Nicolas Rozier
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Shostakovich – 5e Symphonie par Kurt Sanderling.

9/30/2021

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Si la musique symphonique recèle des trésors innombrables, et dont les possibles renforcent allègrement, dans l’imaginaire, les œuvres répertoriées, inscrites sur partitions et dûment jouées, le grand répertoire compte des sommets vraiment à part, littéralement décollés de leur base. Ces œuvres musicales sont les colonnes de l’indicible. Or, avec les meilleurs symphonies de Gustav Mahler et de Anton Bruckner, chemine au-devant de tout ce que j’ai pu entendre la cinquième Symphonie de Shostakovich. J’ai découvert Shostakovich vers l’âge de 26 ou 27 ans sur le conseil d’un vendeur spécialisé. Je m’étais adressé à lui en parfait néophyte et je garde le souvenir, formulant ma demande, d’avoir parlé avec les mains, utilisant, faute de mots précis, un langage des signes que je possédais mal. Il y était question de romantisme, de Wagner, de Mahler et de phrases passablement sans suite où je chargeais l’expert de deviner mes penchants musicaux (je dois à la même personne le conseil de la « Symphonie des mille » de Mahler par Solti). Alors ce jeune homme sans épaules, les paupières tombantes, grommela lui-même à demi-mots en fouillant dans les bacs, après avoir médité un instant. Ce jour-là, il me tendit un petit coffret : Shostakovich par Kurt Sanderling. Je ne discutai pas le conseil et m’exécutai en me dirigeant à la caisse.
L’écoute fut une autre aventure et j’évoquerai ici la cinquième Symphonie.
Avant d’en faire l’expérience, on ne peut tout simplement pas concevoir qu’un homme ait pu mener aussi loin son cheval de bataille. Car sur son élan, celui qu’il lui a fallu pour composer la 5ème, Shostakovich, est parti sans être revenu tout à fait de ce voyage de trop où soudain, penché sur sa partition, et sous l’effet d’une poussée que dans la fièvre il reconnait, le compositeur ne se bat plus seul mais fonce, armé de quelque fusée de l’absolu.
 L’extraordinaire vient, dès lors que le disque est lancé, d’être immédiatement en présence, non d’un homme ou de sa création, mais d’un élément pur. Les premières mesures du moderato nous rivent à une intimité imposante en même temps qu’à une matière décidée ; à une pulpe de science-fiction en pleine masse qui vivrait de sonner. Une intimité composée de gestes alarmés et millimétrés. Pour la teneur ambiante, une présence géante, dans un climat d’angoisse, avance à reculons. Elle avance en feuilletant un espace dont on ne sait s’il s’agit de la perspective entrevue, au-devant, ou d’un passé abouché au futur, gigantesque et circulaire. Le souffle est stridence car là où nous emporte Shostakovich, respirer est une audace. Et nous sentons à grandes attaques de cordes le prix de chaque bouffée. La Russie reste au loin, le pur lointain vu avec les yeux de l’enfance, un mystère terrien grand comme la nuit aux étoiles ; et Shostakovich sinue dans ce paysage en des incursions désolées sur la terre divorcée de ses maîtres/bourreaux. Les aperçus de contrées sont très vite barrés par les ombres portées de la destruction. Entre les cordes et la flûte, des corridors incertains ouvrent sur la steppe, la taïga, et un folklore polaire réduit à un gouffre glacé où à perte de vue l’identité russe nous cerne. Des courses de pure célébration dans les grands espaces s’enrayent en paniques, en fuites d’hommes pourchassés. Les deux motifs s’entrelacent et Shostakovich les pilonne et les raye à coups d’exclamations hurlées ainsi que des serments de noblesse et d’immensité. Les accès contradictoires et réversibles d’un cauchemar s’entre-obsèdent, ses charmes et tentations avalent des étendues dans une course indéterminée, mélange de joie et de fuite, dans l’état d’esprit indécidable marqué d’un rictus. Une joie étrangère à l’épaisseur des marasmes carambole dans le malheur, et dans le tourbillon des affres, nous reconnaissons sa couleur. Et ce trait de joie, de puissance ou de félicité autonome, increvable, met le chaos dans l’horreur. Le premier mouvement n’assied aucune mélancolie, – celle-ci ancienne et de toujours instituée – , nous dévalons son versant sans nom. Le mouvement se clôt, si l’on peut dire, par une acmé dramatique, les cordes mimant la volte répétée d’une hydre demandant des comptes dans le vide, ne cessant plus de tourner ses mille têtes de maudits, une fois en avant, une fois en arrière, de façon toujours plus brusque, avec la montée en puissance inouïe d’une crise d’injustice telle que pour en rendre compte, il faut se représenter les damnés de la terre sortis de leurs tombes en rangs serrés. La suite sert de théâtre d’assombrissement à cette révolte si énorme qu’émanant des hommes elle semble tellurique. Jamais percussions ne furent plus sombres et menaçantes, et, qu’il s’agisse de suggérer la terreur du régime ou de promettre à Staline le foudroiement énorme en retour de ses crimes, le sentiment embrasé de la révolte ne distingue plus parmi ses flammes.
 Le deuxième mouvement se lance dans une parade massive, mêlée d’accents badins et discutailleurs. Une festivité parodique, où alternent joies officielles, fanfare et afféteries, pourrait bien grimer l’appareil d’état, ses messieurs importants en lorgnon, s’affrontant debout à la table d’un comité, cachant leurs bottes sous la table et leur grimace haineuse sous leur moustache.
 Le troisième mouvement prend le cœur au vol. Il vient le happer à son lieu, plus bas que la misère et plus haut que les astres. L’amorce du mouvement ne dit rien d’autre que cette exposition filée du cœur à nu, et la manière dont il lancine n’a rien d’autre à dire. Une ligne si pure qu’elle ressemble à une arche ou une consécration héroïque de la condition humaine. Puis vient une levée de plaine, ou quelque caveau de l’abîme par la faille duquel les hommes et les femmes reviennent. Lesquels ? Schostakovich l’a dit : « La plupart de mes symphonies sont des monuments funéraires. Trop de gens, chez nous, ont péri on ne sait où. Et nul ne sait où ils sont enterrés. Même leurs proches ne le savent pas. Où peut-on leur ériger un monument ? Seule la musique peut le faire. Je leur dédie donc toute ma musique ». L’effet de plaine ou de nécropole sautée embrasse plus large encore que ne le déclare le compositeur. La frappe universelle touche ici à ce point de sanglots réservés qui ne se pleurent pas mais nichent à la gorge et appuient contre les yeux, en une cérémonie subite proche du toucher de l’Amour même, en personne. Il y a, autour de ses notes trop fines pour laisser un sillage, un dégagement de solitude et de recueillement où l’on se réveille vivant parmi les vivants et les morts. Des seuils sont franchis avec force frictions et crécelles, halètements et effroi. Le cercle s’est élargi dans une égalité sans maître. Où sont les visages ? quels sont leurs noms ? de quel pays, de quel quartier ? ils avancent alignés, eux tous, sans exception, et il n’en manque pas un. Le propos du compositeur, qui avançait sur la pointe des pieds, dans la maison de repos pour artistes, en 1937, pour y jouer au piano l’écriture de sa partition à l’abri des regards, ce propos noble, si jamais il existât ou présentât quelque intérêt de « message » susceptible de « couvrir » son auteur, ce propos s’envole à l’accélération du véhicule grandiose et, si l’on reconnaît les instruments, leurs effets de masses entrecoupées, de vagues et d’ensevelissement nous trempent entièrement, à vif, dans une dignité mercurielle. Tout au long du mouvement se dilate en nous l’état précédant l’ultime charge héroïque humaine dont nous ne savons que la brûlure, non les actes et les acteurs. Shostakovich entoure alors avec des mains de nuit, étreint en musique l’inconnu de la douleur, le dédie aux disparus du Régime et à l’espèce humaine en entier. La colonne des morts pivote, et la face de chacun se tourne vers l’alarme. Le compositeur fait durer ce regard aveugle entre les morts et les vifs le temps d’un pont incandescent par-delà la vie et la mort. Je ne perds presque jamais de vue, me retrempant à cette extase fière, le visage de Shostakovich et l’expression de son visage invinciblement soucieux. Plus qu’un désespoir fougueux, il y a, chez lui, une peine méticuleuse, articulée, qui sacrifie tout à l’exactitude de son déchirement.
 Composé au pic de la terreur et des purges staliniennes, l’année même où Staline décima les officiers de l’Armée rouge, crime qui pèsera lourd dans la désorganisation militaire lors de l’invasion nazie, le quatrième mouvement, allegro non troppo traduit des tiraillements qui excèdent, encore une fois, les circonstances privées et collectives. Le contexte politique et la situation corsetée de Shostakovich refluent pleinement dans la partition et dans l’électricité prisonnière qui provoquera lors de la création de la symphonie une ovation légendaire, les spectateurs se levant les uns après les autres pendant le final, mais la force du créateur prend ici un essor où l’auditeur entre dans les limites même de la capacité expressive. De toutes les Russies, l’imaginaire du froid et de l’abandon au fond des solitudes immenses monte en givre à la pointe des pupitres et des archets. Nous assistons à une démonstration à peine transposée en musique d’une pulvérisation à l’intensité émotionnelle. Dans une chevauchée épique où caracole la Russie ancestrale, la patrie et la terre aimées, Shostakovich encastre l’horrible ironie des persécutions et compose la très hurlante complainte d’un malaimé extatique. Le final semble se jeter d’une série de frappes à une autre avec l’impression d’enfermement conjuré par ces cognées répétées. Des roulements guerriers le hantent. Augures de défaite ou de victoire, la matière pressante, harcelant son objet, est de haute lutte et ses éclats sont magistraux. J’entends dans ces coups de semonce, ces coups de canons, Shostakovich frapper à la porte de sa Russie natale.
 


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