Nicolas ROZIER, D’asphalte et de nuée, éditions Incursion, octobre 2020, 316 pages, 20 €.
Très original est ce premier roman du peintre et poète Nicolas Rozier, doté d’un titre quelque peu énigmatique (emprunté au grand ami et admirateur de Mirbeau qu’était Stéphane Mallarmé). La première partie du récit, intitulée « Narwik », nous plonge dans l’enfer d’un bagne pour enfants, situé apparemment, non en Norvège, mais en Normandie, près du Havre, et qui évoque d’abord celui de Belle-Île, immortalisé jadis par la « Chasse à l’enfant » de Prévert. Mais il s’avère très vite que les choses y sont bien pires encore, que, plus que d’une colonie pénitentiaire à la Kafka, on a affaire à un véritable jardin des supplices à la Mirbeau, et que le maître inconnu et omnipotent de ce bunker où l’on torture et met à mort des adolescents, enlevés dans des conditions mystérieuses, est sorti tout droit de l’imaginaire sadien des 120 journées de Sodome – bien que les agressions et tortures sexuelles ne soient que sous-entendues, sans la moindre précision. Le récit se concentre sur la chambre où sont enfermés six adolescents d’origines diverses et au passé inconnu, qui trouvent peu à peu la force de résister solidairement et de s’organiser pour s’évader tous ensemble de l’enfer. Par un coup de baguette magique du romancier qui, lui aussi, tire les ficelles, ils y parviennent, non sans avoir assouvi dans le sang leurs désirs de vengeance sur les gardes et tortionnaires. À eux la liberté ! Le lecteur les croit sauvés et prêts à entamer une nouvelle vie, dans un univers social moins terrifiant. Et de fait, au terme d’une longue fuite loin du monde menaçant des adultes, ils aboutissent à un hameau abandonné, genre décor de théâtre, situé au bord d’un lac, quelque part dans une vallée des Alpes italiennes bien protégée des visiteurs. Une nouvelle vie commence. Ils travaillent dur pour se doter de tout ce qui leur est nécessaire et assurer leur survie et, au fil des mois, chacun d’eux semble trouver très rapidement sa voie, l’un dans l’écriture, l’autre dans le dessin, un troisième dans la métallurgie… On pourrait dès lors s’attendre à une utopie de type phalanstérien et à un happy end, un peu trop beau pour être vrai. Que nenni ! L’ennui les guette ; le passé les hante et conditionne nombre de leurs réactions ; de mystérieux dangers semblent de nouveau les menacer, et le passé du hameau, lui-même fort mystérieux, semble comporter bien des tragédies sanglantes, prêtes à refaire surface ; les besoins sexuels, longtemps comprimés, s’éveillent, et finissent par s’assouvir dans une nouvelle effusion de sang, dans une maison de passe d’une bourgade voisine ; et une mystérieuse compositrice, veuve et baronne, dotée d’occultes et inquiétants pouvoirs de sorcière, les accueille dans sa riche villa et leur offre, pour leurs loisirs et besoins divers, trois sœurs musiciennes, affriolantes et très portées sur la chose. Mais, une nouvelle fois, c’est le pire qui se produit, quand les trois sœurs sont massacrées et que des assassins vengeurs investissent le hameau pour tout détruire et anéantir la bande des rescapés. On a droit à un surprenant final apocalyptique et wagnérien, qui fait passer le lecteur dans le domaine du conte fantastique et de la science-fiction. Il s’agit là d’un OVNI littéraire, où l’imagination se donne libre cours et où se télescopent des genres qui n’ont guère l’habitude de frayer ensemble : le récit initiatique, le roman d’aventures pour adolescents, le conte folklorique réactualisé, le thriller, le fantastique et le cinéma d’horreur – le giallo des films de Mario Bava et Dario Argento dans les années 70. Le tout sans chercher le moins du monde à respecter la crédibilité romanesque, sans se soucier d’ancrer le récit dans une réalité connue des lecteurs, et sans essayer de fournir des explications, d’ordre psychologique ou sociologique, qui confèreraient au récit une apparence de vraisemblance : foin des codes romanesques traditionnellement en vigueur et déjà mis à mal par Mirbeau, et beaucoup d’autres après lui, au cours du siècle écoulé ! Quant au style, il est très riche et original, tant par la diversité de ses effets que par le refus d’essayer de calquer, au moyen des mots, une réalité extérieure supposée préexister à l’observation. Cela nécessite une participation active du lecteur, qui est toujours obligé d’interpréter et d’imaginer ce que les mots ne disent pas explicitement. S’il est un tant soit peu porté sur l’art il se représentera des toiles bariolées et fortement colorées, qui ont toutes chances d’avoir un air de parenté avec celles du peintre Nicolas Rozier… Amateurs de récits bien calibrés et à prétentions réalistes, passez votre chemin ! Mais amateurs de belle langue et d’imagination débridée, partez vite à la découverte ! Pierre Michel.
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