Nicolas Rozier
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De Bruit et de Fureur, 1988, Jean-Claude Brisseau

5/25/2021

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L’enthousiasme fut de croire que le film de Jean-Claude Brisseau, vu à l’époque où une place coûtait un franc pour la « Fête du Cinéma », annonçait d’autres métrages du même genre. Plus le temps a passé, moins j’ai rencontré de dignes frères ou sœurs de ce film, chef-d’œuvre intégral d’une vie d’époque et d’un air du temps, ceux des années 80 saisies de plein fouet, avec leurs visages et leurs tours en transparence réciproque. Les immeubles y sont graves et Brisseau a mis aux yeux de ses acteurs-personnages le même éclat de carreau noir dans les étages. On me dira que l’époque n’était pas exclusivement d’immeubles, que ce théâtre de barres et de tours datait des années 50 et 60. Mais dans mon souvenir encore très net, toute l’époque, en ses moindres textures, semblait d’un horizon de ciment, d’une lumière réfractée du bitume, du trottoir, et d’une crête des toits surmontée d’un ciel blanc, dont le prototype devait se trouver, à l’ouest dans les villes minières de l’Angleterre, à l’Est à Berlin, Leipzig ou Dantzig. Plus qu’il ne raconte une histoire, le film de Jean-Claude Brisseau emboîte le temps du rêve. Plus précisément d’un cauchemar ou d’une froide hallucination. Bruno est un jeune collégien, seul dans une tour. Chaque soir, il rentre dans un appartement semé de mots écrits par un spectre maternel. Avec les messages que Bruno trouve dans l’appartement, censés être écrits par une mère dont la voix off redouble plus qu’elle n’atténue le simulacre, Brisseau invente une clandestinité orpheline sans exemple dans le panorama des arts ; un néant d’affection dont les reflux cruels auréolent le jeune Bruno. Pour trouver cette atmosphère de limbes crues, ce n’est pas dans les arts qu’il faut chercher, mais en baissant les yeux sur ses propres chaussures, sur les passerelles où elles sont allées et venues du domicile au collège, à l’époque où nous avions 13 ou 14 ans. Bruno est le copain de classe, le collégien emblématique des années 80 ; il en a l’allure type, le survêtement gris, la chevelure sans coupe, en bataille, et le cartable sur les épaules. L’ami accidentel, dans ce désert, est un oiseau nommé « Superman » dont le cri bref et strident résonne comme la signature de la solitude, son épitaphe répétée et son alarme étranglée. Un point d’interrogation criard lancé comme une décharge animale de tendresse à une note, à son unique. La vie de Bruno tient dans une temporalité suspendue, un arpentage lent et sans panique autour de quoi se déroule sobrement le sacrifice de toute joie et affection. Une lumière réfléchissante, un gris pâle général, du ciel au béton, entre partout comme une brume aussi revenante que la mère invisible. Ici, l’agitation hagarde d’adolescents et d’adultes, qu’il s’agisse des phases hébétées ou violentes, anime la vibration d’un territoire. Maquette du destin des personnages, l’esplanade à immeubles hante dès les premiers plans. Le vert et le gris auraient pu intituler, et avec lui le film entier, le dédale bétonné entrecoupé de talus où se dessine quelque indicible formule de terrain mal aimé. Cette verdure hargneuse cache des parkings souterrains, des galeries, des caves, auxquels semblent associés par paires les butins, les viols et les trafics. « De Bruit et de fureur » est déjà tout entier dans l’affiche du film. La colombe de la paix y est calcinée, embrasée au cocktail Molotov par le fléau de 13 ans, Jean-Roger, l’adolescent dépenaillé, en cuir, le rôdeur des blocs, l’apprenti criminel, l’épouvantail à mobylette, le sadique par désœuvrement. Sa cruauté grand guignol, presque sans limites, pourrait rappeler la tournure prise par notre époque depuis 30 ans : un vaste écrase-fréquences, où les dernières flammèches d’un semblant de goût et de désir ont laissé place à une masse abêtie jusqu’à l’absurde, viande robotique à divertissement poissard ; mais le personnage de Jean-Roger n’en a pas le cynisme. Il y a du carnaval, de l’anarchie festive dans ses méfaits, un fond de lésion et de carence affective qui en fait le double de Bruno. Avec ou sans parents, l’Amour est à zéro. Mais le film aborde surtout cette portée intouchable, hérissée d’émotion, que Brisseau cherchait dans ses films. « De Bruit et de fureur » est un monument qui surpasse les causes et ses conséquences par un saignement à blanc dont le cinéaste n’a rien oublié. Jean-Claude Brisseau est parvenu à trouver un grain de lumière prestigieux en même temps qu’une blancheur frontale au travers desquels chacun des protagonistes est voué à un coup de pâleur qui en sublime la tristesse. L’image, celle de l’affiche comme toutes celles du film, reprend partout le même cri bardé et équipé pour tenir. Pour la première fois, dirait-on, de vrais morts nous parlent, aussi blancs et marbrés que leurs voisins de tombes. Ils n’éructent pas, du moins pas tous, ils prennent leur temps, ils ouvrent les yeux et disent les mots de ceux qui sont revenus ou restés dans un enfer établi, institué, et même, il faut bien l’avouer, un enfer grandiose, trempé dans l’outrance de couleurs rares et violentes. Le film en est tapissé de ce fond à contrastes blafard. Il est d’une brume d’immeubles levée à l’Est telle qu’elle enrobe les bâtiments dressés derrière le mur de fer, ceux du film de Zulawski : « Possession » ou de « Christiane F. ». « De Bruit et de fureur » se déroule en entier dans les brumes bleu-mauve et marbrées d’une congélation péri-urbaine, et cette lumière pailletée, cette clarté de givre, de banquise et de matin gris farde toute chose d’un maquillage de mauvais sort, donne aux êtres le teint d’un pré-embaumement. Pas encore cireux, ils ont mauvaise mine tout en gardant l’œil sombre des fortes fièvres. Tous les personnages du film portent cet éclat bouillant aux yeux. Ils ont la voix basse d’un lendemain d’apocalypse ou d’une déception indicible, qu’ils ont décidé d’oublier. Brisseau en a extrait l’œuvre d’art. L’atmosphère du film peut toujours, à qui le souhaite vraiment, se laisser réduire à sa portée dénonciatrice. Il suffit de voir, plus de trente ans après, l’état des cités dortoirs, des barres de HLM et la vie irréelle réservée à ceux qui ont dû ou doivent vivre dans ce type d’urbanisme conçu pour le crime et sa prospérité. Le film de Jean-Claude Brisseau alerte peut-être par l’énormité de sa tension, indique à qui l’ignorait encore le cynisme abyssal des édiles en charge de l’urbanisme de masse, du wagonnage à prolétaires, mais, encore une fois, cette tension, à mieux y regarder, à honnêtement ressentir et se laisser plaquer par l’impact, érige en grondement et éblouissement un monument. Il en a d’ailleurs les longueurs de pierre, la modernité des immeubles monolithes et la statuaire imposante de son bestiaire humain. A la manière dont Brisseau la filme, l’appréhension de cette zone de Bagnolet vire à l’ambigu, elle miroite trop abruptement pour ne rester qu’une plateforme de désespérance ; son orage bas vire au surnaturel, au somptueux féroce. Car le cinéaste trouve de la beauté à ces cages de désolation. Une dignité étincelante et sévère naît de la tristesse emmagasinée aux façades des immeubles. La poésie mordante et agressive des tours découpées sur le ciel se laisse rêver ou cauchemarder mais son énigme conquérante est un brisant. Les immeubles tiennent à la fois du mégalithe bien usiné et du bourreau impassible. Brisseau laisse à sentir, au fond de ces tours où d’ailleurs personne ne crie plus aux fenêtres, un ordre de fait-divers extravagant. L’on suppose sans peine, en l’extrapolant des personnages du film, une vague de dépressions graves et mutiques, des suicidés oubliés, momifiés, d’indécrochables pendus du dernier étage, des sépultures sous les faux plafonds ; toutes sortes de mystères au fond des mortiers et des fondations. Car la douleur, ici, n’est pas un événement, isolé ou successif, qui survient, la douleur grésille continûment, et le fantastique est son milieu. L’apparition féminine entrevue par Bruno, figure syncrétique de mère suppléante et maîtresse fantasmée, est l’étoile esseulée d’une nuit irréversible où tout se déroule sur un fond de cœurs détruits. Brisseau y exhume la notion de héros, plus immémoriaux qu’antiques, dans une épopée à pas presque feutrés dans le ravage. Chaque protagoniste est l’expert de son drame : Bruno, le jeune garçon livré à lui-même joué par Vincent Gaspéritsch ; Jean-Roger, l’enragé perdu interprété par François Négret ; son père, le truand brutal joué par Bruno Crémer, le grand-père moribond, paralysé et momifié sur un divan qui agonise en assistant à une rixe au couteau ; le frère aîné qui veut s’en sortir et joue au bon petit soldat ; sa petite amie ambitieuse, ridiculisée dans sa voiturette puis violée par la bande de Mina, sorte de sorcière clanique d’une horde du sous-sol. La collection de portraits ne peut être plus contrastée, chacun est saisi à son rendez-vous hurlant avec les circonstances, et avec pour loi celle du pire. Aucun film américain n’a capté comme l’a fait Jean-Claude Brisseau, cette bétonnière où les bosses herbeuses, elles-mêmes, sont des complices zélés du gris. Chaque visage surgi de cet espace cerné de garages souterrains et de chape désertée, porte l’insolation cireuse du gris ambiant. Le drame, ici, ne culmine pas, n’éclate pas, même lors des acmés ; le drame règne, étale et ouaté, avec l’amorti et l’impression de lévitation nauséeuse du rêve, inscrit au plus haut point, peut-être, dans la pâleur de Fabienne Babe dans le rôle du professeur de collège. Pourvoyeuse de tendresse, voix douce au milieu du néant, grâce pudique, proie scrutée de tous les fantasmes d’infamie, celle qui dansera avec Bruno et lui donnera des leçons particulières après les cours, hideusement calomniée puis interrompue par le principal du collège, genre de croque-mort engoncé dans un costume de mauvaise coupe, elle entasse les espoirs mourants sur ses épaules. Le personnage féminin vogue ainsi qu’un étendard, une vérité qui fait taire. Dans ses traits et la beauté chaude de son regard blessé, on devine une femme de chair et de désir en même temps que la dépositaire saturée d’une bonté dévidée, privée de miroir, jusqu’à cette relation fragile et très vite sacrifiée entre le jeune homme et elle. On croirait l’humanité, autour de cette déesse sociale aux yeux cernés, un flot de damnés, jetés là, dans la basse fosse d’un bâtiment auquel répond bien le titre glacial de C.E.S, enceinte qui ne trouve pas le ton et exhibe en matière pauvre la raideur d’une morgue bas de gamme, d’un assemblage de cloisons fleurant l’abattoir, sorte d’hospice bâtard où l’on enferme des hordes pubères vouées à l’abstraction des cours, des tables, des chaises, alignées en rang et à l’affût des révoltes, du coup d’éclat, de l’anarchie. Jean-Roger, en créant à lui seul un soulèvement dans le collège, nous offre une scène attendue de toujours, une prise sauvage de l’institution carcérale nommée scolaire, assiégée comme une Bastille retardataire. Après cette mise à l’étouffée des murs publics, seul semble promis, au bout, l’esclavage long, frère de la maladie mortelle qui devancera l’usure, abrégera la peine en ameutant pour de bon les grimaces de la mort. Ces murs, cette cour déserte où le pauvre mot de récréation ne vient pas aux lèvres, ces cloisons et ce préfabriqué sonnent creux et vide, ces murs et ses couloirs, tels qu’ils appellent les braillements et la résonance des cris, lâchent des étendues de froid animées et mauvaises où rien, strictement rien de buissonnier ne subsiste. Exceptées la voix de Fabienne Babe et les paroles interloquées de Bruno, rien n’enraye ce silence de nécropole où les hommes et les femmes sont ailleurs à dépérir au travail, à se déchirer ou à se vautrer.


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