Dinard est devenue notre ville d’adoption. Du moins la ville côtière où, à moins de trois heures de route, nous allons le plus souvent possible. A Saint-Enogat, aux abords de sa plage semée de robustes maisons, demi-palais à flanc d’émeraude, je lorgnai sur la plaque d’un illustre résident : Roger Vercel. A l’époque du film de Bertrand Tavernier Capitaine Conan, j’avais négligé le nom de l’auteur et le roman, prix Goncourt 1934. Cette maison, l’un des monuments discrets de la plage, m’incitait à lire l’écrivain dont je partageais les goûts balnéaires. Ainsi, sur les marchés, nous gardions l’œil sur les bouquinistes, les librairies locales n’ayant cure, apparemment, de l’œuvre de Vercel, enfant du pays ou presque. Avec l’œil du lynx sur les stocks déclassés, Delphine a trouvé, un jour de marché à Saint-Briac, le genre de livre inespéré, voué à blanchir trente ans dans sa caisse : un Vercel de troisième main publié au « Livre de poche ». Ce n’était pas Capitaine Conan, mais un roman plus discret : Eté indien. Depuis quelques jours, je m’échinais à lire un Magnan que j’admirais sans plaisir et ne parvenais à entrer dans l’un des latinos que Delphine avait apportés par sacs entiers ; tous plus argentins les uns que les autres, et annonçant dès les titres et les couvertures une bigarrure enragée dont je n’avais pas le goût en ce milieu d’été nuageux. Ce roman de Vercel « poids moyen » ou « super-welter » dans le genre, tombait à point, et j’en voulais un autre dans la foulée. Je cherchai partout, remontant la rue de la Houle sans trouver d’autre titre. Eté indien compte 255 pages bien qu’au poids et à l’épaisseur de la tranche, il en paraisse 150. Vercel a écrit d’admirables romans maritimes. L’histoire d’Eté indien se déroule pour les deux tiers sur un transatlantique, l’aller et le retour encadrant la séquence new-yorkaise au centre du récit. En quelques mots, voici l’intrigue : l’épouse d’un officier de la marine part au-devant de son mari sur le point de revenir en France après deux années de service à la base de Norfolk, aux États-Unis. Le mari, outre qu’il ne répond plus depuis quelque temps aux lettres de sa femme, ignore qu’elle vient le chercher. Par dialogues interposés entre officiers à bord du paquebot, nous apprenons l’infidélité du mari, le désarroi grandissant de l’épouse et les suites d’un tel marasme. Si Vercel s’y entend pour ménager les gradations douloureuses, il se distingue également dans le traitement du sujet. Sur une trame classique de trahison et de rupture, l’écrivain contrecarre les cruautés de l’abandon, de ses vertiges et de ses douleurs, en forgeant un personnage de femme forte qui, en pleine tempête, lors du retour, domptera sa souffrance dans le chaos des éléments déchaînés. Les deux tempêtes, la conjugale et l’atlantique, n’en font qu’une, sans que la traversée symbolique ne tombe dans les travers d’une portée édifiante et d’une morale à violons. Eté indien fait le portrait d’une fierté à l’œuvre, à l’heure où tout s’écroule. Dans cet hymne à la dignité, Vercel nous offre une visite expresse de New-York, une tournée hallucinée de la cité aux gratte-ciels sous le prisme de l’abandon et du point zéro auquel retombe un être éconduit. Cette chute s’accorde au défilé des tours que l’auteur fait nommer « Bons géants » par son héroïne, lorsqu’elle découvre Manhattan, au loin, depuis le pont du bateau. Vercel, depuis la chambre d’hôtel, haute dans les étages, consacre à même la peine panique de son héroïne, l’union du chagrin et de la ville verticale. La détresse de l’épouse trahie se mue en syndrome neige et gouffre depuis les fenêtres donnant sur le ciel vague et les flèches d’acier. Vercel traite de l’effondrement avec une pudeur altière, d’autant mieux que son héroïne terrassée, échappe de justesse à l’effondrement. Il y a là, de la part de l’écrivain, comme une main tendue aux millions d’hommes et de femmes qui ont souffert, souffrent et souffriront de cette minute de peine capitale. Eté indien, enrobé dans son élégance de dîner en habit et de vicissitudes entre gens du monde, porte sa gravité sans emphase, et pourrait ressembler, de loin, sur un rayonnage, à un roman léger. Sa légèreté n’est qu’une des formes, les plus extérieures, de sa grande délicatesse et de sa grande élégance.
L’Eté indien précipita mon envie de lire Capitaine Conan. Je me demandais comment le roman allait résonner avec le film de Tavernier et la performance mémorable de Philippe Torreton dans le rôle-titre. Je craignais fatalement de ces distorsions inévitables sinon souhaitables entre le texte et le film, mais en vérité, et sans que cela n’entrave mon plaisir, ce fut tout le contraire. L’acteur fait corps avec l’argot de ruffian du personnage, Torreton et Conan se confondent admirablement. Quant à la langue de Vercel, elle caracole, elle file, elle fuse. L’expérience du terrain, Vercel termina la guerre sur le front d’orient, donne un liant inimitable à son récit. La règle militaire, sa rigidité confrontée aux réalités boueuses des fins de campagnes et à la débandade des vainqueurs, tout aussi hébétés et exténués que les vaincus, nous plonge dans l’anarchie romanesque d’un bourg moyenâgeux en temps d’invasion. Nous chancelons à la lanterne dans la nuit de Bucarest, déboussolés à l’épreuve et à la distance. Pas une page, pas une ligne d’ennui dans ce roman où s’entretissent à chaque instant les minuties de l’écrivain au travail et les mésaventures détrempées du cantonnement. J’allais dire : on ne voit pas les raccords entre la grande et la petite musique. Vercel retrouve cette parenté de manière et de fond entre la guerre et le roman. Le rythme emporte tout dans un ricochet général d’absurdités où amis et ennemis s‘aperçoivent sans jamais tout à fait se reconnaître, à l’image de ce terrible passage où Conan raconte son premier tué : « A un détour de la tranchée, je bute dans un grand type. Je m’y attendais plus que lui : j’ai tiré le premier, mais comme ça, sans viser. Il est tombé. » Roger Vercel trouve l’équilibre entre la voix de son lieutenant narrateur, André Norbert, et l’argot explosif de Conan. Il naît de ces idiomes entrecroisés une plasticité de haut langage où les saillies en argot semblent la pointe en pétard d’une assise châtiée. Mieux qu’une danse des registres où l’un succéderait à l’autre, l’interpénétration est poussée loin et d’autant mieux que les personnages, du troupier aux officiers supérieurs, déploient par leurs mobiles et leur langage un fantastique éventail rabelaisien. J’ai pensé à Londres de Céline et aux quais de la Tamise, toutefois en plans plus larges. Un rugissement jubilatoire ne cesse d’animer ce grouillement mou des troupes encore non démobilisées. Dans ce milieu nébuleux de l’après-victoire, le capitaine Conan, péremptoire et fulminant, troue la nuit roumaine de ses réparties fulgurantes et de sa neurasthénie teigneuse de combattant à l’arrêt. Le roman abonde en remarques tonitruantes et indignations retentissantes. C’est que le capitaine à la tête d’un corps franc composé de cinquante soldats recrutés parmi les préventionnaires et les anciens taulards, brandit leurs faits d’arme pour les disculper de leurs outrances, crimes et délits hors du front, et n’est pas en reste pour montrer le mauvais exemple. Les nettoyeurs de tranchée sont les fils maudits de l’armée, et Conan enrage de cette délicatesse d’hypocrite. Sa Légion d’honneur et ses multiples citations ne suffisent bientôt plus à couvrir les excès du héros admiré et méprisé. Conan, c’est le tueur au grand cœur. Il fraternise au courage, tout le reste n’est rien. Vercel taille à grands traits cette humanité singulière dont la liberté ne commence que dans « le coup de main » et dans les rues à tavernes des villes conquises. Il faut voir avec quel soin et sûreté d’approche Conan prépare ses assauts. Ses « gars » pour rester furtifs, mettent cinq minutes à franchir un mètre en rampant, rangeant un à un les cailloux et les pierres dans leurs poches pour ne pas les laisser rouler. Quand les hommes arrivent tout au bord de la tranchée, c’est l’assurance du coup réussi et de la tuerie au complet ; c’est la fête : « T’entendais les Buls causer dans leur trou, rigoler, parfois, à cinq pas de toi ! T’étais là, couché, ton sifflet entre les dents. Tu savais que tu les possédais d’avance…Tu jouissais, tiens !... Et puis tu te décidais ! Ton coup de sifflet, ça dressait d’un coup cinquante types qui tombaient dans la tranchée comme le tonnerre de Dieu !...Tu ne peux pas te figurer les têtes qui t’y voyaient, dans la tranchée, des gueules de type qui ne croient pas au diable, et qui le voient ! » L’homme fait pour la guerre est un phénomène. Il y a du mystère dans le génie du « coup de main », des talents de chasseur, des aptitudes animales et nyctalopes. En soulignant l’art de Conan, capable depuis un poste de nuit, de détecter au milieu du relief le sillon où sa colonne restera invisible, Vercel lève le voile sur les secrets du guerrier. Conan est frère en cela de Jünger ou, dans la fiction, du gendarme Dussautour de Léon Bloy dans Sueurs de sang. Le chef de corps franc, rustique et rentre-dedans, l’est non seulement au-devant de ses hommes, mais aussi dans le dédale de la fiction. Toujours en tournée dans les bouges à filles de la ville, Conan a la bougeotte picaresque et semble partout comme un personnage de cartoon, toujours déculotté dans une chambre de passe et présent subitement à l’autre bout de la ville, à point nommé. Cette ubiquité à la limite de la sorcellerie foraine ébouriffe le roman. Certes, l’encanaillement ne dépasse pas la fête lourde et les plaisirs soldatesques, mais Vercel esquive l’enlisement dans l’ivresse sinistre et ses débordements grâce au rythme de son personnage principal subtilement en orbite du narrateur-contrepoint, «Norbert ». Le lieutenant Norbert, l’ami et le témoin du guerrier et de son drame. Vercel, en laissant pointer la détresse de son héros tout au long du récit, son besoin vital de combat et de fraternité, brosse en Conan, orphelin de son épopée, le portrait d’un Achille de Bretagne.
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