Nicolas Rozier
  • Accueil
  • À PROPOS
  • Publications
  • Peintures
  • Pastels
  • Encres
  • Un garçon impressionnable
  • Articles de NR
  • Météores
  • Actualités & Presse
  • Contact
  • Mentions légales

Décor de jeunesse

12/5/2021

0 Commentaires

 
Photo
Je me souviens du chantier et du sable, des routes succinctes, des bulldozers. Les travaux s’étendaient à perte de vue. Âgé de 6 ans, je n’en voyais que des bribes. Sur le sable, seuls les engins, au repos le week-end, imprimaient des travées, des ébauches de pistes. Le dimanche, nous déambulions entre les murs à clairevoie de notre future maison. En retrait, des cylindres massifs, des pièces de canalisation me donnent l’impression, à plus de quarante ans de distance, d’avoir foulé une plaine qui, en devenir, semblait composée de vestiges. Le béton et le ciment, sous le soleil, stockés ou jetés comme des bornes, en attente d’assemblage, toujours dans le dos, de côté, barrant la vue, dressait un décor à l’antique. Des vestiges de temples, de colonnes et de frontons, n’auraient pas mieux resplendis. Dans cette future banlieue rémoise, ils blanchissaient au soleil, parents lointains de Persépolis. Un soleil de nouvelle ère brillait sur nos têtes. Pour le climat, cette fin des années 70 n’enchaînait pas les saisons. Bloquée dans un ensoleillement où cagoule et t-shirt coexistaient sans transition ni climat intermédiaire, l’époque ne quittait jamais ce poudroiement cru et irisé d’une fête ambiante, d’une exaltation outrée, poussée un cran trop haut, latente et foraine. L’orange ne triomphait pas seulement dans la mode, les vêtements, les papiers-peints, les carrosseries, les salles d’attente et les MJC, l’orange colorait la lumière, celle du jour. De même que les rouges et les bleus, en super 8, refluaient sur le quotidien en donnant à toutes choses, filmées ou non, des coloris de Noël ou de vacances à la mer.
            En guise de magie suburbaine, je n’ai retrouvé le charme, la qualité ambiante qu’au début des années 90, dans la zone commerciale Reims-Cormontreuil. Je connaissais bien sûr les grands magasins qui, discrètement, avaient poussé autour de l’Hypermarché « Cora », légende de la consommation champenoise, au cours des années précédentes. Urbanistes, maires, notaires et promoteurs de l’époque, eux ou leurs successeurs, doivent posséder les archives, les dossiers, les finesses de cadastres, les petites histoires d’accords et de signatures entre l’impulsion initiale et l’agrégat progressif des commerces autour du vaisseau amiral.
L’expansion tentaculaire de telles zones ne viendra que plus tard, pour aboutir à ces recouvrements d’enseignes, villes entières de marchandises dont la dimension grégaire et abrutissante ne fait aucun doute, mais en dépit de l’espèce de rejet indigné qu’en homme civilisé et informé, je devrais leur réserver, je ne peux me départir d’un goût pour ces lieux, spécialement pour leur début de colonie vague et bannie. Aujourd’hui même, conduit par nécessités ponctuelles à m’approvisionner dans de tels centres, mon goût initial parvient à survivre à l’écrasement des enseignes en batteries.
À 20, 21 ans, titulaire du permis, fou de désir pour la peinture, n’ayant pas un kopek et peu enclin à enfiler la casquette d’un fast-food, je rôdais parfois dans la zone commerciale. Elle entrait, à cette époque, dans son âge d’or inavoué.
Depuis la place des combattants d’Indochine, prototype du rond-point que depuis mes 7 ans, je voyais en ouvrant la fenêtre de ma chambre, la route qui mène à la zone longe des bornes de choix. Depuis ce rond-point de départ, donc, l’automobiliste remonte en pente le quartier. Cette ligne droite encadrée de talus que depuis des décennies les employés municipaux ont tenté de fleurir – exaspérés par l’échec, ils ont dû y aller à l’engrais, à la vitamine du paysagiste, car depuis longtemps les habitations sont littéralement enfouies sous d’énormes massifs– est surmontée d’une passerelle ; elle relie le nord et le sud de l’ensemble pavillonnaire devenu en quarante ans une ville de maisonnettes, resserrées voire mitoyennes, marée de toits ponctuée de quelques immeubles à deux étages. Le quartier Val-de-Murigny n’a pas encore dévoré la dizaine de kilomètres de champs qui le sépare de la Montagne de Reims, mais c’est en bonne voie. En haut de cette première montée, un autre rond-point donne en léger surplomb sur le quartier voisin des Châtillons où j’allais à pied, en 82 ou 83, chercher le presque sulfureux vidéo 7. La route se poursuit par l’enjambement ferroviaire de l’ancienne ligne vers Paris. Les buissons, au pied du terrain de foot, ont connu de basses légendes associées à des « grands » de l’époque, brutes de 16 ans, taurins et ataviques, gueules de fait-divers qui ont mal fini en effet, l’un est passé à travers un pare-brise et je ne me souviens plus de lui avant l’affreuse cicatrice qui lui divisait le visage, quelques penauds furent géniteurs dès 16 ans et culbutés dans la vie dite active sans avoir dépassé la classe de cinquième), les autres ressemblent aujourd’hui, s’ils vivent encore, à leur père. Le franchissement de la voie ferrée, à droite, donnent sur une construction tardive de forme circulaire : le collège Coubertin. Adossé aux champs, le bâtiment paraît n’avoir jamais dégelé d’une inauguration que j’imagine pétrifiante et venteuse dans cette demi-steppe des Hauts-de-Murigny, à une époque, 91 ou 92, où l’accueil des adultes et adolescents, lors des premières classes, a dû être rude, pour le moins, dans cette rotonde, sorte de laboratoire de l’ennui disciplinaire où je n’ai jamais vu personne entrer ou sortir. À croire qu’une très complexe prise d’otage s’y déroule depuis 30 ans, et les habitants de Cormontreuil, de l’autre côté de la voie ferrée, n’entendent plus depuis longtemps les bruits de carreaux cassés ; ils découvrent, en face, au matin, les nouvelles brisures en forme d’étoile, et vérifient que rien ou personne n’est sur les rails, en contrebas.
Je n’ai jamais pu retenir la volée de portraits-robots suscitée par le dépassement rapide de ce collège, sans toutefois parvenir à fixer les modèles de suicidés cendreux mutés ici, hommes ou femmes dont la chambre de fonction, dans les cubes attenants livrés par un architecte pervers, devaient connaître de poignants réchauffements entre collègues, des solidarités de goulag, des renforts bâclés, des désastres mutuels, des lâchetés nocturnes, et des poignées de cheveux restées dans les mains, au moment du lever, au bord du lit.
J’ai eu beau tenter de rêver à neuf ce collège, de lui mettre une pauvre médaille en travers de sa façade en quart de rond, rien n’y a jamais fait. Exemple d’un ratage sans pitié, ce belvédère dédaigné regarde la ville et n’adresse qu’une devise depuis sa hauteur marginale : « Tourne-moi le dos autant qu’il te plaira, je suis ton avenir. »
Une fois ce monument dans le dos, la courte descente file au troisième rond-point où s’annoncent, à gauche une frontière pavillonnaire entre Cormontreuil et « Les Châtillons » repérable à la croix verte d’une pharmacie, à droite le quartier frontalier entre Murigny et Cormontreuil. Dans ce labyrinthe de maisons plus anciennes et disparates, les habitants m’ont toujours paru plus discrets, dans le but probable d’échapper à l’époque. Un communautarisme serré semble de mise pour faire passer leur chemin aux colporteurs, aux étrangers, aux joggers, aux piétons, à n’importe qui. Il faut dire que la zone commerciale frôle presque les perrons ; seul les en sépare bravement le Tennis-club où je ne peux concevoir, sur les terrains couverts, qu’un seul public d’adhérents, fossiles aérant l’endroit une fois par semaine et buvant un ricard, peut-être une coupe, en parlant impôts, Connors et McEnroe. Je passe d’ailleurs souvent par l’arrière, le long des bâches vertes, quand la circulation est trop dense.
Après un ultime virage en côte, se profile le rond-point au sommet duquel apparaît en son ensemble, dans sa cuvette, la zone commerciale. Elle présente l’avantage de s’étendre dans un creux, une sorte de vallée donnant sur la frange toujours plus mince qui, au sud de la ville, sépare Reims de son vignoble. Deux masses se distinguent ; à l’Est l’hypermarché Cora, autour duquel s’est agrégée une grappe d’enseignes en sourdine, peu accessibles, à l’ombre, et vouées plus que les autres, il me semble, au dépôt de bilan et aux changements de propriétaires ; au sud, le bassin d’entrepôts/hangars.
Cette première vague de constructions coïncida à la clôture des années 80 et au renoncement de la boutique, de ses coquetteries singulières comme modèle marchand. Les commerçants et les investisseurs osèrent, avec une impudence sacrificielle et un culot de saboteurs impunis, une architecture très austère, fonctionnelle et rectangle, aux toits plats et murs en tôles. Un vague soviétisme émane de ces blocs qui un temps, peut-être, ont joué de l’alibi du stockage, du marché en dur, et du prix de gros que la massivité de ces blocs a pu inspirer. En vérité, ces paquebots terrestres échoués sur les grèves urbaines, dans les friches aigres et boudées, correspondaient à un dégrisement de fond, au vieillissement, si l’on parle de génération, des premiers divorcés, au point final des « Trente glorieuses » et aux existences engourdies dans l’ennui, parfois les conforts d’un repli casanier. Les cibles idéales de ces grandes surfaces furent au rendez-vous. Au passage, avaient disparu ces étranges pionniers que j’apercevais jadis, à pied, poussant leur caddie le long des trottoirs, quasiment sur la route, des femmes en chaussons et fichus, poussant sur trois ou quatre kilomètres le caddie de la semaine.
Avec la nouvelle espèce de commerces, les parkings se multiplièrent, domestiquant les reliefs en terrasses. Dans la zone, ils dessinaient une colline d’asphalte déserte, le dimanche. Quand je dis que la zone de 91/92, à peu près et de mémoire, marquait la fin d’une époque, une capitulation de style et d’intensité dans « l’air du temps », ce n’est heureusement qu’à moitié vrai. J’observe, rétrospectivement un phénomène similaire à mon vécu légèrement décalé des années 80. Avoir 20 ans en 1990, c’était avoir vécu de plein fouet la fameuse décade, mais en enfant et en adolescent, non en adulte. Les grands films, et notamment les plus sulfureux, la musique punk et new-wave, je les découvrais peu à peu, avec une dizaine d’années de retard. La période culminante pour le cinéma d’horreur et le punk, – entre 1976 et 1982 – battit son plein, pour moi, en 91/92, exactement à l’époque où fleurirent les premiers bâtiments de la zone. Leur profil tassé suggérait sourdement une archive, un stockage des grandes heures, une prolongation qui grondait aux parois anthracites des hangars, monolithes couchés, cryptes tièdes des œuvre marquantes.
Ces unités de nécropole inavouée, d’un commémoratif plus vivace que lugubre, j’en prenais le frisson en sillonnant les parages, et j’aimais ce premier coup d’œil depuis le rond-point surélevé. Un quartier louche, délibérément tel, s’y étendait d’un regard. Son mélange atmosphérique m’a toujours paru prometteur, engageant ; certes jamais au point d’assurer une exaltation manifeste, une adhésion complète, mais le métissage des enseignes assurait une stimulation de fond, une basse continue où les sens et l’imagination pouvaient souvent, de façon renouvelée, trouver une pâture. D’emblée, ces adresses sombres, enveloppées de leur habit de tôle, donnaient le ton. Une fois éclairée de l’intérieur, les magasins-hangars ne parvenaient jamais à se débarrasser de cette clarté blafarde et crue de stations nocturnes. Quelle que fût la saison et l’heure de la journée, les devantures affichaient une pénombre de mi-novembre et une nuit précoce de 17h30. C’est ainsi qu’elles rutilaient, malgré elles, dissonantes officines de ferrailleurs franchisés. Les « grandes marques » comme on les appelle, ne se mêleraient à cette faune que plus tard, quand vraiment les carottes du commerce à l’ancienne furent cuites, archi-cuites, et qu’il leur fallut, à elles aussi, descendre dans ce caboulot, ce bal populaire. Le pionnier du commerce à hangar, invisible et acharné, omnipotent, assurant manutention, service-client, comptabilité, caisse, ouverture et fermeture, je l’ai vu quand même, ou j’ai cru le voir entre deux portes. Grand et pâle, en manches de chemise, dans l’exacte tenue froissée d’un retour de mariage, à l’aube, le visage verdâtre à l’image de sa décrue festive et de son bilan rauque. Un tendineux mutique jonglant avec les cartons, les traits fermés et les dents serrées. Toujours entre deux catastrophes dissimulant les suivantes. Toujours un bon mot à la caissière, fille-mère aux cheveux gras, élevée au chewing-gum ; un salut plus rude au deuxième, l’homme à tout faire, un kurde, dont le patron soupçonne qu’il dort quelque part, non loin de la réserve, dans un poste électrique ou entre les buissons derrière le compacteur. Toujours est-il qu’il le trouve à la tâche sans jamais le voir entrer. L’homme en blouse bleue ne dit jamais rien, il range pendant huit heures.
Bien sûr, autour du Dieu Cora, il y eut quelques forts en base, devenus des piliers, dont l’inexpugnable Top office, aujourd’hui flanqué d’un magasin pour adultes éclairé violemment, on le voit de loin, comme un étale de primeurs.
Quant aux princes de l’électroménager, aux entrepreneurs de province, ceux qui voyaient grands et tentèrent le coup à grandes suées avides, ils ne finirent pas millionnaires et durent baisser pavillon, surclassés par des hommes plus rudes, des rivaux venus des marchés, les adeptes du lever à 4h00, Turcs ou Chinois, les increvables du tréteau et du givre, qui font leur chiffre, le double et le triple, tant et plus que les placiers ont toujours pu les honnir, les fourrer dans les coins, ils VENDAIENT. Ceux-là, une fois leurs économies faites, installés dans la cuvette de Reims-Cormontreuil, rien ne les arrêta ; ils firent du luminaire, de la chaussure à la tonne, des brodequins à pieds-bots, des sandales à grands pieds, des pointures de géant, des péniches à trous, des semelles taillées dans les pneus, des chaussures pour dames, des collections détraquées, des nœuds de tresses, de strass et de glands où le coup de pied s’inquiète, où l’orteil se perd, des pieds-nus d’épouvante, des bottes fantaisies, manchons de perles pour éléphants, des vengeances de bottier, des prothèses sans nom, à clous et à perles. En gros, ils achetèrent l’invendable, les erreurs d’usine, les piles entières, les paires maudites dans leur boîte, les tentatives roses et vertes, et ils firent l’impossible. Ils trouvèrent des acheteurs, surtout les clientes, ils guettèrent les poissardes, les dépressives, les myopes, les chameaux, surent endurer les odeurs, les braillements, les cohortes miniatures, ne défaillirent jamais dans la neutralité effacée, celle qui sauve des bourbiers criards, des postillons, de la gouaille de rustaud, de l’hémorragie vulgaire, de l’obscène et de l’éraillée, ne tremblèrent jamais et ne reculèrent devant aucune remise. En somme, ils écoulaient à la russe. Personne, une fois entré, ne sortait vivant, pas même les plus rudes épouvantails, sans avoir au moins dans les mains, un colifichet, une babiole à vingt centimes. Ils en virent passer des modèles à paillettes, coquillages, écailles et rubans ; les plus obscurs des brocanteurs de la chausse n’arrivaient plus à fournir, ils tentaient de mettre par deux les orphelines, des horreurs en fuite, des masques vénitiens à talons, des pièges à lanières. Mais les revendeurs, les immortels, les imprenables, les quintessentiels de la vaillance, eux-mêmes, durent, pour survivre et ne pas quitter leurs murs, changer de produit. Du luminaire à la chaussure, ils passèrent à l’épicerie. Là, défilaient deux populations distinctes et parfois complices en des associations vérifiables, je veux parler des étudiants de trente ans et des femmes quinquagénaires. Les premiers ne voyaient pas la boutique, ils entraient, la tête fripée par dix heures d’absence entre quatre murs et venaient ici à l’heure de la bière, « avant que ça ferme ». Les yeux rivés sur la muraille de canettes, leur envie, en tout cas, se passait du moindre sourire, et s’ils entraient à deux, ils n’échangeaient autre chose, à un moment donné, qu’une espèce de bourrade, un grognement bref assorti d’une onomatopée, le tout noyé dans un gloussement unitaire. Des bonnets et tignasses ornaient les seigneurs de 18h00 qu’un jour, je vis donc, non béats dans leur coin, mais abordés ni plus ni moins par une femme. Celle-ci, plutôt bien mise, en imper de petit prix, trahissait l’anatomie sèche des vies âpres et de l’avanie régulière sinon constante, que cette courageuse avait toutefois jusqu’alors contenue en ses débordements trop fatals. Celle-ci, outre qu’elle montrait, surtout dans ce cadre, une tenue presque exemplaire, jetait néanmoins des regards francs et directs qu’au début je ne saisis pas tout à fait. Je naviguais à distance, hors de vue, et venais à l’instant de m’approcher de la file où patientaient les clients, quand cette femme, sans façon, s’adressa aux benêts. D’une remarque à voix haute sur les agréments de l’apéritif, et les gratifiant d’un sourire à la fois pudique et très direct, elle les invitait sur un ton de plaisanterie qui ne changeait rien à l’énormité hardie de la démarche, à boire chez elle. Les deux ne surent que répondre, ils tremblèrent vaguement et chacun, les deux garçons, la femme et moi-même, passa à la caisse en silence.
L’épicerie ne fit pas long feu, elle n’ouvrait d’ailleurs plus qu’entre 18h et 21h, et le volet se baissa définitivement.
Mais les piliers des débuts, dans la zone, et j’ignore combien de temps ils ont tenu, ne formaient à mes yeux qu’un pourtour à mon adresse favorite : le vidéo-club. Ceux du centre et des quartiers avaient fermé, les uns après les autres. Il ne s’agissait plus, à Cormontreuil, du vidéo-club au format de boutique, mais d’un magasin de taille moyenne qui hésitait encore entre la grande surface et l’alcôve à moquette. L’endroit présentait ce parfait déséquilibre entre l’assise révolue d’une époque et sa succession inconnue. Pour les retardataires ou les amateurs toujours actifs du creuset des années 80, prendre sa carte valait la peine. Edward Hopper aurait aimé, je pense, les halos diffus derrière la vitrine. Pareille au feutrage du célèbre tableau « Nighthawks » de l’Américain, une langueur énigmatique, que rien n’aurait su déchiffrer à fond, régnait le long du comptoir, où l’on servait non les cocktails, mais refilait les cassettes. Le nombre des employés, sans doute restreint, demeurait incertain. Outre un taulier ou une taulière inamovible, officiant derrière l’îlot central, mutique, boudiné d’ennui et par je ne sais quelle nausée machinale, d’autres se mêlaient aux clients, les surveillaient au prétexte de ranger les cassettes. Tobe Hopper, Lucio Fulci et William Lustig furent mes favoris dans ce grand bureau des rattrapages.
Mais par-delà sa raison d’être, le local, situé en contrehaut de la zone, en figurait la lanterne tardive, le phare souterrain. L’activité quasi-nocturne retentissait sur le périmètre de jour. Aux heures creuses, elle soufflait sur les parkings et les fragments d’esplanade une brise de drive-in et de coin louche. L’endroit ne connaissait pas encore l’embouteillage du samedi tel qu’il revient à coup sûr depuis des années. La place gardait son côté Nouveau Mexique et nuage de poussière à l’arrivée d’un voiture. Les autos espacées, sur les parkings, en gardant entre elles une distance, parvenaient à stationner de façon suspecte. Les espaces encore importants entre les clients, les bâtiments et les parkings, la résonance des pas et les claquements de portière articulaient un cinéma primitif.  Nouveauté incrustée en force dans le paysage, la zone, à ses débuts, ressemblait à un décor inachevé ou en passe d’être complété. Cet aspect lacunaire, les places vides entre les bâtiments, les terrains vagues, tout autour, qui les abouchaient avec les champs et les friches, lui donnaient un cachet artificiel, stimulant et scénique. Sans l’avoir ruminé en ces termes, à l’époque, la zone, pour moi, s’apparentait à un territoire malléable, propice aux écarts imaginaires, aux songes. Cette propriété rêveuse béait de la disponibilité que présente une frange, une suite de rues, d’impasses ou de terrains décentrés, juste avant qu’ils ne deviennent des bas-fonds reconnus. Il m’arrivait de marcher autour de la zone, d’en longer les abords. À pied, le plaisir était grand d’arriver par l’arrière. Après le dernier hameau viticole adossé aux côteaux, une ligne droite menait directement au dos des enseignes. Je les scrutais de côté, repérais les coursives mal protégées, les bricolages barbelés, les sorties de secours. L’arrière des bâtiments m’intéressait doublement. D’une part j’aimais frôler les hangars, très à découverts et cernés de vide. J’y voyais ce qu’ils sont : des coulisses pauvres dont le décor hirsute paraît en attente d’un fait-divers, d’une outrance imprévisible. Configuré pour les drames, l’espace de gravillons et d’herbes folles où se prennent les poses cigarette s’imposait comme l’une des places fortes de ce studio à ciel ouvert. D’autre part, la face cachée des magasins-entrepôts recelaient pour un peintre en mal de matériel, un stock potentiel. Je ne ponctionnais que rarement des cartons et débris de palette, mais ils me donnaient l’envie de supports récupérés. Je me souviens de fonds de palettes sur lesquels je collais du coton. Je ralentissais ainsi à hauteur des impasses où s’accumulaient les palettes, les cartons, et parfois d’autres rebuts inattendus. Adhérent du vidéo-club et patrouilleur de la zone, j’en aimais la maquette. Je faisais un tour, et si je revenais bredouille, j’en rapportais toujours une image, une promesse d’angles morts, une vue dérobée. Le paysage délavé offrait bien des facettes. Les bâtiments n’ont jamais effacé le terrain vague sur lequel ils s’alignent ; une ambiance demeure ; de palissades oubliées, de recoins d’embuscade. Entre hauts-buissons et taillis ferreux subsistent en kits et en fragments, quelque chose du New-York de Henenlotter ou de Lustig.


0 Commentaires

Votre commentaire sera affiché après son approbation.


Laisser un réponse.

    Catégories

    Tous
    1981
    5e Symphonie
    Adrian Lyne
    Albert Londres
    Alberto Giacometti
    Alquin
    Auerbach
    Baselitz
    Beckmann
    Berni Wrightson
    Bloy
    Brisseau
    Buzzcocks
    Canet-Plage
    Carlos Onetti
    Céline
    Dans Le Ciel
    David Peace
    De Bruit Et De Fureur
    Décor De Jeunesse.
    Ebène
    Ecole De Londres
    Egon Schiele
    Expressionnisme Allemand
    First Blood
    Georg Baselitz
    Giacometti
    Giger
    Gilbert-Lecomte
    Gustav Mahler
    Henri Bosco
    Herbert Lieberman
    Hitchcock
    H.R. Giger
    Jackson Pollock
    Jerzy Kosinski
    Joan Eardley
    Julien Gracq
    Kaputt
    Ken Loach
    Kes
    « Kick And Rush »
    Kitaj
    Kosinski
    Kurt Sanderling
    Le Bonheur Des Tristes
    Le Chantier
    L’Échelle De Jacob
    Le Crime était Presque Parfait
    L'Enfant Et La Rivière
    Léon Bloy
    Léon Golub
    Lieberman
    Lindström
    L’Oiseau Bariolé
    Londres
    Louis Calaferte
    Luc Dietrich
    Ludwig Meidner
    Malaparte
    Mandelbaum
    Manifeste Pour Une Maison Abandonnée
    Marcel Moreau
    Matta
    Max Beckmann
    Michael Biehn
    Nécropolis
    Nerval
    Nicolas Alquin
    Octave Mirbeau
    Picasso
    Pollock
    Red Or Dead
    Requiem Des Innocents
    Roberto Matta
    Roger Gilbert-Lecomte
    Ron Kitaj
    Ryszard Kapuściński
    Schönebeck
    Shostakovich
    Stockhausen
    Sugar Ray Leonard
    Sylvie
    Terminator
    The 15th
    Un Balcon En Forêt
    Un Siècle D'écrivains
    Villiers De L’Isle-Adam
    Voyage Au Bout De La Nuit
    Wire
    Zumeta

Proudly powered by Weebly
  • Accueil
  • À PROPOS
  • Publications
  • Peintures
  • Pastels
  • Encres
  • Un garçon impressionnable
  • Articles de NR
  • Météores
  • Actualités & Presse
  • Contact
  • Mentions légales