Plus qu’un roman de référence, d’un genre nerveux et sans nom, « Un Balcon en forêt » de Julien Gracq, est mon récit préféré. Celui que j’aime à relire, sûr d’y reprendre des forces, sûr aussi d’y admirer ce charme maximal, poussé à fond avec des personnages, un décor, une action. Il y a, dans ces deux cents pages, l’assurance d’un frisson soigné et réitérable qui est la raison d’être de raconter. Légèrement à l’ombre du magistral "Rivage des Syrtes", ce roman bref, d’une coupe très cintrée, a la sveltesse d’une nouvelle et la plénitude d’un roman. Un effet général d’anatomie bien galbée, de proportions idéales. Le titre, avec son effet d’estampille et son écho d’architecture Bauhaus, réussit d’emblée son entrée, happe ses lecteurs d’élection avec la force d’un nom de code, d’un signe de reconnaissance. L’attachement commence au titre, chaque ligne confortera ces prémices. L’atmosphère d’avant-lire y est parfaite ; c’est le « trailer » de l’époque, il tenait tout entier dans le titre, et non, comme cela se pratique aujourd’hui, au visage quatre mètres sur trois d’une tête mâle ou femelle donnée pour sympathique et dont chaque dent du sourire finance agressivement les vacances, les soins peaux et visages, sur le dos des usagers du métro. « Un Balcon en forêt », écrit entre « Le Rivage des Syrtes » et un chantier qui n’avançait pas (devenu le posthume : « Terre du couchant »), est un texte-étalon dans l’œuvre de l’auteur, une matière calibrée pour son écriture et son tempérament d’ex-lieutenant. Car Louis Poirier a commandé une section en 1940, et ce souvenir de terrain, cette expérience transfigurée confère au texte de l’écrivain casanier, une énergie, un magnétisme ravageur. Je ne sais plus qui parle, à propos du « Balcon » de « conte militaire ». Voilà un jalon éclairant mais il est incomplet. L’alliage est à la fois plus complexe et plus élémentaire. La critique, aidée par l’auteur lui-même, a suffisamment relevé les fascinants motifs du texte : le contexte torpide de la drôle de guerre, ses soldats aux avant-postes, voués à l’attente de l’invasion allemande ; les envahisseurs épiés à l’horizon presque surnaturel de la forêt ardennaise ; l’immersion fantastique des soldats isolés dans la forêt « hercynienne », pris dans l’étau d’une temporalité distordue : d’un côté, le Moyen-âge d’une forêt barbare, de l’autre, la menace imminente d’une armée mécanique et sans visage ; mais aussi la fraternité maussade de Grange et de ses hommes, le dilettantisme militaire à la française, ou encore l’érotisme hors du temps de cette idylle entre le personnage principal, Grange, et Mona, une mutine et lascive fée des bois. Mais ce qui ramène à ce texte, donne l’envie de s’y replonger, se laisse moins facilement capturer. La propriété envoûtante ne s’y montre pas franchement, et pour cause, elle tient, il me semble, à la façon dont Gracq anime les courants d’air. Non les abstractions glissées entre les lignes, à la charge du lecteur, mais les vastes espaces, autour des hommes, les profondeurs refluées des sous-bois ; véritables couloirs de terreur percés jusqu’à l’haleine d’infigurables présences. Tout lecteur de Gracq connait sa prédilection pour les « lisières » et les « confins ». Gracq, il est vrai, fut lui-même un grand marcheur, amateur de zones et de marges, et souvent il prêtera cette inclination à ses personnages. Aldo, dans « Le Rivage des Syrtes », en est le prototype. De même, on trouve dans « Les Eaux étroites », un véritable art de la marche sur les sentiers battus ou moins battus, et même une espèce de train fantôme à pied des deux côtés d’un chemin de halage, où grimacent de suggestifs mais aimables vestiges. Dans le « Balcon », en revanche, Grange attend un envahisseur, en l’occurrence l’armée allemande, et cette invasion ne fait aucun doute. Ce danger bien réel change tout. La crainte se substitue à la rêverie, ou plutôt, la rêverie persiste, mais sur un mode funèbre. Chaque évasion, au sens de la contemplation ou de l’excursion hasardeuse, est piquée d’un rappel virulent. Rappelé à soi et le lecteur avec lui, Grange ne cesse de se réveiller brutalement. Nombreuses sont les pages, dans le « Balcon » où, progressant avec Grange dans les bois, le lecteur se prépare au moment soudain du tir venu des taillis. La crainte de la première balle. La forêt ardennaise, pour le lieutenant Grange, n’est pas seulement un fantasme noir, un vivier suggestif, mais aussi, mais surtout un massif mortel. Dans « Le Rivage des Syrtes », il y a encore la vue dégagée, par temps clair, de la haute mer, et donc la possibilité de l’alerte ; non dans un « Balcon en forêt » où règne une ambiance d’invisibles égorgeurs. Je me souviens notamment de cette patrouille que Grange pousse plus loin que d’ordinaire, un soir qu’il s’enfonce toujours plus loin au-devant de l’ennemi, dans cette frange où les Allemands sont peut-être déjà embusqués. A mesure qu’il progresse dans l’interdit, on croirait qu’il franchit les strates, non d’un espace topographié, mais d’un cosmos de bois sombre, une matière noire séparée des reliefs et de la terre connue. Gracq pousse son héros très loin ; un cran de plus et les yeux s’ouvrent des créatures de la nuit et des forces informes, autant que ceux de l’ennemi. La forêt ardennaise est une nuit diurne, une nuit d’arbres, aussi Grange et ses hommes sont-ils pris dans une espèce de nuit polaire. Au Blockhaus, il n’y a que de vagues traits d’union entre deux crépuscules. La terreur est toujours en cours de reformation et le village encore non évacué où demeure Mona, à l’aune du danger imminent, prend une incongruité provocante. Ce hameau à découvert, coupé de tout, ne peut être habité que par des inconscients, des suicidaires ou des sorciers. Gracq invente ici, avec le blockhaus et ce hameau abandonné à son sort, deux endroits d’un maléfice inédit. L’air condamné de ces deux places, leur grésillement de place vouée à la destruction et la mort violente, est pour beaucoup dans la tension du récit. Et rien n’émousse, à la relecture, l’occupation du blockhaus, l’approche du hameau déserté, la fouille des angles morts, des fosses d’ombre, de la forêt piégée partout, de ces tensions de coins louches, clignotant d’alerte et de danger. Gracq y établit les bases d’une panique sûre, rejouable à volonté. Et c’est là que le « Balcon » prend toute sa mesure. Gracq ne se contente pas de faire miroiter des arrière-mondes excitants, des accès interdits, des échauffourées saignantes, semés tels des leurres. Les promesses sont tenues, mais surtout, les pistes ouvertes que Gracq n’emprunte pas, toutes ces caves menaçantes sont elles aussi une forme de promesse tenue. L’auteur balise les sillages de ces pistes mais elles sont la propriété du lecteur. Ce sont comme les poches de vide, dans le récit, où prend l’inquiétude, la caisse de résonance secrète du « Balcon en forêt » Plus fuyante mais plus prégnante, l’impression sensorielle laissée par le « Balcon », extrêmement unie, dépose un souvenir de monolithe, d’objet aux finitions parfaites, plutôt futuriste, et même le souvenir d’un récit aux accents d’anticipation, voire de science-fiction. Le chalet-blockhaus, par son hybridation, suggère déjà quelque base isolée. La forêt, elle, infiltrée par l’ennemi comme par une force abstraite, un mal rampant, invisible et inhumain, finit d’exiler Grange et ses hommes sur une planète étrangère. La couleur y contribue également. Présente en une gamme de teintes et nuances subtiles, elle semble néanmoins provenir d’une même dominante. Aussi le « Balcon » m’est-il toujours apparu, à rebours, comme un récit vert de gris, couleur réséda, couleur de frondaison en hiver, ou, plus radicalement, couleur indéfinie d’une matière inconnue. A force d’herbes folles sous la lune, de flore saisie sous des fluctuations lumineuses ultra-fines, de lumières rasantes et fastueuses, un lustrage général s’opère. Les formes durcissent et rutilent ; elles se patinent. L’Ardenne aux reflets de bronze instaure, en guise de « milieu homogène », une ambiance ferreuse. Et ce taux ferreux, en englobant les hommes, donne au récit une portée d’anticipation. Cette note de métal suggère un état pétrifié de la matière, une statuaire générale. L’ambiance de sort accepté, au blockhaus, par Grange et ses hommes, leur position de sacrifiés livrés à un quotidien somnolent, la façon insidieuse dont l’inexorable les gagne, tend à les statufier. Les sacrifiés de l’avant-poste ne sont pas dans l’attente de l’ennemi, ils occupent un socle hors du temps, réduits en geste et en humeurs à quelques réflexions et déplacements d’une solennité de mauvaise augure. Entre deux silences d’antichambre, d’un côté les hommes vaquant à leur trafic ou à la paresse, de l’autre Grange laissant fondre sur lui tous les mauvais présages, les hommes ont comme des bouffées d’outre-tombe. Le relatif laisser-aller disciplinaire, l’idylle hypnotique entre Grange et Mona ont la texture des limbes ou du sursis. Les hommes du Blockhaus vivent, braconnent, causent, délibèrent mollement, s’inquiètent, mais l’ensemble de leurs actes, comme atteint d’un ralenti mortifère, compose une sourde chorégraphie de l’adieu. Que reste-t-il de ces personnages pré-massacrés ? Cette manière de prescience, de pressentiment, dans le groupe, transforme presque les hommes en héros revenants, rejouant les jours précédant la fin, en rescapés imaginaires d’une apocalypse. Grange et ses hommes, y compris et d’autant plus dans leurs gestes humbles et leur moue désabusée, affichent un prestige de soldats morts. Leur capitaine, resté à l’arrière, ne pose d’ailleurs sur eux qu’un regard distant, gêné, où peut se lire l’effroi d’une terreur sacrée. Gracq souligne lui-même que sa vie aura coïncidé avec deux guerres mondiales et une troisième, jamais déclarée mais dont la traversée d’imminence apocalyptique marquera l’empreinte de ses contes militaires. « Un Balcon en forêt », dans ce hors-temps de la drôle de guerre, met en perspective la deuxième guerre mondiale et sa bascule délirante tout en offrant, à sa manière, une avance imaginaire sur la prochaine.
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