Gustav Mahler serait le champion du « romantisme mourant ». Dès lors que le mot romantisme est lancé, plus encore quand il entend rendre compte d’un art, je ne suis jamais sûr de bien le saisir, peu enclin à en subir les raideurs de tiroir, mais son association avec l’adjectif « mourant » charge l’adjectif d’une foudre de la mort debout, entre apothéose et catastrophe, qui sied bien au compositeur. On songe aussitôt à l’Adagietto rendu célèbre par le film Mort à Venise de Luchino Visconti, dont l’étirement grave et solennel recèle un somptueux crépuscule en même temps qu’un levant d’éternité. Sous les charmes de Gustav Mahler, nous sommes au pied d’un Mont dont la cime se perd, hors de vue. Quand l’avons-nous vu et entendu la première fois ? Par quelle limpide trouée s’est ouverte l’immense prairie à reflets, pivots et lamelles d’une danse de Nerval ? Quelle que fût la source de cette découverte solitaire, ce fut l’un de ces ébahissements à l’avènement d’une suprématie dans l’histoire d’une sensibilité. À la volée des premières notes et de leur effet de tempête pilotée, Mahler suscite une loyauté sans rivale. Prise en son milieu, au détour de ses bourrasques, une symphonie de Mahler active, mieux qu’une reconnaissance, un flagrant-délit où se découpe l’être cher recensé ou à venir. La permanence d’un médaillon frappé en plein ciel, porté à bout de salves et de vagues, toutes de fond, sonne l’heure de se revoir. Les courants d’un rendez-vous aérien ventent autour de l’apparition d’un pur élément passionnel, statufié, auquel les passes sonores de Mahler tentent inlassablement de donner le dernier coup de ciseau. Mahler élève au rang de cataclysme musical les tourmentes du cœur, plus encore la gloire d’une noblesse atteinte dans l’abîme et qui va, sans plus se reconnaître, d’une grandeur d’avance sur elle-même. Une humanité étendue, un homme devenu géant, dont Mahler invente le prototype, y devient le roi d’une spécialité déchirante et conjuratoire où l’homme finit par sombrer mais entraîne la fatalité dans sa chute. L’immense Adieu de Mahler dresse une victoire monumentale et irréversible au milieu du néant. La mort en vie, la mort au cœur avant le retour à la terre, y sont fourragées de telle sorte que la nuit ne peut plus se faire entièrement dans les corridors de la perdition ; des restes d’embrasements, des lambeaux guerriers y éclairent désormais la souffrance comme une suite de torches.
Les Symphonies de l’Autrichien restent en mémoire avec l’acuité de meurtrissures personnelles. Une impression de porte battante, ouverte sur l’infini, sert de fond à une bataille livrée contre les afflictions éternelles. S’il est souvent question, par-delà l’angoisse amoureuse, de manifester toute la plénitude du sentiment et d’en mimer l’infini, les failles, les ploiements liés à la plainte et à la détresse ne le cèdent en rien au combat. L’immersion signée Mahler, laquelle semble monter d’un revers de plaine ou s’élever d’une crevasse oubliée, toujours déjà dans l’air, lourds d’échos inimitablement vieillis par une patine immémoriale, enjambe les causes et les raisons d’un drame particulier pour brasser et rebrasser une extrémité pathétique inconditionnelle. Une valeur inouïe affleure, sombre et ressurgit au relief des soubresauts. Cette gravité marmoréenne, plus nue que la tristesse, reste chez Mahler d’un désespoir ascensionnel. Les symphonies paraissent des machineries de haute précision faites pour terrasser l’avanie, l’humiliation et la très invincible détresse. Les manières de patrouilleurs des mouvements symphoniques, tels qu’ils avancent et sursautent sur les lieux d’une déroute ou d’un enchantement, font penser à une chasse errante, ponctuée de rugissements ou de longs coups de sang imminents au sortir desquels la pointe battue des symphonies n’est plus qu’une étrave sans protagonistes. Je pense à la première symphonie. Valse et tintement de clochettes y créent le flot d’une fraîcheur anormalement vive, une transparence de prisme aux couleurs de fleurs sauvages. Une Symphonie printanière, oui, mais d’un printemps pour les Dieux ou les Morts. Les vallons évoqués par les instruments à vent échappent à la mièvrerie sautillante d’une pastorale trop balisée. La scansion d’attelage à clochettes, dans le premier mouvement, est moins un trot de jeunesse humaine ou animale s’ébrouant qu’une danse de la rosée, suivie à la perle près. Un excès limpide grevé par des poches d’ombres, des baisses de tension tels des avertissements, des prémonitions informes lâchées en plein enthousiasme. Plus que la ponctuation inquiète ou ombrageuse d’une ambivalence en contrepoint de cette gaieté primesautière, Mahler tient une beauté affolée à la pointe de son orchestre. Les motifs et friselis grâce auxquels se forme et retentit un espace de légende, ne se contentent pas d’étinceler ; ils frappent à la porte d’un Paradis terrestre de l’intensité. Une forme de ressac, d’espoir assiégé assure la monumentalité grondante. La nécessité d’un grand rêve vivant invente son échelle. Des proportions inhumaines où les atteintes les plus cruelles deviennent expansives d’avoir été si rongeuses ; elles roulent par le monde, en notes symphoniques, comme des titres de gloire. L’homme n’y est plus une espèce miniature percluse d’intimes vicissitudes, il devient le gisement de son cœur généreux en même temps qu’un vengeur passionné de lui-même. Mahler rend justice à son propre cœur. Il n’a pas son égal pour rendre ces bouffées d’expatrié oriental, ces accents de peine embués de grandeur, ces grincements de vaisseaux hantés. La voix brisée de Mahler est un composé de fierté et de délicatesse fanatique dans une buée de larmes évaporées par l’énergie du branlebas. En série de réflexes brusques, l’orchestre semble l’enregistreur et l’expulseur de révoltes paniques et de tétanies. À certains accents de trompettes, Mahler invente des peines inconnues comme des terres non foulées. Voilà telle inquiétude montée sur un solo de hautbois, tel doigté de harpe errante au beau milieu d’ouragans coupés net et repris à la hausse en offensives d’archets voisins de la scie. Un grondement de moteur bouleversé, en crise, se fait entendre, pareil à un préchauffage de réacteurs. Mahler paraît ainsi d’une espèce mi-humaine mi-orageuse, continuité bipède des ciels lourds, descendants de leurs vindictes. Je pense à la marche funèbre, premier mouvement de la célèbre 5ème symphonie au mouvement menaçant, extrêmement tendu, comme un morse farouche, un départ aux aguets, une aube paranoïaque. Les saccades introductives de la trompette solitaire préfigurent le crescendo d’une espèce de rage martiale, un désespoir du guerrier où Mahler invente des vrilles, des crises, des allumages de soutes à munitions, des embrasements en chaîne où fait rage une tempête métallique aux bourrasques toujours plus cinglantes montées de gouffres toujours plus profonds. Comment rêver d’une explosion de rage plus intégrale ? Mahler s’y présente bardé de froid ; il n’est pas encore ce buste de pierre reproduit dans les Académies, il est l’homme orphelin de sa fille et le poursuivant éternel de sa femme. Une préfiguration de la « rigor mortis » lui prend les mâchoires. Du fond de la cabane de composition, à Maïernigg, Mahler répond pied à pied à la malignité des supplices. Jamais il n’ira plus loin dans la transcription à coudées brusques d’une dislocation interne. Transposition serait plus juste car voici une séquence qui possède les jets de la crise, les projections, les irruptions, mais leur succession possède avant tout l’harmonie seconde d’une collection de joyaux enragés mis bout-à-bout. Ce relief de montagnes russes et sa carte expressionniste croule lui-même sous l’élan des coups de boutoir et des déferlements en séries. Ce sont des assauts, des plongées en piqués, une forme de déluge concentré sur le point le plus reculé et le plus central de la mère des douleurs. Il s’agit de faire sauter et d’exprimer toute la matière cautérisante de la fureur. Si Mahler s’est fait le spécialiste d’une marée des paroxysmes, il faudrait un autre mot, plus sévère, pour dire l’éclatement d’apothéose de la 9ème symphonie, particulièrement cette installation à la crête du moment de vérité à quoi se résume le quatrième et dernier mouvement. L’orchestre semble pris, au sommet de la stridence, de l’aigu pathétique, par un cœur hurlant ou quelque face d’agonisant invincible. La philharmonie devient une bête à cent têtes, sur-réactive, convulsionnaire, prise de réflexes comme des décharges. Mahler, en soutirant aux archets obliques et cisailleurs telles salves de stridence émissaires d’un assaut rêvé dans la splendeur ; Mahler, avec un accent de culmination et d’envol sans précédent, accomplit une percée décisive. L’homme a tant de fois plié à se rompre sans que rien ne soit parvenu à lui éteindre ce regard aux grands yeux, qu’à l’instant de cette neuvième qui sera la dernière, l’immensité ailée marche avec lui et la victoire sans nom se profile. Mahler a attendu, autant qu’il le fallait, non penché sur le pupitre des notes alignées, mais au fond de l’écrasement solitaire, non la crise à se tordre dans un hurlement de pulvérisation libératoire, mais avec une patience de chasseur inouï rendu à sa nuit, une certaine volée de pleurs à froid où plus rien ne sera lâché. Gustav Mahler trouve là le sens d’un renfort envoyé de l’arrière, où l’arrière, – je veux dire, tout le damné de l’arrière–, monte en première ligne. De tous les dossiers qu’il n’y aura plus à instruire, la preuve tombe, elle est finale. La délicatesse penchée sur la tête d’une petite fille nommée Putzi, l’Amour grand comme les ciels ; l’adagio n’a plus que ces deux mouvements d’absolu qui respirent à souffle profond. Et qui l’a entendu ne l’écoutera encore qu’en y laissant une terrible dépense sur les berges de l’abîme où Mahler vient nous chercher.
0 Commentaires
Votre commentaire sera affiché après son approbation.
Laisser un réponse. |
|