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Entrés depuis longtemps en désuétude, les livres d’Henri Bosco hibernent ou ne dorment que d’un œil dans les entrepôts et les remises. Sans effort donc, j’ai dû trouver « L’Enfant et la rivière » dans l’un de ces locaux où voisinent, dans un fatras de bras articulés et de matières déteintes, une faune d’objets délaissés dont la férocité démodée attaque brutalement les sens. Car ce n’est plus ici l’heure des occasions ou des secondes mains que l’on chine ; voici la Cayenne du bibelot, le plastique et l’étain des mauvais rêves. Des trompes, des formes qui s’évasent, des barils décorés, cas-limites de l’artisanat d’art, ne se retiennent plus d’être laids ; ils tendent le cou au plafond et s’étirent. Ce sont les déshérités de troisième classe, le rebut hystérique des brocantes, les noces barbares, pour la fabrication, du taïwanais et de l’ardéchois, la nausée orange et marron des modes à carreaux et losanges. A imaginer les nuitées du hangar, on frissonne. L’étrange ne lésine pas, il pavoise en énigmes de commode, en masques vénitiens et fantaisies de verre. Une curiosité réflexe nous tourne vers les maîtres d’œuvre, les façonneurs scrupuleux de ces gadgets ou gris-gris évitables. D’ailleurs, le maître des lieux, engoncé quelque part derrière le comptoir ou les amas, est sans doute de ces maquettistes spécieux pour qui le rance est une mission, un devoir de collection. Veulent-ils les vendre, ces oripeaux, ces accessoires embaumés de tombeau, souhaitent-ils vraiment s’en séparer ? A en croire l’acrimonie latente, entre les berceaux cassés et les morceaux de catafalque, on jurerait le contraire. On croirait même que, conservateurs dénaturés, ils veillent sur les fossiles criards, ne laissant partir, à regret, que les horreurs aux défigurations trop légères à leur goût. Et d’abord, qui règne sur ce taudis, posé tel un container à l’orée du bois ? L’adresse est-elle recensée, sous contrôle municipal ? Y a-t-il des titres, des autorisations ou quoi que ce soit de légal ? Tout au plus pend un écriteau agacé, bariolé d’un horaire. La porte s’ouvre pourtant, à la troisième ou quatrième tentative. Des objets fatigués de sentir, il émane un relent de momie et de cave. Quelques têtes dépassent déjà du fatras, elles glissent en silence, à pas lents, compassées, vaguement processionnaires, intimidées. Les visiteurs serrent les épaules entre les rayonnages, gloussent un instant en remuant les breloques. Les livres s’entassent à l’arrière du comptoir, dans un couloir en duplex, sorte d’annexe ou cabine de navire. Des poches, exclusivement, à l’exception de gros volumes aux reliures démises, traitant de médecine ou de vie agricole, s’alignent en ordre serré dans les étagères du haut, puis s’ébouriffent et se chevauchent au fil des rayonnages, jusqu’aux tas inextricables au niveau du sol. La flotte des livres de poche forme un condensé d’épaves scolaires, d’auteurs démodés et de textes datés ou jugés tels. Mélangés aux exemplaires d’écoliers, on trouve les livres de plage, ceux qui rivalisaient encore avec la télévision. Il y a Simenon, Cronin, Pearl Buck dont le visage presque anonyme laissait encore place aux illustrations de couvertures. Tombé de la toiture en plastique ondulé, un faisceau éclaire les volumes. A l’auscultation des titres, l’endroit se précise, la baraque se dévoile. Aux lattes du plancher encore blanches, au silence de grand large, on pense à une cale, au fond d’un navire échoué en forêt, déposé loin dans les terres par une marée anormale. L’examen des dos et des tranches se fait accroupi, à hauteur de l’enfant qui revient à la charge et supplie qu’on lui cède un affreux jouet, grossier et démantelé, que la mère repousse sans mots comme une bête entre ses jupes. Parmi les auteurs, certains noms reviennent. Leur présence ici donne le sentiment d’une disgrâce confuse, qui ne fait pas de détail. L’aristocratie des écrivains n’a plus cours ; majeurs prétendus et mineurs décrétés sèchent ensemble. C’est la mise à l’encan, sans distinction, de Proust à Rica Zaraï. Les bannis en présence arborent étrangement, par quels moyens je l’ignore, une somptueuse dignité. Celle des prisonniers, des reclus, des proscrits. Ils en ont la tête. Les poches rassemblés affichent des mines de Gavroche, avec la même pauvreté royale que le jeune mendiant de Murillo. Le papier jauni, son odeur, les pages cornées, les taches et les auréoles, les griffonnages, en proportions inégales, se partagent le travail de patine. En deux, parfois trois exemplaires, voici « Vendredi ou la vie sauvage » et « Sa Majesté des mouches » entre deux livres de Jean-Claude de Noguès, plus rarement « l’Île au trésor ». Un peu plus bas, l’étrange « Ravage » de Barjavel et « Les petits enfants du siècle », que j’avais dû lire en quatrième, et à leur suite « Le meilleur des mondes » de Huxley ou « Animal farm » d’Orwell. Sans oublier « Des Souris et des hommes » et, à sa suite, d’autres récits de poussière et de grand sud, des salopettes, la vie pauvre et cruelle. Des Hemingway en surnombre, le « Croc-blanc » de London. Fenimore Cooper, Walter Scott ou Jules Verne, même en lambeaux, sont en voie d’extinction. Les éditions reliées du Reader’s digest leur ont survécu. Plus serrés et déteints, les Montherlant, les Troyat, les Bazin, les Pagnol, les Giono sont quelques-uns des grands champions de ces lectures à la flambée devenues, durant les Trente glorieuses, des lectures de congés payés. Au milieu de ces variables enchantements et de ces menus littéraires, un auteur se distingue, à la confluence du souvenir scolaire et d’une région littéraire moins nettement balisée. Je veux parler d’Henri Bosco.
Je n’ai lu « L’enfant et la rivière » qu’à 37 ou 38 ans. J’aime à penser que ce grand succès du livre pour adolescents, jadis, s’est transformé en succès de brocante au fil des générations. Il subsiste comme une référence coriace qui passe les modes, peut-être parce qu’il représente le modèle d’un type de récit. Certaines qualités peuvent être avancées. Le titre crée d’abord à lui seul, par son immédiateté simple, un lieu imaginaire où l’on va sans y être allé et où l’on retourne, après lecture, comme si l’histoire s’était étoffée en notre absence. Ainsi, que vous ayez lu ou non « L’Enfant et la rivière », le titre, au-devant de son texte, ouvre une voie imaginaire que la lecture n’augmentera, si j’ose dire, que d’une version. Car l’aventure de Pascalet, que je me suis appliqué à ne pas relire pour écrire ces lignes, représente une dimension ouverte, une géographie toujours chaude quand on l’a oubliée. Cette lisière, si chère à Julien Gracq, Bosco en soigne la ligne de partage et de trouble entre le connu et l’inconnu. L’aventure consiste, en somme, à aller voir ce qu’il y a derrière et à l’anticiper largement, à se laisser envahir par le délicieux préalable. Sans doute Bosco fait-il dépendre de son Lubéron d’élection, de sa connaissance du terrain, les immersions de ses personnages et de ses lecteurs, mais la magie de son récit me paraît inséparable d’un exotisme « d’à-côté » qui en permet la transplantation dans toutes sortes de reliefs et de latitudes. « L’Enfant et la rivière », c’est l’aventure à la campagne, en été. Or, le braconnier Bargabot, tel un nocher, met en évidence un merveilleux lié au désir plus qu’au territoire. Le monde enchanté dans lequel Pascalet bascule dès lors qu’il fugue et progresse au-delà des limites autorisées, devient un paysage peint aux couleurs de son désir. Plus précisément, une enfilade de visions conformes à ce mélange d’envie et de crainte quand on se risque à l’inconnu. Bosco met dans sa description de la flore et de la faune, un soin tactile où les tiges et les joncs semblent s’allumer au toucher. La netteté du milieu peint par Bosco découpe des ensembles aquatiques ou végétaux rutilants, impeccablement découpés tels des éléments de décor qui coulissent au passage de Pascalet. La vase elle-même y semble un jus littéraire. La nature se penche, une branche après l’autre, comme un rideau articulé sur le garçon. Partout le manteau végétal ondule comme une vaste fourrure indulgente envers son incursion solitaire. En revanche, si Bosco ménage pour l’enfant un ballet de son âge, il anime au frisson des taillis les promesses d’autres formes, moins rassurantes, auxquelles l’auteur expose son personnage. Henri Bosco excelle à générer ce risque ambiant. Pascalet n’avance qu’électrisé par des forces qui le dépassent. Le fantastique l’enserre, et le garçon n’a d’autre choix, à la nuit tombée, que de s’en remettre aux forces occultes qu’il pressent au ras de l’eau et à l’ombre des frondaisons. Il s’y enfouit, s’y love et en fait même son abri protecteur à la tombée du jour. Mais Bosco n’en reste pas aux effets atmosphériques et aux latences dangereuses ; il donne à son lecteur cette transgression qui coïncide avec l’abandon ou presque du vraisemblable. Ce tremblé dans le traitement de la vraisemblance joue d’ailleurs pour beaucoup dans le charme du récit. De la présence vaguement menaçante du braconnier tentateur, nous passons à l’indigène, à Gatzo l’enfant sauvage délivré des bohémiens par Pascalet. Gatzo, trouvé au centre d’une île elle-même interdite, presque impossible d’accès, désigne le noyau ardent de l’aventure et comme la face révélée du mystère. Celui de la forêt et de ses lois. Double sauvage de Pascalet, Gatzo prolongera l’expérience orphique de son libérateur. Nous entrons d’un seul coup dans une histoire à dormir debout mais le personnage bien forgé de Pascalet, puisqu’il partage le même monde, renforce les contours des nouveaux venus. Le garçon, en accostant sur l’île, débarque dans l’univers du conte, avec une tonalité merveilleuse introduite en rafale : une île coupée du monde, un enfant sauvage prisonnier, des bohémiens ravisseurs, un ours et les dangers afférents. La forêt en solitaire, déjà, avait éloigné Pascalet de sa réalité, le cours d’eau le propulse dans une fantasmagorie. En quelques pages, l’auteur établit les bases d’une piraterie provençale et d’une « île au trésor » miniature. Le danger est bien là, Bosco en crée la teneur, mais sans que cette menace ne vienne compromettre le penchant de gaieté profonde du récit. L’écrivain atteint ce point d’équilibre du danger sympathique tel que le pratiquera Enid Blyton avec « Le Club des cinq ». Le jeune lecteur comme le moins jeune sent à chaque détour de phrase la joie fictionnelle, mais ce frisson d’aise se double aussi, tel est le talent de Bosco, d’une inquiétude sourde, elle forme la doublure prestigieuse de ce qui ne serait sans elle qu’une trame d’aventure stéréotypée ; les personnages obscurs font corps avec les ombres de la forêt et le genre d’émotion qui en découle excède le spectre conventionnel des frissons littéraires pour adolescents. Nous sommes en grande féérie, et elle est d’autant plus puissante qu’elle se déroule dans un cadre champêtre familier à quiconque a fréquenté un jour un sous-bois ou s’est attardé le long d’un cours d’eau. « L’Enfant et la rivière » possède un pouvoir d’embrayage sur nos propres rêveries d’escapade et de joie lumineuse. In the mid-1980s, boxing reached a golden age on the French TV channel Canal +. Charles Biétry and Jean-Claude Bouttier treated night owls and lovers of the noble art to the private channel broadcast of live prestigious events, fights for the WBC or WBA title, but also less prominent boxing during “Baltard Mondays”, in Nogent-sur-Marne. They were monthly meetings, in which Mexican boxers, who had arrived the day before, numb and drowsy, were crushed by the French boxing contenders, as the punters and other bawlers cheered. These galas were filled with sluggishness and the stench of locker rooms, the Mexicans’ hands were bandaged while they were spoken to in an incomprehensible language, and the commentators tried to erase any reminiscence of a slaughterhouse. Between these community hall atmospheres and the splendor of Caesar’s Palace in Las Vegas, the best French people were trying to find a place and a name for themselves. Long after Cerdan, some eventually won a world title. Fabrice Bénichou, René Jacquot, Thierry Jacob, Christophe Tiozzo, Gilbert Délé, Daniel Londas were world champions even if most of them did not know how to keep their belts for long. In Tiozzo’s corner, there was Jean Bretonnel speaking calmly and formally to his protégé between two rounds; one felt the fervor of Calais during Jacob’s fights and saw Jacquot’s determination facing Don Curry: the memories of these tense evenings are great, whatever the arenas. The urgency of the "now or never" prevailed in an atmosphere of wobbly, popular and hoarse jubilation, bordering on partisan riot; and so, there was sometimes a victory in the end. But lurking behind these fleeting coronations, was an even more prestigious memory, that of the two clashes between Bouttier and Monzón in 1973 and 1974. The reports are consistent and qualify Bouttier as an exemplary and courageous warrior. His former boxing hall brother Louis Acariès said "he fought like a gladiator", and Monzón himself, the indestructible middleweight of the 1970s, considered Bouttier to be the most formidable of his opponents. This fighting spirit would also transpire in Bouttier’s fervor as a sports reporter. A psychological reflex leads us to adorn remote times with prestige, to give them a flattering patina. The fights of Rocky Marciano, Sugar Ray Robinson, Marcel Cerdan or those of Cassus Clay could seem unconquerable models lost in the mists of a bygone era, with the assumption, well-founded or not, that the temperaments of gentlemen gave to these champions a quality which has definitely been lost. And yet the year 1984 and 1985 were set in the middle of a storm which had arisen at the end of the Seventies. This bad weather was blowing on the category of the super-welterweights and the middleweight when four men competed fiercely between 1979 and 1989 with rematches and deciding matches. Boxing history has dubbed them the "Fabulous Four". They were Roberto Durán, "Mano de Piedra", “The Hitman” Thomas Hearns, “Marvelous” Marvin Hagler, and "Sugar" Ray Leonard. Some experiences are designed to happen at night, night is calling them, shaping them, sheltering and creating them. The 4 boxers only appeared at night, emerged from sheer darkness, from which they then made their way through the crowd wearing hoods only to finally reveal a muscular and gleaming bust, an armored flesh and a formidable look. After the presentations and the rite of the announcer in a tuxedo -Michael Buffer- the unvarying steward with graying temples, came the hit of the gong and 12 rounds, which might or might not be shortened by a knockout. The arenas came to life again for every big match, and there was no shortage of highlights. On April 4, 1987, I set my alarm clock for the legendary poster: Hagler vs. Leonard, a match which could not take place 5 years prior due to Leonard’s retinal detachment. The confrontation was eventually going to take place, and the occasion was Leonard’s first comeback. The fight between these two best boxers was when the confrontations between the “Fabulous Four” converged and peaked. It was about boxing, athletes and performance, but the fights broadcast across the Atlantic were particular at that time and seemed to come from an unknown continent, from an illuminated ring with escorts, billionaires and show business figures strutting about, sneering with their cigars and furs around the promoters. This perimeter of American big money, pitifully enhanced, here and there, with the hilarious smile of a Hollywood star, added a vulgar varnish to these evenings, and the people showing up limo silly part still added, if necessary, to the aggressive perfection of the duels. The quartet of the best in the middleweights, welterweights and super welterweights, would soon be followed, later in the decade, by great boxers such as Iran Barkley, Mike Mc Callum, Michaël Nunn and John Mugabi; in this quartet, Sugar Ray became very quickly the exception, a special case, his conquest seemed to be centred not just around titles, but also focused on the legendary place attributed by the public and collective memory. To be legendary one needed results, and something less easy to isolate, which was based on pace, style, gestures, look and conduct inside and outside the boxing ring. Leonard's elegance gave him an elusive bonus. What’s more, he had come-back, and seemed to be fighting a losing battle. The boxer attracted enthusiasts of the noble art in two opposite ways: his temperament almost felt invincible while a form of delicacy tended to contradict it. The somewhat slender quality of his person, made you think he could lose, or be knocked out. The images of Sugar Ray revealed in broad strokes a boxing enigma in a high-tension show. At the 1976 Olympic Games in Montreal, when the boxer defeated the Cuban Andrés Aldama and won the gold medal, and within the amateur boxing soul and at the Olympics, Leonard is already in the lead, but is still only one boxer among the other American team members. Going pro, after this title, was not easy. To provide for his family, Leonard gave up his plan to study. After his dream came true in Montreal, the boxer declared: "Now I want to go to school". He would not. The circumstances would accelerate the birth of the giant, because this boxer brought to light a widened shadow on the ring and his dark gaze when he was boxing. The metamorphosis had already been observed in Cerdan when he entered the ring. His fear turned into a devastating force. Leonard's profile could appear in his eyes, where his victories were created. The athlete's musculature, in the categories he excelled in, welter, super-welter, middle, super-middle, and half-heavy, signalled the boxer's strength and anatomy, but the way Leonard's eyes seemed to shy away in their sockets when he boxed, announced the fate of his opponents; it was a switch to a dark mode with his whole body hitting and dodging the blows. Specialists rightly note his fast right-hander qualities, his breath-taking reaction speed and his "supersonic" gaze, but it should be added that he had a kind of dread in the eyes. Galvanized with fear, Leonard appeared to be holding two cannonballs at arm's length which he was determined to bring down on his opponent. The boxer's execution speed and velocity were not only efficient but also appeared to stem from a desire that went beyond that of the decisive strike. This desire was expressed in his sense of style and in his puncher’s dance; it was the ritual return of an old anger and suitable combinations to appease it. When Leonard hops around Durán or Hagler, jabs them again and again, we see a kind of drumming, the opponent being the skin of the drum; Leonard harassed his opponent to defeat them of course, but also to keep pace with a ritual and initiatory danger. The movements of the “bolo punch”, the flurries and the grape shot of the famous Sugar series were emblematic of the boxer's combativeness and multiplied during the fight against Hagler; they unfolded for the eyes of the spectators, became grace bordering on fury. Like a heavy-handed angel, he administered disproportionate punishment and we witnessed a phenomenon akin to thunderstorm, an energy released by lightning, in patterns dictated by lightning. The discharges stunned the adversary and they had their own worth. Their strange earthquakes, starting from the bust and the arms, unleashed a choreography, a calling for the two upper limbs. Boxers known for their style are animated by a grace seen in wild cats and are inaccessible to the blows of the punchers. Sugar Ray combined the two qualities: the fluidity and the strength, united by a glorious obsession. This combination becomes even clearer when considering the boxer's double lineage: with Mohamed Ali- Angelo Dundee trained them both- and with Sugar Ray Robinson, the most famous welterweight and middleweight of the post-war period, the model for the stylish hooks who authorized him to use the nickname of "Sugar". Leonard’s demeanour is pleasant and he is as skilfully affable on a TV set as he is spectacular on the boxing ring; yet his charm remains pervasive and elusive, and he, the jubilant bearer of the feat. His hard gaze still owns a piercing and rare spark, like an intimidating forerunner, which is the taste and the sign of victory. Tous nos remerciements à Mélanie Laurent pour sa traduction en anglais. Au milieu des années 80, sur Canal+, la boxe connut un âge d’or. Charles Biétry et Jean-Claude Bouttier régalèrent noctambules et amateurs du noble art quand la chaîne privée diffusait en direct des affiches prestigieuses, des combats pour le titre WBC ou WBA, mais aussi une boxe moins capée lors des « lundis de Baltard », à Nogent-sur-Marne. Réunions mensuelles où des boxeurs mexicains, arrivés de la veille, engourdis et somnolents, se faisaient étriller par les espoirs de la boxe française, sous les hourras des parieurs et autres braillards. Ces galas poussifs aux relents de vestiaire, ces Mexicains à qui l’on bandait les mains en leur parlant dans une langue incompréhensible, les commentateurs s’efforçaient d’en gommer les lueurs d’abattoir. Entre ces ambiances de salle des fêtes et les fastes du Caesar’s Palace, à Las Vegas, les meilleurs Français tentaient de se faire une place et un nom. Longtemps après Cerdan, certains finirent par décrocher un titre mondial. Fabrice Bénichou, René Jacquot, Thierry Jacob, Christophe Tiozzo, Gilbert Délé, Daniel Londas furent champions du monde même si la plupart ne sut défendre longtemps sa ceinture. Dans le coin Tiozzo, Jean Bretonnel vouvoyant son poulain avec calme entre deux rounds ; la ferveur calaisienne, lors des combats de Jacob ; la détermination de Jacquot face à Don Curry : les souvenirs sont grands de ces soirées sous haute tension, quelle que fut l’arène. L’urgence du « maintenant ou jamais » régnait dans une atmosphère de liesse bancale, populaire et éraillée, proche de l’émeute partisane, et la victoire, donc, fut parfois au bout. Mais à l’arrière-plan de ces couronnements fugitifs, un souvenir rôdait, plus prestigieux encore, celui des deux affrontements entre Bouttier et Monzón en 1973 et 1974. Les témoignages concordent pour qualifier Bouttier de guerrier exemplaire et courageux. « Il se battait comme un gladiateur » dit de lui son ancien frère de salle Louis Acariès, et Monzón lui-même, l’indestructible poids moyen des années 70, considère Bouttier comme le plus redoutable de ses adversaires. Ce mental de battant passera dans la ferveur que Bouttier mettra à commenter les matches.
Un réflexe psychologique nous porte à parer de prestige les époques reculées, à y mettre une patine flatteuse. Les combats de Rocky Marciano, Sugar Ray Robinson, Marcel Cerdan ou ceux de Cassus Clay pouvaient paraître d’indétrônables modèles perdus dans les brumes d’un temps révolu, avec le présupposé, fondé ou non, que des tempéraments de gentlemen donnaient à ces champions une valeur définitivement perdue. Et pourtant. Nous sommes en 1984, en 1985, en plein dans une tempête qui s’était levée à la fin des années 70. Ce gros temps soufflait sur la catégorie des super-welters et des poids moyens où quatre hommes s’affrontèrent de façon acharnée entre 1979 et 1989, enchaînant les revanches et les belles. L’Histoire de la boxe les a surnommés les « Fabulous Four ». Il s’agissait de Roberto Durán, « Mano de Piedra », de Thomas Hearns « the hitman -Le tueur à gages », de Marvin « marvelous » Hagler, et de Ray « Sugar » Léonard. Certaines expériences sont faites pour la nuit, elle les appelle, les conditionne, les abrite, les génère. Les 4 en question n’apparaissaient que la nuit, ne sortaient que du noir où, après s’être frayés un passage dans la foule, la tête encapuchonnée, ils ne dressaient au monde qu’un buste musculeux et brillant, une chair cuirassée et un regard redoutable. Passées les présentations et le rite du speaker en smoking, Michaël Buffer, toujours le même steward à tempes grisonnantes, c’était le coup de gong et 12 rounds abrégés ou non par un KO. Les feux de la rampe se rallumaient d’un grand combat au suivant, et les « highlights » ne manquaient pas. J’ai mis mon réveil, le 4 avril 1987, pour l’affiche légendaire : Hagler vs Leonard, match impossible 5 ans avant en raison du décollement de rétine dont souffrait Leonard. La confrontation allait donc bien avoir lieu, à l’occasion du premier « come-back » de Leonard. Ce combat des deux meilleurs offrit la synthèse et le sommet des affrontements entre les « Fabulous Four ». Il s’agissait de boxe, d’athlètes et de performance, mais, en l’espèce, les combats retransmis Outre-atlantique, à cette époque, semblaient provenir d’un continent inconnu, d’un ring suréclairé où se pavanaient poules de luxe, milliardaires et figures du show business, dans une mêlée goguenarde de cigares et de fourrures autour des promoteurs. Ce pourtour de grosses liasses américaines, piteusement réhaussé, çà et là, du sourire hilare d’une star d'Hollywood, donnait à ces soirées un clinquant vulgaire, une part loufoque d’arrivée en limousine qui affûtait encore, si besoin était, la perfection agressive des duels. Dans ce quatuor des meilleurs chez les poids moyens, welters et super welters, à la suite desquels viendront, plus tard dans la décade, de grands boxeurs tels qu’Iran Barkley, Mike Mc Callum, Michaël Nunn ou John Mugabi, Sugar Ray fut très vite l’exception, le cas à part, celui autour duquel semblait s’organiser la conquête, non des seuls titres, mais de cette place de légende accordée par le public et la mémoire collective. Cette entrée dans la légende tenait compte des résultats, mais aussi d’un critère moins facile à isoler, qui reposait sur l’allure, le style, les gestes, le regard, la conduite sur le ring et hors du ring. L’élégance de Leonard lui donnait un insaisissable bonus. Plus encore ce double ressort du come-back et du combat perdu d’avance. Le boxeur cumulait deux attraits contradictoires pour l’amateur du noble art : un tempérament de quasi invincibilité et une forme de délicatesse qui tendait à le démentir. Quelque chose de gracile qui, partout sur sa personne, donnait à penser qu’il risquait de perdre, de tomber KO. Un secret de la boxe et du spectacle à haute tension évolue à grands traits aux images de Sugar Ray. Aux Jeux Olympiques de 1976, à Montréal, où le boxeur se défait du Cubain Andrés Aldama et remporte la médaille d’or, l’esprit de la boxe amateur et des olympiades ne présentent encore qu’un Leonard civil, déjà en tête, mais encore parmi les autres, à savoir les autres boxeurs de l’équipe américaine. Passer pro, après ce titre, n’allait pas de soi. Pour subvenir aux besoins de sa famille, Leonard renonce à son projet d’étudier. Après son rêve réalisé à Montréal, le boxeur avait déclaré : « Maintenant, je veux aller à l’école ». Il n’en sera rien. Les circonstances vont accélérer la naissance du géant. Car ce boxeur porte aux yeux, sur le ring, cette ombre élargie, ce regard foncé quand il boxe. Un phénomène de changement à vue déjà observée chez Cerdan quand il montait sur le ring. Sa peur se muait en force ravageuse. Le profil de Leonard, le creuset de ses victoires semble flotter dans son regard. La musculature de l’athlète, dans les catégories où il a excellé, welter, super-welter, moyen, super-moyen et mi-lourd, signale la force et l’anatomie du boxeur, mais la manière dont les yeux de Leonard s’effarouchent dans les orbites, quand il boxe, annonce le sort des adversaires, un passage en mode sombre où le corps entier frappe et esquive. Les spécialistes relèvent à raison ses qualités de droitier rapide, sa vitesse de réaction époustouflante et son regard « supersonique », mais il faudrait ajouter cette manière d’effroi dans les yeux. Galvanisé par la peur, Leonard paraît tenir à bout de bras deux boulets qu’il s’applique à abattre sur son adversaire. La vitesse d’exécution et la vélocité du boxeur sont non seulement efficaces mais paraissent également d’un autre désir que la frappe décisive. Ce désir serait dans la beauté du geste, dans la danse du cogneur ; le retour rituel d’une ancienne colère et des combinaisons adaptées pour l’assouvir. Quand Leonard sautille autour de Durán ou Hagler, les pique et repique, nous assistons à une espèce de tambourinement, l’adversaire étant la peau du tambour; Leonard harcèle pour battre son adversaire bien sûr, mais autant pour garder la cadence d’un danger rituel, initiatique. Les moulinets du « bolo punch », les rafales et la mitraille des fameuses séries de Sugar, emblématiques de la combativité du boxeur et multipliées lors du combat contre Hagler, développent aux yeux du spectateur une forme de grâce élevée à la fureur. Quelque chose d’un ange aux mains lourdes administre une punition démesurée et nous assistons à un phénomène proche de l’orage, de l’énergie libérée par la foudre, au dessin choisi des éclairs. Les décharges assomment l’adversaire mais elles valent pour elles-mêmes. Leur étrange séisme parti du buste et des bras lâche une chorégraphie telle une vocation des deux membres supérieurs. La grâce du fauve anime parfois les stylistes, inaccessibles aux coups de boutoirs des « punchers » ; Sugar Ray alliait les deux qualités : le délié et la frappe, unis par une obsession glorieuse. Un alliage que surligne d’ailleurs la double filiation du boxeur avec Mohamed Ali, dont Angelo Dundee, le soigneur, est devenu le sien, et avec Sugar Ray Robinson, le plus illustre des poids welters et poids moyens de l’après-guerre, le modèle du fléau stylé, qui l’a autorisé à reprendre le sobriquet de « Sugar ». Les abords plaisants de Leonard, aussi habilement affable sur un plateau TV que spectaculaire sur un ring, n’atténuent en rien le charme prégnant, insaisissable, de ce porteur jubilatoire de l’exploit, et de cette étincelle dure à l’œil, perçante et rare autant qu’annonciatrice et intimidante, qui est le goût et le signe de la victoire. J’ai trouvé Golub à Paris, sur une affiche, à la vitrine d’une galerie. Une de celles qui ne semblent jamais ouvertes, adresse froide entourée de ses consœurs dans une cour d’immeuble, énième antenne de l’impayable prétention à la française. En dépit de son petit format, je ne pouvais passer à côté de cette affiche. Avec son groupe de figures sur fond de vastes à-plats, elle rassemblait assez de matière griffonnée et râpée pour accrocher le regard. L’image se distinguait par l’une de ses tentatives imprévisibles comme je les espérais et ne les voyais jamais dans les lieux d’exposition ; je les rêvais en supposant une méchante avant-garde, une peinture des bas-fonds faite par les fils éloignés d’un expressionnisme des ruines et de la débauche. La peinture reproduite donnait typiquement l’envie d’en voir plus, de vérifier si l’artiste pouvait décliner ce charme à volonté. La scène et son ambiance parlaient de jeunesse et de peinture faite à l’ampoule des caves ; une peinture de ghetto, avec des fonds de pots, sous des plafonds amiantés. Un groupe de figures aux membres allongés se démarquait donc sur un fond uni. Les visages et les vêtements exhibaient le même grain distinctif, chiné, grenu. Un effet frotté dont Golub tirait le meilleur effet. Tissu et peau y gagnaient une patine et un air buriné proches des traits surlignés dans la bande-dessinée, des ombres schématiques similaires, des cicatrices noires, presque gratuites, mais d’une manière plus fondue et richement texturée. Un hiératisme lié à l’étirement rapprochait ces corps de ceux de Schiele ou même de ceux en pointe de Bernard Buffet, y compris leur peau comme scarifiée par les rides d’expressions ou couverte de fines hachures telles des peintures de guerre, surtout aux visages modelés par les encoches et les chevrons employés par le peintre. De près, ce sont des balafres sioux, de loin, c’est un modelé inédit, mâchuré, une sorte de maniérisme veineux. L’artiste s’appuie pourtant sur des photos pour composer, le réalisme photographique se fait sentir, mais ses figures peintes sur des hauteurs de trois mètres imposent une allure de personnages de peinture, issus d’un monde peint, non photographiques, donc, et fictionnels à souhait, transfigurés par le style du peintre. Comment Golub est-il venu à la peinture ? Je l’ignore. En revanche, et il faut le souligner à l’honneur des USA, Golub a reçu une bourse en tant que vétéran de la deuxième guerre mondiale. Une carrière de peintre-pacifiste débute alors. Dès cette époque, l’artiste et sa femme, Nancy Spero, ont mené une vie d’engagement à travers leur art. Ainsi Golub est-il connu pour sa série « Napalm » consacrée à la guerre du Vietnam, ou encore pour une série intitulée « Riot ». Meurtres, agressions, crimes règnent surtout en tension dans ces toiles, un mauvais coup est en cours, juste avant le passage à l’acte. Une atmosphère de complicité sinistre, voire d’exécution sommaire, domine dans les tableaux du New-yorkais. Sans doute y entre-t-il quelque chose de cette dénonciation que Golub entendait pratiquer dans son art, mais la transmission immédiate, le type de commotion causée par les toiles géantes de Léon Golub passe outre le « message » ou la portée symbolique. L’impact des œuvres de Golub relève de la seule peinture et de ses pouvoirs. A commencer par la texture de lin des vastes tapisseries à quoi s’apparentent les peintures de Golub. On les croirait trempées dans quelque jus de cinabre de sa fabrication, d’un vieux lin rouge moyenâgeux, coloré dans la masse. Golub suspend ces tentures/tapisseries et il en résulte un superbe télescopage entre l’allusion médiévale de la toile pendue, aux lourds plis vagues, et l’ambiance d’illustration représentant des mercenaires, des soldats ou autres groupes d’agresseurs. Barrière d’émeute ou bas-quartier, il y a du décor de film bis dans les œuvres de Golub. Une manière tigrée de traiter les personnages et le décor, d’ailleurs souvent laissé à l’état de fond conventionnel, littéralement d’écran. Sur la toile, il reste aussi beaucoup de ce plaisir pris par Golub à disposer ses gigantesques figurines. Il leur donne un côté soldat de plomb. Un air manufacturé de rôles types, plutôt scabreux chez Golub. Les thèmes abordés ont beau s’interposer entre le regardeur et la toile : « viols, « émeutes », guerre », l’impression première serait plutôt que les hommes de Golub sont là sans savoir ce qu’ils ont à faire. Ils flottent entre deux états, ils sont là par hasard, charriés par le courant des rues ou de l’Histoire. Mais avant d’être intrigué par les identités plaquées, toujours un peu artificielles des protagonistes d’une toile, le regardeur écope leur présence plastique, leur unité sensuelle de chose peinte. D’emblée, face à une toile du New-yorkais, on reconnaît tout un arrière-plan de bricolage fascinant dont naît le style des peintures. D’ailleurs, nous avons la chance de voir Golub au travail grâce à des vidéos en ligne, et ces images nous éclairent sur le processus. Alternativement au mur et au sol, debout, perché sur un escabeau ou carrément allongé, le peintre éreinte, rabote et passe à « l’attendrisseur de boucher » les couches d’acrylique déposées sur le lin, et donc passées à une sorte d’essorage. Golub dégorge le lin imbibé d’eau et d’émulsion, il fatigue la matière et en obtient cet effet froissé/délavé où les toiles/tapisseries prennent beaucoup de leur facture vénérable. Le secret de fabrication majeur semble ainsi lié à une forme de tannerie. On pense également à une parenté pompéienne de ces toiles, pour la richesse des couleurs passées, délicatement ternes, en alternance avec des coloris profonds ; une évocation rupestre qui rappelle aussi bien l’affiche arrachée et les patchworks. Du reste, Golub ne se prive pas d’entamer ses supports, rompant avec le rectangle en travaillant sur de longues banderoles-lambeaux probablement coupées et arrachées au gré des accidents de parcours, puis retravaillées selon cette découpe en dents de scie du support. Pour la composition des scènes, Golub semble jouer comme un fan ou un collectionneur avec ses bibelots et raretés ; il puise dans des tiroirs et classeurs où sont rangés d’un côté les viols, les meurtres, les tortures, de l’autre les armes, découpées comme des décalcomanies, des gadgets, des jouets. La bibliothèque de fragments paraît abondante et l’artiste prélève les éléments nécessaires à des scènes qu’il agence ainsi, en mêlant des pièces de puzzle. Ce recours aux photos découpées dans les magazines, collées sur la toile pour les avoir sous les yeux et en reproduire l’ensemble ou le détail, en dit beaucoup sur l’atmosphère de « camp de création » propre à Golub. Son atelier new-yorkais aux murs de briques blanches, où l’on soupçonne non loin un monte-charge, évoque les milliers de jours et de nuit new-yorkais et tous les recyclages peints de ses grondements; New-York aussi bien que Chicago, sa ville d'origine. Il y a du jouet sophistiqué, luxueux, dans le soin mis à dessiner et peindre ses sombres personnages et leur attirail. Avec l’espèce de lividité des visages et la malédiction dont tous ils semblent frappés, Golub laisse s’imprégner, dans ses tableaux, la suée pâle de la grande ville. En employant des photographies de presse prises dans le feu de l’action, saisies au vol, dans des situations de drames et de crises, Golub confère à ses silhouettes peintes sur grands formats une dimension et une solennité de statuaire. La réussite du peintre tient à la capture de positions et postures presque impossibles à créer en imagination. Les clichés de reportage, photos prises sur le vif où les protagonistes figés prennent et gardent une pose aussi violente qu’éphémère, constituent le vivier de modèles où puise l’artiste. Les mouvements et les façons infinies qu’ils ont de se répartir ou de se chevaucher dans l’espace, Golub en prélève l’éloquente cruauté, le fait-divers visuel, mais il emprunte de façon encore plus parlante l’architecture originale d’un groupe de corps et sa mêlée provisoire de troncs et de membres. L’efficacité entêtante des tableaux de Golub, pour une part, doit tenir à l’air de famille des silhouettes mises en scène. Elles font penser à des acteurs au chômage, des figurants ; une sorte de piquet de grève ou de délégation toujours prête à servir de modèles dans les brumes d’un tableau à naître. Golub réveille ce fond de figures permanentes, toujours déjà présentes dans la trame d’un tableau. Dès les premiers coups de pinceaux, les silhouettes d’une bande ou d’une faction anonyme affleurent. Ce ne sont que des ombres en puissance ; or, Golub les intercepte volontiers, les hameçonne des profondeurs du tableau, aidé en cela par la série de formes humaines attrapées dans le cadre d’une photo. Il arrive que Golub intègre le mouvement dans ses compositions, mais le plus souvent, la posture immobile l’emporte. En peinture, l’esquisse d’un geste n’est qu’un autre type d’immobilité. De loin, en vue d’ensemble, un format géant de Golub détache une grappe humaine comme un corps à dix têtes. Les silhouettes ne flottent pas comme des quilles, elles forment entre elles un vaisseau, une série de blocs dont l’aplomb est solide. Qu’elles soient debout, pliées, couchées, assises, Golub excelle à faire tenir les figures dans l’espace de la toile. Son emprunt à la photo élargit la gamme de la posture conventionnelle. Des attitudes sans pose introduisent un nouveau type de modèles à peindre. Au point que lorsqu’on regarde une peinture de Golub, on croit voir de nouveaux gestes, des positions inédites des bras et des jambes, de nouveaux hiéroglyphes posturaux. Dans l’art d’occuper l’espace avec l’anatomie humaine, Golub déjoue le mauvais sort du banal et de la redite des figures en pied ou prenant plus ou moins sournoisement la pose quand bien même on les démantibule. Avant d’être d’anonymes bourreaux, militaires ou interlopes, les figures de Golub sont des modèles offrant à l’artiste un album de poses et un jeu de membres qui donnent aux toiles leur tension singulière. Aussi, par-delà les thèmes abordés et les revendications qu’ils supposent, je vois surtout, dans ces peintures, une magnifique solution au vieux problème de la représentation des corps. Les corps peints ne peuvent pas bouger mais ils ne sont pas condamnés, chez Golub, à rester les bras ballants, à ne pas savoir où se mettre. Golub défie cette raideur. Les personnages du peintre ne manquent d’ailleurs pas de raideur, en raison du traitement plutôt émacié et tendineux que l’artiste leur réserve, mais il ne s’agit pas d’une raideur de corps perclus, d’une impression de rhumatisme gourd liée au dessin ; cela vient je crois, d’un autre effet, peut-être du poids, de la sensation massive de ces géants extraits de leur carrière. Gustav Mahler serait le champion du « romantisme mourant ». Dès lors que le mot romantisme est lancé, plus encore quand il entend rendre compte d’un art, je ne suis jamais sûr de bien le saisir, peu enclin à en subir les raideurs de tiroir, mais son association avec l’adjectif « mourant » charge l’adjectif d’une foudre de la mort debout, entre apothéose et catastrophe, qui sied bien au compositeur. On songe aussitôt à l’Adagietto rendu célèbre par le film Mort à Venise de Luchino Visconti, dont l’étirement grave et solennel recèle un somptueux crépuscule en même temps qu’un levant d’éternité. Sous les charmes de Gustav Mahler, nous sommes au pied d’un Mont dont la cime se perd, hors de vue. Quand l’avons-nous vu et entendu la première fois ? Par quelle limpide trouée s’est ouverte l’immense prairie à reflets, pivots et lamelles d’une danse de Nerval ? Quelle que fût la source de cette découverte solitaire, ce fut l’un de ces ébahissements à l’avènement d’une suprématie dans l’histoire d’une sensibilité. À la volée des premières notes et de leur effet de tempête pilotée, Mahler suscite une loyauté sans rivale. Prise en son milieu, au détour de ses bourrasques, une symphonie de Mahler active, mieux qu’une reconnaissance, un flagrant-délit où se découpe l’être cher recensé ou à venir. La permanence d’un médaillon frappé en plein ciel, porté à bout de salves et de vagues, toutes de fond, sonne l’heure de se revoir. Les courants d’un rendez-vous aérien ventent autour de l’apparition d’un pur élément passionnel, statufié, auquel les passes sonores de Mahler tentent inlassablement de donner le dernier coup de ciseau. Mahler élève au rang de cataclysme musical les tourmentes du cœur, plus encore la gloire d’une noblesse atteinte dans l’abîme et qui va, sans plus se reconnaître, d’une grandeur d’avance sur elle-même. Une humanité étendue, un homme devenu géant, dont Mahler invente le prototype, y devient le roi d’une spécialité déchirante et conjuratoire où l’homme finit par sombrer mais entraîne la fatalité dans sa chute. L’immense Adieu de Mahler dresse une victoire monumentale et irréversible au milieu du néant. La mort en vie, la mort au cœur avant le retour à la terre, y sont fourragées de telle sorte que la nuit ne peut plus se faire entièrement dans les corridors de la perdition ; des restes d’embrasements, des lambeaux guerriers y éclairent désormais la souffrance comme une suite de torches.
Les Symphonies de l’Autrichien restent en mémoire avec l’acuité de meurtrissures personnelles. Une impression de porte battante, ouverte sur l’infini, sert de fond à une bataille livrée contre les afflictions éternelles. S’il est souvent question, par-delà l’angoisse amoureuse, de manifester toute la plénitude du sentiment et d’en mimer l’infini, les failles, les ploiements liés à la plainte et à la détresse ne le cèdent en rien au combat. L’immersion signée Mahler, laquelle semble monter d’un revers de plaine ou s’élever d’une crevasse oubliée, toujours déjà dans l’air, lourds d’échos inimitablement vieillis par une patine immémoriale, enjambe les causes et les raisons d’un drame particulier pour brasser et rebrasser une extrémité pathétique inconditionnelle. Une valeur inouïe affleure, sombre et ressurgit au relief des soubresauts. Cette gravité marmoréenne, plus nue que la tristesse, reste chez Mahler d’un désespoir ascensionnel. Les symphonies paraissent des machineries de haute précision faites pour terrasser l’avanie, l’humiliation et la très invincible détresse. Les manières de patrouilleurs des mouvements symphoniques, tels qu’ils avancent et sursautent sur les lieux d’une déroute ou d’un enchantement, font penser à une chasse errante, ponctuée de rugissements ou de longs coups de sang imminents au sortir desquels la pointe battue des symphonies n’est plus qu’une étrave sans protagonistes. Je pense à la première symphonie. Valse et tintement de clochettes y créent le flot d’une fraîcheur anormalement vive, une transparence de prisme aux couleurs de fleurs sauvages. Une Symphonie printanière, oui, mais d’un printemps pour les Dieux ou les Morts. Les vallons évoqués par les instruments à vent échappent à la mièvrerie sautillante d’une pastorale trop balisée. La scansion d’attelage à clochettes, dans le premier mouvement, est moins un trot de jeunesse humaine ou animale s’ébrouant qu’une danse de la rosée, suivie à la perle près. Un excès limpide grevé par des poches d’ombres, des baisses de tension tels des avertissements, des prémonitions informes lâchées en plein enthousiasme. Plus que la ponctuation inquiète ou ombrageuse d’une ambivalence en contrepoint de cette gaieté primesautière, Mahler tient une beauté affolée à la pointe de son orchestre. Les motifs et friselis grâce auxquels se forme et retentit un espace de légende, ne se contentent pas d’étinceler ; ils frappent à la porte d’un Paradis terrestre de l’intensité. Une forme de ressac, d’espoir assiégé assure la monumentalité grondante. La nécessité d’un grand rêve vivant invente son échelle. Des proportions inhumaines où les atteintes les plus cruelles deviennent expansives d’avoir été si rongeuses ; elles roulent par le monde, en notes symphoniques, comme des titres de gloire. L’homme n’y est plus une espèce miniature percluse d’intimes vicissitudes, il devient le gisement de son cœur généreux en même temps qu’un vengeur passionné de lui-même. Mahler rend justice à son propre cœur. Il n’a pas son égal pour rendre ces bouffées d’expatrié oriental, ces accents de peine embués de grandeur, ces grincements de vaisseaux hantés. La voix brisée de Mahler est un composé de fierté et de délicatesse fanatique dans une buée de larmes évaporées par l’énergie du branlebas. En série de réflexes brusques, l’orchestre semble l’enregistreur et l’expulseur de révoltes paniques et de tétanies. À certains accents de trompettes, Mahler invente des peines inconnues comme des terres non foulées. Voilà telle inquiétude montée sur un solo de hautbois, tel doigté de harpe errante au beau milieu d’ouragans coupés net et repris à la hausse en offensives d’archets voisins de la scie. Un grondement de moteur bouleversé, en crise, se fait entendre, pareil à un préchauffage de réacteurs. Mahler paraît ainsi d’une espèce mi-humaine mi-orageuse, continuité bipède des ciels lourds, descendants de leurs vindictes. Je pense à la marche funèbre, premier mouvement de la célèbre 5ème symphonie au mouvement menaçant, extrêmement tendu, comme un morse farouche, un départ aux aguets, une aube paranoïaque. Les saccades introductives de la trompette solitaire préfigurent le crescendo d’une espèce de rage martiale, un désespoir du guerrier où Mahler invente des vrilles, des crises, des allumages de soutes à munitions, des embrasements en chaîne où fait rage une tempête métallique aux bourrasques toujours plus cinglantes montées de gouffres toujours plus profonds. Comment rêver d’une explosion de rage plus intégrale ? Mahler s’y présente bardé de froid ; il n’est pas encore ce buste de pierre reproduit dans les Académies, il est l’homme orphelin de sa fille et le poursuivant éternel de sa femme. Une préfiguration de la « rigor mortis » lui prend les mâchoires. Du fond de la cabane de composition, à Maïernigg, Mahler répond pied à pied à la malignité des supplices. Jamais il n’ira plus loin dans la transcription à coudées brusques d’une dislocation interne. Transposition serait plus juste car voici une séquence qui possède les jets de la crise, les projections, les irruptions, mais leur succession possède avant tout l’harmonie seconde d’une collection de joyaux enragés mis bout-à-bout. Ce relief de montagnes russes et sa carte expressionniste croule lui-même sous l’élan des coups de boutoir et des déferlements en séries. Ce sont des assauts, des plongées en piqués, une forme de déluge concentré sur le point le plus reculé et le plus central de la mère des douleurs. Il s’agit de faire sauter et d’exprimer toute la matière cautérisante de la fureur. Si Mahler s’est fait le spécialiste d’une marée des paroxysmes, il faudrait un autre mot, plus sévère, pour dire l’éclatement d’apothéose de la 9ème symphonie, particulièrement cette installation à la crête du moment de vérité à quoi se résume le quatrième et dernier mouvement. L’orchestre semble pris, au sommet de la stridence, de l’aigu pathétique, par un cœur hurlant ou quelque face d’agonisant invincible. La philharmonie devient une bête à cent têtes, sur-réactive, convulsionnaire, prise de réflexes comme des décharges. Mahler, en soutirant aux archets obliques et cisailleurs telles salves de stridence émissaires d’un assaut rêvé dans la splendeur ; Mahler, avec un accent de culmination et d’envol sans précédent, accomplit une percée décisive. L’homme a tant de fois plié à se rompre sans que rien ne soit parvenu à lui éteindre ce regard aux grands yeux, qu’à l’instant de cette neuvième qui sera la dernière, l’immensité ailée marche avec lui et la victoire sans nom se profile. Mahler a attendu, autant qu’il le fallait, non penché sur le pupitre des notes alignées, mais au fond de l’écrasement solitaire, non la crise à se tordre dans un hurlement de pulvérisation libératoire, mais avec une patience de chasseur inouï rendu à sa nuit, une certaine volée de pleurs à froid où plus rien ne sera lâché. Gustav Mahler trouve là le sens d’un renfort envoyé de l’arrière, où l’arrière, – je veux dire, tout le damné de l’arrière–, monte en première ligne. De tous les dossiers qu’il n’y aura plus à instruire, la preuve tombe, elle est finale. La délicatesse penchée sur la tête d’une petite fille nommée Putzi, l’Amour grand comme les ciels ; l’adagio n’a plus que ces deux mouvements d’absolu qui respirent à souffle profond. Et qui l’a entendu ne l’écoutera encore qu’en y laissant une terrible dépense sur les berges de l’abîme où Mahler vient nous chercher. Luc Dietrich reste associé pour moi à une constellation d’hommes-poètes de l’entre-deux guerres même si l’écrivain fut insuffisamment mondain pour devenir l’un de ces dissidents du surréalisme qui ont donné le meilleur (Artaud, Michaux, Lecomte, Daumal). Ami de Daumal justement (et je songe au bain lumineux de leur séjour dans les Alpes durant la guerre), édité par Denoël, Dietrich est l’un de ceux qui, organiquement poètes par l’écriture, s’adonnèrent à la fiction. Le Bonheur des Tristes paraît en 1935. Le titre même en forme de sentence lapidaire, par son oxymore si tranché, comme entendu de toujours, donne le ton du roman. Nous savons que ce livre a été écrit, sinon à deux, avec Lanza Del Vasto, du moins accompagné par cet homme qui recueillait les mots à voix haute de Dietrich et lui facilitait ainsi l’écriture ; un appui indispensable à en croire l’auteur. La grande netteté de propos, la concision limpide et continue de l’ouvrage doit y être pour beaucoup, mais ce partenariat m’a toujours agacé par sa dimension de tutelle et de « guidage » aux grands airs. Il y entre une tessiture étrangère, donneuse de leçon sans en avoir l’air, dont je ne sais si elle est vraiment de Dietrich. Le Bonheur des Tristes, surtout dans ses deux premiers chapitres, garde ainsi quelque tonalité de componction, de voix basse et de silences entre les mots dont la tonalité « sandales et cheveux au vent » est irritante. Irritante peut-être mais son efficacité paraît indéniable. Le début de cette relecture m’a donc crispé dans les premiers chapitres puis le récit s’est comme dételé. La voix s’est unifiée et le propos s’est resserré. J’ai alors retrouvé ce qui m’avait tant plu. Le récit de Dietrich avance par unités irrégulières séparées par des astérisques. On serait tenté, et l’on aurait tort, d’y voir un découpage du récit en tronçons de proses poétiques ; ces coupes ne favorisent que d’habiles et nerveuses ellipses. Dietrich ne comprime pas, il aère. La juste coupe et le délié des phrases se ressentent de la saisie orale du roman à sa source. Il résulte de cette saisie du propos avec les mots tels qu’ils viennent une fluidité impeccable. La lecture ne butte sur aucun accroc. Une telle écriture suppose un polissage impressionnant, doublé d’un dégraissage systématique du mot de trop ou de la moindre surcharge, d’autant que cet effort ne montre pas ses coutures. Cet effet de source claire concourt peut-être justement, parfois, à cette voix basse et égale d’une suavité pontifiante. En revanche, la précision mise en œuvre donne aux faits et situations évoqués des contours étincelants. Le feutrage dans la voix mêlée à cette naïveté composée qui contrefait la voix de l’enfant puis celle de l’adolescent opère comme une machine à contrastes. La voix d’enfant empruntée par Dietrich, par le jeu d’un laconisme qui donne l’effet d’une expression simple et dépouillée, somnambulique, sert le hérissement des mésaventures choquantes et autres incongruités faites pour l’ombre et ici exposées au grand jour. Le compte-rendu se confond avec la stupeur de l’enfant cueilli à vif par la violence de la vie et des milieux. Dietrich n’accompagne d’aucun surlignement émotionnel les mauvaises surprises en chaîne ou le développement inexorable des catastrophes. Désarrois et détresses y sont reçus, sans amorti, de façon tétanique. Les commotions de l’enfant restent incluses dans les faits, assorties, en quelque sorte, de déglutitions silencieuses. Lorsqu’une enfance tourne mal, l’épopée vient toute seule. Nul agrandissement mythique ne s’impose, l’enfance malheureuse y pourvoit et à coups redoublés dans Le Bonheur des Tristes. Car cette autobiographie, de l’enfance et de l’adolescence de l’auteur, se double d’une trame et d’une intrigue cardinales qui en subliment le malheur. Le personnage principal vit en effet dans le risque permanent d’être retiré à sa mère adepte de l’opium et régulièrement reprise par ce mal. Dietrich n’expose jamais la situation ; le lecteur suit les évolutions de l’enfant et déduit de lui-même les absences maternelles et la cause de cette absence. Dietrich joue sur les distorsions temporelles et spatiales typiques de l’enfance pour tenir sa mère hors de portée de toute critique, pour l’envelopper d’une sorte de flou immunitaire. Quelques balises concrètes viennent cependant pointer l’absence maternelle, par exemple lorsque celle-ci attend deux ans avant de venir chercher son fils placé dans un pensionnat et voué à la vie semi-carcérale de ce genre de lieux. Or jamais le jeune Dietrich ne condamne l’absence de sa mère, rien n’entame sérieusement son idéalisation et son amour. L’enfant, si j’ose dire, souffre patiemment, mieux, souffre fidèlement. C’est là qu’intervient l’équivoque. La mère ne délaisse pas cruellement, gratuitement son fils, elle se désintoxique de sa dépendance à l’opium. Telle est du moins l’image maternelle que Dietrich se contorsionne à forger aux yeux du lecteur. Faible, impuissante à lui épargner les bagnes de l’assistance publique, la mère n’en reste pas moins l’étoile intouchable de son garçon. Personnage diaphane, infirmière protectrice et bienveillante, l’étrange fée auréolée de son prestige efface les traits de la mère indigne. La mère de Dietrich se conduit pourtant comme une maîtresse abusive. Les bienfaits dispensés à son fils sont bel et bien subordonnés à sa dépendance à l’opium. Les « raisons » de ce mal, quelle qu’en soit la forme neurasthénique, forment un bloc de non-dits, un mystère dont Dietrich déculpabilise sa mère. Car tandis que la mère guérit très provisoirement d’ailleurs de sa souffrance de luxe, le jeune Dietrich, lui, enchaîne les placements chez son oncle et sa tante et les galères pour orphelins. Quand il reprend la vie à deux avec la reine de son cœur, c’est pour la perdre à nouveau et redevenir un orphelin provisoire. Dietrich est l’abandonné à répétition, qui plus est par une mère qui disparaît plus qu’elle ne le quitte, avec les grâces d’une béatitude opiacée, comme une revenante prend congé. Cette atmosphère d’abandons extatiques règne sur tout le roman et entoure de vapeur mythique les réalités dures que le jeune Dietrich affronte seul, privé de celle qui est tout pour lui. Cette absence prestigieuse, réduite au pronom « elle », place d’emblée la mère du côté des chers disparus, dans la communauté des morts, et les phases de retrouvailles ressemblent en effet à des parenthèses spectrales, des bonheurs interdits caractérisés par leur ouate et leur temps suspendu. Ce roman est d’ailleurs placé sous le signe de la fleur dont les qualités éphémères, délicates, bienfaitrices ou vénéneuses, symbolisent la mère mais aussi son fils devenu un véritable horticulteur à la faveur d’un séjour en province. Plus généralement, une odeur « phéniquée », dirait Huysmans, flotte au fil des pages et leur donne une note entêtante. Une odeur de lys fanés, comme un sillage de l’absente, signe l’ambiance des espaces confinés, notamment à Paris, où l’adolescent et sa mère ont survécu sous les toits. Dans cette relation mère-fils raffinée et maladive, Dietrich est la proie d’une carence affective que rien ne répare ; la mère y est uniment la plaie et le baume. Rêvée les yeux ouverts par son fils, elle reste pourtant le contrepoint enchanté de la vie extérieure, où la relation aux autres se caractérise par l’inadaptation, l’indignité criante et l’écrasement systématique de toute délicatesse. Le seul repos des sens, les seuls instants où Dietrich enfant trouve accès à lui-même, c’est dans la contemplation, l’absence rêveuse et une sorte de dédramatisation ludique dont on ne sait s’il est pour Dietrich le dernier stade du dérisoire, une réelle fraîcheur de secours ou un alliage des deux tendances. Cette ingénuité pénétrante se manifeste par l’espèce d’étonnement filé face aux événements, auxquels le jeune Dietrich soutire des adages. Ces formules qui viennent au jeune homme sans forcer, cette manière unique de répondre aux circonstances ouvrira la seule perspective à la fin du roman : écrire. Quant au dernier chapitre « Le pain et la terre », qui fut pour moi le souvenir marquant de ma première lecture, il condense des tranches de vie accélérées où Dietrich, engagé valet pour fuir Paris et l’ombre morte de sa mère, se trouve en première ligne de l’espèce humaine, livré, mieux qu’un martyr dans un cirque, au grand défoulement des bas instincts. On ne sait d’ailleurs comment nommer cette mêlée de turpitudes dont Dietrich apprenti vacher devient le spectateur et le ludion. C’est l’éclatement révélateur, la dernière série d’épreuves après quoi plus rien ne sera neuf, étonnant, saisissant. La foire aux monstres est au complet et ce sont comme des vannes débondées, à l’image de la fosse d’aisance que le vacher doit d’ailleurs récurer, lieu emblématique qui, à plusieurs reprises, devient le théâtre des hauts faits de cette ferme, ou plutôt de cette arche aux déboires. Un théâtre de guignol se met ici en branle, autour des animaux et entre leurs jambes, et rien ne manque au rendez-vous des menaces, des abjections, des perversités enragées, à ciel ouvert. Toutes elles éclosent, atteignant une acmé burlesque dont la force ne peut plus faire l’objet d’un sous-texte édifiant. C’est la catastrophe sans témoins sinon la cohorte des acteurs eux-mêmes, englués dans une ironie générale. Pour le valet de ferme, ce serait pour un peu ce « dépucelage à l’horreur » dont parle Céline, sinon que Dietrich parvient à résister aux épreuves de force et au froid, aux brusqueries et aux coudoiements bestiaux. La galerie de personnages éclate littéralement en qualité de fantasmagories ; chacun mériterait un roman, au moins une nouvelle : le berger assassin de son père, la fille du maire, les bergères lubriques, la violée consentante de treize ans, ou encore la fermière en chef, sans parler des vaches, au début ennemies vicieuses et à la fin des amies, peut-être les seules, toutes affublés d’un nom, et dont Dietrich emportera le crin de l’une d’elles, Marguerite, quand il repartira à la ville. Cette campagne outrée n’a certes rien des Glaneuses de Millet. Entre deux exigences impitoyables de la terre, on s’y venge du labeur à grands rires d’ogres. A ce titre, le « spectacle » de la hure du porc dévorant un mets imprévu, reste, pour qui a lu ou lira Le Bonheur des Tristes, un « must » de l’horreur et un sérieux concurrent au fond de l’abîme. D’éblouissants morceaux de bravoure émaillent Le Bonheur des Tristes, je pense entre autres au fameux éloge des « Tristes » en deux pages et à ce que Dietrich entend par leur « bonheur ». Ces sentences s’inscrivent sans heurt dans le fil d’un récit où l’amour absent, en carence, fuyant, ne cesse de siffler par les crevasses et les plaies, et où, en attente de cette d’une chaleur décisive, Dietrich pratique cette dignité de suppléance, en l’absence lancinante d’affection, de la tête haut levée, dressant le relief osseux de son visage. Du début à la fin du Bonheur des tristes, se fait sentir l’os sous la peau, la discipline osseuse de tous ceux qui aiment dans le vide en serrant les dents. L’heure et demie passée avec Billy et Kes, son faucon, nous tient sous le ciel du Nord, dans le Yorkshire. Le réalisateur champion des récits ouvriers et des immersions dans les milieux pauvres, en capte ici, plus que jamais, la lumière crue. Celle des réveils matinaux et des aubes à rallonge. Mais ce ciel blanc n’est pas seulement dur et austère, il rayonne en contrepoint des étendues de verdure, il donne son fond immuable aux prairies d’usine que le réalisateur longe et caresse de son objectif. Les lieux de transit où Billy court et s’élance, entre une errance et deux retards à l’école, offrent des cadres de choix. Vallons, sous-bois et puits de mine enchevêtrent leur milieu. S’ouvrent à nous les herbes folles des gorges suburbaines, les ruines de fabrique où le vagabond/semi-écolier ne se déplace qu’en courant. Ken Loach imprime à son film ce rythme d’école buissonnière, de détours et de crochets à la crête des talus. L’enfant s’y ébroue, et fouille littéralement dans les feuilles mortes, entre les arbres et les trous d’eau, de quoi jouer. D’un bond géographique, en quelques enjambées, Billy passe de sa rue de briques aux prés et aux arbres. Cette vitesse de mutation dans le paysage de Kes, unifie par le gris du pavé et le marron de la terre, une image de ville où subsistent dans une atmosphère de camp ouvert des échappées et des points de fuite. C’est par l’une de ces sentes que Billy, dans un champ privé, approche le pignon d’une ruine. Au préalable, il avait repéré les faucons, les vols et le nid. Gravissant le mur de cette bastide hors du temps, comme éloignée au fond d’un terroir moyenâgeux, Billy accède au nid de faucons et emporte Kes avec lui. C’est le début d’un amour pur comme on ne peut le concevoir, sinon dans ces espoirs brûlants de cœur et de solitude où un enfant aime à l’abri des regards. La clandestinité de cette passion entre Billy et son oiseau est aussitôt en danger à la pointe de son prodige. Nous assistons à l’apprivoisement respectif, à l’adrénaline du dressage, à l’extase aérienne entre l’apprenti fauconnier et son oiseau. Le vautrement et la violence du quotidien sont un temps renvoyés à leur néant. Au spectacle de Billy avec son faucon, Ken Loach nous offre des séquences décrochées du temps, hors d’âge, où la noblesse de Billy et du faucon se révèle à l’unisson. L’apprivoisement est bilatéral. Billy n’est plus du tout ce vaurien maigrelet aux allures de vagabond chapardeur. Le visage calmé, lavé des grimaces coupables que tout lui impose, famille, école, aussi le négrier pour lequel il distribue les journaux, Billy, dans les hautes herbes, s’illumine en faisant tournoyer l’appât de l’oiseau. Billy est filmé avec une délicatesse princière ; et il semble ne plus y avoir de film et de tournage, mais ce que souhaitait sans doute Ken Loach sans oser y croire : un temps suspendu, très ancien, une brèche immémoriale, un pur extrait de noblesse. Les photos du tournage attestent le charme d’une rencontre parfaite, d’un évènement d’intensité hors norme. À la vue de Billy et Kes, une force très rare se libère, puissamment dégagée des yeux qui se cherchent puis se fixent. La transparence du regard du jeune acteur sur l’oiseau ne se laisse pas oublier. Lors du face-à-face poignant du garçon et du faucon perché dans la niche de bois qu’il a créée pour lui, éclate toute la beauté frontale du corps de l’oiseau et de sa tête magnifique. Le crâne bombé de Kes, ses beaux yeux sombres, gravement acquis à Billy, ne forment pas uniquement un profil altier, une anatomie sidérante, c’est un don interloqué, l’élévation conjointe où la beauté et la bonté vibrent indissociables à la pointe de l’inexprimable. Ainsi la passion la plus pure prend-elle son essor, dans un battement de sang chaud bientôt ressenti comme le compte-à-rebours d’un sursis. Kes et Billy sont à deux le trait de majesté toujours déjà mort, pris dans l’étau des deux mâchoires sempiternelles : d’un côté l’école, c’est-à-dire le bagne pour petits, de l’autre le labeur à patron et horaires, autrement dit le bagne pour les grands. L’image de l’adulte mâle que Loach a beau couver d’une espèce de compréhension, voire de tendresse humaniste, est celle d’un corps vide, dont le poids de chair tracté ne sait tenir droit sans chercher à souiller quelque chose par ennui, soi-même ou, de préférence, la femme. Seul un professeur de Billy s’approche du jeune homme et en dévoile la valeur, à l’occasion d’une heure de cours où le garçon raconte son lien au faucon. Cette exception est d’ailleurs sans lendemain et sans durable soutien pour Billy. La communauté adulte, autour de lui, se réduit à une misère pécuniaire et affective criante au fond de la salle des fêtes où les intimités sont mises sur la table, presque troussées à la vue de tous, le tout enrobé, ensaucé de chansons grivoises. Le personnage du frère de Billy, Jud, type de la brute ordinaire, sans talent, sans goût, exhale la brusquerie odorante du mâle en série. La mère débordée et sans mari ne suscite pas plus de compassion. Saisie par Ken Loach à mi-pente de la flétrissure, elle se voit couler sans réagir et assiste presque complaisamment à l’abandon de sa dignité. D’abord à la maison, où son autorité défaite cède lâchement le pouvoir au frère aîné de Billy, puis dans cette agressive salle de quartier, abattoir de la sensibilité où une festivité braillarde et égrillarde mélange dans une même bauge de copulation latente les parents et leurs enfants aînés, endimanchés pour les comices des idylles sinistres. L’image bouffie de la mère de Billy tirant sur ses bas comme sur le dernier fil de sa respectabilité, c’est le rite d’une déchéance à rire gras ; quelque chose de pire qu’un viol dans la suée des fêtards à gros nœuds papillons. Ken Loach ne cesse d’éclabousser son jeune héros, d’accentuer l’épouvantement préinscrit dans ce beau visage où semble froncer quelque traumatisme ou effroi d’avance. Le choix de l’acteur, David Dai Bradley, est magistral. Le visage du jeune Bradley porte toute cette histoire avant même qu’elle soit racontée. Il ne semble malingre d’ailleurs qu’entouré des lourdes mâchoires de l’appareil civil, institutionnel et parental. Lancé dans les chemins de traverse, il prend toute sa mesure, devient semi-ailé, à l’image de son faucon. Le personnage de Billy semble non le dernier d’une famille pauvre mais un enfant né des taillis qu’il arpente d’ailleurs avec frénésie. Il est dans son élément et c’est lui qui enchante les parages. On le rejette d’ailleurs négligemment comme un gibier familier des environs que l’on chasse du chemin. C’est donc tout naturellement que cette créature des marges de la ville se lie à l’un des siens : un faucon crécerelle dans toute la majesté de son espèce. Comme Billy, Kes est un regard, un bec, des plumes, et arbore cette fixité solennelle et mutique dont l’homme n’a jamais su que faire : il y entre trop de tendresse en feu, trop de force découpée à bords francs sur fond de ciel. La bauge sans appel farcie d’outres pesantes et de mobiles abjects où l’on reconnaît sans conteste un extrait de civilisation occidentale pivotant autour de son axe laborieux et salarial avec son impensable collection de carcasses mises là, à leur poste, à faisander, dépérir et haïr, régurgitant par spasmes de week-ends et de vacances les jus amers de protestations castrées, noyées dans les borborygmes de l’exténuation générale, cette horreur massive et inattaquable, n’entache pourtant rien de ceci : quand Billy regarde son oiseau, Kes lui rend son regard. Et c’est un serment d’absolu irrévocable entre les deux êtres.
Trouvé en livre de poche au fond des Ardennes, à Redu, village du livre désert où les caisses de livres ressortent chaque week-end, depuis des lustres, avec leur cargaison inchangée, presque fossile, Requiem des innocents de Louis Calaferte, dans cette édition jaunissante et patinée, excède, et de très loin, les promesses extravagantes de son titre. De cette misère criarde annoncée sur la couverture représentant un groupe de garçons roulés dans la poussière, je m’attendais à une histoire de pauvreté et d’enfance, sans plus, pour tout dire à ce lot de déchirements limités mais forcément lancinants de la rue, à l’une de ces fictions de sueur et de sang dans la veine de Los Olvidados de Buñuel. Mais la rue, pour Requiem des innocents, c’est beaucoup dire. Ici, on ne devrait pas parler de lieu du drame mais du drame du lieu, qui plus est bien réel et non inventé, dans lequel Calaferte nous entraîne sur la piste de son enfance. Piste est encore trop beau, cela sent l’aventure, presque la brousse. La place dans laquelle Calaferte nous enferme est d’un type à nul autre pareil. Elle ne souffre aucune comparaison avec un périmètre ou territoire recensé. Faute de mieux, un camp, autour d’une galerie de mine ou mieux, un village de l’an Mil, pourrait donner le change. Le lecteur s’imagine mal que l’endroit appelé « la zone » par ses occupants ait pu exister en boue et planches bien réelles dans l’immédiate périphérie lyonnaise, dans les années 50. Car nous voilà au fond du haut Moyen-Age, finalement bien avant l’an Mil. Les hordes barbares ont violé les gauloises, décapité les maris, empalé leurs têtes, et une faune de survivants batifole dans une aube lourde, soufrée, urineuse, où tout, êtres et grincements de la matière, hurle à la lune et aboie à la mort. Volontairement, je n’ai pas relu le texte pour n’en garder que les traces du séisme, les sédiments et les images déformées. Calaferte travaillait dans une remise ou un garage, à la fièvre, ce premier roman d’expression sèche et somptueuse, où le souvenir de son enfance terrible devait prendre forme. Tout entier taillé dans le face-à-face, la frontalité du cruel, du vicieux et du méchant, aussi dans ces moiteurs de trous perdus où les silences annoncent les sacrifices, Requiem des innocents ouvre la fosse à reptiles du genre humain. On s’y soulage et s’y déchire sans distinction d’âge, de poids ou de sexe. Les géniteurs de Luigi sont si abjects, selon les mots de l’auteur, que leurs traits s’effacent ; « La Sofe », sadique surnommée « la garce » par son fils, et Lucien, le père, un alcoolique et un lâche, ne sont que l’hydre à deux têtes des souffrances infligées à leur fils, battu chaque matin en guise de bonjour. Nous suivons, pour l’essentiel, la bande à « Luigi », le jeune Calaferte. Elle ne rôde que d’un coup fourré à un autre. Schborn, le chef, est le seul ami de Luigi. Les deux se battent et ne s’estiment qu’à la violence. Les deux ou trois autres se partagent le rôle de souffre-douleur. Schborn terrorise et domine tout ce qu’il croise. Les enfants mutilent, charcutent et ne brûlent que d’assassiner, ce qu’ils réaliseront presque. L’humanité décrite par Calaferte dépasse sans effort tous les types des bas-fonds. Laisser-aller criminel, paresse violente, bas instincts, atavisme, bestialité, folie arrosée à la vinasse, la liste des tares et des monstruosités semble sans fin. Au spectacle des « hommes » et des « femmes » évoqués, on pense à une espèce sans nom, genre d’échassiers ou de phoques où dominent, selon les carcasses, l’os ou le bourrelet. On pourrait penser que l’enfance n’est pas possible dans ce contexte ; elle l’est. C’est même elle le sujet massif de ce livre qui prend de vitesse son propre lyrisme. « Requiem des innocents », pour le ton et le style, n’est pas lyrique mais d’un mauvais accueil sur la terre. D’une mauvaise nouvelle à hauteur des yeux, dans la couleur et la texture de l’air, d’une tournure fatale où le programme des tortures ne varie que très peu. Le simulacre de rites et de quotidien ne repose que sur la gamme réduite des façons de nuire. Les enfants sont des caricatures de caricatures (leurs parents), c’est-à-dire qu’ils se répartissent entre les rachitiques à dents pointues et les vaincus, les faibles, les proies. Car si une chape mortelle écrase cette suite de bouges, la vie n’en fourmille pas moins ; c’est-à-dire la recherche goulue, avide, de l’assouvissement entre deux réveils de beuverie. Dans ce milieu de condamnés à ciel ouvert, le sexe burlesque, entre culbute et vautrements, parait le parent pauvre, le spasme bâclé d’un désir mort, une frustration bonne à aiguillonner la rage. Restent la violence psychologique, les mots et les coups. En la matière, Calaferte devient aux yeux du lecteur non plus un primo romancier ravageur mais l’explorateur d’un monde inconnu, d’une civilisation tuméfiée où les sévices sinistres et traîtres sont la règle, où chacun arbore son œil poché et son ecchymose de la veille ; c’est le maquillage de coutume. Dans mon souvenir, les adultes s’avinent, tombent de l’échelle ; ne font rien sinon dépasser de l’espèce de nid ou de trou où éructe par moments leur trogne engoncée dans des chiffes. Seule la bande reste en mouvement, s’écarte sur des terrains vagues pour commettre ses méfaits. Et, en guise de terrains vagues, c’est ici vraiment le prototype du genre. Bidons, lambeaux de grillages, immondices, boue et gravats ; là où ils enterreront l’un des « leurs », l’abandonnant à son sort, juste la tête au dehors. Il sera retrouvé le lendemain, toujours vivant. Dans Requiem des innocents, c’est un assassinat à blanc ; le sentiment de l’assassin, la nuit durant, est entré en Luigi, en Schborn. Cette violence de cauchemar à ciel ouvert, constante, trame l’histoire, lui donne son fond et son premier plan ; rien ne se passe hors de cette violence, rien ne l’abrège durablement. Toutefois, et ce, dès les premières lignes, Calaferte, dans la qualité du regard qu’il pose sur les monstres de son passé, atroces ou juste burlesques, parvient à tenir une note sourde, sans doute la clé du génie de ce texte, que je ne flétrirai pas en la qualifiant de « tendre », car sa portée, sa charge de cœur lourd ne mériterait qu’un nom martial, une distinction vraiment à part, tellement le cœur s’y étrangle à mots couverts. Une mention spéciale doit être accordée à la relation entre Luigi et Lobe, le directeur d’école. Au passage, toute l’institution scolaire prend une raclée en deux temps trois mouvements dont je n’ai pas d’exemple. Ce n’est qu’une prison, une arène, une pâture à gâcher les êtres. Loucheur, le professeur, dont le nom seul rebique comme une affreuse anomalie, condense l’esbroufe et le patraque de cette vaste mise à la discipline, ici complètement impossible, des Luigi et des Schborn. En revanche, Lobe, le nouveau directeur d’école, qui prend la mesure de la calamité à l’arrière-plan, saisit la trempe des deux jeunes, surtout de Luigi, et leur apporte ceci de parfaitement neuf : la considération. Il devient l’exception et la référence. Etrange spadassin de la République, dandy à monocle du front social, Lobe est plus irréel qu’un spectre fraternel. A la fois père, grand frère et directeur d’école, gouverneur des chahuts, directeur bagarreur, il est, enfin, au poste le plus inattendu, le premier pourvoyeur de poésie, le premier à tendre à Luigi une invitation à vivre, à camper un aperçu en chair et en os de tout ce que pressentait le jeune Luigi sans jamais en avoir eu l’exemple vivant. Que l’on songe aux merveilleuses pages de leur marche dans la nuit et cette découverte de la voûte étoilée. La nuit étoilée reviendra en nuit lunaire, un soir terrifiant, avec Schborn, dans le froid d’une chambre d’hôtel miteuse, où se jouera une acmé amicale, un déchirement à deux, au spectacle d’une certaine lune verte finale, proprement indicible dans Partage des vivants. Requiem des innocents, c’est donc surtout l’amitié entre Luigi et Schborn. Schborn, nous l’avons tous rencontré, ne serait-ce qu’au détour de quelques livres d’aventures pour adolescents. C’est le dur au grand cœur ; c’est le « grand » de la bande. En vérité, à l’époque de la zone, a-t-il douze ou treize ans ? Pourtant, il y a du demi-dieu, du prince ténébreux chez cet éphèbe aux ongles longs. Dur, sournois même, pétri de violence, grésillant d’une énergie de bête fauve. Mais hanté par un rêve de grandeur, de noblesse. Moins apte que Luigi à la formulation, à l’expression par les mots, Schborn est enfermé en lui-même, il porte en lui l’explosion du peuple des Schborn de tous les temps ; laminé par une mélancolie de dinosaure, un désespoir de saurien qui le détraque et prépare son destin de jeune premier fauché net. Si tous les fantômes du passé sont évoqués, Schborn, lui, est invoqué. Sans emphase, mais l’on sent la rupture de ton, à voix haute ou à voix basse, c’est une invocation à l’alter ego des heures sans nom, au garant, au héros de l’indescriptible. Schborn devient le nom totémique du passé, de la souffrance de plein fouet, de chaque minute cernée d’impossible. Schborn ne meurt pas, d’ailleurs, il disparaît dans une nuit glacée, pulvérisé à l’usure précoce, anéanti par la mauvaiseté générale. Calaferte le racontera dans la suite au Requiem. Et l’on sent qu’avec ce nom bref, Calaferte dit quelque chose d’inhumain qui le brûle. Cette plongée dans l’intensité, dans l’épaisseur hurlante des morts qui s’appellent, on la lira peut-être, au plus profond, dans l’épisode le plus effarant du texte, je veux parler de la mort de Scopiatto. Il existe, en littérature, ce qu’il est convenu d’appeler « de grandes pages », et il y a leurs sœurs écroulées au nombre desquelles il faut bien compter « La Mort de Scopiatto ». Ces mots, cette ambiance de mots sûrs que l’on voudrait non seulement dire mais déposer, implanter dans ceux que l’on aime, « La Mort de Scopiatto » en possède la teneur. La mort du chien à trois pattes, venu un jour de nulle part et dont rien, jamais, après les grêles en tout genre, n’a effacé l’espoir d’affection, rassemble sur lui toute la peur, toute la peine, tout le mal. Scopiatto sous les yeux, c'est la parade criante de tous les crimes, l'état mort-vivant d'un coeur général, et le spectacle intenable de sa mutilation. Aussi, quand Luigi entraîne le chien à l'écart pour le tuer, sans que les détails les plus crus nous soient épargnés, la portée de l'événement dépasse la barbarie du geste. Une implication nous échappe et se grave profondément : un éblouissement infigurable, l'arrêt des tortures, l’éclatement de l’étreinte impossible, la mise à mort de cette preuve ambulante, avec Scopiatto, de « tous les gestes qui ont manqué* ». *Antonin Artaud Au 5, rue du tambour à Reims, Winnie du Moriez, veuve du peintre fauve Othon Friesz, dirigeait une galerie depuis le début des années 70. Je ne la connaissais pas avant de passer, ce jour de 1989, devant sa vitrine. Derrière les reflets, je m’attendais à trouver de vieux tableaux de chasse ou autres natures mortes. J’avais 17 ans, j'en étais à Van Gogh (j’y suis toujours), j’allais découvrir Schiele et les expressionnistes allemands, et ne connaissais rien d’autre qui vaille, sinon la cohorte des impressionnistes et aussi Corot, fameux au Musée des Beaux-Arts de Reims pour son « Coup de vent ». Ce coup d’œil en vitrine allait peser lourd. Au mur - et l’impression s’était jetée avant l’image - rutilait une merveille sobrement encadrée d’une caisse américaine. Je crois avoir senti, d’emblée, dans la précipitation de la prédiction, l’objet indien, nordique, polaire, la chose faite par un homme natif d’un pays où la terre et le ciel sont grands, où les espaces béants retentissent sur l’art indigène. L’impression fut telle que j’entrais dans ce repaire à notables pour approcher le prodige. L’image exacte du tableau se dérobe. Je sais juste que l’odeur exquise de bois, du lin et de la peinture, pénétrante, coïncida avec cette ruée de couleurs vives et profondes. Ce rectangle, peut-être d’un mètre vingt de large sur quatre-vingt-dix centimètres de haut, restituait autour de lui l’atelier dont il était né ; l’atelier au sens étendu, autant dire l’arrière monde, la fabrique et l’espèce de véranda profonde, la serre tropicale où grimpent aux murs la faune et la flore de l’artiste. Une vision première d’énormes paquets ou emplâtres de couleurs croisées, lourdes, épaisses et brillantes. Couleurs irradiantes, saturées, lumière solidifiée. Une barbarie de luxe. De la matière précieuse, fondue, la pâte à sculpture d’une espèce inconnue, un caoutchouc tellurique. Et avant tout la couleur, rugissante et impériale. Chacune des couleurs de cette palette brève jetait la harangue de son feu propre, séparément, avec une force de revendication isolée à quoi rien ne ressemble ; dépense lumineuse doublée des combinaisons et associations, chocs, demi-alliances et rejets des couleurs entre elles. Je me souviens des cataractes peintes plus que de la scène représentée. Ce qui se jetait tenait moins des figures mythologiques schématiques et emboîtées typiques du peintre qu’à une manière d’appliquer à la brosse large une véhémente épaisseur sur-pigmentée. Une coloration si forte qu’elle ne cessait plus de creuser ce foyer où l’œil voulait se repaître. J’aimais me placer aux abords immédiats de ce foyer d’énergie, m'approcher à quelques centimètres de ses reliefs. Lindström avait dû, de longue date, mettre au point avec un fabricant de couleurs, une peinture à l’huile de rêve, d’onctuosité riche, de mottes lourdes aux pigments purs et finement broyés ; une peinture adaptée à ses manières cyclopéennes. Des rouges profonds, des cadmiums irréels d’intensité, un carmin aux brillances de caillot, des orangés luminescents, une gamme resserrée de trois bleus : un pur cobalt foncé et son cousin clair aux reflets mauves, un bleu de Prusse, des verts profonds, anglais ou de phtalocyanine, telles des pulpes de noires frondaisons, un jaune citron et un jaune orangé ; peu sinon pas de couleurs terre. Et l’image de cette intimité avec la matière, plus proche du bas-relief que de la peinture, me rivait à l’impression neuve d’une peinture sculptée, littéralement sortie de ses gonds, sortie de son cadre, tel un tableau de Van Gogh agrandi à l’arpent entier d’une carrière, mouvementé jusqu’aux vagues cabrées de la couleur, comme pétrifiées à leurs crêtes. On ne regarde pas vraiment un tableau de Lindström, on se laisse palper par le dessin de ravines, de travées et de tranchées, de bourrelets, de rides, de gerçures et de berges, on se rassasie l’œil au fripé plus discret, parfois, de certains à-plats à l'aspect de cuir tanné ou de granit à exalter la brillance. On s’abandonne à l’extase optique des mille et une variantes des couleurs se télescopant, s’enchevêtrant, non plus au secret des détails enfouis ou vus à la loupe, mais dilatés « à vue », de façon géante, en peaux et membranes finement crevées, en somptueux effets tramés de mélange. Tel déchiquetage grandiose des cataractes entrelacées de vert sombre et de rouge ; telle rigole tressée de jaune de bleu et de blanc, ou encore telles flammèches des virements brusques de la brosse dans cette onctuosité royale, interdite, scandent l’émeute magmatique des tableaux du Suédois. Ces fastes nés du labour de six ou sept couleurs pures, loin de suggérer je ne sais quelle agitation expressive sans contrôle, assènent simultanément un coup de gong, de vallée profonde ou de fjord. Cette résonance profonde, massive, vient de l’enfoncement au long cours des couleurs dans la maille sensible. Elles ne sont pas fugitives ; leur impressionnante pureté pigmentaire exerce une fascination des sens pour ne pas dire une inquiétude éblouie, une brusquerie de « l’état pur ». Brutales, les couleurs de Lindström ne se dépensent pas en un regard, elles sont expansionnistes, elles perdurent. Quoi de plus rudimentaire qu’un coup de brosse large sur une longueur de trente ou quarante centimètres, rien de plus basique en effet, sinon que Lindström pousse à fond les charmes de l’opération : car les poils du gros pinceau carré créent les stries irrégulières d’un somptueux arrachement dévoilant le plus souvent la ou les couleurs de la strate recouverte et des berges voisines. Ces infimes déchirures, Lindström en exalte la gemme fibreuse. Ce n’est plus une lutte d’influence entre les couleurs mais leur libération vibratoire par intrication. Une peinture à l’huile de Lindström appelle la scrutation ; le regardeur se place très près du tableau, il le respire et cherche la distance ; il rejette les métaphores de rigoles et coulées de laves colorées que peut-être lui inspirent ces recouvrements de matière où la beauté semble naître des suppliciations de la couleur à la brosse. Ces tourtes faramineuses et rectangulaires, il en suit le sentier chaotique mais l’impression dominante, l’entêtante, vient du caractère élémentaire inédit, de nouvelle matière, d’un état de royauté de la peinture trouvé par Lindström. A la même époque où, souvent, je revenais à la galerie, avide d’en savoir plus, Winnie du Moriez m’a montré d’autres œuvres du Suédois, peut-être des lithographies, mais surtout, je crois m’être déplacé avec elle de l’autre côté de la rue, en étage. La galeriste possédait un espace supplémentaire, une pièce d’appartement où elle présentait d’autres œuvres. C’est là que j’ai vu une acrylique remarquable de Lindström, dont je ne retrouve pas l’image ou même la « veine », parmi les reproductions qui circulent. Lindström s’y révèle un dessinateur beaucoup plus fin que la bordée de ses têtes élémentaires pourrait le laisser supposer. Il s’agissait d’une figure aux contours verts-jaunes-rouges tracée au doigt, et soudée de façon siamoise à une autre figure moins distincte ou partie de paysage indéterminé. La diagonale tremblée autour de laquelle s’organisait le tableau conjuguait cet équilibre de geste sûr et d’asymétrie audacieuse sur quoi repose un certain régal attendu du dessin. Les circonstances clandestines de la découverte, l’œuvre mise de côté et perçue à bon droit par Winnie du Moriez comme « une très belle pièce » complétèrent ma découverte fracassante de Lindström. Il y eut ensuite la pêche aux informations. La monographie à couverture écarlate (voir la photo), fut trouvée sur une indication de l’ambassade de Suède. Je ne me déplaçais certes pas à Paris à cette époque, et ma mère, à qui je n’avais de cesse de parler du peintre, avait crapahuté dans la capitale, entre deux obligations, pour enfin obtenir, à l’Ambassade de Suède, l’adresse d’une galerie qui défendait le travail de l'artiste, en l’occurrence la galerie Michèle Sadoun, dont je récupérais ainsi un catalogue d’œuvres récentes. L’autre livre visible en photo, est typique des années 80. Le format carré et nerveux de cette collection portative : « L’Autre musée », composée pour chaque approche monographique d’un court texte de présentation et d’une suite de reproductions en noir et blanc et en couleur, offrait un clé en main vivifiant, tonique, hautement stimulant. L’époque, celle des années 80, et j’y reviendrai autant que nécessaire, possédait encore ce qui semblait l’apanage des années 70, à savoir l’impression que tout restait possible, moyennant l’enthousiasme; une envie contagieuse d'en découdre. Les artistes et les relais des artistes, leurs œuvres avant tout mais aussi les supports et les lieux de diffusion : disques, cassettes, livres, radio, télévision, vidéo-clubs, cinémas, caves, garages, MJC, associations, salles de concert, revues, formaient un roulis omniprésent de chocs fertiles où la sensibilité s’engouffrait sans réserve. Lindström, pour l’apprenti peintre que j’allais devenir, semblait précisément un géant resté au seuil d’un grand commencement, ogre au sourire d’enfant maniant une dose de couleurs à pleins bras telle qu’on ne la rencontre nulle part, et certainement pas dans les tubes dérisoires et ruineux alignés aux présentoirs des magasins spécialisés. Entrevoyant la tanière de l’ogre entouré de seaux de 5 kilos, je ne rêvais pas seulement, pas encore de peintures élaborées, mais de la matière première. Je zoomais à la peine sur les photos des articles récupérés. Mieux. J’enregistrais un documentaire, un sujet court inespéré à la télévision, repérant dans les intervalles de l’interview à bâtons rompus chacun des indices techniques : les pinceaux choisis bien sûr, le support et l’environnement d’atelier au sens large, mais surtout, avant toute chose, la peinture employée. Or Lindström aimait les exhiber ces pots de la marque « Nordsjö ». Dès lors, je devins le chercheur obsédé de cet or-là, de cette peinture extra-fine à dose industrielle, comme disponible pour réaliser 100 tableaux géants, surtout en rater autant que nécessaire pour le débutant qui brûlait de passer à l’action en touillant autre chose que des jus de garage. Cette enquête ne mena nulle part pour retrouver une marque étrangère hors d’accès et de tarif. En revanche, l’oncle chimiste d’une amie m’approvisionna en très beaux pigments que je liais très approximativement. Je dois en tout cas à Lindström ce fantasme du maniement d’une couleur à l’huile luxueuse et l’attachement à ces charmes inépuisables. Ce parent éloigné d’ Emil Nolde, pour l’exhaussement de la couleur portée à incandescence, fut pour moi l’initiateur et le déclencheur, avec Egon Schiele, du désir de peindre. Dès le générique, "First Blood" est lancé. La bande-son, signée Jerry Goldsmith, emporte immédiatement. Ces premières notes à la guitare sèche, alliance d’intimité et de grand large terrestre, donnent l’échelle d’une mélancolie démesurée, l’arrière-plan d’une blessure telle que Ted Kotcheff, le réalisateur, quoi qu’il vînt à filmer ou mettre en scène à la suite, ne pouvait la sonder en entier. Une faramineuse convergence de déchirements afflue au redoutable air de cordes, sur fond d’Amérique rocheuse, de ciel cru et de grand chemin. À peine ces notes ont-elles serré le cœur que vient en renfort la trompette des aubes militaires, en un solo de clairon à rebrousser l’échine. Cette ouverture au son très lointain, aux notes espacées, détachées comme des râles ou des semonces, donne le ton complexe, la patine de vieil or de l’héroïsme en présence. Non cet héroïsme fixé sur son piédestal de statuaire à West Point – seul comptable des faits d’armes – mais l’héroïsme de la solitude, l’écartèlement humain entre un printemps espéré et la chape des deuils, plus encore la condition d’homme jeté au monde et crevant de sa ration fraternelle. Non de l’amour exclu ici comme un luxe, relégué à un rite bourgeois, un rite civil hors de saison. Le héros du film entre bientôt dans le champ. Ce n’est pas Stallone alias Rambo qui apparaît au tournant de ce chemin creux, baluchon à l’épaule, c’est un vagabond à tignasse vêtu d’une parka militaire. Un vétéran-zonard comme il a dû s’en trouver en grand nombre, éparpillés sur les chemins, au lendemain du Vietnam. Or cette situation des vétérans revenus des jungles vietcong pour être honnis et traités de bouchers, à leur retour, par une grande partie de leurs concitoyens, ce fond politique, dans le film, est immédiatement surclassé par une charge émotionnelle d’une tout autre envergure. Cette qualité chavirante nous rive à un portrait d’homme, type de paria moderne dont nous voyons d’abord la silhouette et presque aussitôt le passé immédiat, et bientôt le visage, les traits du visage en gros plan. Stallone-Rambo, comme d’ailleurs Stallone-Rocky, porte haut une gouaille fêlée d’un genre assez rare, d’autant plus frappante qu’elle s’annonce avec l’air anonyme d’une « bonne tête du coin de la rue ». Sylvester Stallone, ses yeux de chiens battus où demeure un pli rieur de gentil gamin, la légère asymétrie de ses lèvres, ses pommettes saillantes, sa mâchoire et son cou d’homme d’action, garde à chaque instant une expression en alerte, en instance d’effarement, où tous les drames en puissance, alentour, se signalent et se coalisent. Avec ce trait de gentillesse sourde et de regard franc, Stallone s’avance en appelé du drame, en paratonnerre dramatique. Ainsi, « First Blood », adapté du roman de David Morell, embraye avec ce visage en gros plan lorsque le vétéran John Rambo, encore sans nom, arrivé près d’une berge où vivent la femme et les enfants de l’un de ses compagnons d’armes, apprend subitement que ce dernier survivant de sa section, celui qu’il comptait rejoindre à tout prix, celui qu’il comptait pour unique famille, est mort entretemps d’une maladie foudroyante contractée au Vietnam. Le coup de lividité de Stallone-Rambo lorsqu’il apprend la nouvelle donne la mesure du jeu de l’acteur et constitue, en cette seconde révulsive, une espèce de monument à l’amitié, à l’envergure douloureuse d’une amitié désormais orpheline. Ce moment glaçant et détonateur place le film sous le signe d’un déchirement qui ira grandissant, soulevé par des attaques de cordes comme une explosion de deuil et de vide à même le bleu du ciel. Les enfants, à l’arrière-plan de leur mère, autour du fil à pendre le linge ; le visage marqué de cette femme percluse et accablée, ce fond de corvée et de veuvage, ce rivage perdu, donnent le ton d’un autre film qu’on ne verra pas. Et pourtant, le prestige du film, dès lors, repose sur ce climat de plaie ouverte. Je dis prestige car « First Blood », annoncé à bon droit, à l’époque, comme une nouvelle race de film d’action, possède au plus haut point un sortilège qui restera sans réplique. Si Rambo compte assez de fracas : poursuites, saut dans le vide, plaie recousue à vif, embuscades, ces séquences-types d’ailleurs très efficaces sont surtout prises dans des théâtres de grand frisson et soutenues par une partition moulée sur l’image. Jerry Goldsmith scande l’action et en amplifie les coups de barre. Le grand souffle de cette aventure sommaire et sauvage, le compositeur en invente le rythme ; celui d’un mythe martial improvisé entre les falaises. La rocaille montagneuse, la forêt profonde, l’armature du pont à l’entrée de la ville, enfin la ville elle-même, semis de quartiers autour d’une station-service, deviennent, sous les staccatos du piano, des ténèbres grandioses. D’autant que la lumière saisie sur les parois rocheuses rend cette teinte inimitable, violacée, du « jour qui baisse ». À partir de la galerie de mine abandonnée, quand l’assiégé enterré vif sous l’éboulis progresse à la torche au milieu des poutres et des rats, toute une huile de graissage et de jus de vidange, luisante à souhait, noir camouflage, imprègne le film. Cette peau noire huilée lorsque Rambo assiège la ville, cette peau bariolée de soute, de cale et de bagne, instille une fièvre fascinante, une canicule de nuit entre néons, lumière électrique et torse nu barré de munitions. À la traversée furtive de Rambo prenant la ville à lui seul, sur fond de station-service dynamitée, le monument d’une guérilla nouveau genre prend forme. L’époque se brouille, il n’y a plus d’habitants, plus de morne tranquillité, plus de prise rassurante, de somnolence provinciale et croupissante ; tout va sauter. C’est l’anarchie et le soulèvement presque sans visage ; et la police locale, abusive, claudicante voire estropiée, attend son sort dans les locaux éteints et refroidis. On ne saurait mieux dire l’insane collectif, la vasière publique et l’horreur grégaire que dans cette collection de lapins détalés. Mais la donne reste sombre, car dans l’affrontement, la suprématie du soldat sur les autorités ne donne lieu qu’à la victoire triste d’une solitude irrévocable qui s’appellerait prison ou exécution si Trautmann n’intervenait pas. Même en déroute, défait et réduit à ce qu’il est, à ses mobiles et son néant, « le plus grand nombre » ne finit pas, ses restes germinent en une autre forme d’empoisonnement. La nuit tombe d’ailleurs bien plus tôt dans le film. Car ici les grands morts se parlent, ou tout comme, dans certains creux de silence. Autour du fugitif, plus rien ne répond sinon cette voix, surgie d’outre-tombe, du colonel Trautmann. « Chef de compagnie appelle Corbeau… ». Cette invasion du monde de Rambo dans la contrée montagneuse lève des spectres réduits à des noms emportés. Il y a du nécrophone tel que l’avait rêvé Edison, dans cette voix du colonel grésillant soudain à l’autre bout de la radio. Plongée spectrale résumée par ces mots de Rambo : « Ils sont tous morts, colonel ». Mais cette atmosphère, presque fantastique, d’au-delà héroïque et de terrifiante solitude, excède encore et toujours le film de guerre et d’action. Un prodigieux hymne fraternel sourd de l’atmosphère de chant aux morts dans « Rambo ». Les grands amis, la possibilité de l’amitié, prennent le relief de l’exception. Ceux-là tombent les premiers. « Tous nos amis sont morts » dira, trente ans avant Rambo, le poète Jacques Prevel. Non seulement parce que ses amis, à l’époque, n’étaient plus, mais parce qu’il y a une gravité, une aura presque fictive et légendaire dans un ami ou un homme aimable au sens fort. Si le film est si prenant, si poignant, c’est qu’une certaine heure de vérité a sonné ; les masques tombent. Les petits arrangements, les autorités ronronnantes, les trafics et les complaisances représentés par le shériff, l’édifice de bassesse et de veulerie à quoi tient une petite ville de province va rencontrer la pure altérité : la volonté faite homme. Il est bien question, dans Rambo, d’un soldat d’élite pris en grippe par un shériff rustre dont la violence à l’encontre du vagabond va dégénérer dans une suite d’affrontements en chaîne, et où l’homme isolé, traqué par une meute policière, mettra en échec une centaine d’hommes. Le fond de bataille prédomine, qui plus est sur le mode « seul contre tous ». Mais précisément, ce déséquilibre est si tranché que la lutte armée forme l’habit spectaculaire d’une autre situation, d’une fatalité autrement plus fondamentale : la valeur conspuée et la noblesse aux orties. En regard du soldat traqué, ses poursuivants forment une invraisemblable cohorte de fantoches, vils et obscènes. Chasseurs au fusil, chefaillons, ogres à moustaches, lâches décomplexés, copains de beuverie, pas un seul ne s’en sort avec les honneurs, pas un seul, et l’absence de femmes n’arrange rien, que l’on suppose d’ailleurs mises à l’écart et tenues à se ranger aux décisions bravaches de leur maître. « First Blood » est aussi ce formidable et très sec soufflet à l’endroit de cette abjection : l’ostracisme. Certes Rambo va se défendre, et l’ampleur de la riposte va donner la saveur mouvementée de l’action, sa pétarade à l’américaine. Mais c’est comme si cette énergie défoulée, cette puissance manquait de peu sa reconversion. Rappelons que l’ex-soldat arrive sans armes et sans intentions belliqueuses. Rambo rôde peut-être mais on ne lui suppose aucun brigandage. Mieux : la part d’hébétude en lui, qui contribue à lui donner une mine suspecte, vient du spectacle criminel de la vie dite civile : couveuse molle et repue dénuée de chaleur, de correction, d’hospitalité, et dont la mauvaiseté sautera en paquet, en foule, sur l’homme racé. Sitôt détecté, sitôt brimé et roué de coups. Rambo, sans doute, si personne n’avait fait obstacle à son installation dans un coin d’ailleurs probablement reculé, aurait fait un berger, un forgeron, un bûcheron, et même, peut-être, un sculpteur. Le comité d’accueil, l’agression en règle réservée à l’étranger ne lui en laissent pas le temps. Le kaki, les cheveux longs, l’air louche et le matricule inconnu le désignent à la vindicte populaire et à ses représentants bouffis. Rambo devra se battre à un contre cent avec l’issue que l’on sait. Le film n’en laisse pas moins à supposer, à présumer que peut-être, que sûrement, Rambo avait mieux à faire. À l’épaisseur du personnage, on le suppose, on le sait capable de prendre de nouvelles armes. Car Rambo vaut son pesant. Il n’est pas réductible au parangon de l’amitié virile, au soldat d’élite, à l’exemplaire du guerrier invincible en proie à des accès de sentimentalité d’enfant perdu dans le noir. Ce qui flotte aux yeux de Rambo et reflue sur les évidences, c’est un courage sans objet, dépensé sur le front, rendu aux limbes de la vie civile et cerné, depuis lors, par un rejet massif. Je ne suis donc rien, absolument rien pour vous tous, hurle chaque plan de ce film. Ni un homme, ni un enfant, ni un fils, ni un frère. Juste une bête embarrassante larguée à la fermeture du zoo de guerre. Dans ce contexte, le colonel Trautmann et son impayable ensemble imper-béret-casquette, paraît à la peine face à Rambo. Empreint d’un paternalisme un peu grossier et factice, d’un code d’honneur très fruste, aux ficelles trop visibles. Trautmann plastronne, mais cette fierté un peu trop crâne ne rejaillit pas sur le « poulain ». Obstinément mystérieux, tel un monolithe déplacé de sa carrière, Rambo y échappe. La seule occasion, dans le film, où il sera donné au personnage d’articuler une parole sans avoir à faire feu pour se défendre, cette souffrance éclatera dans la séquence finale avec l’acmé d’un traumatisme de guerre : l’ami déchiqueté par une boîte à chaussures piégée. Rambo, à moitié fou de douleur, outre son cri d’homme traqué, qui est aussi le cri étranglé de l’invaincu, ne pleure qu’une chose : la perte de la vie intense. Voilà quelle est, pour lui, cette mort dans la vie. Rambo reste sans doute un vrai ressort à tuer, perclus d’automatismes meurtriers, il n’en reste pas moins un exemple humain de la nécessité intense, de l’intensité impérieuse ; celle d’une vie exclusivement vécue à la hausse, sans quoi il n’est plus de vie, mais une endurance à vide. Plus qu’un roman de référence, d’un genre nerveux et sans nom, « Un Balcon en forêt » de Julien Gracq, est mon récit préféré. Celui que j’aime à relire, sûr d’y reprendre des forces, sûr aussi d’y admirer ce charme maximal, poussé à fond avec des personnages, un décor, une action. Il y a, dans ces deux cents pages, l’assurance d’un frisson soigné et réitérable qui est la raison d’être de raconter. Légèrement à l’ombre du magistral "Rivage des Syrtes", ce roman bref, d’une coupe très cintrée, a la sveltesse d’une nouvelle et la plénitude d’un roman. Un effet général d’anatomie bien galbée, de proportions idéales. Le titre, avec son effet d’estampille et son écho d’architecture Bauhaus, réussit d’emblée son entrée, happe ses lecteurs d’élection avec la force d’un nom de code, d’un signe de reconnaissance. L’attachement commence au titre, chaque ligne confortera ces prémices. L’atmosphère d’avant-lire y est parfaite ; c’est le « trailer » de l’époque, il tenait tout entier dans le titre, et non, comme cela se pratique aujourd’hui, au visage quatre mètres sur trois d’une tête mâle ou femelle donnée pour sympathique et dont chaque dent du sourire finance agressivement les vacances, les soins peaux et visages, sur le dos des usagers du métro. « Un Balcon en forêt », écrit entre « Le Rivage des Syrtes » et un chantier qui n’avançait pas (devenu le posthume : « Terre du couchant »), est un texte-étalon dans l’œuvre de l’auteur, une matière calibrée pour son écriture et son tempérament d’ex-lieutenant. Car Louis Poirier a commandé une section en 1940, et ce souvenir de terrain, cette expérience transfigurée confère au texte de l’écrivain casanier, une énergie, un magnétisme ravageur. Je ne sais plus qui parle, à propos du « Balcon » de « conte militaire ». Voilà un jalon éclairant mais il est incomplet. L’alliage est à la fois plus complexe et plus élémentaire. La critique, aidée par l’auteur lui-même, a suffisamment relevé les fascinants motifs du texte : le contexte torpide de la drôle de guerre, ses soldats aux avant-postes, voués à l’attente de l’invasion allemande ; les envahisseurs épiés à l’horizon presque surnaturel de la forêt ardennaise ; l’immersion fantastique des soldats isolés dans la forêt « hercynienne », pris dans l’étau d’une temporalité distordue : d’un côté, le Moyen-âge d’une forêt barbare, de l’autre, la menace imminente d’une armée mécanique et sans visage ; mais aussi la fraternité maussade de Grange et de ses hommes, le dilettantisme militaire à la française, ou encore l’érotisme hors du temps de cette idylle entre le personnage principal, Grange, et Mona, une mutine et lascive fée des bois. Mais ce qui ramène à ce texte, donne l’envie de s’y replonger, se laisse moins facilement capturer. La propriété envoûtante ne s’y montre pas franchement, et pour cause, elle tient, il me semble, à la façon dont Gracq anime les courants d’air. Non les abstractions glissées entre les lignes, à la charge du lecteur, mais les vastes espaces, autour des hommes, les profondeurs refluées des sous-bois ; véritables couloirs de terreur percés jusqu’à l’haleine d’infigurables présences. Tout lecteur de Gracq connait sa prédilection pour les « lisières » et les « confins ». Gracq, il est vrai, fut lui-même un grand marcheur, amateur de zones et de marges, et souvent il prêtera cette inclination à ses personnages. Aldo, dans « Le Rivage des Syrtes », en est le prototype. De même, on trouve dans « Les Eaux étroites », un véritable art de la marche sur les sentiers battus ou moins battus, et même une espèce de train fantôme à pied des deux côtés d’un chemin de halage, où grimacent de suggestifs mais aimables vestiges. Dans le « Balcon », en revanche, Grange attend un envahisseur, en l’occurrence l’armée allemande, et cette invasion ne fait aucun doute. Ce danger bien réel change tout. La crainte se substitue à la rêverie, ou plutôt, la rêverie persiste, mais sur un mode funèbre. Chaque évasion, au sens de la contemplation ou de l’excursion hasardeuse, est piquée d’un rappel virulent. Rappelé à soi et le lecteur avec lui, Grange ne cesse de se réveiller brutalement. Nombreuses sont les pages, dans le « Balcon » où, progressant avec Grange dans les bois, le lecteur se prépare au moment soudain du tir venu des taillis. La crainte de la première balle. La forêt ardennaise, pour le lieutenant Grange, n’est pas seulement un fantasme noir, un vivier suggestif, mais aussi, mais surtout un massif mortel. Dans « Le Rivage des Syrtes », il y a encore la vue dégagée, par temps clair, de la haute mer, et donc la possibilité de l’alerte ; non dans un « Balcon en forêt » où règne une ambiance d’invisibles égorgeurs. Je me souviens notamment de cette patrouille que Grange pousse plus loin que d’ordinaire, un soir qu’il s’enfonce toujours plus loin au-devant de l’ennemi, dans cette frange où les Allemands sont peut-être déjà embusqués. A mesure qu’il progresse dans l’interdit, on croirait qu’il franchit les strates, non d’un espace topographié, mais d’un cosmos de bois sombre, une matière noire séparée des reliefs et de la terre connue. Gracq pousse son héros très loin ; un cran de plus et les yeux s’ouvrent des créatures de la nuit et des forces informes, autant que ceux de l’ennemi. La forêt ardennaise est une nuit diurne, une nuit d’arbres, aussi Grange et ses hommes sont-ils pris dans une espèce de nuit polaire. Au Blockhaus, il n’y a que de vagues traits d’union entre deux crépuscules. La terreur est toujours en cours de reformation et le village encore non évacué où demeure Mona, à l’aune du danger imminent, prend une incongruité provocante. Ce hameau à découvert, coupé de tout, ne peut être habité que par des inconscients, des suicidaires ou des sorciers. Gracq invente ici, avec le blockhaus et ce hameau abandonné à son sort, deux endroits d’un maléfice inédit. L’air condamné de ces deux places, leur grésillement de place vouée à la destruction et la mort violente, est pour beaucoup dans la tension du récit. Et rien n’émousse, à la relecture, l’occupation du blockhaus, l’approche du hameau déserté, la fouille des angles morts, des fosses d’ombre, de la forêt piégée partout, de ces tensions de coins louches, clignotant d’alerte et de danger. Gracq y établit les bases d’une panique sûre, rejouable à volonté. Et c’est là que le « Balcon » prend toute sa mesure. Gracq ne se contente pas de faire miroiter des arrière-mondes excitants, des accès interdits, des échauffourées saignantes, semés tels des leurres. Les promesses sont tenues, mais surtout, les pistes ouvertes que Gracq n’emprunte pas, toutes ces caves menaçantes sont elles aussi une forme de promesse tenue. L’auteur balise les sillages de ces pistes mais elles sont la propriété du lecteur. Ce sont comme les poches de vide, dans le récit, où prend l’inquiétude, la caisse de résonance secrète du « Balcon en forêt » Plus fuyante mais plus prégnante, l’impression sensorielle laissée par le « Balcon », extrêmement unie, dépose un souvenir de monolithe, d’objet aux finitions parfaites, plutôt futuriste, et même le souvenir d’un récit aux accents d’anticipation, voire de science-fiction. Le chalet-blockhaus, par son hybridation, suggère déjà quelque base isolée. La forêt, elle, infiltrée par l’ennemi comme par une force abstraite, un mal rampant, invisible et inhumain, finit d’exiler Grange et ses hommes sur une planète étrangère. La couleur y contribue également. Présente en une gamme de teintes et nuances subtiles, elle semble néanmoins provenir d’une même dominante. Aussi le « Balcon » m’est-il toujours apparu, à rebours, comme un récit vert de gris, couleur réséda, couleur de frondaison en hiver, ou, plus radicalement, couleur indéfinie d’une matière inconnue. A force d’herbes folles sous la lune, de flore saisie sous des fluctuations lumineuses ultra-fines, de lumières rasantes et fastueuses, un lustrage général s’opère. Les formes durcissent et rutilent ; elles se patinent. L’Ardenne aux reflets de bronze instaure, en guise de « milieu homogène », une ambiance ferreuse. Et ce taux ferreux, en englobant les hommes, donne au récit une portée d’anticipation. Cette note de métal suggère un état pétrifié de la matière, une statuaire générale. L’ambiance de sort accepté, au blockhaus, par Grange et ses hommes, leur position de sacrifiés livrés à un quotidien somnolent, la façon insidieuse dont l’inexorable les gagne, tend à les statufier. Les sacrifiés de l’avant-poste ne sont pas dans l’attente de l’ennemi, ils occupent un socle hors du temps, réduits en geste et en humeurs à quelques réflexions et déplacements d’une solennité de mauvaise augure. Entre deux silences d’antichambre, d’un côté les hommes vaquant à leur trafic ou à la paresse, de l’autre Grange laissant fondre sur lui tous les mauvais présages, les hommes ont comme des bouffées d’outre-tombe. Le relatif laisser-aller disciplinaire, l’idylle hypnotique entre Grange et Mona ont la texture des limbes ou du sursis. Les hommes du Blockhaus vivent, braconnent, causent, délibèrent mollement, s’inquiètent, mais l’ensemble de leurs actes, comme atteint d’un ralenti mortifère, compose une sourde chorégraphie de l’adieu. Que reste-t-il de ces personnages pré-massacrés ? Cette manière de prescience, de pressentiment, dans le groupe, transforme presque les hommes en héros revenants, rejouant les jours précédant la fin, en rescapés imaginaires d’une apocalypse. Grange et ses hommes, y compris et d’autant plus dans leurs gestes humbles et leur moue désabusée, affichent un prestige de soldats morts. Leur capitaine, resté à l’arrière, ne pose d’ailleurs sur eux qu’un regard distant, gêné, où peut se lire l’effroi d’une terreur sacrée. Gracq souligne lui-même que sa vie aura coïncidé avec deux guerres mondiales et une troisième, jamais déclarée mais dont la traversée d’imminence apocalyptique marquera l’empreinte de ses contes militaires. « Un Balcon en forêt », dans ce hors-temps de la drôle de guerre, met en perspective la deuxième guerre mondiale et sa bascule délirante tout en offrant, à sa manière, une avance imaginaire sur la prochaine. |
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