Nicolas Rozier
  • Accueil
  • À PROPOS
  • Publications
  • Peintures
  • Pastels
  • Encres
  • Un garçon impressionnable
  • Articles de NR
  • Météores
  • Actualités & Presse
  • Contact
  • Mentions légales

Joan Eardley

11/25/2021

0 Commentaires

 
Photo
© photograph Audrey Walker
Si j’excepte un voyage scolaire en sixième, où de façon anticipée j’abordais le punk alors en décrue sous l’espèce de braillards qui éructèrent à deux mètres de nous le long de la Tamise, la peinture fut au centre de mes trois séjours à Londres. Le premier pour la rétrospective Auerbach à la Royal Academy of Arts en 2001, le second pour visiter les grands Musées, en 2003, le troisième pour Kiefer à la Tate Modern, en 2008, dans l’ancienne usine électrique. L’échelle colossale des œuvres et des espaces évoquait avant tout la richesse européenne et le talent au tonnage des grands Musées. Je me souviens des coffrages titanesques, des caisses de verre où aurait pu tenir une caravelle, et du sillage invisible des responsables, retirés dans le fumoir doré où ils font les comptes, fonctionnaires spécialisés réservant, pour traitement unique à leurs milliers de visiteurs, un mépris sans faille déguisé en distinction, une morgue derrière laquelle, à leur aise, ils laissent monter à leur face ce rictus inimitable, quand ils pensent, trois ou quatre secondes par jour, à leurs « clients », autrement dit aux retraités, aux familles, et aux «étudiants », et à toutes les cliques lâchées entre les murs, avec des expressions de candidats sûrs d’être recalés à la sortie. Le meilleur d’une exposition, je l’ai souvent trouvé en bas, dans l’aquarium à beaux livres où l’établissement réalise une bonne part de son chiffre. Les livres imprimés pour les grands messes ne font pas même l’effort de soigner leur maquette, encore moins les désastreuses reproductions, absolument rédhibitoires, surtout quand les originaux vus un quart d’heure avant sont encore dans la rétine.
Le même jour de 2008, je traînais à la librairie de la Tate Britain après la visite des collections et de grands tableaux signés Kossof, Auerbach et Kitaj, quand un catalogue de format presque carré attira mon regard. Le repérage de cette pile succincte, trois ou quatre exemplaires debout sur l’un des multiples îlots, allait changer à jamais mon Musée imaginaire. Il faisait déjà nuit, au dehors, c’était l’hiver, et la clientèle commençait à se clairsemer. Le premier aperçu, en feuilletant, se déroula dans un contexte assez calme, à l’heure où chacun, spontanément, baisse d’un ton. Le ferrage eut lieu sans délai. Les reproductions, toutes, ne laissaient aucun doute sur la qualité exceptionnelle de l’œuvre. Les indices périphériques, captés à la volée, ne firent d’ailleurs qu’enrager cette première vague que plus rien, à l’avenir, ne démentirait. Le retentissement ne laissait pas de m’étonner, et je levai la tête autour de moi pour constater qu’autour, rien n’avait changé ; les gens vaquaient dans l’humeur dépassionnée des regards distraits, pré-ennuyés ou compassés, qui est la règle générale. Pourquoi vient-on ici précisément célébrer ce culte de l’affadissement, le mystère reste entier. La dose ou le taux d’intensité n’est pas atteint, c’est le moins que l’on puisse déduire de cette navrance traduite par les visages soupirant face aux œuvres, les originales et les reproduites.
De mon côté, la chance avait souri. Je commençais à tousser des interjections et à lever le livre au-dessus de la taille. Si je ne brandissais pas encore tout à fait la trouvaille, je la feuilletais un peu haut, désireux plus ou moins consciemment de la hisser et de faire remarquer à voix haute : « Dites-donc, cette femme est de chez vous ! ». De chez eux, d’ailleurs, pas tout à fait, car Joan Eardley vécut en Écosse. D’emblée, l’œuvre que je voyais défiler par extrait, avant de la scruter plus tard, bien calé sous la lampe, ne disait rien qui vaille sur la longévité de son auteure. Et en effet, je trouvais l’information sans délai. Le temps de Joan Eardley fut compté. Née en 1921, elle mourut en 1963 des suites d’un cancer.
            Artiste aimée, secrètement aimée en dépit des rétrospectives à la National Galleries of Scoltand d’Edimbourg, en 2007, et de l’exposition célébrant cette année, en 2021, le centenaire de sa naissance, Joan Eardley est une héroïne des quartiers pauvres de Glasgow. Le halo de tendresse autour du peintre dispense des pesants commentaires. Eardley portait assez haut ce sourire et cette flexion, aux yeux, où la vie comme les œuvres à peindre rutilaient, inexorables, préinscrites. Un accord presque irréel, signe l’harmonie limpide entre Eardley et le monde où elle a peint et vécu. D’abord Glasgow, pour les rues grises et l’enfance débordant de ces termitières à deux ou trois étages ; et, ensuite, telle la deuxième borne d’un arc : Catterline, le village de pêcheur. Sur les deux zones de vie et d’activité du peintre, on pourrait tirer des poèmes, des récits, d’autres peintures, un film, et de tels documents ne doivent pas manquer dans la sphère du peintre, chez ses admirateurs écossais et ses imitateurs du dimanche.
            Comment le charme peut-il opérer quand une œuvre met en scène des figures, au milieu du XXème siècle ? Comment une peinture reposant sur l’agencement de fragments d’anatomie peut-elle éclater de puissance sans incorporer à sa cuisine des éléments inconnus ou non balisés par l’histoire de la peinture, cela dépasse le compte-rendu, tant mieux et heureusement. La peinture de Eardley n’affiche pas même la faiblesse – qu’au demeurant on lui passerait volontiers – de paraître, à première vue, une peinture encrassée de suie naturaliste, complaisamment bitumeuse, plombée de bistre et pleureuse. Le tremblé du trait, les brisures subtiles du tracé, la manière dont la couleur, via la touche, est posée, le scrupule du tact en chaque intervention sur la toile est au cœur du processus créateur chez l’artiste écossaise. Entourée d’enfants, surtout de la ribambelle de tout jeunes qui posaient pour elle dans l’atelier, photographe des scènes de rue où les enfants étaient les acteurs directs d’un théâtre en plein air, Joan Eardley donne l’impression aiguë d’avoir été à la fête dans cette grisaille épique du quartier populaire. Les enfants à tignasse, les bambins sur les genoux des sœurs, les gamins en culotte, attifés, harnachés de guenilles franches et solennelles comme des uniformes de la pauvreté heureuse, sont les modèles primordiaux du peintre. Eardley était la chroniqueuse visuelle de leur épopée, celle qui en détecta la splendeur, saisissant la beauté jaillissante des jeunes têtes à la fenêtre, disponibles pour le jeu, la course et les cris, trop pressés de vivre pour glisser dans le songe noir de l’avenir adulte. Eardley voyait mieux que personne ce que les petits visages à grosses têtes et petits corps pouvaient avoir de trognes anticipées, d’atavisme ; elles n’en gommaient pas les traits rudes mais leur donnait, par le style de son dessin, une dignité de visage sans banalité, le même sursaut d’identité qui ferait dire à un enfant que l’on fixe : eh bien quoi ? Oui, c’est ma tête, je suis comme ça. Et tous, filles et garçons, reluisent comme des jeunes princes. Leurs vêtements modestes, les mises parfois crottées, signes des heures passées dehors, Joan Eardley en saisit la coupe altière sans modifier, travestir ou embellir. Eardley ne les change pas, elle leur donne leur patine, leur lustre spécifique, inaliénable. La transfiguration vient du dessin et de la couleur.  Les kids de Eardley paraissent sur les toiles dans une gloire modelée, une mise glorieuse où les gris les plus nuancés, du bleuâtre au mastic, sont les enchanteurs des rouges et des bleus. Mais à force de sertir les coups de couleur franche en nuances de gris, une bascule se fait où ce sont les notes grises qui flamboient. Il naît de ces camaïeux et de leurs accords une coïncidence rare avec la vigueur du dessin. Le trait de Eardley, prodige, ne disparaît pas dans les envahissements de la pâte ; l’artiste parvient à opérer les effets de coupes et de sabrages de transactions éclair dans la glue où les brisures décisives des contours vibrent à l’unisson des couleurs. Eardley-la-tendre se montre inséparable d’Eardley peintre. Il n’y a pas deux gestes ou deux temps entre les audaces d’écriture consistant pour Eardley à manier des perspectives redressées, du lettrisme mural, des à-plats géométriques, des raccourcis brusques, des éléments schématiques, ornementaux, du collage, des traces plus gestuelles, un modelé réaliste et le soin général de grande sœur dont elle enrobe et magnétise les moindres recoins de ses œuvres. La pointe de la prouesse est si fugitive que pour un peu, on la verrait tout en l’ignorant, à la façon d’un surcroît subliminal ; or, ce surcroît est bien visible et nous le devons à l’art dessiné du peintre, à ce jeu étroit entre les lignes où le réalisme des traits( du visage notamment) est maintenu à ce point d’équilibre par Eardley où la délicatesse des visages, en ce qu’ils ont d’unique, ne disparaît dans l’effet de déformation sculpturale que Eardley leur fait subir pour en faire des visages peints. Dans cet art de statues peintes et d’ enfants de tableau, l’artiste culmine. Elle parvient même, à la pointe extrême de l’exercice, à faire basculer ses « sujets » au statut d’une tribu picturale dont les enfants véritables seraient à la rigueur les copies. L’amour rayonnant du peintre n’est pas sous-jacent à son travail orfèvre, chaque trace et marque graphique paraît plus que jamais et sans métaphore à la petite semaine, une forme de pétrissement à la caresse. J’ignore si Eardley, outre la maladie qui l’a emportée, a souffert de solitude, de désamour, d’isolement, mais l’immense artiste était douce et les photos dont nous disposons le confirment sous tous les angles. Au regard et au sourire de l’artiste, nous assistons à une signature faciale de ses œuvres, nous entrevoyons quelle compagnie délicate et proche, peut-être quelle timidité chaleureuse, Eardley donnait autour d’elle.
Eardley excellait en cadrages parents de la photo qu’elle pratiquait également avec talent. Comme elle prisait d’ailleurs le format large ; je pense, par exemple, au très cinémascopique « Rottenrow » (94x164), peint en 1956. Avec une variante, ce tableau rappelle Artaud à propos du « Pont de Langlois » de van Gogh, lorsqu’il écrit que l’artiste avait peint un bleu où l’on a envie de tremper le doigt. Dans « Rottenrow », on a envie d’entrer dans la scène entière, de connaître plus physiquement, peau à peau, les plâtras d’huile bien finis maçonnés par le peintre. La noblesse du décor, la sensualité hybride des devantures et des entrées autour desquelles les enfants vaquent à leur jeu ou leurs rêveries, ouvrent un champ de possible excitant. Dur comme le bronze, meuble comme un sable-mouvant, les scènes de Eardley sont des passages, des porches d’aventure pour l’œil et l’imagination. Dans la série des « Children playing » et « Glasgow back street » dont Eardley réalise plusieurs variantes, l’art de composer s’impose par sa robustesse. Eardley réussit ce tour de peintre qui consiste à décentrer sans lourde manœuvre le centre de gravité des tableaux. Elle opère une occupation du tableau où chaque parcelle, par sa qualité de fragment de décor soigné, contribue à déjouer l’attraction centrale du « portrait ». Une tendance accrue, les dernières années, à bâtir ses tableaux comme des murailles où figures, inscriptions de lettres et ratures s’incrustaient dans un seul et même plan.
            Dans une continuité imparable avec les portraits d’enfants et les scènes de rue, Eardley peignait des immeubles d’habitation, des façades, des fenêtres, des étages. La série des « tenements » tient son exploit de garder indemne aux tableaux et dessins une intensité plastique qui se passe de la représentation humaine. Elle y est bien sûr, en transparence des parois, dans l’imminence indiquée des fenêtres, allumées, tamisées ou éteintes ; il n’empêche que les immeubles de Eardley réussissent cette prouesse de se suffire à eux-mêmes. Dans son tableau « Glasgow tenement blue sky », peint en 1956, Eardley, après Utrillo et avant les tours de New-York par Kokoshka, lève des façades qui égalent ou dépassent les souliers de van Gogh en sujet intrinsèquement pictural. Les exagérations fromagères des bâtisses de Soutine écrasent dans leurs bourrelets quelque chose au passage. Eardley, elle, préserve cet ingrédient très filmique du secret des alcôves. L’habitat du soir, la chaleur du foyer, les dégradés pathétiques dont la lumière du soir borde les toits. Un goût pour la maçonnerie, pour les pierres disparates, les pignons de guingois, les statures d’épaves, de future ruine, pré-éboulée. Eardley devait aussi voir, dans ces constructions, un profil trapu et vivant, personnage maudit et sans parole, cyclope anonyme, gardien des murmures et des crises, qui n’aurait eu que le dos et les épaules. Eardley trouve aussi, dans ce motif, l’occasion de déployer son goût pour la pierre et les briques, les contrastes d’enduit, les fondations pataudes, surmontées des hautes et lourdes cheminées, comme si les habitations dans les bas-fonds de Glasgow, croisaient la maison de l’ogre et l’usine.
Quant au troisième compartiment de l’œuvre, il fut pour Eardley son refuge et son vivier de paysages au grand air. Catterline, petit port de pêche aux maisons alignées sur une butte, en contre-haut du rivage, fut le théâtre choisi par Eardley pour y peindre les roches, la mer, et les prairies environnantes. Là aussi, entre la minuscule maison prêtée à l’artiste, habitat sorti d’une légende, mi-cabine, mi-chalet nain, et les séances en plein air où l’artiste peignait sur de larges panneaux tordus par le vent, une perfection hors du temps se profile où la parole n’est plus. Les pêcheurs tannés s’entendent à mots couverts avec le cœur buriné de Joan Eardley. J’espère en savoir plus, un jour, sur les rares piliers chaleureux qui permirent à l’artiste de peindre et l’aidèrent à tenir. Catterline, tel que je l’aperçois en photo, tel que j’en saisis l’adoption par Joan Eardley, femme de cœur et peintre immense, c’est un bout du monde moins géographique qu’élémentaire, un pays où croisent au ciel et à ras de terre les grandes couleurs sans hommes. C’est là qu’Eardley a peint des marines et des prairies que l’on pourrait qualifier « à bandeaux ». Le ciel en haut, les cabanes au milieu, affleurant sur une mince lisière, puis les buissons, les graminées prenant les deux tiers de la toile ou du panneau. Dans ce genre hautement classique et saturé de tradition, Eardley s’impose également, sans astuce, sûre de son goût pour le haut pigment qui suppure. Toujours sous les auspices d’un gris moyen sapé de reflets violacés, qu’on serait tenté de qualifier gris orage, s’il n’était de façon plus buté un gris d’écrin floral et la rampe de couleur d’une cinquième saison.
En France, pas un mot, pas une syllabe ou un atome de relais ne croisa jamais mon chemin pour mentionner l’Écossaise, avant ma découverte londonienne. Je n’ai pas envie que cela change, préférant un jour faire l’effort d’aller admirer les tableaux à leur place.
0 Commentaires

Votre commentaire sera affiché après son approbation.


Laisser un réponse.

    Catégories

    Tous
    1981
    5e Symphonie
    Adrian Lyne
    Albert Londres
    Alberto Giacometti
    Alquin
    Auerbach
    Baselitz
    Beckmann
    Berni Wrightson
    Bloy
    Brisseau
    Buzzcocks
    Canet-Plage
    Carlos Onetti
    Céline
    Dans Le Ciel
    David Peace
    De Bruit Et De Fureur
    Décor De Jeunesse.
    Ebène
    Ecole De Londres
    Egon Schiele
    Expressionnisme Allemand
    First Blood
    Georg Baselitz
    Giacometti
    Giger
    Gilbert-Lecomte
    Gustav Mahler
    Henri Bosco
    Herbert Lieberman
    Hitchcock
    H.R. Giger
    Jackson Pollock
    Jerzy Kosinski
    Joan Eardley
    Julien Gracq
    Kaputt
    Ken Loach
    Kes
    « Kick And Rush »
    Kitaj
    Kosinski
    Kurt Sanderling
    Le Bonheur Des Tristes
    Le Chantier
    L’Échelle De Jacob
    Le Crime était Presque Parfait
    L'Enfant Et La Rivière
    Léon Bloy
    Léon Golub
    Lieberman
    Lindström
    L’Oiseau Bariolé
    Londres
    Louis Calaferte
    Luc Dietrich
    Ludwig Meidner
    Malaparte
    Mandelbaum
    Manifeste Pour Une Maison Abandonnée
    Marcel Moreau
    Matta
    Max Beckmann
    Michael Biehn
    Nécropolis
    Nerval
    Nicolas Alquin
    Octave Mirbeau
    Picasso
    Pollock
    Red Or Dead
    Requiem Des Innocents
    Roberto Matta
    Roger Gilbert-Lecomte
    Ron Kitaj
    Ryszard Kapuściński
    Schönebeck
    Shostakovich
    Stockhausen
    Sugar Ray Leonard
    Sylvie
    Terminator
    The 15th
    Un Balcon En Forêt
    Un Siècle D'écrivains
    Villiers De L’Isle-Adam
    Voyage Au Bout De La Nuit
    Wire
    Zumeta

Proudly powered by Weebly
  • Accueil
  • À PROPOS
  • Publications
  • Peintures
  • Pastels
  • Encres
  • Un garçon impressionnable
  • Articles de NR
  • Météores
  • Actualités & Presse
  • Contact
  • Mentions légales