billy, Jud, type de la brute ordinaire, sans talent, sans goût, exhale la brusquerie odorante du mâle en série. La mère débordée et sans mari ne suscite pas plus de compassion. Saisie par Ken Loach à mi-pente de la flétrissure, elle se voit couler sans réagir et assiste presque complaisamment à l’abandon de sa dignité. D’abord à la maison, où son autorité défaite cède lâchement le pouvoir au frère aîné de Billy, puis dans cette agressive salle de quartier, abattoir de la sensibilité où une festivité braillarde et égrillarde mélange dans une même bauge de copulation latente les parents et leurs enfants aînés, endimanchés pour les comices des idylles sinistres. L’image bouffie de la mère de Billy tirant sur ses bas comme sur le dernier fil de sa respectabilité, c’est le rite d’une déchéance à rire gras ; quelque chose de pire qu’un viol dans la suée des fêtards à gros nœuds papillons. Ken Loach ne cesse d’éclabousser son jeune héros, d’accentuer l’épouvantement préinscrit dans ce beau visage où semble froncer quelque traumatisme ou effroi d’avance. Le choix de l’acteur, David Dai Bradley, est magistral. Le visage du jeune Bradley porte toute cette histoire avant même qu’elle soit racontée. Il ne semble malingre d’ailleurs qu’entouré des lourdes mâchoires de l’appareil civil, institutionnel et parental. Lancé dans les chemins de traverse, il prend toute sa mesure, devient semi-ailé, à l’image de son faucon. Le personnage de Billy semble non le dernier d’une famille pauvre mais un enfant né des taillis qu’il arpente d’ailleurs avec frénésie. Il est dans son élément et c’est lui qui enchante les parages. On le rejette d’ailleurs négligemment comme un gibier familier des environs que l’on chasse du chemin. C’est donc tout naturellement que cette créature des marges de la ville se lie à l’un des siens : un faucon crécerelle dans toute la majesté de son espèce. Comme Billy, Kes est un regard, un bec, des plumes, et arbore cette fixité solennelle et mutique dont l’homme n’a jamais su que faire : il y entre trop de tendresse en feu, trop de force découpée à bords francs sur fond de ciel. La bauge sans appel farcie d’outres pesantes et de mobiles abjects où l’on reconnaît sans conteste un extrait de civilisation occidentale pivotant autour de son axe laborieux et salarial avec son impensable collection de carcasses mises là, à leur poste, à faisander, dépérir et haïr, régurgitant par spasmes de week-ends et de vacances les jus amers de protestations castrées, noyées dans les borborygmes de l’exténuation générale, cette horreur massive et inattaquable, n’entache pourtant rien de ceci : quand Billy regarde son oiseau, Kes lui rend son regard. Et c’est un serment d’absolu irrévocable entre les deux êtres.
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Egon Schiele

4/20/2021

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 Egon Schiele, mondialement salué en dépit et à cause de la nudité crue de ses dessins, de l’érotisme osseux qui en émane, semble un artiste de ralliement, toutes générations et toutes écoles confondues. Deux films lui ont été consacrés. Schiele fait l’unanimité, marqué de l’estampille fourre-tout habituelle : peintre maudit.
Pour l’adolescent de province que j’étais à la fin des années 80, le peintre autrichien n’existait pas, ne figurant dans aucune des anthologies auxquelles j’avais eu accès jusqu’alors. Puis, j’ai fini par voir, mais ce ne fut qu’une demi-alerte, l’une de ces cartes postales ou affiches de cette fameuse femme en vert « La femme de l’artiste » ou « Femme assise » utilisée pour les expositions internationales de l’Autrichien. Mais il m’a fallu ce livre de la collection « Les Classiques de l’Art » chez Flammarion, pour entrer dans l’œuvre. Cette édition de Gianfranco Malafarina avait le charme des ouvrages conçus pour les amateurs, voire les adolescents, tout en proposant un appareil d’approche très fouillé. Modeste par le nombre de planches, elle assurait un ancrage, un impact des images que je n’ai jamais retrouvé dans les colossales éditions postérieures. Tous les grands filons du peintre, emporté à 28 ans par la grippe espagnole, y étaient représentés. En une centaine de pages, vous étiez renseigné sur sa manière.
 Schiele laisse le souvenir d’une aube perpétuelle. Le début du XXème, où déborde encore peut-être cette lumière fin de siècle, celle du XIXème, ombre de bleu et de mauve, un ciel encavé. Les couleurs de Schiele, celles d’une ecchymose à l’aquarelle où les bleus violâtres concurrencent les vermillons, vitraillent les contours de rêverie sévère empruntés au jugendstil de Klimt. Schiele ne se contente pas d’être un talentueux suiveur de Klimt, il regarde dans une direction jusqu’alors inaperçue et y déploie son art. C’est un saut de côté, un véritable court-circuit visionnaire, opiacé et méthodique, dont les jungles géométriques de l’Art Nouveau renforcent encore l’étrangeté. Si l’on conçoit aisément l’attrait public suscité par cette influence décorative dans les œuvres précoces de Schiele, et de façon plus entêtante dans ses paysages ornementaux jusqu’à l’abstrait, je ne m’explique pas cet engouement international pour une œuvre à mes yeux sauve de toute portée consensuelle. La classification d’expressionnisme pour ranger cette œuvre quelque part, fonctionne aussi mal que les autres. On a usé ce label. L’étiquette galvaudée semble encore fonctionner pour qualifier le cinéma du même nom, plus difficilement les œuvres peintes. Cette réduction de l’œuvre à je ne sais quel album d’excitations, fussent-elles de grand style, m’a toujours paru répondre très mal à la singularité en jeu. D’autre part, que Schiele ait peint des nus, des natures mortes et des paysages, n’y change rien. La part offensive, autant que les critères sourds et distinctifs de l’œuvre résistent à la mise en commun, et plus les files de visiteurs s’allongent dans les Musées, à l’âge de la culture au kilotonne, plus cette singularité se rétracte, j’allais dire se refuse.
Les premiers effets sur moi de cette ruée visuelle, tenaient certes au maniérisme de Schiele, à cette électricité du trait, à une concomitance entre le trait acéré et les saillies osseuses des sujets, mais le mystère impressionnant venait surtout de l’ambiance de drame futuriste inscrit dans les visages et les postures. J’étais incapable de situer cette œuvre à la suite d’une œuvre similaire ou qui l’aurait annoncée. Elle s’imposait et s’impose toujours comme unique, car violemment étrangère. Le dessin de Schiele, fondé sur ce trait sans reprise qui le caractérise et suffirait à l’admirer sans réserve, donne à ses figures un aplomb d’êtres inédits, une nouvelle espèce qui n’existerait que dans ces dessins. Le peuple cousin d’une autre planète, aux raideurs insaisissables, comme électrocuté de l’intérieur. Les yeux à tendance plus fixe qu’hallucinée s’accordent aux postures souvent peu naturalistes. Entre la momie aztèque recroquevillée, le polytraumatisé d’un accident ou les poses spectaculaires et « désagréables », dirait Jünger, des gisants acrobatiques des champs de bataille, suspendus les membres en désordre, les suggestions en puissance sont nombreuses. Pour autant, chez l’Autrichien, le geste cassant des membres ne tire pas du côté du pantin désarticulé ou du mannequin. Les silhouettes paraissent davantage des hiéroglyphes où l’homme, du moins l’espèce humanoïde inventée par Schiele, se cherche un aplomb. Les lignes de Schiele corsètent les corps où l’habit textile est d’une espèce de plomb ou d’un autre métal. Ce sont, à chaque fois, dessin ou peinture, des prototypes galvanisés, pris dans une transparence crue, un éclat livide. La fermeté du tracé initie un geste dessiné proche d’une forme d’ingénierie, un raffinement inventif, un brisé de ligne dont l’appui et la précision semblent d’un laser. D’ailleurs, le père de Schiele le destinait à une carrière d’ingénieur ferroviaire et le jeune Schiele se plaisait à dessiner des trains, des rails et des plans de gare entiers. Une finition de machine joue pour beaucoup dans le trouble suscité par ces œuvres. L’aberration d’un geste épuré du tremblement humain. Car si les traits de Schiele ont un cassant certain, ils ne tremblent pas. Or cette netteté presque machinique présente des êtres dans l’état sculptural de drames. Une énergie dramatique fourmille dans un remplissage, un coloriage mâchuré des corps nus, une espèce de modelage lacérant dont Schiele avait fait l’une de ses marques graphiques d’élection. Les personnages sont ainsi marbrés, remplis d’une informe stupeur qui les zèbre de bas en haut, c’est là toute leur histoire. Pas vraiment des histoires sous-jacentes, plutôt des états-limites, des crises si l’on tente de qualifier leurs espèces d’apparitions alarmées de l’intérieur. Schiele ne s’en livre pas moins au pathétique, aux contorsions emphatiques et souffrantes des corps mais, le plus souvent, il excède le bréviaire psychologique des états d’âme illustrés. Il touche à un point d’extase où le supplice est une joie. Le supplice, c’est beaucoup dire. Disons le terrain des mutilations subtiles où crayons et couleurs aiment à s’ébattre. Sur le papier ou la toile, il n’y a plus personne quand bien même les modèles sont nommés. Seuls demeurent ces organismes, ces tentatives d’anatomies, personnages de peinture dévoués au crayon, à la craie et à l’aquarelle. Pense-t-on vraiment aux « sujets » représentés lorsqu’on admire les dessins de Schiele ? Jamais le dessin n’est tant au-devant de ce qu’il représente que chez Schiele. Ses modèles : son épouse ou d’autres femmes, y compris les enfants et les jeunes filles à scandale, sont les aides de Schiele. Que ces dessins révèlent tel ou tel aspect de la personnalité de ses modèles ou mettent en évidence quelque pseudo vérité éternelle sur la condition humaine, Schiele pouvait lui-même y penser, distraitement, ses dessins ne l’interdisent pas. Toutefois, leur efficacité dans le monde, le tir singulier dont ils nous embrochent vient avant tout du pouvoir de l’artiste à créer toutes sortes de floraisons et de tumescences où l’œil s’attarde et dont il se repaît. Que regarde-t-on aux dessins de Schiele ? Tout, justement, sauf l’enfermement du sujet dans une identité représentée. Les paupières lourdes, le bistre auréolant les yeux souvent révulsés, hantés par le plaisir, le désir ou d’autres états plus moribonds. Nous longeons des jambes à grosses têtes de fémur, des bassins véhéments, le fripé diaphane de l’entrecuisse, ses boursouflures tuméfiées, crépusculaires, d’ailleurs de la même teinte que les superbes paysages d’automne aux horizons d’arbres et de baraques imbriqués comme des pièces de mosaïques. Nous cherchons à retrouver, d’un dessin à l’autre, ces marbrures mortelles, cette parure tachetée de mort carnavalesque, ces visages maculés, pris dans une sorte de stupeur taxidermique, cette arlequinade de l’ecchymose dont Schiele invente les effets de surexposition, (les peintures sont plus lourdes, cependant Schiele parvient à y transposer en pleine pâte ce modelé à stries transparentes obtenues à l’aquarelle). Qu’il l’ait voulu ou non, l’artiste unit cette atmosphère lourde, cette latence de bubon aux anatomies élancées d’un nouveau type humain, en instance de métamorphose ou de décollage.
Je n’ai jamais pu me départir de cette impression forte et répétée d’anticipation anatomique et érotique au spectacle des nus de Schiele. Un élancement humain, un état de fusée, en instance d’allumage, se confond ici aux fards enragés, rouges et bleus, de la seule débauche graphique. Quant à la part auto-érotique du peintre, elle révèle un personnage à crâne hypertrophié et au corps malingre qui hante l’œuvre dessinée, la figure ébouriffée et les cheveux en pétard comme un éclatement de la tête. C’est le leitmotiv d’un soleil noir portatif au crâne, le diadème du poète lubrique. Le désir de Schiele ne regarde personne. Seules comptent les forces données. Or les autoportraits masturbateurs à peau marbrée de Schiele, outrés de rehauts blancs à la gouache, les nus féminins outranciers, donnent surtout un coup de bélier dans l’histoire du dessin. Étrangement, j’y vois, superposés, les dessins, le peintre, avec l’impression armée, dans ce modelé veineux, d’un équipage de char à la pause, dans les fourrés, plus encore d’un pilote de vaisseau. Toujours cette tension de surgissement, presque phosphorique en raison des silhouettes brutalement découpées sur le blanc du papier, d’un homme du futur, à l’anatomie modifiée : osseux, veineux, l’œil révulsé et porteur de ce cimier-crinière à la Schiele. Humanité en proie à une espèce de combat lascif et aux perclusions de cet état. Une civilisation de suppliciés en convalescence : ils grimacent encore mais ils ont déjà leurs rites, leurs postures et surtout cette anatomie-étendard.


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Buzzcocks

4/14/2021

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Ma découverte du groupe, à la fin des années 80, fut une révélation. Dans une bourrasque, je reçus la terrible unité de style, le trait coupant qui distingue tous leurs titres. Sous les airs d’un groupe outsider, légendaire sans conteste mais qui n’a jamais rempli un stade, le groupe de Pete Shelley et Steve Diggle a réussi ce phénoménal tour de force de devenir et rester, durant plus de 40 ans, dans cet art hautement concurrentiel du punk, le meilleur. Non, jamais je n’avais entendu, avant cette compilation sur cassette donnée par un copain de lycée, peut-être en 1989, un rassemblement d’ingrédients aussi magistral. Car les premiers hymnes tendus et teigneux, Boredom et Breakdown, tels des refrains inventés durant le blitz, avec leur espèce d’alarme intégrée, à la guitare, reconnaissable entre toutes, annonçaient des morceaux autrement fignolés, inoubliables, immédiatement mémorables, tels que Nostalgia, Lipstick, Paradise, Noise annoys, Fiction romance, I dont mind, Paradise, What do you know… le nombre de titres imparables est sidérant.
La voix de Pete Shelley est l’instrument premier du groupe, la vrille haut perchée où les chansons prennent leur vitesse, leur manière d’élan décoché, leur caractéristique fusante et ricocheuse. Une voix de quartier et d’immeubles calibrée pour cet esprit de dépêche et de messages affolés. Avec une outrance soignée, le chanteur n’hésite pas à monter dans les aigus, à s’y rompre les cordes à l’unisson des guitares. Car la guitare électrique rencontre ici au plus haut son destin percussif, celui des riffs rageurs et minimalistes, pressés d’en venir au fait, d’une tonicité braquée et d’une combativité radieuse. Cette mise à bout suscite à coup sûr l’étrange fierté que l’on éprouve à l’écoute des Buzzcocks. L’engagement à fond et l’application font la différence. Cela vibre à l’oreille comme le son même de l’effort et de la dépense. Tout est dans l’attaque à manches cabrés, sèche et rapide. De luxueuses embardées où pointent, le plus souvent, l’air du temps peut-être, mais surtout les éternels débats intimes ; l’accent d’une peine, d’une énergie chagrine, d’une poussée désenchantée, état de panique altière telle qu’on la trouve dans Nostalgia : « And although this may sound strange my future and my past are presently disarranged and i’m surfing on a way of nostalgia for an age yet to come ». Un charme, ombrageux et intime, hante la structure offensive des titres, au point que ces cartouches orfèvres s’imposent comme les plus parfaits poèmes de la fin du XXème siècle. Les Buzzcocks, plus d’un siècle après Baudelaire, donnent une suite aux Tableaux parisiens. Natifs de ces friselis électriques dans l’air des grandes villes modernes, ces tableaux de rue et de désarrois propres aux enfilades de buildings reposent sur l’état le plus concis du dictame couplet/refrain. La syncope, le sens de la syncope, du giflé, du cinglant, les voilà quintessenciés, portés à l’état de métal, à l’énergie agressive, fascinante, des amplis à lampes. Le label Buzzcocks, c’est la montée en puissance, le genre heurté, un sens aiguisé des paroxysmes et toujours une trouvaille mélodique de la famille du crève-cœur. Les rafales désenchantées de Ever fallen in love ; le matraquage à la caisse claire de I dont know what to do with my life ; la chevauchée du solo à paliers et reprises acharnées de Noise annoys, l’effet de sirène ou de ressac omniprésent dans Fast Cars, Boredom, les changements cassants et les voltes ravageuses, la palette de ruptures spectaculaires employée par le groupe dessinent un vaste album d’intensité-modèle, d’intensité-exemplaire, de percée jusqu'au-boutiste. N’ayant aucun talent pour la musique, aucune connaissance de sa technique, j’ai tout reçu en naïf impressionnable : les abois, les émeutes ciselées, les messages en catastrophe, les crises. Ces sprints, ces déferlements, ces trombes, ces assauts racés, ne sont pas de colère mais d’un chavirement tenu, d’une rêverie abrupte, parfois d’une désolation grimée sous un fard de dérision. La grande affaire de l’amour est partout ; c’est l’incendiaire de prédilection. Dans la ritournelle de Love you more, dans l’hymne mondial de l’amour piège Ever fallen in love (with someone you shouldn’t’ve), ou encore dans ce titre de Shelley en solo : Waiting for love. Du chanteur poussant à fond ses vocalises sans se départir d’une pudeur très smart, et même très digne, je garde l’image d’un artiste véritable, campé sur ses deux jambes, concentré, appliqué à son chant, soutenu par le frère virevoltant Steve Diggle. D’une ferveur plus démonstrative, l’alter ego de Pete Shelley donne un contrepoint vocal aux Buzzcocks. Plus rocailleux et rageur, plus crié et frontal, Steve Diggle relaie son frère de scène avec des titres incontournables des setlists tels que Why she’s a girl from a chainstore, Harmony in my head ou, plus proche de nous  Sick city sometimes.
A Reims, seule « Radio Primitive » diffusait leurs titres. Fin 1992, l’annonce d’un concert passa en boucle, très enlevée et haletante. L’accent était mis, à raison, sur la légende du groupe et ses titres fracassants venus des premiers âges du punk. Le groupe, autour de son duo phare Pete Shelley et Steve Diggle, serait en concert à « L’Usine » le 12 février 1993. Ce fut un compte-à-rebours. Je me souviens de l’affiche, sur les murs de la ville, du nom du groupe et des deux Z en éclair, noirs sur fond jaune. Il y avait de l’électricité dans l’air. Un moment très spécial se profilait. Afin d’écoper au mieux la rafale, je me procurai le seul CD accessible à l’époque, à Reims, dans les bacs, à savoir l’anthologie Operators manual, un vrai gala de l’absolu en 26 morceaux écoutés en boucle. Ma dette fantasmatique envers ce disque est béante. Car ces rafales usinées par une finesse de goût impensable, ces blocs de style, ces orages comprimés sont autant d’ouvertures sur des rues auditives, des impasses, des caves, des lieux de nuit et des jetées sur la mer. Le groupe et sa cohorte d’hymnes débordaient, par leur influence, la sphère musicale. Pêle-mêle se bousculaient des images : une vie menée à haut-rythme, une vie d’étapes sautées, une nuit de rôdeur, de loup et d’artiste. Une aura collective, autour du groupe ; le monde des Buzzcocks, la faune hagarde, perdue ou flamboyante de leur musique. Les héros de leurs textes. Les poètes à cran, anonymes, entrevus à la croisée des refrains et des couplets, à savoir Shelley et Diggle eux-mêmes qui se prenaient pour sujet, eux ou leurs proches. Les Buzzcocks à Reims, à l’Usine, ce serait l’Angleterre de toujours, l’accent british, plus encore un profil de copains d’élite ; le Club des cinq passé à la guitare. En direction de Reims, ils faisaient signe du haut des falaises de craie.
Le soir du concert, je l’ai évoqué après la mort de Pete Shelley en décembre 2018. Nous étions 150, peut-être 200 autour de la scène, avec l’impression singulière, j’en garde le souvenir très net, d’un privilège. Plus qu’un grondement, une confiance circulait ; le pressentiment d’un niveau incroyable. Et ce fut plus grand encore. Subjuguant et pailleté de vitamines rares. Une heure au milieu des feux croisés d’un rêve vivant. Pete Shelley et Steve Diggle en noir, sous les 5 ou 6 projos blancs et jaunes, jouant avec un appui, une force de la première heure. Les voix tournantes au milieu des tempêtes électriques, le fouet des baguettes claquées au métal cerclé de la caisse claire et toutes les mitrailles coupées par de brusques virements à angle droit. C’est bien simple, entre deux assauts, nous nous regardions en serrant les dents. Et quand, au carton d’émeute de la grosse caisse, remontait de sa fournaise oubliée Ever fallen in love repris une fois, deux fois, puis trois fois, puis quatre fois, dans une furie où chacun, eux et nous, les 200 ahuris, nous réembarquions plus soudés dans la barge archi-fraternelle, tous les drames présents et à venir d’un combat mené à rebrousse-peine nous ratiboisaient. Dans l’attaque débordée, toute l’armada resserrait ses vaisseaux, et vous compreniez ce que voulait dire SE BATTRE EN BEAUTÉ. Les bombes racées volaient de partout, se recouvraient, repartaient en vrille, en écho, en bandes fusantes, en rushs et en déferlantes. La ville labourée d’adieux en plein vol ouvrait en fleurs noires, en pétales déployés, à la poigne mélodieuse, de fantastiques sauvetages. Ce grain de fougue foudroyée et refoudroyée, qui pourrait l’oublier?

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Requiem des innocents, Louis Calaferte

4/12/2021

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Trouvé en livre de poche au fond des Ardennes, à Redu, village du livre désert où les caisses de livres ressortent chaque week-end, depuis des lustres, avec leur cargaison inchangée, presque fossile, Requiem des innocents de Louis Calaferte, dans cette édition jaunissante et patinée, excède, et de très loin, les promesses extravagantes de son titre. De cette misère criarde annoncée sur la couverture représentant un groupe de garçons roulés dans la poussière, je m’attendais à une histoire de pauvreté et d’enfance, sans plus, pour tout dire à ce lot de déchirements limités mais forcément lancinants de la rue, à l’une de ces fictions de sueur et de sang dans la veine de Los Olvidados de Buñuel. Mais la rue, pour Requiem des innocents, c’est beaucoup dire. Ici, on ne devrait pas parler de lieu du drame mais du drame du lieu, qui plus est bien réel et non inventé, dans lequel Calaferte nous entraîne sur la piste de son enfance. Piste est encore trop beau, cela sent l’aventure, presque la brousse. La place dans laquelle Calaferte nous enferme est d’un type à nul autre pareil. Elle ne souffre aucune comparaison avec un périmètre ou territoire recensé. Faute de mieux, un camp, autour d’une galerie de mine ou mieux, un village de l’an Mil, pourrait donner le change. Le lecteur s’imagine mal que l’endroit appelé « la zone » par ses occupants ait pu exister en boue et planches bien réelles dans l’immédiate périphérie lyonnaise, dans les années 50. Car nous voilà au fond du haut Moyen-Age, finalement bien avant l’an Mil. Les hordes barbares ont violé les gauloises, décapité les maris, empalé leurs têtes, et une faune de survivants batifole dans une aube lourde, soufrée, urineuse, où tout, êtres et grincements de la matière, hurle à la lune et aboie à la mort. Volontairement, je n’ai pas relu le texte pour n’en garder que les traces du séisme, les sédiments et les images déformées. Calaferte travaillait dans une remise ou un garage, à la fièvre, ce premier roman d’expression sèche et somptueuse, où le souvenir de son enfance terrible devait prendre forme. Tout entier taillé dans le face-à-face, la frontalité du cruel, du vicieux et du méchant, aussi dans ces moiteurs de trous perdus où les silences annoncent les sacrifices, Requiem des innocents ouvre la fosse à reptiles du genre humain. On s’y soulage et s’y déchire sans distinction d’âge, de poids ou de sexe. Les géniteurs de Luigi sont si abjects, selon les mots de l’auteur, que leurs traits s’effacent ; « La Sofe », sadique surnommée « la garce » par son fils, et Lucien, le père, un alcoolique et un lâche, ne sont que l’hydre à deux têtes des souffrances infligées à leur fils, battu chaque matin en guise de bonjour. Nous suivons, pour l’essentiel, la bande à « Luigi », le jeune Calaferte. Elle ne rôde que d’un coup fourré à un autre. Schborn, le chef, est le seul ami de Luigi. Les deux se battent et ne s’estiment qu’à la violence. Les deux ou trois autres se partagent le rôle de souffre-douleur. Schborn terrorise et domine tout ce qu’il croise. Les enfants mutilent, charcutent et ne brûlent que d’assassiner, ce qu’ils réaliseront presque. L’humanité décrite par Calaferte dépasse sans effort tous les types des bas-fonds. Laisser-aller criminel, paresse violente, bas instincts, atavisme, bestialité, folie arrosée à la vinasse, la liste des tares et des monstruosités semble sans fin. Au spectacle des « hommes » et des « femmes » évoqués, on pense à une espèce sans nom, genre d’échassiers ou de phoques où dominent, selon les carcasses, l’os ou le bourrelet. On pourrait penser que l’enfance n’est pas possible dans ce contexte ; elle l’est. C’est même elle le sujet massif de ce livre qui prend de vitesse son propre lyrisme. « Requiem des innocents », pour le ton et le style, n’est pas lyrique mais d’un mauvais accueil sur la terre. D’une mauvaise nouvelle à hauteur des yeux, dans la couleur et la texture de l’air, d’une tournure fatale où le programme des tortures ne varie que très peu. Le simulacre de rites et de quotidien ne repose que sur la gamme réduite des façons de nuire. Les enfants sont des caricatures de caricatures (leurs parents), c’est-à-dire qu’ils se répartissent entre les rachitiques à dents pointues et les vaincus, les faibles, les proies. Car si une chape mortelle écrase cette suite de bouges, la vie n’en fourmille pas moins ; c’est-à-dire la recherche goulue, avide, de l’assouvissement entre deux réveils de beuverie. Dans ce milieu de condamnés à ciel ouvert, le sexe burlesque, entre culbute et vautrements, parait le parent pauvre, le spasme bâclé d’un désir mort, une frustration bonne à aiguillonner la rage. Restent la violence psychologique, les mots et les coups. En la matière, Calaferte devient aux yeux du lecteur non plus un primo romancier ravageur mais l’explorateur d’un monde inconnu, d’une civilisation tuméfiée où les sévices sinistres et traîtres sont la règle, où chacun arbore son œil poché et son ecchymose de la veille ; c’est le maquillage de coutume. Dans mon souvenir, les adultes s’avinent, tombent de l’échelle ; ne font rien sinon dépasser de l’espèce de nid ou de trou où éructe par moments leur trogne engoncée dans des chiffes. Seule la bande reste en mouvement, s’écarte sur des terrains vagues pour commettre ses méfaits. Et, en guise de terrains vagues, c’est ici vraiment le prototype du genre. Bidons, lambeaux de grillages, immondices, boue et gravats ; là où ils enterreront l’un des « leurs », l’abandonnant à son sort, juste la tête au dehors. Il sera retrouvé le lendemain, toujours vivant. Dans Requiem des innocents, c’est un assassinat à blanc ; le sentiment de l’assassin, la nuit durant, est entré en Luigi, en Schborn. Cette violence de cauchemar à ciel ouvert, constante, trame l’histoire, lui donne son fond et son premier plan ; rien ne se passe hors de cette violence, rien ne l’abrège durablement. Toutefois, et ce, dès les premières lignes, Calaferte, dans la qualité du regard qu’il pose sur les monstres de son passé, atroces ou juste burlesques, parvient à tenir une note sourde, sans doute la clé du génie de ce texte, que je ne flétrirai pas en la qualifiant de « tendre », car sa portée, sa charge de cœur lourd ne mériterait qu’un nom martial, une distinction vraiment à part, tellement le cœur s’y étrangle à mots couverts.
Une mention spéciale doit être accordée à la relation entre Luigi et Lobe, le directeur d’école. Au passage, toute l’institution scolaire prend une raclée en deux temps trois mouvements dont je n’ai pas d’exemple. Ce n’est qu’une prison, une arène, une pâture à gâcher les êtres. Loucheur, le professeur, dont le nom seul rebique comme une affreuse anomalie, condense l’esbroufe et le patraque de cette vaste mise à la discipline, ici complètement impossible, des Luigi et des Schborn. En revanche, Lobe, le nouveau directeur d’école, qui prend la mesure de la calamité à l’arrière-plan, saisit la trempe des deux jeunes, surtout de Luigi, et leur apporte ceci de parfaitement neuf : la considération. Il devient l’exception et la référence. Etrange spadassin de la République, dandy à monocle du front social, Lobe est plus irréel qu’un spectre fraternel. A la fois père, grand frère et directeur d’école, gouverneur des chahuts, directeur bagarreur, il est, enfin, au poste le plus inattendu, le premier pourvoyeur de poésie, le premier à tendre à Luigi une invitation à vivre, à camper un aperçu en chair et en os de tout ce que pressentait le jeune Luigi sans jamais en avoir eu l’exemple vivant. Que l’on songe aux merveilleuses pages de leur marche dans la nuit et cette découverte de la voûte étoilée. La nuit étoilée reviendra en nuit lunaire, un soir terrifiant, avec Schborn, dans le froid d’une chambre d’hôtel miteuse, où se jouera une acmé amicale, un déchirement à deux, au spectacle d’une certaine lune verte finale, proprement indicible dans Partage des vivants. Requiem des innocents, c’est donc surtout l’amitié entre Luigi et Schborn. Schborn, nous l’avons tous rencontré, ne serait-ce qu’au détour de quelques livres d’aventures pour adolescents. C’est le dur au grand cœur ; c’est le « grand » de la bande. En vérité, à l’époque de la zone, a-t-il douze ou treize ans ? Pourtant, il y a du demi-dieu, du prince ténébreux chez cet éphèbe aux ongles longs. Dur, sournois même, pétri de violence, grésillant d’une énergie de bête fauve. Mais hanté par un rêve de grandeur, de noblesse. Moins apte que Luigi à la formulation, à l’expression par les mots, Schborn est enfermé en lui-même, il porte en lui l’explosion du peuple des Schborn de tous les temps ; laminé par une mélancolie de dinosaure, un désespoir de saurien qui le détraque et prépare son destin de jeune premier fauché net. Si tous les fantômes du passé sont évoqués, Schborn, lui, est invoqué. Sans emphase, mais l’on sent la rupture de ton, à voix haute ou à voix basse, c’est une invocation à l’alter ego des heures sans nom, au garant, au héros de l’indescriptible. Schborn devient le nom totémique du passé, de la souffrance de plein fouet, de chaque minute cernée d’impossible. Schborn ne meurt pas, d’ailleurs, il disparaît dans une nuit glacée, pulvérisé à l’usure précoce, anéanti par la mauvaiseté générale. Calaferte le racontera dans la suite au Requiem. Et l’on sent qu’avec ce nom bref, Calaferte dit quelque chose d’inhumain qui le brûle. Cette plongée dans l’intensité, dans l’épaisseur hurlante des morts qui s’appellent, on la lira peut-être, au plus profond, dans l’épisode le plus effarant du texte, je veux parler de la mort de Scopiatto. Il existe, en littérature, ce qu’il est convenu d’appeler « de grandes pages », et il y a leurs sœurs écroulées au nombre desquelles il faut bien compter « La Mort de Scopiatto ». Ces mots, cette ambiance de mots sûrs que l’on voudrait non seulement dire mais déposer, implanter dans ceux que l’on aime, « La Mort de Scopiatto » en possède la teneur. La mort du chien à trois pattes, venu un jour de nulle part et dont rien, jamais, après les grêles en tout genre, n’a effacé l’espoir d’affection, rassemble sur lui toute la peur, toute la peine, tout le mal. Scopiatto sous les yeux, c'est la parade criante de tous les crimes, l'état mort-vivant d'un coeur général, et le spectacle intenable de sa mutilation. Aussi, quand Luigi entraîne le chien à l'écart pour le tuer, sans que les détails les plus crus nous soient épargnés, la portée de l'événement dépasse la barbarie du geste. Une implication nous échappe et se grave profondément : un éblouissement infigurable, l'arrêt des tortures, l’éclatement de l’étreinte impossible, la mise à mort de cette preuve ambulante, avec Scopiatto, de « tous les gestes qui ont manqué* ».
 
*Antonin Artaud


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Bengt Lindström

4/9/2021

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 Au 5, rue du tambour à Reims, Winnie du Moriez, veuve du peintre fauve Othon Friesz, dirigeait une galerie depuis le début des années 70. Je ne la connaissais pas avant de passer, ce jour de 1989, devant sa vitrine. Derrière les reflets, je m’attendais à trouver de vieux tableaux de chasse ou autres natures mortes. J’avais 17 ans, j'en étais à Van Gogh (j’y suis toujours), j’allais découvrir Schiele et les expressionnistes allemands, et ne connaissais rien d’autre qui vaille, sinon la cohorte des impressionnistes et aussi Corot, fameux au Musée des Beaux-Arts de Reims pour son « Coup de vent ». Ce coup d’œil en vitrine allait peser lourd. Au mur - et l’impression s’était jetée avant l’image - rutilait une merveille sobrement encadrée d’une caisse américaine. Je crois avoir senti, d’emblée, dans la précipitation de la prédiction, l’objet indien, nordique, polaire, la chose faite par un homme natif d’un pays où la terre et le ciel sont grands, où les espaces béants retentissent sur l’art indigène. L’impression fut telle que j’entrais dans ce repaire à notables pour approcher le prodige. L’image exacte du tableau se dérobe. Je sais juste que l’odeur exquise de bois, du lin et de la peinture, pénétrante, coïncida avec cette ruée de couleurs vives et profondes. Ce rectangle, peut-être d’un mètre vingt de large sur quatre-vingt-dix centimètres de haut, restituait autour de lui l’atelier dont il était né ; l’atelier au sens étendu, autant dire l’arrière monde, la fabrique et l’espèce de véranda profonde, la serre tropicale où grimpent aux murs la faune et la flore de l’artiste. Une vision première d’énormes paquets ou emplâtres de couleurs croisées, lourdes, épaisses et brillantes. Couleurs irradiantes, saturées, lumière solidifiée. Une barbarie de luxe. De la matière précieuse, fondue, la pâte à sculpture d’une espèce inconnue, un caoutchouc tellurique. Et avant tout la couleur, rugissante et impériale. Chacune des couleurs de cette palette brève jetait la harangue de son feu propre, séparément, avec une force de revendication isolée à quoi rien ne ressemble ; dépense lumineuse doublée des combinaisons et associations, chocs, demi-alliances et rejets des couleurs entre elles. Je me souviens des cataractes peintes plus que de la scène représentée. Ce qui se jetait tenait moins des figures mythologiques schématiques et emboîtées typiques du peintre qu’à une manière d’appliquer à la brosse large une véhémente épaisseur sur-pigmentée. Une coloration si forte qu’elle ne cessait plus de creuser ce foyer où l’œil voulait se repaître. J’aimais me placer aux abords immédiats de ce foyer d’énergie, m'approcher à quelques centimètres de ses reliefs. Lindström avait dû, de longue date, mettre au point avec un fabricant de couleurs, une peinture à l’huile de rêve, d’onctuosité riche, de mottes lourdes aux pigments purs et finement broyés ; une peinture adaptée à ses manières cyclopéennes. Des rouges profonds, des cadmiums irréels d’intensité, un carmin aux brillances de caillot, des orangés luminescents, une gamme resserrée de trois bleus : un pur cobalt foncé et son cousin clair aux reflets mauves, un bleu de Prusse, des verts profonds, anglais ou de phtalocyanine, telles des pulpes de noires frondaisons, un jaune citron et un jaune orangé ; peu sinon pas de couleurs terre. Et l’image de cette intimité avec la matière, plus proche du bas-relief que de la peinture, me rivait à l’impression neuve d’une peinture sculptée, littéralement sortie de ses gonds, sortie de son cadre, tel un tableau de Van Gogh agrandi à l’arpent entier d’une carrière, mouvementé jusqu’aux vagues cabrées de la couleur, comme pétrifiées à leurs crêtes. On ne regarde pas vraiment un tableau de Lindström, on se laisse palper par le dessin de ravines, de travées et de tranchées, de bourrelets, de rides, de gerçures et de berges, on se rassasie l’œil au fripé plus discret, parfois, de certains à-plats à l'aspect de cuir tanné ou de granit à exalter la brillance. On s’abandonne à l’extase optique des mille et une variantes des couleurs se télescopant, s’enchevêtrant, non plus au secret des détails enfouis ou vus à la loupe, mais dilatés « à vue », de façon géante, en peaux et membranes finement crevées, en somptueux effets tramés de mélange. Tel déchiquetage grandiose des cataractes entrelacées de vert sombre et de rouge ; telle rigole tressée de jaune de bleu et de blanc, ou encore telles flammèches des virements brusques de la brosse dans cette onctuosité royale, interdite, scandent l’émeute magmatique des tableaux du Suédois. Ces fastes nés du labour de six ou sept couleurs pures, loin de suggérer je ne sais quelle agitation expressive sans contrôle, assènent simultanément un coup de gong, de vallée profonde ou de fjord. Cette résonance profonde, massive, vient de l’enfoncement au long cours des couleurs dans la maille sensible. Elles ne sont pas fugitives ; leur impressionnante pureté pigmentaire exerce une fascination des sens pour ne pas dire une inquiétude éblouie, une brusquerie de « l’état pur ». Brutales, les couleurs de Lindström ne se dépensent pas en un regard, elles sont expansionnistes, elles perdurent. Quoi de plus rudimentaire qu’un coup de brosse large sur une longueur de trente ou quarante centimètres, rien de plus basique en effet, sinon que Lindström pousse à fond les charmes de l’opération : car les poils du gros pinceau carré créent les stries irrégulières d’un somptueux arrachement dévoilant le plus souvent la ou les couleurs de la strate recouverte et des berges voisines. Ces infimes déchirures, Lindström en exalte la gemme fibreuse. Ce n’est plus une lutte d’influence entre les couleurs mais leur libération vibratoire par intrication. Une peinture à l’huile de Lindström appelle la scrutation ; le regardeur se place très près du tableau, il le respire et cherche la distance ; il rejette les métaphores de rigoles et coulées de laves colorées que peut-être lui inspirent ces recouvrements de matière où la beauté semble naître des suppliciations de la couleur à la brosse. Ces tourtes faramineuses et rectangulaires, il en suit le sentier chaotique mais l’impression dominante, l’entêtante, vient du caractère élémentaire inédit, de nouvelle matière, d’un état de royauté de la peinture trouvé par Lindström.
A la même époque où, souvent, je revenais à la galerie, avide d’en savoir plus, Winnie du Moriez m’a montré d’autres œuvres du Suédois, peut-être des lithographies, mais surtout, je crois m’être déplacé avec elle de l’autre côté de la rue, en étage. La galeriste possédait un espace supplémentaire, une pièce d’appartement où elle présentait d’autres œuvres. C’est là que j’ai vu une acrylique remarquable de Lindström, dont je ne retrouve pas l’image ou même la « veine », parmi les reproductions qui circulent. Lindström s’y révèle un dessinateur beaucoup plus fin que la bordée de ses têtes élémentaires pourrait le laisser supposer. Il s’agissait d’une figure aux contours verts-jaunes-rouges tracée au doigt, et soudée de façon siamoise à une autre figure moins distincte ou partie de paysage indéterminé. La diagonale tremblée autour de laquelle s’organisait le tableau conjuguait cet équilibre de geste sûr et d’asymétrie audacieuse sur quoi repose un certain régal attendu du dessin. Les circonstances clandestines de la découverte, l’œuvre mise de côté et perçue à bon droit par Winnie du Moriez comme « une très belle pièce » complétèrent ma découverte fracassante de Lindström.
Il y eut ensuite la pêche aux informations. La monographie à couverture écarlate (voir la photo), fut trouvée sur une indication de l’ambassade de Suède. Je ne me déplaçais certes pas à Paris à cette époque, et ma mère, à qui je n’avais de cesse de parler du peintre, avait crapahuté dans la capitale, entre deux obligations, pour enfin obtenir, à l’Ambassade de Suède, l’adresse d’une galerie qui défendait le travail de l'artiste, en l’occurrence la galerie Michèle Sadoun, dont je récupérais ainsi un catalogue d’œuvres récentes. L’autre livre visible en photo, est typique des années 80. Le format carré et nerveux de cette collection portative : « L’Autre musée », composée pour chaque approche monographique d’un court texte de présentation et d’une suite de reproductions en noir et blanc et en couleur, offrait un clé en main vivifiant, tonique, hautement stimulant. L’époque, celle des années 80, et j’y reviendrai autant que nécessaire, possédait encore ce qui semblait l’apanage des années 70, à savoir l’impression que tout restait possible, moyennant l’enthousiasme; une envie contagieuse d'en découdre. Les artistes et les relais des artistes, leurs œuvres avant tout mais aussi les supports et les lieux de diffusion : disques, cassettes, livres, radio, télévision, vidéo-clubs, cinémas, caves, garages, MJC, associations, salles de concert, revues, formaient un roulis omniprésent de chocs fertiles où la sensibilité s’engouffrait sans réserve. Lindström, pour l’apprenti peintre que j’allais devenir, semblait précisément un géant resté au seuil d’un grand commencement, ogre au sourire d’enfant maniant une dose de couleurs à pleins bras telle qu’on ne la rencontre nulle part, et certainement pas dans les tubes dérisoires et ruineux alignés aux présentoirs des magasins spécialisés. Entrevoyant la tanière de l’ogre entouré de seaux de 5 kilos, je ne rêvais pas seulement, pas encore de peintures élaborées, mais de la matière première. Je zoomais à la peine sur les photos des articles récupérés. Mieux. J’enregistrais un documentaire, un sujet court inespéré à la télévision, repérant dans les intervalles de l’interview à bâtons rompus chacun des indices techniques : les pinceaux choisis bien sûr, le support et l’environnement d’atelier au sens large, mais surtout, avant toute chose, la peinture employée. Or Lindström aimait les exhiber ces pots de la marque « Nordsjö ». Dès lors, je devins le chercheur obsédé de cet or-là, de cette peinture extra-fine à dose industrielle, comme disponible pour réaliser 100 tableaux géants, surtout en rater autant que nécessaire pour le débutant qui brûlait de passer à l’action en touillant autre chose que des jus de garage. Cette enquête ne mena nulle part pour retrouver une marque étrangère hors d’accès et de tarif. En revanche, l’oncle chimiste d’une amie m’approvisionna en très beaux pigments que je liais très approximativement. Je dois en tout cas à Lindström ce fantasme du maniement d’une couleur à l’huile luxueuse et l’attachement à ces charmes inépuisables. Ce parent éloigné d’ Emil Nolde, pour l’exhaussement de la couleur portée à incandescence, fut pour moi l’initiateur et le déclencheur, avec Egon Schiele, du désir de peindre.
 


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First Blood

4/6/2021

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Dès le générique, "First Blood" est lancé. La bande-son, signée Jerry Goldsmith, emporte immédiatement. Ces premières notes à la guitare sèche, alliance d’intimité et de grand large terrestre, donnent l’échelle d’une mélancolie démesurée, l’arrière-plan d’une blessure telle que Ted Kotcheff, le réalisateur, quoi qu’il vînt à filmer ou mettre en scène à la suite, ne pouvait la sonder en entier. Une faramineuse convergence de déchirements afflue au redoutable air de cordes, sur fond d’Amérique rocheuse, de ciel cru et de grand chemin. À peine ces notes ont-elles serré le cœur que vient en renfort la trompette des aubes militaires, en un solo de clairon à rebrousser l’échine. Cette ouverture au son très lointain, aux notes espacées, détachées comme des râles ou des semonces, donne le ton complexe, la patine de vieil or de l’héroïsme en présence. Non cet héroïsme fixé sur son piédestal de statuaire à West Point – seul comptable des faits d’armes – mais l’héroïsme de la solitude, l’écartèlement humain entre un printemps espéré et la chape des deuils, plus encore la condition d’homme jeté au monde et crevant de sa ration fraternelle. Non de l’amour exclu ici comme un luxe, relégué à un rite bourgeois, un rite civil hors de saison. Le héros du film entre bientôt dans le champ. Ce n’est pas Stallone alias Rambo qui apparaît au tournant de ce chemin creux, baluchon à l’épaule, c’est un vagabond à tignasse vêtu d’une parka militaire. Un vétéran-zonard comme il a dû s’en trouver en grand nombre, éparpillés sur les chemins, au lendemain du Vietnam. Or cette situation des vétérans revenus des jungles vietcong pour être honnis et traités de bouchers, à leur retour, par une grande partie de leurs concitoyens, ce fond politique, dans le film, est immédiatement surclassé par une charge émotionnelle d’une tout autre envergure. Cette qualité chavirante nous rive à un portrait d’homme, type de paria moderne dont nous voyons d’abord la silhouette et presque aussitôt le passé immédiat, et bientôt le visage, les traits du visage en gros plan. Stallone-Rambo, comme d’ailleurs Stallone-Rocky, porte haut une gouaille fêlée d’un genre assez rare, d’autant plus frappante qu’elle s’annonce avec l’air anonyme d’une « bonne tête du coin de la rue ». Sylvester Stallone, ses yeux de chiens battus où demeure un pli rieur de gentil gamin, la légère asymétrie de ses lèvres, ses pommettes saillantes, sa mâchoire et son cou d’homme d’action, garde à chaque instant une expression en alerte, en instance d’effarement, où tous les drames en puissance, alentour, se signalent et se coalisent. Avec ce trait de gentillesse sourde et de regard franc, Stallone s’avance en appelé du drame, en paratonnerre dramatique. Ainsi, « First Blood », adapté du roman de David Morell, embraye avec ce visage en gros plan lorsque le vétéran John Rambo, encore sans nom, arrivé près d’une berge où vivent la femme et les enfants de l’un de ses compagnons d’armes, apprend subitement que ce dernier survivant de sa section, celui qu’il comptait rejoindre à tout prix, celui qu’il comptait pour unique famille, est mort entretemps d’une maladie foudroyante contractée au Vietnam. Le coup de lividité de Stallone-Rambo lorsqu’il apprend la nouvelle donne la mesure du jeu de l’acteur et constitue, en cette seconde révulsive, une espèce de monument à l’amitié, à l’envergure douloureuse d’une amitié désormais orpheline. Ce moment glaçant et détonateur place le film sous le signe d’un déchirement qui ira grandissant, soulevé par des attaques de cordes comme une explosion de deuil et de vide à même le bleu du ciel. Les enfants, à l’arrière-plan de leur mère, autour du fil à pendre le linge ; le visage marqué de cette femme percluse et accablée, ce fond de corvée et de veuvage, ce rivage perdu, donnent le ton d’un autre film qu’on ne verra pas. Et pourtant, le prestige du film, dès lors, repose sur ce climat de plaie ouverte. Je dis prestige car « First Blood », annoncé à bon droit, à l’époque, comme une nouvelle race de film d’action, possède au plus haut point un sortilège qui restera sans réplique. Si Rambo compte assez de fracas : poursuites, saut dans le vide, plaie recousue à vif, embuscades, ces séquences-types d’ailleurs très efficaces sont surtout prises dans des théâtres de grand frisson et soutenues par une partition moulée sur l’image. Jerry Goldsmith scande l’action et en amplifie les coups de barre. Le grand souffle de cette aventure sommaire et sauvage, le compositeur en invente le rythme ; celui d’un mythe martial improvisé entre les falaises. La rocaille montagneuse, la forêt profonde, l’armature du pont à l’entrée de la ville, enfin la ville elle-même, semis de quartiers autour d’une station-service, deviennent, sous les staccatos du piano, des ténèbres grandioses. D’autant que la lumière saisie sur les parois rocheuses rend cette teinte inimitable, violacée, du « jour qui baisse ».
À partir de la galerie de mine abandonnée, quand l’assiégé enterré vif sous l’éboulis progresse à la torche au milieu des poutres et des rats, toute une huile de graissage et de jus de vidange, luisante à souhait, noir camouflage, imprègne le film. Cette peau noire huilée lorsque Rambo assiège la ville, cette peau bariolée de soute, de cale et de bagne, instille une fièvre fascinante, une canicule de nuit entre néons, lumière électrique et torse nu barré de munitions. À la traversée furtive de Rambo prenant la ville à lui seul, sur fond de station-service dynamitée, le monument d’une guérilla nouveau genre prend forme. L’époque se brouille, il n’y a plus d’habitants, plus de morne tranquillité, plus de prise rassurante, de somnolence provinciale et croupissante ; tout va sauter. C’est l’anarchie et le soulèvement presque sans visage ; et la police locale, abusive, claudicante voire estropiée, attend son sort dans les locaux éteints et refroidis. On ne saurait mieux dire l’insane collectif, la vasière publique et l’horreur grégaire que dans cette collection de lapins détalés. Mais la donne reste sombre, car dans l’affrontement, la suprématie du soldat sur les autorités ne donne lieu qu’à la victoire triste d’une solitude irrévocable qui s’appellerait prison ou exécution si Trautmann n’intervenait pas. Même en déroute, défait et réduit à ce qu’il est, à ses mobiles et son néant, « le plus grand nombre » ne finit pas, ses restes germinent en une autre forme d’empoisonnement.
La nuit tombe d’ailleurs bien plus tôt dans le film. Car ici les grands morts se parlent, ou tout comme, dans certains creux de silence. Autour du fugitif, plus rien ne répond sinon cette voix, surgie d’outre-tombe, du colonel Trautmann. « Chef de compagnie appelle Corbeau… ». Cette invasion du monde de Rambo dans la contrée montagneuse lève des spectres réduits à des noms emportés. Il y a du nécrophone tel que l’avait rêvé Edison, dans cette voix du colonel grésillant soudain à l’autre bout de la radio. Plongée spectrale résumée par ces mots de Rambo : « Ils sont tous morts, colonel ». Mais cette atmosphère, presque fantastique, d’au-delà héroïque et de terrifiante solitude, excède encore et toujours le film de guerre et d’action. Un prodigieux hymne fraternel sourd de l’atmosphère de chant aux morts dans « Rambo ». Les grands amis, la possibilité de l’amitié, prennent le relief de l’exception. Ceux-là tombent les premiers. « Tous nos amis sont morts » dira, trente ans avant Rambo, le poète Jacques Prevel. Non seulement parce que ses amis, à l’époque, n’étaient plus, mais parce qu’il y a une gravité, une aura presque fictive et légendaire dans un ami ou un homme aimable au sens fort. Si le film est si prenant, si poignant, c’est qu’une certaine heure de vérité a sonné ; les masques tombent. Les petits arrangements, les autorités ronronnantes, les trafics et les complaisances représentés par le shériff, l’édifice de bassesse et de veulerie à quoi tient une petite ville de province va rencontrer la pure altérité : la volonté faite homme. Il est bien question, dans Rambo, d’un soldat d’élite pris en grippe par un shériff rustre dont la violence à l’encontre du vagabond va dégénérer dans une suite d’affrontements en chaîne, et où l’homme isolé, traqué par une meute policière, mettra en échec une centaine d’hommes. Le fond de bataille prédomine, qui plus est sur le mode « seul contre tous ». Mais précisément, ce déséquilibre est si tranché que la lutte armée forme l’habit spectaculaire d’une autre situation, d’une fatalité autrement plus fondamentale : la valeur conspuée et la noblesse aux orties. En regard du soldat traqué, ses poursuivants forment une invraisemblable cohorte de fantoches, vils et obscènes. Chasseurs au fusil, chefaillons, ogres à moustaches, lâches décomplexés, copains de beuverie, pas un seul ne s’en sort avec les honneurs, pas un seul, et l’absence de femmes n’arrange rien, que l’on suppose d’ailleurs mises à l’écart et tenues à se ranger aux décisions bravaches de leur maître. « First Blood » est aussi ce formidable et très sec soufflet à l’endroit de cette abjection : l’ostracisme.
 Certes Rambo va se défendre, et l’ampleur de la riposte va donner la saveur mouvementée de l’action, sa pétarade à l’américaine. Mais c’est comme si cette énergie défoulée, cette puissance manquait de peu sa reconversion. Rappelons que l’ex-soldat arrive sans armes et sans intentions belliqueuses. Rambo rôde peut-être mais on ne lui suppose aucun brigandage. Mieux : la part d’hébétude en lui, qui contribue à lui donner une mine suspecte, vient du spectacle criminel de la vie dite civile : couveuse molle et repue dénuée de chaleur, de correction, d’hospitalité, et dont la mauvaiseté sautera en paquet, en foule, sur l’homme racé. Sitôt détecté, sitôt brimé et roué de coups. Rambo, sans doute, si personne n’avait fait obstacle à son installation dans un coin d’ailleurs probablement reculé, aurait fait un berger, un forgeron, un bûcheron, et même, peut-être, un sculpteur. Le comité d’accueil, l’agression en règle réservée à l’étranger ne lui en laissent pas le temps. Le kaki, les cheveux longs, l’air louche et le matricule inconnu le désignent à la vindicte populaire et à ses représentants bouffis. Rambo devra se battre à un contre cent avec l’issue que l’on sait. Le film n’en laisse pas moins à supposer, à présumer que peut-être, que sûrement, Rambo avait mieux à faire. À l’épaisseur du personnage, on le suppose, on le sait capable de prendre de nouvelles armes. Car Rambo vaut son pesant. Il n’est pas réductible au parangon de l’amitié virile, au soldat d’élite, à l’exemplaire du guerrier invincible en proie à des accès de sentimentalité d’enfant perdu dans le noir. Ce qui flotte aux yeux de Rambo et reflue sur les évidences, c’est un courage sans objet, dépensé sur le front, rendu aux limbes de la vie civile et cerné, depuis lors, par un rejet massif. Je ne suis donc rien, absolument rien pour vous tous, hurle chaque plan de ce film. Ni un homme, ni un enfant, ni un fils, ni un frère. Juste une bête embarrassante larguée à la fermeture du zoo de guerre. Dans ce contexte, le colonel Trautmann et son impayable ensemble imper-béret-casquette, paraît à la peine face à Rambo. Empreint d’un paternalisme un peu grossier et factice, d’un code d’honneur très fruste, aux ficelles trop visibles. Trautmann plastronne, mais cette fierté un peu trop crâne ne rejaillit pas sur le « poulain ». Obstinément mystérieux, tel un monolithe déplacé de sa carrière, Rambo y échappe. La seule occasion, dans le film, où il sera donné au personnage d’articuler une parole sans avoir à faire feu pour se défendre, cette souffrance éclatera dans la séquence finale avec l’acmé d’un traumatisme de guerre : l’ami déchiqueté par une boîte à chaussures piégée. Rambo, à moitié fou de douleur, outre son cri d’homme traqué, qui est aussi le cri étranglé de l’invaincu, ne pleure qu’une chose : la perte de la vie intense. Voilà quelle est, pour lui, cette mort dans la vie. Rambo reste sans doute un vrai ressort à tuer, perclus d’automatismes meurtriers, il n’en reste pas moins un exemple humain de la nécessité intense, de l’intensité impérieuse ; celle d’une vie exclusivement vécue à la hausse, sans quoi il n’est plus de vie, mais une endurance à vide.



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Un Balcon en forêt, Julien Gracq

3/30/2021

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Plus qu’un roman de référence, d’un genre nerveux et sans nom, « Un Balcon en forêt » de Julien Gracq, est mon récit préféré. Celui que j’aime à relire, sûr d’y reprendre des forces, sûr aussi d’y admirer ce charme maximal, poussé à fond avec des personnages, un décor, une action. Il y a, dans ces deux cents pages, l’assurance d’un frisson soigné et réitérable qui est la raison d’être de raconter. Légèrement à l’ombre du magistral "Rivage des Syrtes", ce roman bref, d’une coupe très cintrée, a la sveltesse d’une nouvelle et la plénitude d’un roman. Un effet général d’anatomie bien galbée, de proportions idéales. Le titre, avec son effet d’estampille et son écho d’architecture Bauhaus, réussit d’emblée son entrée, happe ses lecteurs d’élection avec la force d’un nom de code, d’un signe de reconnaissance. L’attachement commence au titre, chaque ligne confortera ces prémices. L’atmosphère d’avant-lire y est parfaite ; c’est le « trailer » de l’époque, il tenait tout entier dans le titre, et non, comme cela se pratique aujourd’hui, au visage quatre mètres sur trois d’une tête mâle ou femelle donnée pour sympathique et dont chaque dent du sourire finance agressivement les vacances, les soins peaux et visages, sur le dos des usagers du métro. « Un Balcon en forêt », écrit entre « Le Rivage des Syrtes » et un chantier qui n’avançait pas (devenu le posthume : « Terre du couchant »), est un texte-étalon dans l’œuvre de l’auteur, une matière calibrée pour son écriture et son tempérament d’ex-lieutenant. Car Louis Poirier a commandé une section en 1940, et ce souvenir de terrain, cette expérience transfigurée confère au texte de l’écrivain casanier, une énergie, un magnétisme ravageur. Je ne sais plus qui parle, à propos du « Balcon » de « conte militaire ». Voilà un jalon éclairant mais il est incomplet. L’alliage est à la fois plus complexe et plus élémentaire. La critique, aidée par l’auteur lui-même, a suffisamment relevé les fascinants motifs du texte : le contexte torpide de la drôle de guerre, ses soldats aux avant-postes, voués à l’attente de l’invasion allemande ; les envahisseurs épiés à l’horizon presque surnaturel de la forêt ardennaise ; l’immersion fantastique des soldats isolés dans la forêt « hercynienne », pris dans l’étau d’une temporalité distordue : d’un côté, le Moyen-âge d’une forêt barbare, de l’autre, la menace imminente d’une armée mécanique et sans visage ; mais aussi la fraternité maussade de Grange et de ses hommes, le dilettantisme militaire à la française, ou encore l’érotisme hors du temps de cette idylle entre le personnage principal, Grange, et Mona, une mutine et lascive fée des bois. Mais ce qui ramène à ce texte, donne l’envie de s’y replonger, se laisse moins facilement capturer. La propriété envoûtante ne s’y montre pas franchement, et pour cause, elle tient, il me semble, à la façon dont Gracq anime les courants d’air. Non les abstractions glissées entre les lignes, à la charge du lecteur, mais les vastes espaces, autour des hommes, les profondeurs refluées des sous-bois ; véritables couloirs de terreur percés jusqu’à l’haleine d’infigurables présences. Tout lecteur de Gracq connait sa prédilection pour les « lisières » et les « confins ». Gracq, il est vrai, fut lui-même un grand marcheur, amateur de zones et de marges, et souvent il prêtera cette inclination à ses personnages. Aldo, dans « Le Rivage des Syrtes », en est le prototype. De même, on trouve dans « Les Eaux étroites », un véritable art de la marche sur les sentiers battus ou moins battus, et même une espèce de train fantôme à pied des deux côtés d’un chemin de halage, où grimacent de suggestifs mais aimables vestiges. Dans le « Balcon », en revanche, Grange attend un envahisseur, en l’occurrence l’armée allemande, et cette invasion ne fait aucun doute. Ce danger bien réel change tout. La crainte se substitue à la rêverie, ou plutôt, la rêverie persiste, mais sur un mode funèbre. Chaque évasion, au sens de la contemplation ou de l’excursion hasardeuse, est piquée d’un rappel virulent. Rappelé à soi et le lecteur avec lui, Grange ne cesse de se réveiller brutalement. Nombreuses sont les pages, dans le « Balcon » où, progressant avec Grange dans les bois, le lecteur se prépare au moment soudain du tir venu des taillis. La crainte de la première balle. La forêt ardennaise, pour le lieutenant Grange, n’est pas seulement un fantasme noir, un vivier suggestif, mais aussi, mais surtout un massif mortel. Dans « Le Rivage des Syrtes », il y a encore la vue dégagée, par temps clair, de la haute mer, et donc la possibilité de l’alerte ; non dans un « Balcon en forêt » où règne une ambiance d’invisibles égorgeurs. Je me souviens notamment de cette patrouille que Grange pousse plus loin que d’ordinaire, un soir qu’il s’enfonce toujours plus loin au-devant de l’ennemi, dans cette frange où les Allemands sont peut-être déjà embusqués. A mesure qu’il progresse dans l’interdit, on croirait qu’il franchit les strates, non d’un espace topographié, mais d’un cosmos de bois sombre, une matière noire séparée des reliefs et de la terre connue. Gracq pousse son héros très loin ; un cran de plus et les yeux s’ouvrent des créatures de la nuit et des forces informes, autant que ceux de l’ennemi. La forêt ardennaise est une nuit diurne, une nuit d’arbres, aussi Grange et ses hommes sont-ils pris dans une espèce de nuit polaire. Au Blockhaus, il n’y a que de vagues traits d’union entre deux crépuscules. La terreur est toujours en cours de reformation et le village encore non évacué où demeure Mona, à l’aune du danger imminent, prend une incongruité provocante. Ce hameau à découvert, coupé de tout, ne peut être habité que par des inconscients, des suicidaires ou des sorciers. Gracq invente ici, avec le blockhaus et ce hameau abandonné à son sort, deux endroits d’un maléfice inédit. L’air condamné de ces deux places, leur grésillement de place vouée à la destruction et la mort violente, est pour beaucoup dans la tension du récit. Et rien n’émousse, à la relecture, l’occupation du blockhaus, l’approche du hameau déserté, la fouille des angles morts, des fosses d’ombre, de la forêt piégée partout, de ces tensions de coins louches, clignotant d’alerte et de danger. Gracq y établit les bases d’une panique sûre, rejouable à volonté. Et c’est là que le « Balcon » prend toute sa mesure. Gracq ne se contente pas de faire miroiter des arrière-mondes excitants, des accès interdits, des échauffourées saignantes, semés tels des leurres. Les promesses sont tenues, mais surtout, les pistes ouvertes que Gracq n’emprunte pas, toutes ces caves menaçantes sont elles aussi une forme de promesse tenue. L’auteur balise les sillages de ces pistes mais elles sont la propriété du lecteur. Ce sont comme les poches de vide, dans le récit, où prend l’inquiétude, la caisse de résonance secrète du « Balcon en forêt »
Plus fuyante mais plus prégnante, l’impression sensorielle laissée par le « Balcon », extrêmement unie, dépose un souvenir de monolithe, d’objet aux finitions parfaites, plutôt futuriste, et même le souvenir d’un récit aux accents d’anticipation, voire de science-fiction. Le chalet-blockhaus, par son hybridation, suggère déjà quelque base isolée. La forêt, elle, infiltrée par l’ennemi comme par une force abstraite, un mal rampant, invisible et inhumain, finit d’exiler Grange et ses hommes sur une planète étrangère. La couleur y contribue également. Présente en une gamme de teintes et nuances subtiles, elle semble néanmoins provenir d’une même dominante. Aussi le « Balcon » m’est-il toujours apparu, à rebours, comme un récit vert de gris, couleur réséda, couleur de frondaison en hiver, ou, plus radicalement, couleur indéfinie d’une matière inconnue. A force d’herbes folles sous la lune, de flore saisie sous des fluctuations lumineuses ultra-fines, de lumières rasantes et fastueuses, un lustrage général s’opère. Les formes durcissent et rutilent ; elles se patinent. L’Ardenne aux reflets de bronze instaure, en guise de « milieu homogène », une ambiance ferreuse. Et ce taux ferreux, en englobant les hommes, donne au récit une portée d’anticipation. Cette note de métal suggère un état pétrifié de la matière, une statuaire générale. L’ambiance de sort accepté, au blockhaus, par Grange et ses hommes, leur position de sacrifiés livrés à un quotidien somnolent, la façon insidieuse dont l’inexorable les gagne, tend à les statufier. Les sacrifiés de l’avant-poste ne sont pas dans l’attente de l’ennemi, ils occupent un socle hors du temps, réduits en geste et en humeurs à quelques réflexions et déplacements d’une solennité de mauvaise augure. Entre deux silences d’antichambre, d’un côté les hommes vaquant à leur trafic ou à la paresse, de l’autre Grange laissant fondre sur lui tous les mauvais présages, les hommes ont comme des bouffées d’outre-tombe. Le relatif laisser-aller disciplinaire, l’idylle hypnotique entre Grange et Mona ont la texture des limbes ou du sursis. Les hommes du Blockhaus vivent, braconnent, causent, délibèrent mollement, s’inquiètent, mais l’ensemble de leurs actes, comme atteint d’un ralenti mortifère, compose une sourde chorégraphie de l’adieu. Que reste-t-il de ces personnages pré-massacrés ? Cette manière de prescience, de pressentiment, dans le groupe, transforme presque les hommes en héros revenants, rejouant les jours précédant la fin, en rescapés imaginaires d’une apocalypse. Grange et ses hommes, y compris et d’autant plus dans leurs gestes humbles et leur moue désabusée, affichent un prestige de soldats morts. Leur capitaine, resté à l’arrière, ne pose d’ailleurs sur eux qu’un regard distant, gêné, où peut se lire l’effroi d’une terreur sacrée. Gracq souligne lui-même que sa vie aura coïncidé avec deux guerres mondiales et une troisième, jamais déclarée mais dont la traversée d’imminence apocalyptique marquera l’empreinte de ses contes militaires. « Un Balcon en forêt », dans ce hors-temps de la drôle de guerre, met en perspective la deuxième guerre mondiale et sa bascule délirante tout en offrant, à sa manière, une avance imaginaire sur la prochaine.


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