Nicolas Rozier
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Manifeste pour une maison abandonnée

11/2/2021

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En 1961, le peintre Georg Baselitz et son compère Eugen Schönebeck exposent dans une maison abandonnée. Exposer n’étant pas forcément le mot juste, les artistes se livrant davantage au corsetage dans une ruine de leur « manifeste pandémonique ». J’ignore les détails du repérage, les circonstances de l’occupation et l'allure du bâtiment. Je l’imagine plus haut que large, pavillon bref à deux étages. Une maison de garde-barrière dont l’isolement, les mousses rampantes et les planchers crevés ne rappelaient plus même à l’entour, en 1961, les rails arrachés et le ballast dissous. Un cube à hautes croisées qui, du temps du gardien ou de la famille qui vivait là, s’allumait crument, le soir, à l’ampoule. Le seul modèle d’ampoule, d'ailleurs, de fabrication russe, spéciale gare et guérite d’entrepôt, bonne à pendre au bout des longs fils et allergique aux abat-jours comme une dame qui n’aurait jamais eu « une tête à chapeau ». La bâtisse paraît mince car ses fenêtres sont grandes. Resserrée comme de la chair froide sur de l’os, la maison entourée d’hiver et de nuit présentait le profil longiligne des paysans nordiques, du moins leur tête hâve aux joues creuses. Les retours tardifs à vélo, les maraudes louches dans la pénombre devaient longer ces vitres sans rideaux. Les rôdeurs et les tueurs impunis, eux, au large, ne ralentissaient qu’un instant ; n’attendaient pas le couchage du père, de la mère, du fils et de la fille ; ils passaient leur chemin. Une solidarité craintive, vaguement superstitieuse, les apparentait à cet extrait d’humanité planté dans la boue, entre deux poteaux et la vase. Une famille accrochée, certes, à la double barrière, mais comme à un pilori complexe où en pleine nuit, un rugissement les arrachait au sommeil, un braillement de ferraille qui, à dire vrai, leur passait dessus à heure fixe. Rien ne les avait habitués. Chaque nuit, entre le fanal vacillant et le fracas encore proche, les parents et les enfants se touchaient les jambes, les bras et le tronc, pour vérifier si tout était à sa place. Mais si les traînards et les travailleurs croisaient au large de ce phare, nul n’en connaissait les visages. Ils dînaient en ombre portée, pour toujours, à la table d’un décor de lanterne magique. Le spectacle de la famille, visible par la fenêtre, chacun penché sur sa gamelle à la Brueghel, lançait furtivement l’image d’une maison témoin où se mêlait l’impression rassurante et son contraire. Maison à l’écart et promise, de son vivant, particulièrement elle, à un abandon féroce, elle veillait à son poste avancée. Annexe du vide et clarté incongrue, tel un faisceau de lampe renversé sur le chemin, halo au milieu d’une jachère, elle ne veillait rien sinon les ténèbres. Le train, quand il frôlait la façade, ne transitait pas, il naissait de la nuit, produisait ce crissement de rabot à terroriser la famille et derechef s’abîmait dans l’opaque. Ne transportait rien, ni marchandise ni passagers, ses quatre ou cinq wagons évoquaient tout au plus des cylindres de houille tassés sur leurs essieux. Un parent ferroviaire du hollandais volant. Ainsi la maison en forme de carré anormalement sévère, en dépit de son appartenance à la maçonnerie des hommes et à l’architecture des villes, tranchait par son exception rogue, comme un relief de ciment étranger, non relié à la ville mais tourné vers la nuit comme accoudé à la mer.
A moins que l’adresse choisie par les deux peintres ne fût une loge ou un pavillon de chasse, éminence à demi ensevelie, résidu d’un domaine au cadastre englouti avec les notaires. En se dressant dans l’imagination, la maison de l’exposition s’entoure d’un territoire détrempé, d’un vaste bourbier où les paysans endurcis ont perdu plus d’une fois leurs sabots et galoches. Ce terrain vague, bien plus proche d’une berge fangeuse débordant d’une forêt que d’un champ, cette étendue où régneraient, infertiles, les vieux sangs d’un champ de bataille, me rappelle les labours littéraires, dont, par exemple, l’horizon de terre, au début du «Tambour » de Günter Grass, quand l’aïeul du personnage principal, alors jeune et fuyant les gendarmes, se réfugie sous les jupes d’une vaste paysanne et la lutine dans la foulée, sous l’auvent de tissu. Personne ne parle la même langue, ou avec de tels écarts d’accents ou de dialecte, que chacun reste pour l’autre, d’un bout à l’autre des hectares, un sauvage gesticulant des hiéroglyphes criards ; épouvantails dont Baselitz a sûrement eu du mal à se souvenir, sinon il les aurait dessinés, eux avant toutes choses, à l’époque où il eut cet élan superbe, c’est-à-dire sournoisement alléchant, de fourrer dans un cabanon sinistre son art, ses mots et son manifeste : « pandémonique ». Le plus aimable de ce vieux projet, c’est que sa violence gorgée semble toujours en cours. Une maison abandonnée, comme un vieux vin capable de se bonifier avec le temps, garde la majesté de sa parfaite inactualité. Évidemment, le contrepied d’un tel lieu, en regard des vitrines consacrées de l’art : galeries, musées et autres lieux alternatifs en dur et en propre, crée une excitation qui en outre survit peut-être encore mieux dans les mémoires de n’avoir été jamais visité. A plus d’un demi-siècle de nous, libre à quiconque d’emplir ce carré rongé de lierre et de salpêtre pour y placer le genre d’exposition explosive dont rêve tout candidat de l’intensité. Apparemment, Baselitz et Schönebeck n’eurent aucun visiteur. Je suis pourtant sûr qu’il y eut quelques bizarres, poissons-pilotes, vagabonds, fâcheux et tapeurs, une poignée d’olibrius ou d’artistes entre deux eaux pour se faire déposer dans les orties et franchir le perron de ladite maison. La brume des circonstances dessine en creux l’espèce de graphisme teigneux qui se grave à la mention de cet événement méticuleusement marginal. Marbrée par les outrages du temps, une ruine de taille modeste n’est pas un cadavre revêche mais une statue méprisée qui se donne à elle-même sa patine. Le couple que soudain elle forme avec un artiste qui lui trouve, dirait Malaparte, les airs d’un « autoportrait de pierre » fait d’elle un pavois surpuissant et instantanément dessiné, gravé, orné, ciselé, buriné, traversé par le modelé de l’artiste puisqu’il s’agissait de l’œuvre de Baselitz, peintre et futur sculpteur. La maison devient pire qu’un atelier sans avoir la tolérance d’un lieu d’exposition. Elle devient illico, dès que Baselitz et Schönebeck l’adoptent et pensent à ELLE sur le chemin du retour, le nez collé à la buée des compartiments gris de rase campagne, elle devient immédiatement, adoubée au désir, cette espèce de caisson hyperbare en quoi Baselitz, qui incantait le nom d’Artaud dans son manifeste, allait vraiment, pour le coup, le rejoindre, en tout cas partager avec Antonin Artaud ce sens aiguisé de la niche où s’accidentent et se battent « L’homme et sa douleur », du titre donné par Artaud à l’un de ses dessins. Et d’ailleurs…. Justement, cette maison est-allemande, ce quadrupède de mortier dans un trou perdu n’avait-il pas l’une de ses sœurs à Ivry, dans la maisonnette où Artaud fut ramené à la liberté civile, dans une logis implanté dans la promenade de l’asile et dont les pensionnaires en chemise de nuit hantaient les platebandes et les plants de tomates ? A l’intérieur de ce pavillon où Artaud a vécu les 17 derniers mois de sa vie et des plus denses, on aperçoit sur l’une des photos prises par Denise Colomb, deux des grands dessins à autoportraits multiples qu’Artaud avait dessinés sur place et avec lesquels il vivait, donc, après les avoir punaisés au mur. Ni atelier, ni galerie, la chambre-bureau d’Artaud, au chevet duquel tous les émissaires de la création défilèrent ou tentèrent de le faire a quelque chose de ce lieu entendu comme une extension rayonnante du créateur, chemisé comme le kevlar une balle par les murs de sa chambre. Artaud n’avait plus rien au sens de la société. Son habitat était dessiné, se démultipliait en dessins, et il leur a donné toute la vigueur d’une authentique maçonnerie de suppléance ou, mieux, de royaume, on ne peut plus réellement vivable, c’est-à-dire structuré, tavelé de rayons-traits où le carré d’espace intime est un bouquet de faisceaux imprenables, un arpent de volonté gagné à la force du trait et de la ligne, à la finesse d’une poigne électrisée, non à la manie, aux ressassements esthètes où se cache harassé l’espoir de grandeur, mais à la pure nécessité d’une Beauté-force in-extremis qui entre entière dans les gonds faciaux de la « tête armée », ainsi qu’Artaud la recuirasse depuis Nerval. A Baselitz, qui était jeune et en bonne santé, il ne fallait pas un gîte d’urgence, mais il lui fallait les mètres carrés d’une annexe ou d’une soute à munitions, un lieu d’épanouissement pour le cauchemar de luxe qu’il entendait peindre, pour y lever les revenants et les damnés d’une armée de poètes.
 

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