Nicolas Rozier
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La Danse sacrale, Alejo Carpentier

11/8/2024

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Avant d’évoquer quelques aspects de la Danse sacrale, le dernier roman d’Alejo Carpentier, je veux applaudir au quasi miracle d’une écriture à la fois souple et affûtée, à sa poussée sans relâche, sûre de ses méandres, et qui file à son but. Du début à la fin de ce roman monumental, sans saut de ligne ni alinéas, l’impression d’une abondance triée, dont on sent partout que l’écrivain l’endigue toujours mieux pour lui donner cette coupe où s’improvise, en quelque sorte, une rigueur du débordement, ornée par une érudition elle aussi tenue par la bride. Les domaines, les connaissances, dans une espèce d’inventaire effervescent, cascadent ou s’étoilent autour de personnages eux-mêmes démultipliés par les mots foisonnants et la richesse des vocables. Quelques protagonistes, outre les deux héros, provoquent les remous d’un monde entier. La comtesse, tante d’Enrique, représente à elle-seule l’aristocratie cubaine ; Thérèse, la cousine créole, l’hyper-mondaine, est une damnée à l’excès et au plaisir. Gaspar, lui, le trompettiste de jazz, l’inflexible totem marxiste, résume l’amitié, la fraternité au beau fixe sur tous les fronts ; tandis que José Antonio, l’artiste refoulé, condensé du lâche-envers-soi, est l’opportuniste dilettante. Quant à Ada, l’amoureuse déportée de la période parisienne, elle balafre d’un trait incicatrisable l’existence d’Enrique.
La France des années 30, le Paris surréaliste, l’Espagne de la guerre civile, la Havane de Batista, puis celle de Castro, sont les théâtres principaux de l’histoire où nous suivons en contrepoint le parcours d’Enrique, issu de la grande bourgeoisie cubaine, et celui de Véra, fille d’un commerçant russe. Roman où l’art passe après la guerre comme il passe, en temps de paix, après la vie salariale, la Danse sacrale raconte la genèse de ces deux artistes-nés. L’un deviendra architecte, l’autre, ancienne ballerine, dirigera deux écoles de danse, mais Carpentier ne semble choisir ces deux arts que pour mieux célébrer de façon légèrement désaxée la peinture, et surtout la musique. La peinture, même si elle semble seconde, réapparaît tout au long du roman, par soubresauts. Si Carpentier évoque les artistes et sculpteurs les plus célèbres de la première moitié du XXème siècle : Miro, Tanguy, Escher, Matta, Chirico, l’écrivain distingue surtout le peintre Wilfredo Lam. La nationalité du peintre, lui aussi cubain, justifierait sa mention récurrente, mais en mettant l’accent sur cette œuvre et son style de figuration caribéenne parente des homoncules de Matta, Carpentier décline avant tout, par œuvres interposées, une carte de son goût, et plus qu’une carte, un emblème de son esthétique. Spontanément, je garde en mémoire deux temps forts de ces anecdotes liées à l’artiste cubain : le premier concerne sa situation de peintre marginal, menant une vie précaire dans un logement exigu, voué à la pauvreté et au malheur. Le deuxième prend à contre-pied le premier, quand Enrique apprend que Lam vient d’exposer dans un lieu prestigieux et d’y connaître le succès. Le fameux tableau du peintre intitulé : La Jungle, où des silhouettes fuselées, sortes d’oiseaux/totem vaguement anthropomorphiques, font les troncs d’une forêt dense, se superpose aux deux passages. « La Jungle » de Lam est une peinture d’autant plus entêtante qu’elle vient spontanément à l’esprit à la mention de l’artiste, aussi sûrement que le nom de Léonard suscite la Joconde. Carpentier joue de cette image subliminale. Cette forêt fantasque consonne d’ailleurs avec la forêt de Los Pasos perdidos et ouvre, dans La Danse sacrale, l’une des rares fenêtres sur les forêts luxuriantes d’Amérique latine. Du reste, les figures du tableau rappellent aussi la forme d’instruments à vent, une ressemblance qui devait séduire Carpentier, musicologue et compositeur.
Porté par Véra, l’autre volet du dyptique artistique est la danse, entendue comme la continuité organique de la musique. Emigrée à Cuba, l’ancienne ballerine de Pétrograd dépositaire des hautes exigences du ballet russe, dirige deux écoles de danse, une pour les filles de la grande bourgeoisie blanche, une autre pour les créoles. Elle trouvera dans le vivier populaire les danseurs d’un projet de création, que l’on pourrait dire d’une vie. Véra ambitionne de monter à la scène Le Sacre du printemps de Stravinski, et tout indique que Carpentier a concentré dans ce rêve son propre absolu. Significativement, parmi les pièces censées accompagnées l’œuvre de Stravinski, Véra inclut Ionisation de Varèse et d’autres pièces d’ascendance plus tribale liée aux origines cubaines. Ici, Carpentier, connaisseur de danses et de chants locaux, en imprègne le projet de ballet et en fait peut-être l’ingrédient décisif, le secret moderne. Pour l’écrivain, je suppose qu’il s’agit moins d’égalitarisme entre les arts populaires et l’art consacré, que la recherche d’un syncrétisme puissant entre différents styles. La gestation du projet, autant dire le désir de Véra, par le truchement d’évocations diverses : recrutement des danseurs, décors et répétitions, donne à imaginer ce que serait cette mise en scène ; le lecteur accède, non à l’œuvre même montée à la scène, mais à son ébauche prestigieuse, à son halo électrique avant-coureur. Le roman entier peut être lu comme la rêverie entrecoupée de secousses de ce projet crucial.
L’ambition d’un livre-monde en couve parfois une autre : celle d’un récit où le poème gronde, où l’album rêvé d’inarrêtables Florides bonde une histoire. Tel s’annonce, parfois sous des airs de patiente et endurante confidence, la Danse sacrale. Les nuits cubaines sous Batista, aux établissements de nuits américanisés, maisons de jeu et bordels, prennent un relief délectable, notamment lorsque Véra, vacillante, est sur le point d’y sombrer. Trappes nihilistes, les nuits immondes au luxe criard coïncident à de grandes pages. Mais les rives cubaines archi-décadentes dont Carpentier extrait la sensualité noire, ne sont qu’un prélude au tableau urbain à venir. L’écrivain, à même sa description somptueuse et lugubre, semble faire clignoter La Havane, comme vue de loin par Enrique. Le Venezuela, où se réfugie Enrique, éloigné de Véra par les dangers du régime, ouvre un volet tardif dans le roman. A cette occasion, alors que le menu très riche du volume commençait à m’engourdir, un déchaînement de merveilles me tira de l’ankylose. En abandonnant Véra pour aborder le demi exil de son mari Enrique à Caracas, Carpentier soudain trouve un second souffle, là où on le croyait à plein régime. Au tournant de la page 500, l’écrivain brosse un tableau stupéfiant de l’Amérique latine à travers l’exemple du Venezuela. Le paysan primitif s’y superpose à l’ouvrier qualifié, presque extraterrestre, maçon dantesque œuvrant aux carottages énormes précédant la fondation des gratte-ciels. En un raccourci saisissant, où l’écrivain affirme que le créole est passé sans transition de la charrue à l’avion à réaction, (sans connaître le chemin de fer !), Carpentier comprime l’impression d’une vie, impression symphonique où les poutrelles, l’acier et le verre, sur le modèle de New-York conquiert en quelques années un paysage préhistorique. Carpentier lève non une villa d’architecte aux arêtes tranchantes, mais son équivalent en ville entière, pleine d’altitudes voraces pour ainsi dire poussées à vue. Ces pages vertigineuses, comme scandées par les excavatrices et les engins modeleurs de paysage, pétrissent dans le frais, en pleine glaise imaginaire, le portrait en coupe d’un monde où quelque golem de la modernité aurait surgi de la terre pour y araser la nature à son envie, dressant les tours, tirant les voies rapides, nivelant les esplanades. A travers le prisme de l’architecte et sa revue pointilleuse, revoilà la peinture, la sculpture, en des espaces révélateurs d’une civilisation saisie à la pointe de son harmonie miraculeuse entre les forces chtoniennes du pays et l’importation très choisie des œuvres européennes. Car à côté des immeubles, il y a les tableaux, les sculptures, comme issus du même palais de cristaux, comme si les œuvres naissaient des flancs resplendissant de la matière dure et réfléchissante. En dressant le catalogue des artistes aimés, de Matisse à Zadkine, Carpentier forme un intérieur idéal, que l’on dirait à ciel ouvert, gigantesque béance entre Caracas et Maracaibo. On lui reprocherait presque l’omission de Giacometti.
Alejo Carpentier réserve un sort singulier aux amours de ses personnages. A cette occasion, l’écrivain, volontairement ou non, vérifie sur lui-même et sur le lecteur le nerf toujours vivace, après les années, d’un fol espoir de fidélité et d’Amour majuscule. Sinon qu’à cette aune, les deux héros voguent dans un sentiment émoussé, comme dilué au songe. Les limbes sentimentaux dans lesquels Carpentier les enferme semblent les dispenser des « tourments » et du « Sturm and Drang », comme s’en félicite Enrique sur le point de quitter Irène, sa maîtresse de Caracas. Séparations, et trahisons, dans le roman correspondent à des parenthèses semi-oniriques qui n’éclatent jamais à l’état de veille. On ne saurait qualifier à coup sûr les relations amoureuses telles qu’elles se déploient dans le roman ; ce que sous-tend exactement leur tonalité somnambule. Aux moments les plus cruels, le naufrage amoureux, dans la Danse sacrale, se limite à une sourdine étrange. Trahisons et blessures ont l’inconsistance de fantaisies mentales, de figures vagues venues d’un monde intermédiaire où Ada, l’amante disparue dans les camps, déambule en spectre. Ces drames donnent l’impression de gammes désenchantées que le fauteur et la victime endurent avec patience et application. Par-delà les accrocs de l’usure sentimentale, rien ne vient à bout de la tendresse narcotique et enveloppante entre Enrique et Véra. L’effet de ciel géant, dans les dernières lignes, ne vient pas de la fenêtre, mais du regard en arrière, vertigineux, sur les huit cents pages qui viennent d’être lues.


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