...Ce bref et dense texte, écrit dans une prose poétique souple alternant avec des poèmes, nous entretient de l’un des derniers dessins d’Antonin Artaud, qui est reproduit en couverture. Nicolas Rozier nous en parle non certes d’une manière didactique, mais comme un homme impressionné qui nous fait partager son émotion – disons même sons saisissement – à la vue de ce dessin : « Une seule œuvre […] TOUT LE MUSÉE SE DÉGRISE ». Voici un dessin « né après coup » chez Artaud – après toute une poignante et admirable expérience de vie. Il présente seulement les têtes, il « invente tout seul un musée de l’homme ». Ce qu’il dit, c’est un « coup de douleur ». Les yeux expriment « le cœur massacré » ; mais au fond d’eux, apparaît un reste de jeunesse. Ils évoquent cette photographie d’Artaud prise dans l’asile de Rodez, où l’on voit le malade s’arcbouter à ses yeux, au milieu de ses traits torturés : à cinquante ans, « Artaud entre / au centre perdu de ses / yeux de jeunesse ». Derrière son visage d’une maturité torturée, apparaissent d’autres visages « encagés », comme s’ils appartenaient à une « ville en réserve » : des yeux de reconnaissance pour un mince don, tel de gâteau envoyé par la fille de Prevel, à qui Artaud a exprimé sa reconnaissance. Des yeux d’amour ruiné, comme ceux des personnages de Camille Claudel ; des yeux s’avançant comme Artaud voyait s’avancer le « regard en morceaux » des personnages de Van Gogh. Il y a là une « mise vitale » pleine d’ampleur, qui dépasse de loin l’usage savant de la feuille et du crayon. La même expression du regard, quand on visionne le film Jeanne d’Arc, justifie le rôle du prêtre qu’y tient Artaud. Il montre « les yeux d’assassiné vivant dont Artaud déborde des archives ».Au fond, derrière ce visage, une file de gens soit quelconques, soit burlesques : la broutille de la vie courante. Sur d’autres visages du dessin, apparaissent les amis absents d’Artaud, qui voit leur douleur : des « gueules cassées », l’expression chutée en arrière des traits. Est présent aussi le « visage des femmes de l’ombre », avec la « fragilité explosive » de leurs traits. Et, plus présente encore, la figure de l’ami poète Jacques Prevel à la mort annoncée, en « pleine compagnie » duquel a dessiné Artaud. En bas de page, le « visage plâtreux du dernier debout »… Si l’on considère l’ensemble des derniers dessins d’Artaud (parmi eux ce dessin-là, qu’on ne peut pas dater précisément), on les voit « s’aggravant à mesure ». Ils présentent tous des têtes et une « mise en foule » ; rien de plus. Comme ils dépassent le portrait de cour, « où la vie du visage est portée à son plus haut point d’inexistence » ! Ici la tête est séparée du « tronc bavard » ; c’est une « ouverture en crève-cœur majeur de toute première vie venue ». Ici, « on a enlevé les excuses », à la différence du « fatras de têtes peintes » dont le visage a été longtemps de pure convention. Pas un détail, ici, qui indique l’époque. Un dessin d’intensité, comme, dans les derniers textes d’Artaud, « on dirait le lit de mort des mots ». Ce texte, fortement écrit, nourri d’une vraie connaissance de la vie et de l’œuvre d’Artaud, nous touche d’autant plus que l’activité principale de Nicolas Rozier est d’illustrer des livres d’artistes : pages d’expérience, donc, et de véritable émotion, dans lesquelles on sent aussi l’autre activité de l’auteur, qui est de poésie. Marie-Claire Bancquart, Revue Europe n° 957-958 de janvier-février 2009.
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« J’ai deux riches pensées à ruminer pendant mes promenades: votre beauté et l’heure de ma mort. Que ne puis-je posséder l’une et l’autre à la même minute! »La phrase est de John Keats, un des plus grands poètes anglais, fauché à vingt-six ans par une maladie héréditaire. Confiant en l’homme, il affirme en substance que saisir la beauté de l’âme humaine dans une ultime fulgurance qui précède la mort est un viatique pour l’éternité. C’est l’ultime regard sur le monde que décrivait l’écrivain japonais Kawabata, sachant que la dernière image de celui qui part est celle qui va l’accompagner jusqu’à sa prochaine naissance. Devant les peintures de Nicolas Rozier, on est en instance d’ultime regard sur une humanité idéale en train de naître au monde. Le début et la fin de l’homme sont contraints de vivre ensemble sur une même toile. Alpha et Omega apparaissent dans ses êtres émergents d’une gangue informelle, parfaitement finis, humains, expressifs, et à la fois sombres et saturniens, comme pétris d’une infinie mélancolie. C’est l’Humain au centre du monde moderne comme l’avaient déjà décrit Dürer et Michelange. Rozier écrit: « il y aura toujours un homme au milieu, au centre, toujours nécessairement un homme pour dire même le silence d’où il a surgi ».
La peinture de Nicolas Rozier pose une seule et immense question, explore un thème unique à travers l’art de la variation, connue comme poétique et musicale, mais qu’il transpose picturalement. La question est: pour autant qu’il puisse exister, quel est l’archétype de l’être humain idéal? Tout l’art du peintre serait de cerner cette question aporétique par une poétique de la figure humaine, qui n’a en fait jamais été abandonnée dans l’histoire de l’art. Si cette question est une aporie, c’est parce qu’aucun philosophe n’a jamais pu la résoudre logiquement. Le chemin qui mène à une ébauche de réponse n’appartient qu’à l’art. En cela Rozier s’apparente à un classicisme universel, une recherche de la grâce universelle derrière l’économie des moyens techniques. Hegel définissait le classicisme comme stade de l’évolution, comme moment dans le devenir de l’homme où par l’intermédiaire de l’art se concrétise l’idée même de la divinité. Au lieu de divinité on devrait parler d’Humanité, car l’artiste perçoit l’homme comme pure immanence, qui ne peut que s’identifier qu’à lui-même ou à une humanité idéale. Aucun être humain ne peut se substituer à la divinité, mais l’Etre humain, l’archétype, est équivalent de l’absolue transcendance. Cependant, si nous restons stricto sensu dans une vision hégélienne de l’art, Nicolas Rozier devient un peintre romantique, dominé par une subjectivité – qui est aujourd’hui pour nous la condition naturelles de l’artiste – et une médiatisation de l’idée dans la forme sensible qui n’appartient qu’à sa propre vision du monde. En observant ses toiles, ses dessins à l’acrylique noire sur papier, ses gouaches, on pressent très vite que la question qu’il se pose pourrait être: l’Homme idéal serait-il un poète romantique? Dans le cadre d’un romantisme diffus et intemporel, l’humanité, selon ce que nous livre le peintre, s’exprime à travers la blessure, la déchirure, paradoxalement accompagnée de détachement et de sérénité. On pense tout de suite aux figures universelles et à John Keats, que nous citions plus haut. Keats met en scène le mythe de l’homme, en construisant cette Einfühlung, l’empathie, qui abolit toute distance entre l’artiste et l’objet de son travail, qui légalise à jamais, au regard d’une Société de Raison, l’envoûtement du poète par ce qui l’inspire. Un Keats inventant la mélancolie romantique, comme pure attente qui ne s’assouvit pas et doit être sans cesse réinterprétée dans la recherche de la figure idéale, de l’ami idéal, du poète juvénile, d’un idéal chevaleresque sans âge. Transposé à notre époque il pourrait s’agir du Waldgänger de l’écrivain allemand Ernst Jünger. Le Waldgänger que cite le peintre à propos de son travail, est « l’homme schématique », littéralement « celui qui a recours aux forêts », le « maquisard », celui qui peut se cacher et ressurgir à tout moment, changeant de visage et pourtant toujours identique à lui-même. Il est celui qui observe lucidement le monde, celui qui se retire du jeu et devient du même coup par son non-engagement une figure emblématique de tous les hommes. Il est le rebelle tapi en chacun de nous. L’empathie romantique se double chez Rozier d’une vision unitaire du fond et de la forme, la figure humaine engluée dans sa gangue n’a pas envie d’en sortir, car la gangue est en réalité la condition existentielle de cet univers minimal. Il faut qu’il s’en dégage une émotion immédiate dont l’impact sur le récepteur est clair: ouvrir la réflexion, dépasser la vision manifeste pour aller vers le projet. Pour ce faire, il faut d’abord instaurer une Stimmung, une qualité d’ambiance mêlant l’étrange et le familier de la figure; mélange subtil qui touche à l’obsession du peintre, qui est l’établissement d’une typologie de la figure humaine nourrie de la beauté intérieure et tragique du poète dont le plus beau regard est toujours l’ultime. Ceci explique peut-être l’attrait du peintre pour les artistes qui sont allés au paroxysme de l’émotion brute dans la représentation de la figure: Van Gogh, les dessins d’Artaud et de Schiele, et surtout Giacometti. Nicolas Rozier se veut encore plus économe que ses illustres prédécesseurs dans ses moyens parce qu’il cherche très consciemment l’universel en l’homme. S’il ne peint pas la femme, c’est parce qu’il veut éviter l’écueil de l’érotisme latent qui accompagne la représentation de la femme dans l’histoire de l’art, mais il n’a aucune intention misogyne. Il ne s’intéresse qu’à l’être en l’homme. Il cherche dans le sensible la loi ontologique universelle: la lumière qui fait être l’esprit humain, l’existence qui s’accomplit en chacun de nous. Georges Fontaine, juin 2004. Texte écrit à l’occasion de l’exposition réalisée par L’Espace d’art Contemporain: L’Orangerie, à Bastogne (B), en octobre 2004. |
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